Le Signe (Raynaud)/À une Passante

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Le SigneLéon Vanier, éditeur des Décadents (p. 16-17).
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À UNE PASSANTE


Chère, en la splendeur d’un crépuscule, apparue,
 Fière et sans souci des regards mauvais,
Tandis que vous marchiez, tête haute, en la rue,
 Vous ne saviez pas que je vous suivais.

Moi, j’étais si timide à vous voir apparaître
 Dans l’or alangui de ce soir d’été,
Que je n’eus pas le cœur de vous parler. Peut-être
 Eût-ce été par trop de simplicité !

Qu’aurais-je dit d’ailleurs que vous puissiez entendre
 Sans gestes ni cris, comme il est discret ?
Sans même me connaître, auriez-vous pu comprendre
 L’élan de cœur ouvert qui s’offrait ?

Pour moi je vous suivais, sans oser davantage,
 Sans espérer rien de ce jeu perdu,
Qu’un peu de votre grâce emportée au passage
 Et qu’un rêve mort, un instant rendu.
 
Pourtant, si vous aviez su combien à cette heure
 Votre calme allure allait étouffant,
Comme un bruit de feuillée où l’oiselet s’épeure,
 En ma chair perverse un deuil triomphant

Et comme elle m’ouvrait dans la nuit mal aimée
 Dans ce vide où bat un rire énervant,
Un sillage d’amour simple et de paix calmée
 Où mon âme allait prise d’un bon vent,

Émue, et retournée, ainsi que d’aventure,
 À ce pauvre obscur, sur votre chemin,
Tout à coup, sans méfaire, et par charité pure,
 Vous auriez tendu simplement la main,

Vous auriez eu pitié de ce cœur solitaire,
 Dont le vague ennui soudain s’était tu,
Devant l’exemple cher de votre vie austère
 Et le signe fort de votre vertu ;

Vous auriez, jusqu’à lui, comme une clarté bonne
 Par la grille d’une étroite prison,
Laissé filtrer la sympathie, or qui se donne,
 De votre innocence en sa floraison ;

Et vous n’auriez pas eu l’amère insouciance
 D’ôter ce rêve à ce cœur éperdu
Par votre fuite, en lui laissant la conscience
 D’un bonheur possible et pourtant perdu.