Le Socialisme III. Le Socialisme au XVIIIe siècle (Morelly)

La bibliothèque libre.



Camarades,


Les idées socialistes — les idées communistes — ne sont pas isolées dans la vie, aussi bien dans la vie matérielle que dans la vie intellectuelle. Selon la méthode scientifique que je vous ai exposée dans ma leçon inaugurale, nous considérons les idées comme des produits des faits, du milieu social historique dans lequel nous vivons.

Vous êtes destinés à faire accepter les idées communistes par les autres, à les propager, non à les imposer comme un dogme, mais à les faire comprendre par le raisonnement, à eut faire des convictions solides, car il n’y a que les convictions solides, raisonnées, basées sur les faits, qui poussent véritablement à l’action réaliste et révolutionnaire. Pour être bon propagandiste, pour être communiste convaincu, je ne dis pas éprouvé, il faut avoir au moins une idée générale sur le développement historique de l’humanité.

Dans le petit nombre de leçons que nous avons à notre disposition, je ne pourrai pas, naturellement, vous donner l’histoire des événements, ni l’histoire des idées. Cependant, il y a quelques idées directrices, quelques faits dominant l’histoire, auxquels se rattachent nos conceptions communistes, et il faut absolument que vous ayez une claire conception de ces grandes lignes du développement historique. Cela sera facile pour nous.

Le communisme a commencé, comme je vous l’ai dit dans ma leçon précédente, dans l’antiquité. Chaque fois que nous parlerons d’un grand socialiste d’une grande époque, nous ferons un petit tableau du régime social et des idées dominantes de cette époque. Vous pourrez ainsi avoir une idée générale sur les trois grandes époques qui dominent l’histoire ;

L’époque esclavagiste où l’homme ne s’appartenait pas ; où il ne vivait que pour son maître. Dans l’antiquité, l’immense majorité des hommes n’étaient pas des hommes indépendants ; ils étaient des choses appartenant au maître et celui-ci pouvait en disposer comme nous disposons d’un meuble. Nous pouvons le conserver nous pouvons en abuser, nous pouvons le détruire, nous -pouvons le céder à un autre.

La période du servage où l’homme ne s’appartenait qu’à moitié, où il était serf, à demi indépendant, à demi esclave. Il travaillait pour lui-même, mais pour avoir la permission de travailler pour lui, pour avoir la permission d’exister, il était obligé de travailler pour les nobles, pour les féodaux.

L’époque moderne du socialisme, la période scientifique. Nous analyserons cette troisième époque sociale ; l’époque du salariat, de l’ouvrier « libre », indépendant, qui ne peut pas se vendre, mais qui vend sa force de travail et son temps pour avoir la possibilité de vivre. Il est « libre », mais sa force de travail et son temps ne lui appartiennent pas dans les limites de sa journée de travail.

L’histoire n’est pas un assemblage d’anecdotes sur la vie des rois, des empereurs, des soi-disant grands hommes, des généraux, des maréchaux. Ce n’est pas non plus seulement une histoire de boucheries, de carnages, de guerres. L’histoire est avant tout le développement des conditions sociales dans lesquelles l’homme acquiert les moyens de son existence.

Tout en n’ayant pas à votre disposition beaucoup de loisirs, beaucoup de connaissances, ni d’instruction, puisque vous appartenez à la classe exploitée, puisque votre temps ne vous appartient pas, — et le temps ce n’est pas seulement l’argent, le temps c’est l’argent pour le capitaliste, pour vous, c’est la vie, — je dis que, malgré cette absence de temps, précisément parce que nous avons une nouvelle conception de l’histoire, parce que nous considérons dans l’histoire, ce qui est essentiel, l’histoire de la vie, l’histoire du travail, des moyens d’existence, des formes sociales, vous aurez la possibilité d’avoir une vue générale sur le développement de la société humaine dans ses périodes les plus décisives, les plus importantes, les seules importantes pour vous ; le reste est secondaire, le reste est anecdotique.

