Le Sexe et le poignard/04-3

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Éditions de l’Épi (p. 199--).

III

L’ORDRE ET LE PLAISIR

 L’historien, dix-neuf siècles après la mort de César, regarde avec intérêt la fin de cette vie étonnante. Il se demande : Qu’eût-il pu faire de plus ? Qu’eût-il dû faire ? Et que voulait-il ? Pour vaine, et, en quelque façon, puérile que soit la prétention de réformer le passé, elle n’en est pas moins le fruit d’une compréhension philosophique des réalités. D’autres hommes se sont trouvés dans une situation semblable, d’autres encore s’y trouveront demain. Aucun n’a rien créé de durable, de son vivant. Qu’en sera-t-il à l’avenir et qu’a-t-il manqué à tous les Césars ?…

Peu de maîtres, dans une société, ont paru disposer comme celui-ci de la toute-puissance. Il y eut Napoléon. Aucun n’a plus mal réussi. Sinon Napoléon… César n’a pas échoué parce qu’il fut assassiné, mais à cause de ce fait que ni l’organisation intérieure de la République, ni la solution des difficultés sociales ne progressent durant les deux années où il fut tout-puissant. Ainsi d’ailleurs de l’Empire créé par Bonaparte.

Rien pourtant n’apparaît plus curieux que ces deux années-là, à qui médite sur le gouvernement des hommes. César fut une intelligence. Artiste et penseur autant qu’homme d’action, il semble même avoir été un remarquable administrateur. Tout en jugeant comme il faut l’esclavage antique, on doit reconnaître que l’organisation intérieure des « familles » serviles réclamait des qualités assez semblables à celles du gros industriel moderne. Tous les Romains n’y réussirent pas. Un grand nombre se ruinèrent par leurs esclaves. César fut un maître expert et un gouvernant habile de ses propres troupeaux humains. Esthète et savant, réglementateur remarquable et esprit extrêmement actif, il avait, mieux certainement que son fils adoptif Octavien, les qualités nécessaires pour faire de grandes choses. Il fit peu. S’il se couvrit de dignités, prenant sur lui toutes les magistratures républicaines, il ne semble même pas que ce soit par orgueil et désir ardent d’un pouvoir toujours plus absolu. Ici, je me sépare de tous les commentateurs de César. Un grand nombre même le nomme « Empereur ». S’il voulaient traduire le mot « Impérator » ce serait admissible, mais au sens où « Empereur » désignera les omnipotents successeurs d’Auguste, rien ne m’apparaît plus faux. César semble avoir gardé pour les formes sociales républicaines le reste d’estime qui manqua tout à Octavien.

Ce qui classe un pouvoir, ce n’est pas le titre qu’il prend, mais l’activité qu’il apporte à le justifier. Et encore ce sont moins les actes que les intentions dont il faut se servir pour qualifier une méthode de gouvernement. Le même acte peut être monarchique dans tel esprit et républicain dans tel autre, sans avoir changé de forme. Un fait quelconque, en effet, dans la vie politique, n’est qu’un point de départ et les conséquences espérées peuvent être opposées chez deux gouvernants. Nous avons par exemple, vu en France, la loi de huit heures, loi populaire et pour le peuple, offerte au peuple, en réalité, dans un but purement réactionnaire. Il s’agissait, en effet, en la décrétant, d’obtenir comme valeur d’échange, promesse des syndicats ouvriers de n’intervenir point lorsqu’on ferait la guerre contre la république ouvrière de Russie… Ainsi s’agissait-il, au fond de l’affaire, du contraire de l’apparence…

Il apparaît nettement que Sylla, quoique Dictateur et poussant l’absolutisme à un degré strictement impérial, ne voulût point détruire la structure républicaine de l’État romain. Sylla travaillait pour l’aristocratie qui était conservatrice. Mais ce conservatisme était républicain.

Lorsqu’il vint au parti conservateur, après la rupture du trumvirat causée surtout par la mort de Crassus chez les Parthes, Pompée fut choisi par le Sénat comme digne d’exercer une dictature absolue. Or il ne semble point douteux que, le mot roi (rex) mis à part (les Romains le haïssaient), Pompée ait eu le désir d’exercer un pouvoir monarchique. Mais l’eût-il fait pour sauvegarder les bienfaits équilibrés de la constitution républicaine à demi-ruinée, ou pour finir de les détruire ? On ne sait. On l’ignore même pour César qui disposa du pouvoir absolu.

Le Sénat conservateur aurait en tout cas accepté de Pompée ce qu’il ne voulait point de César et que Sylla refusa.

