Le Socialisme V. Le Socialisme au XVIIIe siècle (Mably), Les précurseurs du Socialisme moderne (Saint-Simon)

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Ecole du Propagandiste (Vp. 5-18).



Camarades,


Comme je vous l’ai dit précédemment, je ne m’attarderai pas longuement sur Mably, parce qu’il appartient à la même catégorie de communistes du XVIIIe siècle qui cherchent à fonder le communisme sur une nouvelle morale ; pour lui, le communisme, c’est l’application de la morale d’une façon très ingénieuse. Mably, comme Morelly, critique les mauvaises passions que provoque la propriété privée, l’ardent amour de possession. Il décrit, d’une façon très exacte d’ailleurs, et très éloquente toutes les conséquences de la propriété privée. Il considère l’égalité comme la véritable base naturelle entre les hommes et, avec raison, il attribue les défauts, les misères de la société, non à la nature humaine, qui est bonne selon lui, mais à la nature des institutions, à l’organisation de la propriété privée.

Je dirai pourtant quelques mots sur la personnalité de Mably, d’ailleurs très remarquable. Né à Grenoble en 1709, il était mêlé à toutes sortes d’affaires diplomatiques, parce qu’il avait de hautes relations, notamment avec un cardinal qui était son parent. C’était une nature honnête probe et indépendante. Malgré sa réputation de grand savant, malgré ses mérites, il refusa d’entrer à l’Académie, parce qu’il lui aurait fallu prononcer l’éloge de Richelieu qu’il trouvait peu conforme à la morale communiste. Il a fait le contraire de notre historien de la guerre, M. Hanotaux, qui, par la porte Richelieu, est entré à l’Académie.

Comme je l’ai dit, Mably était un moraliste. Je ne veux pas vous citer des extraits on il fustige la barbarie actuelle, qui porte le faux nom de civilisation. Il faudrait publier beaucoup de choses de nos plus grands précurseurs qui sont trop peu connus. Car, à cette époque, il n’y avait pas de politique électorale, et l’on faisait de la propagande vraiment communiste.

Mais j’ai hâte de venir au socialisme moderne et voilà pourquoi je m’abstiendrai de vous lire des extraits de Mably. D’ailleurs, les mêmes idées fondamentales se retrouvent chez Mably comme chez Morelly et je vous ai donné quelques extraits de Morelly de ce même genre. Je ne noterai qu’un seul trait. Ordinairement, les communistes de la période utopique sont, comme je l’ai dit dans ma leçon inaugurale, anti-révolutionnaires. Je ne dis pas contre-révolutionnaires, ce qui est tout à fait autre chose. Est contre-révolutionnaire celui qui combat passionnément la révolution au nom d’un intérêt de classe ou d’un intérêt personnel. Les communistes de la période utopique sont anti-révolutionnaires, parce que, pour eux, pour leurs théories de réforme, de transfiguration sociale, le grand argument consiste à dire : « Si vous ne voulez pas de trouble, si vous ne voulez pas que la société soit profondément bouleversée, en un mot, si vous voulez faire l’économie d’une révolution, faites ce que nous vous disons. Réformez la société, supprimez la propriété privée, source de tous les maux, de toutes les misères ». Les communistes de la période utopique étaient des anti-révolutionnaires pour une autre raison : ils avaient l’horreur de tout bouleversement violent. Mably cependant faisait exception. Il déclare, en effet, textuellement que la guerre civile n’est pas un mal, que c’est plutôt un bienfait, parce que c’est une opération, une amputation nécessaire pour écarter un membre gangrené, dans le but de sauver le corps social tout entier. Voilà le seul trait qui distingue Mably des autres communistes de la période utopique.

Mais, comme tous les autres utopistes, il se contente de la critique par le bon sens, par la raison simple, par la logique. Comme les autres, il considère, la transformation sociale, la suppression de la propriété privée, comme l’application d’une nouvelle morale. Mably est mort quelques années avant la grande révolution, le 23 avril 1785. Je vous communiquerai la liste de ses œuvres, dans la bibliographie socialiste que nous constituerons pour vous dans un des cahiers. Vous connaîtrez alors les titres exacts de ses œuvres.

Je passe maintenant à Saint-Simon. Saint-Simon nous intéresse tout particulièrement. Avec lui, commence une nouvelle période du socialisme. C’est la période scientifique.

