Le Siège de Calais/Partie 1

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Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 89-120).


LE
SIÈGE DE CALAIS,
NOUVELLE HISTORIQUE.


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PREMIÈRE PARTIE.

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Monsieur de Vienne, issu d’une des plus illustres maisons de Bourgogne, n’eut qu’une fille de son mariage avec mademoiselle de Chauvirey.

La naissance, la richesse, et surtout la beauté de mademoiselle de Vienne, lui donnèrent pour amants déclarés tous ceux qui pouvaient prétendre à l’alliance de M. de Vienne. M. de Granson, dont la naissance n’était pas inférieure, fut préféré à ses rivaux. Quoique aimable et amoureux, il n’avait point touché le cœur de mademoiselle de Vienne ; mais la vertu prit la place des sentiments. Elle remplissait ses devoirs d’une manière si naturelle, que M. de Granson put se croire aimé : un bonheur qui ne lui coûtait plus de soins ne le satisfit pas long-temps.

À peine une année s’était écoulée depuis son mariage, qu’il chercha, dans de nouveau amusements, des plaisirs moins tranquilles. Madame de Granson vit l’éloignement de son mari avec quelque sorte de peine ; les intérêts de la beauté ne sont guère moins chers à une jeune personne que ceux de son cœur.

Elle était, depuis son enfance, liée d’une tendre amitié avec la comtesse de Beaumont, sœur de M. de Canaple. Un jour que la compagnie avait été nombreuse chez madame de Granson, et que madame de Beaumont s’était aperçue qu’elle ne s’était prêtée à la conversation que par une espèce d’effort : J’ai envie, lui dit madame de Beaumont, aussitôt qu’elles furent seules, de deviner ce qui vous rend si distraite. Ne le devinez point, je vous prie, répondit madame de Granson ; laissez-moi vous cacher une faiblesse dont je suis honteuse. Vous avez tort de l’être, répliqua madame de Beaumont ; vos sentiments sont raisonnables ; M. de Granson a fait tout ce qu’il fallait pour se faire aimer de vous ; il fait présentement tout ce qu’il faut pour vous donner de la jalousie. Je vous assure, dit madame de Granson, que, si j’aimais mon mari de la façon que vous le pensez, je ne serais point honteuse de me trouver sensible à sa conduite présente ; mais je ne l’ai jamais aimé qu’autant que le devoir l’exigeait : son cœur n’est point nécessaire au bonheur du mien ; c’est le mépris de ce que je puis avoir d’agréments qui m’irrite. Je suis humiliée qu’une année de mariage ait éteint l’amour de mon mari, et je me reproche de me trouver des sentiments qui ne sont excusables que lorsque la tendresse les fait naître.

Monsieur votre frère, qui ne m’a jamais vue, continua-t-elle, mais qui a été le confident de la passion de M. de Granson, et à qui, dans les commencements de notre mariage, il a peut-être vanté son bonheur, sera bien étonné de le trouver, à son retour, amoureux d’une autre femme. Il devrait en être étonné, dit madame de Beaumont, et je vous assure cependant qu’il ne le sera pas ; il croit qu’on ne peut être longtemps amoureux et heureux ; mais aussi il est bien éloigné de penser, comme la plupart des hommes, qu’on peut, sans intéresser la probité, manquer à une femme ; il est persuadé, au contraire, qu’on ne saurait trop mettre de vertu dans un engagement qui trouble souvent toute la vie d’une malheureuse à qui l’on a persuadé qu’on l’aimerait toujours. Aussi, ajouta madame de Beaumont, mon frère ne s’est-il jamais permis d’engagement sérieux.

Je suis tout à fait fâchée, répondit madame de Granson, de ce que vous m’apprenez : la liaison qui est entre M. de Canaple et M. de Granson, et celle qui est entre vous et moi, m’avaient fait naître l’espérance d’en faire mon ami ; mais je crains qu’il ne soit aussi inconstant en amitié qu’il l’est en amour. Ce n’est pas la même chose, répliqua madame de Beaumont : l’amitié n’a point, comme l’amour, un but déterminé ; et c’est ce but, une fois gagné, qui gâte tout chez mon frère ; mais je doute qu’il s’empresse d’être de vos amis ; il craint de voir les femmes qu’il pourrait aimer, et vous êtes faite de façon à lui donner très légitimement cette crainte : je crois même que, quoiqu’il soit fort aimable, il ne vous le paraîtra point du tout ; car il faut encore dire ce petit trait de son caractère ; son esprit ne se montre jamais mieux que quand il n’a rien à craindre pour son cœur. C’est-à-dire, répliqua madame de Granson, qu’il fait injure toutes les fois qu’il cherche à plaire, et qu’il faudrait l’en haïr. En vérité, vous avez un frère bien singulier, et, si vous lui ressembliez, je ne vous aimerais pas autant que je vous aime.

Quand madame de Granson fut seule, elle ne put s’empêcher de repasser dans son esprit tout ce qu’elle venait d’entendre sur le caractère de M. de Canaple. Il croit donc, disait-elle, qu’il n’a qu’à aimer pour être aimé. Ah ! que je lui prouverais bien le contraire, et que j’aurais de plaisir à mortifier sa vanité ! Ce sentiment, que madame de Granson ne se reprochait pas, l’occupait plus qu’il ne méritait. Elle s’informait, avec quelque sorte d’empressement, du temps où M. de Canaple devait venir.

Ce temps ne tarda guère. M. de Granson annonça à sa femme l’arrivée de son ami, et la pria de trouver bon qu’ils logeassent ensemble, comme ils avaient toujours fait. À quelques jours de là, il lui présenta M. de Canaple. Peu d’hommes étaient aussi bien faits que lui ; toute sa personne était remplie de grâce, et sa physionomie avait des charmes particuliers dont il était difficile de se défendre.

Madame de Granson, quoique prévenue sur son caractère, ne put s’empêcher de le voir tel qu’il était. Pour lui, ses yeux seuls la trouvèrent belle ; et, dans cette situation où il ne craignait rien pour son repos, il ne contraignit point le talent qu’il avait naturellement de plaire. Attentif, rempli de soins, il voyait madame de Granson à toutes les heures, et il se montrait toujours avec de nouvelles grâces ; elles faisaient leur impression. Madame de Granson fut quelque temps sans s’en apercevoir ; elle croyait, de bonne foi, que le dessein qu’elle avait de lui plaire n’était que le désir de mortifier sa vanité ; mais le chagrin de n’y pas réussir l’éclaira sur ses sentiments. Est-il possible, disait-elle, que je ne doive les soins du comte de Canaple qu’à son indifférence ! Mais pourquoi vouloir m’en faire aimer ? Qui m’assure que je serais insensible ? hélas ! le dépit que me cause son indifférence ne m’apprend que trop combien je suis faible ! loin de chercher à lui plaire, il faut au contraire éviter de le voir. Je suis humiliée de n’avoir pu le rendre sensible ; eh ! que serais-je donc, s’il m’inspirait des sentiments que je dusse me reprocher ?