Il est facile en effet de voir que César restait, au faîte de la fortune, toujours suspect de démagogie devant le patriciat, tandis que Pompée était incapable, même quand il flattait le peuple, de paraître vraiment poussé vers lui. Et pourtant, Pompée eût plus sincèrement que César, l’amitié plébéienne. Nous entrons ici dans le véritable secret de la politique romaine, la question des Syngraphiæ, qui explique les rapports de César avec l’aristocratie latine. César n’avait aucune fortune personnelle assise et il ne semble pas avoir jamais voulu en acquérir une à la façon patricienne, c’est-à-dire faite de vastes terrains autour de Rome, de beaux immeubles à Rome et de propriétés dans les pays soumis. Celui qui possédait ces choses, et surtout qui les possédait héréditairement, se trouvait, dans l’État Romain, beaucoup plus qu’un autre citoyen. C’est que les premières lois relatives aux patrimoines attribuaient une valeur sacrée aux propriétés patriciennes. Elles étaient indivises et inaliénables, tandis que les autres étaient non seulement partageables, mais d’intégrité interdite, même par testament.

Il y avait donc deux sortes de propriété à Rome. Celle du patricien, légalement stable, et l’autre, que tout menaçait. Évidemment, au temps de César, les lois anciennes étaient périmées. Mais elles gardaient leur valeur dans l’esprit de la vieille oligarchie qui croyait tenir d’un droit supérieur et divin, ce qu’elle possédait en propre. Pompée était riche. On ne le soupçonna jamais, même durant ses accès démagogiques, de vouloir attenter au droit ancestral de propriété. Mais de César on craignit tout, autant parce qu’il était sans biens familiaux qu’à cause de son scepticisme méprisant devant les vieux usages.

Or, de toute évidence, les esprits clairs, et il y en avait parmi les conservateurs les plus rétrogrades, voyaient bien que l’État en était arrivé à ne plus pouvoir envisager que deux routes, outre celle de l’anarchie : ou bien attaquer le droit de propriété en annulant les dettes et en confisquant les biens des gens trop riches, ou bien réduire la totalité des citoyens romains — ceux qui étaient sans dettes comptaient peu — à l’état d’esclaves, en créant un « Empire » où tout le droit serait dans la volonté du Maître. Une confirmation définitive, une sorte de stabilisation, nous disons aujourd’hui une consolidation des « syngraphiæ » accomplissait sans avoir l’air de rien, cette opération sociale d’une importance énorme, qui sera faite en France au huitième siècle. Elle créera la féodalité avec cette parole décisive : « Nulle terre sans seigneur. » Pour la réaliser, sous l’Empire romain, on fera de tous les citoyens des rentiers, et le monde en totalité travaillera pour leur donner du pain et des jeux.

De ce chef que les patriciens romains ne voyaient que deux issues à la situation politique du temps, et qu’ils ne voulaient de l’une, l’annulation des dettes, à aucun prix, ils devaient chercher à réaliser l’autre, coûte que coûte. Lorsque Octave apparut, ils le poussèrent donc à l’empire parce que c’était bien au fond une mise en esclavage de tout le peuple romain.

Hors cette solution au problème des dettes, il leur eût fallu accepter de voir abolir d’un coup cette immense quantité d’hypothèques, et de reconnaissances, dont la disparition ruinait leur caste autant dans ses richesses que dans son prestige. C’eût été un prodigieux bouleversement. Rien n’indique qu’il pût d’ailleurs nuire absolument à la civilisation. Il rendait, en tout cas, impossible le développement futur du christianisme.

César, donc, dès qu’il fut à Rome et chercha à rétablir l’ordre, fut suspecté par ce peuple, qui aurait voulu tout de suite de gros avantages palpables, sans chercher à savoir où ils seraient pris, et par la noblesse qui voyait des atteintes à ses droits derrière tout ce que César désirait tenter, parce que, surtout, le respect des syngraphiæ n’y apparaissait pas. Lui se sentait assez mal placé entre deux hostilités, l’une forte et secrète, l’autre capricieuse et bruyante. Il avait fait d’irréalisables promesses à ses soldats. Comment les exécuter sans saigner les riches. Mais saigner les riches, c’était risquer une nouvelle guerre civile.

César vit qu’il était moins que Pompée et moins que n’avait été Sylla. Pompée avait su, toute sa vie, fuir les responsabilité sociales et économiques. Prudence, sans doute, mais aussi intelligence pratique. Il avait évité d’être haï. Sylla avait terrifié. Mais César, qui avait, lui aussi, de l’énergie, ne voulait point pour cela orner le Forum avec des rangs de têtes coupées, comme avait fait le dictateur de l’an 672. Il se lassait de punir.

César tenta donc de faire tout bonnement des choses justes. Il avait observé bien des tares dans la distribution de la justice. Il modifia, profitant de son pouvoir, certaines lois répressives. Il changea la composition des tribunaux. Il réduisit le nombre de ceux qui recevaient le blé gratis, afin de ne pas nourrir des gens riches, comme il arrivait trop souvent. Il tenta de diminuer le luxe asiatique qui envahissait Rome, par l’abus des pierres précieuses et de l’or dans les emplois mobiliers. Il interdit l’émigration, vice italien qui n’a jamais pu être arrêté, et voulut créer des colonies pour ses vétérans.