Mais à côté de l’histoire sociale, de l’histoire de ces trois grandes périodes de l’existence humaine, il y a aussi l’histoire des idées. Pour comprendre l’histoire des idées, il faut, se rappeler qu’il y a trois méthodes de penser :

La méthode dogmatique qui se base sur la croyance. Un des grands-pères de l’Eglise catholique, saint Augustin, a dit : « Credo quia absurdum » ; ce sont trois mots très faciles à traduire : « Je crois parce que c’est absurde. » C’est le fond même de la méthode dogmatique ; précisément parce qu’une chose, est absurde, parce qu’elle n’est pas justifiée par la raison, la croyance y est nécessaire. La foi commence où finit la raison ; où plutôt, elle précède la raison. Des affirmations dogmatiques sans nombre ont dominé pendant des siècles et dominent encore aujourd’hui l’immense majorité des hommes, pour des raisons que nous aurons à expliquer en nous guidant de la méthode du socialisme moderne. L’immense majorité des hommes vit encore à la période théologique, dogmatique ; ne raisonne pas, mais affirme tout simplement, se base dans ses affirmations sur la foi, la croyance et la confiance.

La méthode rationnelle se fonde sur le raisonnement, sur la logique pure. C’est déjà un pas en avant. L’homme commence à raisonner. Il ne veut pas croire tel ou tel prêtre, tel ou tel apôtre sur parole. Il veut savoir le pourquoi de son affirmation, de son idée. Il veut connaître les arguments militant pour ce qu’il affirme. Mais ce n’est pas encore la vraie méthode. Des bibliothèques entières sont remplies d’arguments de la logique pure, de raisonnements à vide ; c’est ce qu’on appelle la période scolastique, métaphysique, la philosophie abstraite, la philosophie pure. Si vous discutez avec quelqu’un sur la société, sur la guerre, sur la paix, sur l’égalité, l’inégalité des hommes, des nations et des races, vous entendrez énormément d’arguments, énormément de raisonnements, mais qui ne se basent que sur des idées vagues, non sur des études réelles des faits. C’est un raisonnement qui n’est pas véritablement scientifique. La plupart des avocats et même des grands orateurs — souvent même de nos orateurs — ne se donnent pas la peine d’étudier la réalité ; s’ils ont la langue bien pendue, s’ils ont la parole facile, un raisonnement logique, ils peuvent parler pendant des heures, des journées entières, sans apporter un fait, sans apporter une véritable idée originale qui soit basée sur la réalité même et la compréhension profonde de ce qui existe.

La méthode positive, scientifique, qui emploie, elle aussi, le raisonnement et la logique, mais comme une arme auxiliaire pour pouvoir classer les faits, pour déduire des faits des conclusions générales, pour enchaîner les faits et pour en trouver les lois, et qui, par conséquent, se base avant tout sur l’étude, sur l’observation de ce qui existe, de ce qui est tangible, observable et vérifiable. C’est la seule qui soit appliquée par les communistes modernes.


Je vous ai parlé, dans ma dernière leçon, de l’idéalisme de Platon. Maintenant, à la lumière des idées sur les méthodes, vous comprendrez mieux.

On peut se demander comment un homme, qui est considéré comme un des plus grandes penseurs de tous les temps, — Platon — le maître d’Aristote, du même Aristote que Marx considérait comme le géant de la pensée, — et Karl Marx n’avait pas la superstition des grands hommes, — comment, dis-je, Platon pouvait considérer les idées comme quelque chose qui existe en dehors des objets ayant une existence absolument indépendante. Pour comprendre l’idéalisme absolu de Platon, — qui renaît toujours sous différentes formes, — nous serons obligés, dans les doctrines socialistes, de le retrouver même à notre époque, quand nous étudierons, par exemple, la conception socialiste de Jaurès, — il faut se représenter que la pensée antique, surtout à l’époque de Platon, appliquait la seconde méthode de la pensée : la méthode rationnelle qui consistait à argumenter au lieu d’observer et expérimenter. On ne faisait pas d’expériences à cette époque, des observations rarement ; mais on raisonnait et c’était un grand progrès, comme je vous l’ai dit, si nous comparons la logique avec la foi, la croyance aveugle qui ne se base sur rien ou qui se base sur l’imagination ; tandis que là, c’était tout de même la logique.

La pensée antique n’avait aucun respect pour ce qui est variable, changeable ; cela paraissait aux Anciens comme quelque chose d’inférieur. Ce n’est pas le cas de notre pensée moderne qui est basée sur l’idée de l’Evolution comme vous en avez presque tous entendu parler. Tout est mouvement, rien n’est figé, rien n’est fixe, tout est à l’état d’écoulement, de changement, de transformation perpétuelle. Pour nous, c’est le fond même de la réalité. Et voilà pourquoi — c’est une des raisons, entre bien d’autres — nous sommes révolutionnaires. Nous voulons changer, transformer ; nous ne nous arrêtons devant rien et nous disons : rien n’est éternel. Tandis que pour la pensée antique, tout ce qui était variable n’était qu’une simple apparence.