Ce projet de fuir M. de Canaple n’était pas aisé à exécuter : la maison de M. de Granson était devenue la sienne ; elle-même y avait consenti ; que penserait le public si elle changeait de conduite ? Mais, ce qu’elle craignait beaucoup plus, que penserait M. de Canaple ? Ne viendrait-il point à soupçonner la vérité ?

Il était difficile qu’elle conservât, au milieu de tant d’agitations, toute la liberté de son esprit. Elle devint triste et distraite avec tout le monde, et inégale et presque capricieuse avec M. de Canaple. Quelquefois, entraînée par son penchant, elle avait pour lui des distinctions flatteuses ; mais, dès qu’elle s’en était aperçue, elle le punissait en le traitant tout à fait mal. Il était étonné et même affligé de ce qu’il regardait comme une inégalité d’humeur dans madame de Granson. Il lui avait reconnu tant de mérite, que, sans prendre d’amour pour elle, il avait pris du moins beaucoup d’estime et même beaucoup d’amitié.

Cependant les mauvais traitements augmentaient à mesure qu’il plaisait davantage. Il craignit à la fin d’avoir déplu, et il en parla à sa sœur. Je suis persuadée, lui dit madame de Beaumont, que madame de Granson aime son mari plus qu’elle ne croit. Elle est jalouse ; peut-être vous soupçonne-t-elle d’avoir part à des galanteries dont elle est blessée. Voilà ce qui est cause de son chagrin contre vous. Elle est bien injuste, répliqua M. de Canaple, mais je n’en travaillerai pas moins pour son repos. Je vais mettre en usage tout le crédit que j’ai sur son mari pour l’engager à revenir à elle. En vérité, dit en riant madame de Beaumont, un homme qui croit que la vivacité de l’amour finit où le bonheur commence me paraît peu propre à prêcher la fidélité à un mari.

Quelle que soit ma façon de penser, répliqua M. de Canaple, il est bien sûr du moins que je ne pourrais me résoudre à rendre malheureuse une femme dont je serais aimé et que j’aurais mise en droit de compter sur ma tendresse.

Cependant madame de Granson, toujours obligée à voir M. de Canaple, ne pouvait se guérir de son inclination pour lui. Elle résolut de passer une partie de l’été à Vermanton, dans une terre de son mari. M. de Granson, que la présence de sa femme contraignait un peu, consentit sans peine à ce qu’elle voulait ; mais il ne la laissa pas longtemps dans sa solitude. Il se brouilla peu de temps après avec sa maîtresse. M. de Canaple profita de cette conjoncture, et lui représenta si vivement ce qu’il devait à sa femme, qu’il l’obligea de l’aller retrouver.

L’absence de M. de Canaple, et les reproches qu’elle ne cessait de se faire d’être sensible, malgré son devoir, pour un homme dont l’indifférence ne laissait même aucune excuse à sa faiblesse, avaient produit quelque effet. M. de Granson la trouva embellie, et il se remit à l’aimer avec autant de vivacité que jamais. Elle recevait les empressements de son mari avec plus de complaisance qu’elle n’avait encore fait ; il lui semblait qu’elle lui devait ce dédommagement, et qu’elle n’en pouvait trop faire pour réparer le tort secret qu’elle se sentait.

Tant qu’elle avait été seule, elle avait évité, sous ce prétexte, de recevoir du monde ; la présence de M. de Granson le fit cesser, et attira dans le château tous les hommes et toutes les femmes de condition du voisinage. M. de Canaple, pressé par son ami, y vint aussi. Madame de Granson, qui s’était bien promis de ne le plus distinguer des autres, par le bien ou le mal traiter, le reçut, et vécut avec lui très poliment. Il crut devoir ce changement au conseil qu’il avait donné, et se confirma par là dans l’opinion où il était déjà de la passion de madame de Granson pour son mari.

M. de Granson aimait les plaisirs ; sa femme, attentive à lui plaire, se prêtait à tous les amusements que la campagne peut fournir. On chassait, on allait à la pêche, et souvent on passait les nuits entières à danser. Le comte de Canaple faisait voir, dans tous ces différents exercices, sa bonne grâce et son adresse : il était galant avec toutes les femmes ; il plaisait à toutes, et parmi celles qui étaient chez madame de Granson, il y en avait plus d’une auprès de laquelle il eût pu réussir, s’il eût voulu ; mais il était bien éloigné de le vouloir.

M. de Châlons, dont les terres étaient peu éloignées, vint des premiers voir monsieur et madame de Granson : il avait fait ses premières armes avec le comte de Canaple : ils se revirent avec plaisir, et renouèrent une amitié qui avait commencé dès leur plus tendre jeunesse. M. de Châlons engagea le comte de Canaple de venir passer quelque temps avec lui dans une terre qu’il avait à une lieue de Vermanton. La chasse était leur principale occupation : le comte de Canaple, entraîné à la poursuite d’un cerf, se trouva seul au commencement de la nuit dans la forêt. Comme il en connaissait toutes les routes, et qu’il se vit fort près de Vermanton, il en prit le chemin. Il était si tard, quand il y arriva, et celui qui lui ouvrit la porte était si endormi, qu’à peine put-il obtenir qu’il lui donnât de la lumière. Il monta tout de suite dans son appartement, dont il avait toujours une clef. La lumière qu’il portait s’éteignit dans le temps qu’il en ouvrit la porte ; il se déshabilla, et se coucha le plus promptement qu’il put.

Mais, quelle fut sa surprise quand il s’aperçut qu’il n’était pas seul, et qu’il comprit, par la délicatesse d’un pied qui vint s’appuyer sur lui, qu’il était couché avec une femme. Il était jeune et sensible : cette aventure, où il ne comprenait rien, lui donnait déjà beaucoup d’émotion, quand cette femme, qui dormait toujours, s’approcha de façon à lui faire juger très avantageusement de la beauté de son corps.

De pareils moments ne sont pas ceux des réflexions. Le comte de Canaple n’en fit aucune, et profita du bonheur qui venait s’offrir à lui. Cette personne, qui ne s’était presque pas éveillée, se rendormit aussitôt profondément ; mais son sommeil ne fut pas respecté. Mon dieu, dit-elle d’une voix pleine de charmes, ne voulez-vous pas me laisser dormir ? La voix de madame de Granson, que le comte de Canaple reconnut, le mit dans un trouble et dans une agitation qu’il n’avait jamais éprouvés. Il regagna la place où il s’était mis d’abord, et attendit, avec une crainte qui lui ôtait presque la respiration, le moment où il pourrait sortir. Il sortit enfin, et si heureusement, qu’il ne fut vu de personne, et regagna la maison de M. de Châlons.