Il frappa une monnaie d’or qui nous a transmis son masque émacié et las. Au revers, un soldat armé du pilum et du bouclier nous dit aussi l’hommage de César à ses légionnaires. Il créa des douanes et mit à l’étude l’exploitation par l’État de toutes les grandes industries : carrières et mines. Il songea relever Carthage détruite par Rome même, et Corinthe. Tout cela ne fut pas trop discuté. Mais lorsque César voulut créer sénateurs des gens de peu et qu’il négocia avec des potentats orientaux pour leur donner le droit de cité, on commença de s’inquiéter. Il touchait à l’orgueil romain, le plus puissant ressort de sa race.

Déjà la fameuse statue de Cléopâtre nue, sous le nom de Vénus, figurait dans un temple. On n’avait pas encore vu adresser un tel outrage aux divinités protectrices, et cela de la part du Grand Pontife même. De plus, une surexcitation extrême, présageant peut-être une paralysie que le poignard de Brutus ne laissa point accomplir, tenait César sans répit.

Il était toujours debout, agité, véhément et impatient. Il ne supportait plus aucune observation, s’irritait pour un rien et vivait en contact perpétuel avec une foule de courtisanes dont il satisfaisait, à cinquante-quatre ans, tous les désirs.

Enfin, Cléopâtre elle-même vint d’Égypte à Rome avec une escorte fastueuse et galante, César la reçut chez lui.

Comme Grand Pontife, il demeurait près du palais des Vestales, qui lui étaient, d’ailleurs, directement soumises. La présence de Cléopâtre près du célèbre temple rond des vierges sacrées fut un scandale dont les sénateurs profitèrent pour épouvanter le peuple crédule, en laissant entrevoir, du fait de César, un avenir chargé de malheurs dont les présages étaient quotidiens. Maintenant, Calpurnia, la dernière femme de César, devait vivre avec cette reine d’Égypte, impudique qui passait dans les racontars de la foule pour avoir ajouté des postures amoureuses inconnues à la célèbre liste faite par la prostituée grecque Paxamos.

Mieux encore : Cléopâtre avait amené à Rome des adolescents plus femmes que mâles, et l’on sut qu’il advenait à César de pratiquer cette lutte amoureuse en chaîne dont Suetone dira qu’elle fut chère aussi à quelques empereurs.

César n’était pas assez monarque pour se permettre tout cela. De plus, il était trop sceptique pour s’occuper des « on dit ». S’il avait jeté dans le Tullianum quelques-uns de ses ennemis, on eût peut-être trouvé que tout lui était licite, mais c’était un esprit philosophique et sans profonde méchanceté. Il ne voyait pas l’orage monter.

Les dénigreurs et mécontents s’aperçurent alors que César ne réagissait point devant les attaques. Les connaissait-il même ? Qu’il pût attacher si peu d’importance à la préoccupation quotidienne de quatre cents sénateurs et d’une foule double d’autres Romains riches, voilà qui était singulièrement déplaisant pour l’opposition. Nulle part, en politique, elle ne souffre d’être dédaignée. Le ton des voix haussa. Le commerce ne marchait pas et les « syngraphiæ » dont le négoce timbrait jadis la valeur exacte du sesterce romain, n’avaient plus aucun cours. On sait que la monnaie vaut en fonction des rentes, et que le prix des choses nécessaires à la vie suit le même cours avec rigueur.

Ce mécanisme existait à Rome. La Bourse y était au Forum devant la Basilique Æmilia, là où il fut bâti plus tard, précisément, le temple des Julii Cæsares.

Les transactions sur les « syngraphiæ » cotaient donc la vie matérielle. En attente et crainte d’une abolition des dettes, dix fois promise par César avant Pharsale, les propriétaires de ces syngraphiæ cherchaient à les réaliser secrètement, mais personne n’en achetait plus en public. Le coût de la vie monta fabuleusement. Les plaintes du peuple s’unirent à celles des chevaliers dont les confiscations avaient réduit les héritages et à celles des sénateurs dont César était la bête noire.

Ce mouvement, lent et sourd, qu’un vaniteux comme Pompée, moins idéologue que César, eût sans doute mieux su réduire, mina lentement la situation du Dictateur.

Il s’en aperçut et ne songea qu’à éviter les discussions dans les comices ou au Sénat. Pour ce, toutes les magistratures furent dévolues à ses amis et il prit pour lui celles qui comportaient les véritables responsabilités.

Le temps passa. La crise devint plus grave. Il fallait, ou bien effectuer dans les richesses une opération césarienne au bénéfice de la plèbe, mais César tremblait qu’elle fût médiocrement productrice en créant un prodigieux désordre, ou bien faire venir des richesses par quelque guerre productive.

C’est ainsi que César conçut son dernier rêve, que la mort ne lui permit point de réaliser : la conquête du richissime, fabuleux, merveilleux, royaume de Perse, où l’on trouverait plus d’or que dans le coffre de tous les Atticus. Et il crut pouvoir recommencer, dominer, faire oublier le prodigieux périple d’Alexandre…