Platon représentait également la réaction contre les sophistes. Les sophistes étaient des raisonneurs à vide. Les avocats, les phraseurs de l’antiquité démontraient, pour argent comptant, le pour et le contre. Ils disaient : « Vous voulez affirmer quelque chose, je démontre cette affirmation ; vous voulez nier quelque chose, je démontre le contraire. »

« Rien n’est vrai, disaient les sophistes : tout est apparence, tout est opinion et l’opinion change. » Alors, pour opposer à ce flot de sophistes, de raisonneurs à vide, — les « bourreurs de crânes » de l’époque, — Platon, à la suite de Socrate, cherchait quelque chose de fixe, de stable et disait : « Ce n’est pas l’opinion, ce n’est pas l’apparence, ce n’est pas le changement qui est l’essentiel des choses : ce sont les idées éternelles. Cette table que vous voyez devant vous, ce n’est pas « la table », parce qu’il y a mille tables qui ont une autre longueur, une autre forme ; « la table », selon Platon, c’est l’idée de la table : toutes les tables ne sont que réalisation de cette idée de la table.

Cette pensée, que la conception précède l’objet, pouvait venir à Platon en observant notre action. Que faisons-nous quand nous agissons ? D’abord, nous avons une idée. J’ai l’idée d’écrire un livre, de faire un tableau. Je forme le tableau dans mon esprit ; le tableau est fait selon mon idée. J’ai donc l’illusion que l’idée a une existence indépendante dans mon cerveau et que cette idée a précédé l’action parce qu’avant de faire une statue, un livre ou un tableau, avant de commettre une action quelconque, j’avais cette idée dans ma tête.

Il y a encore autre chose. L’idée est quelque chose de stable. Ce que nous recevons par les sens est variable, éphémère. Par exemple, quand vous regardez le même objet de loin, du haut d’une montagne, ou de près, il vous paraît différent. Quand vous regardez un bâton à travers le flot, ce même bâton qui est droit, vous paraît tout à fait autre, vous paraît infléchi, recourbé.

« Les sens vous trompent, disent les idéalistes. Les sens vous donnent des connaissances subalternes, inférieures ; tandis que l’idée est stable et fixe. L’idéal est toujours égal à lui-même. L’idée ne meurt pas. Elle est immortelle tandis que le corps disparaît à chaque instant, pourrit, change. » Vous voyez bien que tout ce qui était changement, tout ce qui était destiné à se modifier, à disparaître, devait être pour un grand penseur de la période rationaliste quelque chose de subalterne, d’inférieur. Et l’idée devait apparaître dans une auréole, dans une pureté absolue.

Nous trouvons jusqu’à ce jour ce respect aveugle de l’absolu, de ce qui ne change pas, de ce qui est égal à soi-même.

Vous comprenez maintenant le fond même de la méthode idéaliste qui a dominé, qui domine encore aujourd’hui certaines écoles socialistes.

Le XVIIIe siècle, c’est le triomphe de la méthode rationaliste, dont je vous ai parlé au début de ma leçon. « C’est la raison, disent les philosophes du XVIIIe siècle, qui doit tout dominer. » Ils ont voulu, à la suite du grand penseur, du fondateur de la philosophie moderne. Descartes, qui a mis le doute à la base de toute sa philosophie, le doute systématique (il doute de tout, même de sa propre existence, et il lui fallait trouver un raisonnement « je pense, donc j’existe » pour y croire, les philosophes du XVIIIe siècle, en développant l’idée critique, la méthode critique, la méthode sceptique de Descartes, ont voulu tout baser sur la raison. Tout devait se soumettre à la raison.

Le XVIIIe siècle est un des siècles les plus remarquables de l’histoire, sans la compréhension duquel nous ne pouvons comprendre le XIXe siècle. Ce siècle a déclaré la guerre au dogme. Et comme la religion en est l’incarnation même, le rendez-vous de tous les dogmes, de toutes les croyances, de toutes les affirmations sans preuve, de toutes les superstitions (la superstition, c’est l’exagération, la caricature du dogme) ; les philosophes rationalistes du XVIIIe siècle, les Voltaire, les Diderot, les d’Alembert, les Condillac, les Helvétius avaient déclaré la guerre à la superstition religieuse, à la religion elle-même.