L’extase et le ravissement l’occupèrent d’abord tout entier. Madame de Granson se présentait à son imagination avec tous ses charmes ; il se reprochait de n’y avoir pas été sensible ; il lui en demandait pardon. Qu’ai-je donc fait jusqu’ici ? disait-il. Ah ! que je réparerai bien, par la vivacité de mes sentiments, le temps que j’ai perdu ! Mais, ajoutait-il, me pardonnerez-vous mon indifférence ? oublierez-vous que j’ai pu vous voir sans vous adorer ?

La raison lui revint enfin, et lui fit connaître son malheur. Il vit avec étonnement et avec effroi qu’il venait de trahir son ami, et de faire le plus sensible outrage à une femme qu’il respectait bien plus alors qu’il ne l’avait jamais respectée. Son âme était déchirée par la honte et le repentir, qu’il sentait pour la première fois. Il ne pouvait durer avec lui-même : cette probité, dont il avait fait une profession si délicate, s’élevait contre lui, lui exagérait son crime, et ne lui permettait aucune excuse.

J’ai donc mérité, disait-il, la haine de la seule femme que je pouvais aimer ! Comment oserai-je me présenter à ses yeux ? irai-je braver sa colère ? irai-je la faire rougir de mon crime ? non, il faut m’éloigner pour jamais, et lui donner, en me condamnant à une absence éternelle, la seule satisfaction que je puisse lui donner.

Cette résolution ne tenait pas longtemps : l’amour reprenait ses droits, et l’idée même de ce crime qu’il détestait ramenait malgré lui quelque douceur dans son âme. Il allait jusqu’à espérer qu’il ne serait jamais connu. Mais, si cette pensée le consolait, elle n’augmentait pas sa hardiesse. Comment osera-t-il la revoir en se sentant si coupable ?

Madame de Granson ne s’était éveillée que longtemps après le départ du comte de Canaple. Elle avait été obligée de céder son appartement à madame la comtesse d’Artois, qui avait passé chez elle en allant dans ses terres. M. de Granson était parti, avant l’arrivée de la duchesse, pour une affaire pressée, et avait assuré sa femme qu’il reviendrait la même nuit. Elle avait cru qu’instruit par ses gens il était venu la trouver dans l’appartement de M. de Canaple. Comme elle était prête de se lever, elle aperçut quelque chose dans son lit qui brillait, et vit avec surprise que c’était la pierre d’une bague qui avait été donnée par le roi, Philippe de Valois, au comte de Canaple, pour le récompenser de sa valeur, et qu’il ne quittait jamais. Troublée, interdite à cette vue, elle ne savait que penser ; les soupçons qui lui venaient dans l’esprit, l’accablaient de douleur. Il lui restait pourtant encore quelque incertitude ; mais l’arrivée de M. de Granson ne la lui laissa pas longtemps.

Il vint dans la matinée, et vint en lui faisant mille caresses, et en lui demandant pardon de lui avoir manqué de parole. Quel coup de foudre ! Son malheur, qui n’était plus douteux, lui parut tel qu’il était ; la pâleur de son visage et un tremblement général qui la saisit firent craindre à M. de Granson qu’elle ne fût malade ; il le lui demanda avec inquiétude, et la pressa de se remettre au lit. Loin de l’écouter, elle sortit avec précipitation d’un lieu qui lui rappelait si vivement sa honte.

Madame la comtesse d’Artois voulut partir cette même matinée. Madame de Granson ne fit nul effort pour la retenir. Le départ de M. de Granson, qui se crut obligé d’accompagner madame la comtesse d’Artois jusque chez elle, lui donna la triste liberté de se livrer à sa douleur ; il n’y en eut jamais de plus sensible ; elle se voyait offensée, de la manière la plus cruelle, par un homme qu’elle avait eu la faiblesse d’aimer. Elle s’en croyait méprisée, et cette pensée lui donnait tant de ressentiment contre lui, qu’elle le haïssait alors autant qu’elle l’avait aimé.

Quoi ! disait-elle, cet homme qui craindrait de manquer à la probité, s’il laissait croire à une femme qu’il a de l’amour pour elle, cesse d’être vertueux pour moi seule ! encore si j’avais dans mon malheur l’espérance de me venger ! Mais il faut étouffer mon ressentiment pour en cacher la honteuse cause. Que deviendrais-je, grand Dieu, si ce funeste secret pouvait être pénétré ?

Elle passa le jour et la nuit abîmée dans sa triste pensée. Son mari revint le lendemain, et avec lui plusieurs personnes de qualité, à qui il avait fait promettre de le venir voir. Madame de Beaumont était du nombre. Dans toute autre circonstance madame de Granson l’aurait vue avec plaisir : mais madame de Beaumont était sœur de M. de Canaple ; sa présence redoublait l’embarras de madame de Granson. Pour y mettre le comble, elle demanda à son amie des nouvelles de son frère. Madame de Granson répondit, en rougissant et d’un air interdit, qu’il n’était pas dans le château, et se pressa de changer de conversation.

Madame de Beaumont ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de la tristesse profonde où son amie était plongée. Ne me direz-vous point, lui dit-elle un jour qu’elle la trouva baignée dans ses larmes, ce qui cause l’affliction où je vous vois ? Je ne le sais pas moi-même, répondit madame de Granson. Madame de Beaumont fit encore quelque instance ; mais elle vit si bien qu’elle augmentait le chagrin de son amie, qu’elle cessa de lui en parler.

Il y avait déjà plusieurs jours que M. de Canaple était absent. M. de Granson lui écrivit pour le presser de revenir. Il en conclut que madame de Granson n’était pas instruite ; et, pressé par le désir de la revoir, il se mit promptement en chemin ; mais, à mesure qu’il approchait, ses espérances s’évanouissaient et sa crainte augmentait, et peut-être serait-il retourné sur ses pas, s’il n’avait été rencontré par un homme de la maison.

Il arriva si troublé, si éperdu, qu’à peine pouvait-il se soutenir. Tout le monde était occupé au jeu. Madame de Granson seule rêvait dans un coin de la chambre ; il alla à elle d’un pas chancelant ; et, sans oser la regarder, dit quelques paroles mal articulées. Le trouble où elle était elle-même ne lui permit pas de faire attention à celui du comte de Canaple.

Ils gardaient le silence l’un et l’autre, quand elle laissa tomber un ouvrage qu’elle tenait ; il s’empressa pour le relever, et, en le lui présentant, sans en avoir le dessein, sa main toucha celle de madame de Granson. Elle la retira avec promptitude, et jeta sur lui un regard plein d’indignation. Il en fut terrassé, et, ne pouvant plus être maître de lui-même, il alla s’enfermer dans sa chambre. Ce lieu, où il avait été si heureux, présentait en vain des images agréables à son souvenir, il ne sentait que le malheur d’être haï.

La façon dont madame de Granson l’avait regardé, son air embarrassé, son silence, tout montrait qu’elle connaissait son crime. Hélas ! disait-il, si elle pouvait aussi connaître mon repentir ! Mais il ne m’est pas permis de le lui montrer : il ne m’est pas permis de mourir à ses pieds. Que je connaissais mal l’amour, quand je croyais qu’il ne subsistait qu’à l’aide des désirs ! Ce n’est pas la félicité dont j’ai joui que je regrette ; elle ne serait rien pour moi, si le cœur n’en assaisonnait le don. Un regard ferait mon bonheur. Il résolut ensuite de faire perdre à madame de Granson, par son respect et sa soumission, le souvenir de ce qui s’était passé, et de se conduire de façon qu’elle pût se flatter que lui-même ne s’en souvenait plus. L’amitié qui était entre lui et M. de Granson ne mettait point d’obstacle à son dessein. Il ne s’agissait pas d’être aimé ; il voulait seulement n’être pas haï.

Madame de Beaumont apprit, à son retour de la promenade, l’arrivée de son frère ; elle alla le chercher avec empressement. Ils se demandèrent compte l’un à l’autre de ce qu’ils avaient fait depuis qu’ils ne s’étaient vus ; et ce fut pour la première fois que le comte de Canaple se déguisa à une sœur qu’il aimait tendrement.

Il eût cependant cédé au désir de parler de madame de Granson, s’il n’avait senti qu’il ne lui serait pas possible de prononcer ce nom comme il le prononçait autrefois. Madame de Beaumont prévint la question qu’il n’osait lui faire. Vous avez réussi, lui dit-elle ; Granson est plus amoureux de sa femme qu’il ne l’a jamais été. Elle est donc bien contente, dit M. de Canaple, avec un trouble qu’il eut de la peine à cacher ! Je n’y comprends rien, répliqua madame de Beaumont : elle aime son mari, elle en est aimée ; cependant elle a un chagrin secret qui la dévore, et qui lui arrache même des larmes.

Ces paroles pénétrèrent M. de Canaple de la plus vive douleur. Il ne voyait que trop qu’il était l’auteur de ces larmes ; et la jalousie, qui commençait à naître dans son cœur contre un mari aimé, achevait de le désespérer. Il eût bien voulu rester seul ; mais il fallait rejoindre la compagnie. Malgré tous ses efforts, il parut d’une tristesse qui fut remarquée par madame de Granson : celle où elle était plongée elle-même en devint un peu moindre.

On soupa ; on passa la soirée à différents jeux ; le hasard plaça toujours M. de Canaple auprès de madame de Granson. Il ne pouvait s’empêcher d’attacher les yeux sur elle ; mais il les baissait d’un air timide dès qu’elle s’en apercevait, et il semblait lui demander pardon de son audace.

Il se rappela qu’elle lui avait écrit autrefois quelques lettres, qu’il avait gardées. L’impatience de les relire ne lui permit pas d’attendre son retour à Dijon. Il envoya un valet de chambre chercher la cassette qui les renfermait. Ces lettres lui paraissaient alors bien différentes de ce qu’elles lui avaient paru autrefois. Quoiqu’elles ne continssent que des bagatelles, il ne pouvait se lasser de les relire. Les témoignages d’amitié qui s’y trouvaient lui donnèrent d’abord un plaisir sensible ; mais ce plaisir fut de peu de durée ; il n’en sentait que mieux la différence du traitement qu’il éprouvait alors.

Madame de Granson était pourtant moins animée contre lui. La conduite respectueuse qu’il avait avec elle, faisait peu à peu son effet ; mais elle ne diminuait ni sa honte ni son embarras ; peut-être même en étaient-ils augmentés. M. de Granson y mettait le comble par les empressements peu ménagés qu’il avait pour elle. Il en coûtait à sa modestie d’y répondre ; et n’y répondre point, c’eût été une espèce de faveur pour le comte de Canaple qui en était souvent le témoin.

Que ne souffrait-il pas dans ces occasions ? il sortait quelquefois si désespéré de la chambre de madame de Granson, qu’il formait le dessein de n’y rentrer jamais. Je me suis plongé moi-même dans l’abîme où je suis, disait-il ; sans moi, sans mes soins, Granson, livré à son inconstance, aurait donné tant de dégoûts à sa femme, qu’elle aurait cessé de l’aimer, et je serais du moins délivré du supplice de la voir sensible pour un autre. Mais, reprenait-il, ai-je oublié que cet homme qui excite ma jalousie est mon ami ? Voudrais-je lui enlever les douceurs de son mariage ? Est-il possible que la passion m’égare jusqu’à ce point ? Je ne connais plus d’autres sentiments, d’autres devoirs que ceux de l’amour. Tout ce que j’avais de vertu m’est enlevé par cette funeste passion, et, loin de la combattre, je cherche à la nourrir. Je me fais de vains prétextes de voir madame de Granson, que je devrais fuir. Il faut m’éloigner, et regagner, si je puis, cet état heureux où je pouvais être avec moi-même, où je pouvais, avec satisfaction, connaître le fond de mon âme.

M. de Canaple n’était pas le seul qui prenait cette résolution ; c’était pour l’éviter que madame de Granson était venue à la campagne. Le même motif la pressait de retourner à Dijon.

Madame de Beaumont et le reste de la compagnie partirent quelques jours avant celui où madame de Granson avait fixé son départ. Le seul comte de Canaple demeura. Il crut que, dans le dessein où il était de fuir madame de Granson pour jamais, il pouvait se permettre la satisfaction de la voir encore deux jours. Elle évitait, avec un soin extrême, de se trouver avec lui ; et, quoiqu’il le désirât, il se craignait trop lui-même pour en chercher l’occasion.

Le hasard fit ce qu’il n’eût osé faire. La veille du jour marqué pour leur départ, il alla se promener dans un bois qui était près du château. Sa promenade avait duré déjà assez longtemps, quand il aperçut madame de Granson assise sur le gazon à quelques pas de lui. Sans savoir même ce qu’il faisait, il s’avança vers elle. La vue du comte de Canaple, si proche d’elle, la fit tressaillir ; et, se levant d’un air effrayé, elle s’éloigna avec beaucoup de diligence. Loin de faire effort pour la retenir, l’étonnement et la confusion l’avaient rendu immobile ; et M. de Granson, qui le cherchait pour lui faire part des lettres qu’il venait de recevoir, le trouva encore dans la même place, si occupé dans ses pensées qu’il lui demanda plus d’une fois inutilement ce qu’il faisait là.