Il y avait naturellement, dans cette critique de la religion, une limite, la limite sociale. Voltaire, avec son esprit caustique, avec sa franchise de génie, a exprimé admirablement cette limite sociale : « Il ne faut pas toucher à Dieu ; le peuple a besoin de la religion ; Dieu est un gendarme social. » Il a dit : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer », parce que sans Dieu, les hommes ne voudront pas se soumettre aux autres hommes pour payer des impôts et pour acquitter les droits féodaux qui, à son époque, n’étaient pas abolis. C’est la raison sociale de l’idéologie déiste. Ce critique systématique, ce démolisseur qui a tout démoli, qui voulait, lui aussi, que tous les rois deviennent philosophes et que les philosophes soient rois, — Voltaire était une espèce de roi non couronné, — ce critique impitoyable s’est arrêté devant l’existence de Dieu protecteur du règne. Il ne faut pas toucher à Dieu, parce que si vous démolissez Dieu, vous démolirez la base même des privilèges.

En se basant sur cette méthode critique, sur cette méthode rationnelle, Morelly, le communiste classique du XVIIIe siècle, a fondé et développé son idéal communiste. Morelly nous intéresse non seulement parce que c’est un grand précurseur du communisme et des idées communistes, parce qu’il a inspiré Charles Fourier et Babeuf. Cela a été constaté pour Babeuf dans l’histoire du socialisme, non pour Charles Fourier, mais nous l’étudierons.

Morelly nous intéresse aussi pour cette raison qu’en l’étudiant, nous retrouvons la réfutation de cet argument banal, constant, de tous les jours, qu’on oppose au communisme. On dit : « Vous voulez changer la nature humaine ; la nature humaine est vicieuse. » Et tous ceux qui affirment cela pensent naturellement non à leur propre personne, mais à leurs voisins. Et tous affirment la même chose : « Il n’y a pas de possibilité pour le communisme de se réaliser, parce que l’on ne change pas la nature humaine. La misère a toujours existé, parce que le vice a toujours existé. Elle existe, elle existera toujours. »

Morelly commence précisément par démolir cet argument.

Mais, d’abord, je dirai quelques mots sur Morelly lui-même. On ne sait que très peu de choses sur sa biographie. Tout ce qu’on sait — et encore — c’est qu’il est probablement né à Vitry-le-François, en 1709, c’est-à-dire qu’on ne connaît rien de sa vie. Mais on connaît le titre de ses ouvrages. Ce sont : Essai sur l’Esprit humain, publié à Paris, en 1743 ; Essai sur le Cœur humain (1745) ; Physique de la Beauté ou Pouvoir naturel de ses Charmes (Amsterdam, 1748), et deux ouvrages de moindre importance. Mais ce qui nous intéresse avant tout, ce sont ses deux ouvrages principaux : Le Naufrage des Iles flottantes ou la Basiliade (par les mots « Iles flottantes », il indique les préjugés) et surtout ; Le Code de la Nature ou le Véritable Esprit et ses Lois, publié en 1755. Le nom de l’éditeur n’a pas été indiqué, parce que le livre était trop dangereux.

Le Code de la Nature, nous l’étudierons dans ses thèses principales, pour les raisons que je viens de vous expliquer, parce que nous y trouverons nos vieilles connaissances, les arguments que tous les journalistes bourgeois, tous les académiciens et tous les pipelets du monde entier répètent sur la nature humaine.

Voilà ce qu’écrit Morelly : « Ecoutez-les tous, ils vous poseront pour principe incontestable et pour base de tous leurs systèmes, cette importante proposition ; l’homme naît vicieux et méchant. Non, disent quelques-uns, mais la situation où il se trouve dans cette vie, la constitution même de son être l’expose inévitablement à devenir pervers. » Morelly oppose, à cette conception métaphysique de la nature humaine foncièrement méchante et vicieuse, cette idée fondamentale moderne que ce n’est pas l’homme qui décide de sa nature, ce sont les institutions, les conditions de la vie, le milieu dans lequel l’homme évolue. Il se posait comme problème : Trouver une situation dans laquelle il soit impossible à l’homme d’être dépravé ou méchant, ou le moins méchant possible.

« Quelle est la véritable source, demande Morelly, de tous les vices, de toutes les perversions, de la méchanceté ? » En les expliquant, il trouvait cette source dans l’amour-propre, dans le désir de posséder. Et il disait — c’était déjà l’influence de la philosophie moderne anglaise : « Il n’y a pas des idées innées, comme il n’y a pas des vices innés. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Des métaphysiciens sont convaincus que l’homme naît avec, dans son cerveau, des idées gravées pour ainsi dire avant sa naissance ou avec sa naissance. La philosophie moderne nie cela. Il n’y a pas des idées innées.