Il répondit enfin le mieux qu’il put à cette question. M. de Granson, occupé de ce qu’on lui mandait, ne fit nulle attention à sa réponse. La trêve, lui dit-il, vient d’être rompue entre la France et l’Angleterre. M. de Vienne, mon beau-père, est nommé gouverneur de Calais ; on croit qu’Édouard en veut à la Picardie, et que tout l’effort de la guerre sera de ce côté-là. Il ne me conviendrait pas de rester chez moi, tandis que toute la France sera en armes : je veux offrir mes services au roi ; mais, comme mon beau-père, qui a ordre de partir pour son gouvernement, ne peut me présenter, j’attends ce service de votre amitié.

Un homme comme vous, répondit le comte de Canaple, se présente tout seul ; je ferai cependant ce qui vous conviendra ; mais, si vous voulez que nous allions ensemble à la cour, nous n’avons pas un moment à perdre : la compagnie de gens d’armes que j’ai l’honneur de commander est actuellement en Picardie ; jugez quelle serait ma douleur, si, pendant mon absence, il y avait quelque action. Je ne vous demande, lui dit M. de Granson, que deux jours. J’irai, répliqua le comte de Canaple, vous attendre à Dijon, où j’ai quelque affaire à régler.

Le comte de Canaple, qui craignait, après ce qui venait de se passer, la vue de madame de Granson, trouvait une espèce de consolation dans la nécessité où il était de partir. Mais il pensa bien différemment, lorsqu’en arrivant au château, il apprit que, sous le prétexte d’une indisposition, elle s’était mise au lit, et qu’elle avait ordonné que personne n’entrât dans sa chambre. Cet ordre, dont il ne vit que trop qu’il était l’objet, le pénétra de douleur. Si j’avais pu la voir, disait-il, ma tristesse lui aurait dit ce que je ne puis lui dire. Peut-être m’accuse-t-elle de hardiesse : elle aurait du moins pu lire dans mes yeux, et dans toute ma contenance, combien j’en suis éloigné. L’absence ne me paraissait supportable qu’autant qu’elle était une marque de mon respect ; ce n’est qu’à ce prix que je puis m’y résoudre. Il faut du moins que madame de Granson sache que je la fuis pour m’imposer les lois qu’elle m’imposerait si elle daignait m’en donner.

Il ne pouvait se résoudre à s’éloigner ; il espérait que M. de Granson entrerait dans la chambre de sa femme, et qu’il pourrait le suivre ; mais madame de Granson, qui craignait ce que le comte de Canaple espérait, fit prier son mari de la laisser reposer.

Il fallut enfin, après avoir fait tout ce qui lui fut possible, partir sans la voir. La compagnie des gens d’armes de M. de Châlons était aussi en Picardie. Le comte de Canaple résolut de passer chez son ami pour l’instruire de ce qu’il venait d’apprendre. M. de Châlons n’était pas chez lui : il arriva tard, et retint le comte de Canaple si longtemps, qu’il ne put partir que le lendemain.

Il avait marché une partie de la journée, quand, en montant une colline, un homme à lui lui fit apercevoir un chariot des livrées de M. de Granson, que les chevaux entraînaient avec beaucoup de violence dans la pente de la colline. Il reconnut bientôt une voix dont il entendit les cris. C’était celle de madame de Granson. Il vola à la tête des chevaux : après les avoir arrêtés, il s’approcha du chariot. Madame de Granson y était évanouie ; il la prit entre ses bras, et la porta sur un petit tertre de gazon. Tous ceux de l’équipage, occupés à raccommoder le chariot ou à aller chercher du secours dans une maison voisine, le laissèrent auprès d’elle. Il y était seul : elle était entre ses bras. Quel moment, s’il avait pu en goûter la douceur ! Mais il ne devait qu’à la fortune seule l’avantage dont il jouissait. Madame de Granson n’y aurait pas donné son aveu.

Elle reprit connaissance dans le temps que ceux qui étaient allés chercher du secours revenaient ; et, sans avoir tourné les yeux sur le comte de Canaple, elle demanda de l’eau ; il s’empressa pour lui en présenter ; elle le reconnut alors, et son premier mouvement fut de le refuser. La tristesse qu’elle vit dans ses yeux ne lui en laissa pas la force ; elle prit ce qu’il lui présentait. Cette faveur, qui n’en était une que par le premier refus, répandit une joie dans l’âme du comte de Canaple qu’il n’avait jamais éprouvée. Madame de Granson se reprochait ce qu’elle venait de faire. Embarrassée de ce qu’elle devait dire, elle gardait le silence, quand M. de Granson vint encore augmenter son embarras. Elle lui laissa le soin de remercier M. de Canaple du secours qu’elle en venait de recevoir ; et, sans lever les yeux, sans prononcer une parole, elle remonta dans son chariot.

M. de Canaple, qui n’était plus soutenu par le plaisir de voir madame de Granson, s’aperçut qu’il avait été blessé en arrêtant les chevaux. Comme il avait peine à monter à cheval, M. de Granson lui proposa d’aller se mettre dans le chariot de sa femme. Mais, quelque plaisir qu’il eût trouvé à être plusieurs heures avec elle, la crainte de lui déplaire et de l’embarrasser lui donna le courage de refuser une chose qu’il aurait voulu accepter aux dépens de sa vie.

Madame de Granson fut pendant toute la route dans une confusion de pensées et de sentiments qu’elle n’osait examiner. Elle eût voulu, s’il lui eût été possible, ne se souvenir ni des offenses ni des services du comte de Canaple. L’accident qui lui était arrivé, en lui fournissant le prétexte de garder le lit, la dispensa de le voir.

Les témoignages que M. de Canaple rendit de M. de Granson, en le présentant au roi, lui attirèrent de la part de ce prince des distinctions flatteuses. Dès que M. de Canaple ne se crut plus nécessaire au service de son ami, il alla en Picardie rejoindre sa troupe. M. de Châlons, animé d’un désir qui n’était pas moins fort que celui de la gloire, l’avait devancé. Ils s’étaient donné rendez-vous à Boulogne. M. de Canaple fut étonné de ne l’y pas trouver, et d’apprendre qu’il ne s’y était arrêté qu’un moment, et qu’on ignorait où il était. Inquiet pour son ami d’une absence, qui même, dans la circonstance présente, pouvait faire tort à sa fortune, il allait envoyer à Calais où on lui avait dit qu’il pourrait en apprendre des nouvelles, lorsqu’un homme attaché à M. de Châlons vint le prier de l’aller joindre dans un lieu qu’il lui indiqua.

Le comte de Canaple fut surpris de trouver M. de Châlons dans son lit, et d’apprendre qu’il était blessé. Il allait en demander la cause ; M. de Châlons prévint ses questions. J’ai besoin de votre secours, lui dit-il, dans l’occasion la plus pressante de ma vie. Ne croyez cependant pas, mon cher Canaple, que ce soit à ce besoin que vous deviez ma confiance. Je vous aurais dit en Bourgogne ce que je vais vous dire, si votre sévérité sur tout ce qui est galanterie et amour ne m’avait retenu. Vous avez eu tort, dit M. de Canaple, de craindre ce que vous appelez ma sévérité : je ne condamne l’amour que parce que les hommes y mettent si peu d’importance qu’il finit toujours par de mauvais procédés avec les femmes. Vous allez juger, reprit M. de Châlons, si je mérite des reproches de cette espèce.

Mon père m’envoya, il y a environ deux ans, en Picardie, recueillir la succession de ma mère. Je fus dans une terre considérable, située à quelque distance de Calais, qui lui appartenait. Les affaires ne remplissaient pas tout mon temps. Je cherchai des amusements conformes à mon âge et à mon humeur. Un gentilhomme de mes voisins me mena chez M. le comte de Mailly, qui passait l’automne dans une terre peu éloignée de la mienne. Il fit de son mieux pour me bien recevoir ; mais la beauté de mademoiselle de Mailly, sa fille, qui était avec lui, aurait pu lui en épargner le soin. Je n’ai point vu de traits plus réguliers ; et, ce qui se trouve rarement ensemble, plus de grâce et d’agrément. Son esprit répond à sa figure, et je crus la beauté de son âme supérieure à l’un et à l’autre. Je l’aimai aussitôt que je la vis ; je ne fus pas longtemps sans le lui dire. Mais, quoiqu’elle m’ait flatté souvent depuis, que son cœur s’était déclaré d’abord pour moi, je n’eus le plaisir de l’entendre dire, que lorsque mon amour fut approuvé par M. de Mailly.

Le consentement de mon père manquait seul à mon bonheur : je me disposai à aller le lui demander ; et, bien sûr de l’obtenir, je partis sans affecter une tristesse que je ne sentais pas. C’était presque ne point quitter mademoiselle de Mailly, que d’aller travailler à ne m’en plus séparer. Je lui disais naturellement tout ce que je pensais. Je n’en suis point étonnée, me répondit-elle ; les occupations que vous allez avoir, dont je suis l’objet, vous tiendront lieu de moi : ma situation est bien différente, je vais être sans vous, et je ne ferai rien pour vous.

Mon père reçut la proposition du mariage comme je l’avais espéré : il se disposait même à partir avec moi ; mais tous nos projets furent renversés par une lettre qu’il reçut du roi ; ce prince lui mandait qu’il allait remettre les Flamands dans leur devoir ; qu’il avait besoin d’être secondé par ses bons serviteurs ; qu’il lui ordonnait de le venir joindre avec moi ; que, le destinant à des emplois plus importants, il me donnerait à commander la compagnie de gens d’armes que mon père commandait alors.

Les mouvements de l’armée, qui s’assemblait de tous côtés, ne nous permettaient pas de différer notre départ, et, malgré la douleur que j’en ressentais, je ne pouvais me dissimuler ce qu’exigeaient de moi l’honneur et le devoir. J’écrivis à M. le comte de Mailly la nécessité où j’étais de différer mon mariage jusqu’à mon retour de Flandres, et la peine que me causait ce retardement. Que ne dis-je point à sa fille ! Cette absence, bien différente de la première, ne m’offrait aucun dédommagement, et me laissait en proie à toute ma douleur. Il n’y en a jamais eu de plus sensible ; et, si la crainte de me rendre indigne de ce que j’aimais ne m’avait soutenu, je n’aurais pas eu la force de m’éloigner. Les réponses que je reçus de Calais augmentèrent encore mon amour.

La bataille de Cassel, où vous acquîtes tant de gloire, me coûta mon père. Je sentis vivement cette perte, et j’allai chercher, auprès de mademoiselle de Mailly, la seule consolation que je pouvais avoir. Il y avait quelque temps que je n’avais eu de ses nouvelles. J’en attribuais la cause à la difficulté de me faire tenir ses lettres, et je n’avais sur cela que cette espèce d’inquiétude si naturelle à ceux qui aiment. Je volai à Calais, où j’appris qu’elle était avec M. de Mailly. Je la trouvai seule chez elle, et, au lieu de la joie que j’attendais, elle me reçut avec des larmes.

Je ne puis vous dire à quel point j’en fus troublé. Vous pleurez, m’écriai-je ! Grand Dieu ! que m’annoncent ces larmes ? Elles vous annoncent, me répondit-elle en pleurant toujours, que notre fortune est changée, et que mon cœur ne l’est point. Ah ! repris-je avec transport, M. de Mailly veut manquer aux engagements qu’il a pris avec moi ? Mon père, reprit-elle, est plus à plaindre qu’il n’est coupable : écoutez, et promettez que vous ne le haïrez pas.

Quelque temps après votre départ, il vit dans une maison madame du Boulai. Quoiqu’elle ne soit plus dans la première jeunesse, elle en a conservé la fraîcheur et les agréments. La manière adroite dont elle a vécu avec un mari d’un âge très différent du sien, et d’une humeur difficile, lui a attiré l’estime de ceux qui ne jugent que par les apparences. Elle joint à tous ces avantages l’esprit le plus séduisant. Maîtresse de ses goûts et de ses sentiments, elle n’a que ceux qui sont utiles.

Mon père, dont l’âme est susceptible de passion, prit de l’amour pour elle, et lui proposa de l’épouser. J’ai un fils que j’aime, lui répondit-elle, et qui, par sa naissance et par ses qualités personnelles, est digne de mademoiselle de Mailly ; si vous m’aimez autant que vous le dites, il faut, pour m’autoriser à me donner à vous, que nous ne fassions qu’une même famille.

Mon père était amoureux, continua mademoiselle de Mailly ; sans se souvenir des engagements qu’il avait pris avec vous, il vint me proposer d’épouser M. du Boulai. La douleur que me donna cette proposition rappela toute sa tendresse pour moi : il ne me déguisa point la violence de sa passion ; il finit par me dire, qu’il ne me contraindrait jamais, et qu’il voulait, si je consentais à son bonheur, tenir ce sacrifice de mon amitié, et nullement de mon obéissance. Voilà où j’en suis : il ne me parle de rien ; mais sa douleur, dont je ne m’aperçois que trop, m’en dit plus qu’il ne m’en dirait lui-même. Il faut que l’un de nous deux sacrifie son bonheur au bonheur de l’autre. Est-ce mon père qui doit faire ce sacrifice ? et dois-je l’exiger ?