Se basant sur cette philosophie moderne, Morelly déclarait : « De même qu’il n’existe pas des idées innées, il n’existe pas des vices avec lesquels nous sommes nés. » Le cerveau est une sorte de tableau sur lequel il n’y a rien d’écrit, sauf les facultés, sauf les dispositions. La nature humaine est un papier blanc sur lequel la vie elle-même écrit ce qu’elle veut écrire.

« Au contraire, déclarait Morelly, en concordance avec la réalité, comme la nature nous a dotés des qualités qui nous disposent à la vie sociale, à la solidarité sociale, nous avons des penchants moraux, des penchants sociaux ; nous ne pouvons rien faire dans l’isolement. Nous avons des besoins que nous ne pouvons satisfaire que par le travail. » Morelly ne connaissait pas encore le travail moderne, le travail collectif. Il ignorait encore le machinisme, les grandes usines, les grandes fabriques où on touche, pour ainsi dire du doigt, la collaboration des hommes, la solidarité dans le travail, le caractère collectif, social du travail. Par le raisonnement, selon la méthode rationaliste, par la logique pure, il fut amené à conclure que les besoins de la nature humaine ne peuvent être satisfaits que par et dans la vie collective, par et dans la vie sociale.

Sa critique de la propriété reste absolument juste. Il voyait dans le désir de posséder, « dans le désir d’avoir » la source de toutes nos autres mauvaises passions. Il n’était pas loin, de reconnaître, comme l’a reconnu plus tard Charles Fourier, que l’égoïsme par lui-même n’est pas une mauvaise passion, qu’on a besoin d’être égoïste, de s’occuper de ses propres besoins, à la condition de ne pas entraver les besoins des autres.

Morelly réfutait cet argument que beaucoup de nos adversaires, en nous opposant la nature humaine, répètent souvent : Ils disent : « Voyez les enfants, ils sortent pour ainsi dire de la main de la nature, vous les voyez toujours se battre, toujours en conflit les uns contre les autres. » Naturellement, il est facile de répondre que ces rivalités disparaissent d’un moment à l’autre et que ce n’est pas par les enfants qu’on peut juger l’homme véritable.

Pour Morelly, comme pour les socialistes de la période utopique, fonder le communisme, cela voulait dire créer une nouvelle morale. Les utopistes, les communistes de la première période cherchaient naturellement une base solide pour leur conception. Où pouvaient-ils trouver cette base ? Le prolétariat n’existait pas. La société capitaliste était à peine née, la grande industrie n’existait pas. Il ne pouvait pas être question d’une classe révolutionnaire qui soit à la base même du communisme, qui soit l’instrument de la révolution sociale. Alors, où chercher cette base ? Les communistes de la première période la cherchaient dans une nouvelle morale, une nouvelle conception de la nature. Ils disaient ; « Cette société que vous voyez autour de vous, ce n’est pas la société naturelle, mais c’est une société artificielle. » Le mot d’ordre du XVIIIe siècle, c’est le « retour à la nature ». On a le pressentiment que la société féodale approche de sa fin. Et, se basant sur la raison, sur la logique pure, ces utopistes, pressentant la chute de l’Ancien Régime, se disaient : « Ce régime qui doit tomber, ce n’est pas un régime naturel, c’est un régime artificiel. » Pour fonder une nouvelle société, il faut retourner à la vraie Nature. Nous étudierons cette idée en détail dans Jean-Jacques Rousseau.

Nous ne disons pas cela, nous, socialistes modernes. Nous ne disons pas que la société, même celle de l’Ancien Régime, est une société artificielle. Toutes les sociétés, toutes les périodes de l’histoire, toutes les formes sociales sont naturelles, c’est-à-dire ont leur raison d’être. Etant donné l’état où se trouvaient la production, nos connaissances des forces de la nature, la pauvreté et l’indigence de nos conditions de vie et surtout de nos moyens de production, la société, à chacune de ses étapes, ne pouvait pas être autre que ce qu’elle a été. L’esclavage et le servage étaient aussi naturels que la société capitaliste. Toutes les sociétés, toutes les formes sociales relèvent de l’histoire. L’histoire est un développement, un changement perpétuel. Ce n’est pas une loi naturelle, comme celle qui régit la chute d’un corps ou le changement des saisons qui se répète périodiquement, qu’on peut prévoir facilement. Ce ne sont pas des lois chimiques, physiques ou mécaniques. Ce sont des lois sociales de transformation, de développement, d’évolution.