Je ne répondis à mademoiselle de Mailly que par les marques de mon désespoir. Je crus n’en être plus aimé. Je vais, me dit-elle, vous faire sentir toute votre injustice, et vous donner une nouvelle preuve de l’estime que j’ai pour vous. Vous connaissez ma situation ; vous m’aimez ; vous savez que je vous aime : décidez de votre sort et du mien ; mais prenez vingt-quatre heures pour vous y déterminer.

Elle me quitta à ces paroles, et me laissa dans l’état que vous pouvez juger. Plus j’aimais, plus je craignis de l’engager dans des démarches qui pouvaient intéresser sa gloire et son repos. Je connaissais combien son père lui était cher ; je savais que le malheur de ce père deviendrait le sien. Après avoir passé les vingt-quatre heures qu’elle m’avait données, je la revis sans avoir le courage de me rendre ni heureux, ni misérable ; et nous nous quittâmes sans avoir pris aucune résolution.

À quelques jours de là, elle me rendit compte d’une conversation qu’elle avait eue avec son père. Il renonçait à l’autorité que la nature lui avait donnée, et la rendait par-là plus forte ; il n’employait auprès de sa fille que les prières : Vous êtes plus sage que moi, lui disait-il ; essayez de triompher de vos sentiments ; obtenez de vous d’être un temps sans voir M. de Châlons ; si, après cela, vous pensez de même, je vous promets, et je me promets à moi-même, que, quoi qu’il m’en puisse coûter, je vous laisserai libre. Je ne puis, me dit mademoiselle de Mailly, refuser à mon père ce qu’il veut bien me demander, et ce qu’il pourrait m’ordonner. Comme je suis de bonne foi, je vous avouerai encore que je ferai mes efforts pour lui obéir ; je sens qu’ils seront inutiles ; vous êtes bien puissant dans mon cœur, puisque vous l’emportez sur mon père. Ah ! m’écriai-je, vous ne m’aimez plus, puisque vous formez le dessein de ne me plus aimer. Mademoiselle de Mailly ne répondit à mes reproches que par la douleur dont je voyais bien qu’elle était pénétrée. Nous restâmes encore longtemps ensemble ; nous ne pouvions nous quitter. Elle m’ordonna enfin de partir, et de lui laisser le soin de notre fortune : J’espère, me dit-elle, que je trouverai le moyen de satisfaire tous les sentiments de mon cœur.

Il fallut obéir : je vins en Bourgogne, où j’appris, au bout de quelques mois, que madame du Boulai avait épousé M. de Mailly. Je ne pouvais revenir de ma surprise, de ce que mademoiselle de Mailly ne m’avait point instruit de ce mariage : cette conduite, toute impénétrable qu’elle était pour moi, me donnait de l’inquiétude et de la douleur, et ne me donnait aucun soupçon.

Je lui avais promis de ne faire aucune démarche que de concert avec elle ; mais, comme je ne recevais nulle nouvelle, je me déterminai à aller à Calais incognito. Quelque empressement que j’eusse d’exécuter ce projet, il fallut obéir à un ordre que le roi me donna d’aller à Gand, conférer avec le comte de Flandre. Dès que les affaires sur lesquelles j’avais à traiter furent terminées, je pris la route de Calais. Je me logeai dans un endroit écarté, et j’envoyai aux nouvelles un homme adroit et intelligent, dont je connaissais la fidélité.

Après quelques jours, il me rapporta que M. du Boulai était très amoureux de mademoiselle de Mailly ; qu’il en était jaloux ; que les assiduités de milord d’Arondel, qui avait paru très attaché à mademoiselle de Mailly pendant le séjour qu’il avait fait à Calais, lui avaient donné et beaucoup d’inquiétude et beaucoup de jalousie ; que M. de Mailly était parti pour la campagne avec toute sa famille.

Je savais que milord d’Arondel est un des hommes du monde les plus aimables ; il était amoureux de ma maîtresse, et cette maîtresse paraissait me négliger depuis longtemps : en fallait-il davantage pour faire naître ma jalousie ? Malgré ce qu’on venait de me dire, que mademoiselle de Mailly n’était pas à Calais, mon inquiétude me conduisit dans la rue où elle logeait. Il était nuit. Il régnait un profond silence dans la maison ; j’aperçus cependant de la lumière dans l’appartement de mademoiselle de Mailly ; je crus qu’elle n’était point partie, qu’elle était peut-être seule, et qu’à l’aide de quelque domestique, il n’était pas impossible que je ne pusse m’introduire chez elle. Le plaisir que j’aurais de la revoir, après une si longue absence, m’occupait si entièrement, qu’il faisait disparaître la jalousie que je venais de concevoir, quand cette porte, sur laquelle j’avais constamment les yeux attachés, s’ouvrit ; j’en vis sortir une femme, que, malgré l’obscurité, je reconnus pour être à mademoiselle de Mailly.

Je m’avançai vers elle ; il me sembla qu’elle me reconnaissait ; mais, loin de m’attendre, elle s’éloigna avec beaucoup de vitesse. L’envie de m’éclaircir d’un procédé qui m’étonnait, et de savoir ce qui l’obligeait de sortir à une heure si indue, m’engagea à la suivre. Après avoir traversé plusieurs rues, elle entra dans une maison, en ressortit un instant après avec une autre femme, et revint chez M. de Mailly. Je la suivais toujours, et de si près, que celui qui leur ouvrit la porte crut apparemment que j’étais avec elles, et me laissa entrer.

Elles furent tout de suite à l’appartement de mademoiselle de Mailly. Elles étaient si occupées, et allaient si vite qu’elles ne prirent pas garde à moi ; j’aurais pu même entrer dans la chambre ; mais, quoiqu’elle fût fermée, il m’était aisé de comprendre qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Je rêvais à ce que ce pouvait être, quand des cris que j’entendais de temps en temps, qui furent suivis peu de moments après de ceux d’un enfant, m’éclaircirent cet étrange mystère. Je ne puis vous dire ce qui me passait alors dans l’esprit ; un état aussi violent ne permet que des sentiments confus. Le battement de mon cœur, l’excès de mon trouble et de mon saisissement étaient ce que je sentais le mieux.