L’esclavage était nécessaire à l’époque où il n’y avait pas de machines, où la connaissance de la loi naturelle était encore primitive, où la lutte pour l’existence se déroulait dans les conditions les plus barbares. L’esclavage a été aboli et a été remplacé par le servage. Avec le développement des forces de production et de nos connaissances des lois de la nature, nous avons pu passer du servage à la période capitaliste.


Je vous indique seulement grosso modo les grandes étapes de l’évolution sociale. Je vous répète que nous nous y arrêterons dans le détail. Ce qui vous paraît un peu arbitraire, abstrait, vous en trouverez le développement dans la suite.

Naturellement, les livres de Morelly — surtout son communisme — n’étaient pas du goût de toute le monde. Des philosophes, qui étaient très célèbres à leur époque, des encyclopédistes comme Reynal, déclaraient : « Les idées de Morelly sont des déclamations vagues, des sophismes grossiers. » La Harpe, une des célébrités de l’époque, historien littéraire, en parlant du livre de Morelly, disait : « Tout est également insensé et impudent. Communauté des biens et du travail : folle hypothèse d’un cerveau malade. » Tandis que, pendant la grande tourmente révolutionnaire, Babeuf, le premier communiste révolutionnaire — qui a cherché, par la dictature, par la main-mise sur le pouvoir politique, à transformer les conditions mêmes de la propriété, — disait, en parlant du Code de la Nature : « C’est bien le plus déterminé, le plus intrépide, j’ai presque dit le plus fougueux athlète du système. »

En effet, Morelly a basé tout un système communiste sur trois lois fondamentales :

Première loi : Rien ne doit exister comme propriété privée.

Deuxième loi : Tous les hommes doivent être considérés comme des fonctionnaires publics, c’est-à-dire : chaque membre de la société accomplit un service public, un acte utile, nécessaire à la société.

Naturellement, à notre époque, nous n’exprimons pas cette idée au fond très juste de la même façon. Nous savons trop ce que c’est que le fonctionnarisme et nous avons la haine de la bureaucratie. Nous ne dirons jamais que la société communiste sera une bureaucratie généralisée. Mais il est néanmoins vrai que chaque homme doit accomplir un travail qui est utile non seulement pour lui-même, mais pour les autres. En somme, si vous prenez tous les prolétaires, qui sont tantôt soldats dans l’armée, tantôt soldats de l’usine, mercenaires salariés, est-ce qu’ils ne sont pas des fonctionnaires, est-ce qu’ils n’accomplissent pas une fonction ? Ils accomplissent une fonction capitaliste, au lieu d’accomplir une fonction sociale qui serait utile à toute la société ainsi qu’à eux-mêmes.

En tout cas, notre méthode scientifique nous interdit d’employer un mot qui appartient à un régime pour caractériser un régime tout à fait nouveau. Le mot « fonctionnaire » appartient à l’état capitaliste. Nous le laissons au capitalisme. Quand nous parlerons du rôle des hommes dans la société communiste, nous emploierons, pour la société nouvelle, un terme nouveau, comme on a trouvé le mot « soviet » au lieu d’employer le mot Etat, parce que le soviet représente une nouvelle période, un nouveau régime. Pour une nouvelle situation, il faut trouver un mot nouveau.

Troisième loi : Tous doivent travailler. C’est la loi du régime des soviets, de tout le régime communiste, l’obligation universelle du travail. Et Morelly n’est pas simpliste du tout. Il ne considère pas que tous les hommes doivent faire le même travail. Il distingue entre les différentes catégories de travailleurs. Il demande que chacun travaille selon ses capacités, ses talents, ses facultés, son âge, ainsi de suite.

Morelly supprime également la monnaie. Il supprime l’échange capitaliste. Il demande l’institution d’immenses magasins, où les produits collectifs seront réunis, où chaque producteur recevra ce que la société lui doit pour son travail. Il ne croit pas non plus à l’égalité mécanique. Il a trouvé un mot admirable : « l’inégalité harmonique », c’est-à-dire une sorte d’inégalité basée non sur le privilège, mais sur l’harmonie des efforts.






BOIS GRAVÉS DE LEPOINT-DUCLOS