La femme que j’avais vue entrer avec celle de mademoiselle de Mailly, sortit. Je la suivis sans avoir de pensée ni de dessein déterminé. Elle portait avec elle l’enfant qui venait de naître. Ceux qui font la ronde dans les places de guerre passaient alors ; je ne sais si elle eut peur d’en être reconnue, ou si elle exécutait ses ordres ; mais elle ne les eut pas plutôt aperçus, qu’elle mit l’enfant à une porte, et gagna une rue détournée.

Ce n’était pas de moi que cette petite créature devait attendre du secours ; je lui en donnai cependant, par un sentiment de pitié, où il entrait une espèce d’attendrissement pour la mère. Il me parut aussi que c’était me venger d’elle que d’avoir son enfant en ma puissance. Je le remis à la femme chez qui je logeais, sans avoir eu la force de le regarder, et je fus me renfermer dans ma chambre, abîmé dans mes pensées. Plus je rêvais à cette aventure, moins je la comprenais. Mon cœur était si accoutumé à aimer et à estimer mademoiselle de Mailly, il m’en coûtait tant de la trouver coupable, que j’en démentais mes oreilles et mes yeux. Elle n’avait pu me trahir, elle n’avait pu se manquer à elle-même. Je concluais qu’il y avait quelque chose à tout cela que je n’entendais point.

Je formais la résolution de m’en éclaircir, lorsque la femme à qui je venais de remettre cette petite créature, persuadée que j’en étais le père, vint me l’apporter pour me faire, disait-elle, admirer son extrême beauté. Quoique j’en détournasse la vue avec horreur, je ne sais comment j’aperçus qu’il était couvert d’une hongreline faite d’une étoffe étrangère que j’avais donnée à mademoiselle de Mailly. Quelle vue, mon cher Canaple ! et que ne produisit-elle point en moi ! Il semblait que je ne me connaissais trahi que depuis ce moment. Tout ce que je venais de penser s’évanouit : je rejetai avec indignation des doutes qui avaient suspendu en quelque sorte ma douleur ; elle devint alors extrême, et mon ressentiment lui fut proportionné ; peut-être lui aurais-je tout permis, si un événement singulier, qui me força de sortir de Calais dès le lendemain, n’avait donné à ma raison le temps de reprendre quelque empire.

Je ne puis vous dépeindre l’état où j’étais, je m’attendrissais sur moi-même ; mon cœur sentait qu’il avait besoin d’aimer. Je me trouvais plus malheureux de renoncer à un état si doux, que je ne l’étais d’avoir été trahi. Enfin, bien moins irrité qu’affligé, toutes mes pensées allaient à justifier mademoiselle de Mailly. Je ne pouvais avoir de paix avec moi-même, que lorsque j’étais parvenu à former des doutes. Je lui écrivais, et je lui faisais des reproches ; ils étaient accompagnés d’un respect que je sentais toujours pour elle, et dont un honnête homme ne doit jamais se dispenser pour une femme qu’il a aimée. Ma lettre fut rendue fidèlement ; mais, au lieu de la réponse que j’attendais, on me la renvoya sans avoir daigné l’ouvrir.

Le dépit que m’inspira cette marque de mépris me fit prendre la résolution de triompher de mon amour, que je n’avais point prise jusque-là, ou que du moins j’avais prise faiblement. Pour mieux y réussir, je me remis dans le monde que j’avais presque quitté ; je vis des femmes ; je voulais qu’elles me parussent belles ; je leur cherchais des grâces ; et, malgré moi, mon esprit et mon cœur faisaient des comparaisons qui me rejetaient dans mes premières chaînes.

Nous sommes partis, vous et moi, pour venir joindre notre troupe. Dès que j’ai été à portée de mademoiselle de Mailly, le désir de la voir et de m’éclaircir s’est réveillé dans mon cœur. J’ai dans la tête qu’elle est mariée, et que quelque raison que je ne sais pas l’oblige à cacher son mariage. L’enfant que j’ai en ma jouissance, et que j’ai vu exposer, ne s’accorde pas trop bien avec cette idée ; mais mon cœur a besoin d’estimer ce qu’il ne peut s’empêcher d’aimer.

J’ai été trois nuits de suite à Calais ; j’ai passé les deux premières à me promener autour de la maison de M. de Mailly ; je fus attaqué la troisième par trois hommes qui vinrent sur moi l’épée à la main ; je tirai promptement la mienne, et, pour n’être pas pris par derrière, je m’adossai contre une muraille. L’un de mes trois adversaires fut bientôt hors de combat : je n’avais fait jusque-là, que me défendre ; je songeai alors à attaquer, et je fus si heureux que mon dernier ennemi, après avoir reçu plusieurs blessures, tomba baigné dans son sang. J’en perdais beaucoup moi-même ; et, me sentant affaiblir, je me hâtai de gagner le lieu où un homme que j’avais avec moi m’attendait. Il étancha mon sang le mieux qu’il lui fut possible. Mes blessures ne se sont point trouvées dangereuses ; et, si mon esprit me laissait quelque repos, j’en serais bientôt quitte ; mais, bien éloigné de ce repos, la lettre que je reçus hier et que voici, me jette dans un nouveau trouble et dans une nouvelle affliction.

Cette lettre, que M. de Canaple prit des mains de son ami, était telle :

« Ne perdez point de temps pour vous éloigner d’un lieu où l’on conspire votre perte. Je devrais peut-être me ranger du côté de vos ennemis ; mais, malgré votre trahison, je me souviens encore que je vous ai aimé, et je sens que mon indifférence pour vous sera plus assurée, lorsque je n’aurai rien à craindre pour votre vie. »

Moi ! des trahisons ! s’écria M. de Châlons, lorsque M. de Canaple eut achevé de lire ; et c’est mademoiselle de Mailly qui m’en accuse ! elle veut que je sois coupable ! elle veut que je ne l’aie pas bien aimée ! Comprenez-vous, ajouta-t-il, la sorte de douleur que j’éprouve ? Non, vous ne la comprenez pas ; il faut aimer pour savoir que la plus grande peine de l’amour est celle de ne pouvoir persuader que l’on aime. Hélas ! on ne m’a peut-être manqué que par vengeance ! Grand dieu ! que je serais heureux ! tout serait pardonné, tout serait oublié, si je pouvais penser que j’ai toujours été aimé ! Je ne puis vivre dans la situation où je suis. Il faut, mon cher Canaple, que vous alliez à Calais, que vous parliez à mademoiselle de Mailly. Votre nom vous donnera facilement l’entrée de la maison de son père ; mais ne lui dites rien qui puisse l’offenser : je mourrais de douleur si je l’exposais à rougir devant vous ; je veux seulement qu’elle sache à quel point je l’aime encore.

Le comte de Canaple, que sa propre expérience rendait encore plus sensible à la douleur de son ami, partit pour Calais, après avoir pris quelque instruction plus particulière.