Saint-Simon ne considère pas la réforme sociale qu’il propose comme une nouvelle morale. Il la considère plutôt comme une nouvelle science. Avant de réformer la société, dit-il, il faut fonder une physique sociale, une nouvelle science sociale qui soit aussi exacte que les sciences naturelles. C’est lui qui est un des initiateurs de cette idée, qu’il y a nécessité et possibilité de formuler scientifiquement notre idéal social, notre but de transformation sociale, et cela, non seulement dans cette formule vague : il va plus loin. Pour que l’idéal social soit pris au sérieux, il faut, selon lui, que cet idéal social se base, non seulement sur notre désir, sur notre notion de justice, d’équité, mais sur les forces du passé, comme sur celles du présent. Il faut, en un mot, que la transformation sociale sorte des entrailles mêmes de la réalité historique, qu’elle soit la conclusion de toute une série de transformations dans le passé. Il faut connaître l’histoire, non l’histoire des guerres, des conflits entre dynasties, entre princes, entre Etats, mais la véritable histoire de la civilisation, l’histoire des conditions sociales, l’histoire du travail, l’histoire des sciences pour pouvoir baser cet idéal social non sur un rêve, mais sur des faits, sur des réalités. Il faut bâtir la société future, non sur le sable de nos désirs, mais sur le roc des réalités historiques. Voilà l’idée fondamentale de Saint-Simon. Vous voyez par cela même que c’est précisément la conception du socialisme moderne, qui applique la même méthode réaliste, qui, précisément, distingue deux sortes de socialismes : le socialisme utopique, qui se base sur les rêves, les idées, les désirs, la notion de justice et d’équité, et le socialisme scientifique, ou réaliste, qui se base sur l’évolution historique elle-même.

Avant d’entrer dans les détails, je veux vous donner une idée générale et vous exposer brièvement la vie de ce remarquable précurseur du socialisme scientifique. Claude Henri, comte de Saint-Simon, est né le 17 octobre 1760. Il est mort en 1825, donc, à l’âge de 65 ans. Il était d’une grande famille, issue de la véritable aristocratie. Il avait même la prétention de descendre de Charlemagne. A ce sujet, Michelet dit : « C’est assez bien d’avoir fourni l’un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle et le plus hardi penseur d’un autre. » Le plus grand écrivain du XVIIIe siècle, c’était le duc de Saint-Simon, l’auteur des célèbres Mémoires, qui a raconté la vie de la cour de Louis XIV. Selon Michelet lui-même, le précurseur de notre socialisme, c’est le penseur le plus hardi du XVIIIe siècle.

Un de ses biographes l’appelle le dernier gentilhomme et le premier socialiste. Ce n’est pas exact, vous le savez, après notre brève étude de Mably et de Morelly. Dès son enfance, Saint-Simon montra un caractère énergique et indépendant. Il refusa de faire sa première communion, ne voulant pas commettre un acte d’hypocrisie. Son père l’envoya pour cet acte d’indépendance à la prison de Saint-Lazare, d’où il s’évada arrachant les clés à son gardien. A cette époque, la prison de Saint-Lazare, servait non pour des femmes, mais pour des hommes. Le père de Saint-Simon n’était pas tout à fait favorable à son fils, justement à cause de la trop grande indépendance de son caractère.

Saint-Simon débuta dans la vie, comme c’était l’usage, à l’époque, par le service militaire, qu’il détestait d’ailleurs. Il se battit dans l’armée de La Fayette, pendant la guerre de l’indépendance aux Etats-Unis. Il avait une grande ambition, dès sa prime jeunesse. Son domestique avait l’ordre de le réveiller chaque jour par ces paroles : « Souvenez-vous, Monsieur le Comte, que vous avez de grandes choses à faire. »

Quand il revint en France, il fut fait colonel. Il n’avait pas encore à cette époque 23 ans. Déjà, de grands projets le préoccupaient. Il avait l’esprit très entreprenant. Lorsque la révolution de 1789 éclata, tout en ayant des sympathies pour les idées libérales, sans se considérer comme républicain, il était pour le régime constitutionnel, limitant l’arbitraire de la monarchie. Mais il ne se laissa pas entraîner par l’action politique. Il avait le sens social très développé et considérait les réformes politiques comme des réformes secondaires. Ce qui le préoccupait principalement, c’était la transformation sociale. Si on ne connaissait pas sa vie ultérieure, on aurait pu l’appeler, sinon un profiteur de guerre, mais un profiteur de la révolution, parce qu’il spécula sur les biens nationaux, avec un associé, Von Redern, un baron prussien. Il a même gagné une grande fortune dans cette spéculation. Mais, pour Saint-Simon, l’argent n’était pas un but, c’était un simple moyen. En effet, il dépensa toute sa fortune, qui était assez considérable, pour l’étude. Il étudia d’une façon très originale, en grand seigneur. Au lieu d’aller à l’école, il faisait venir à sa table les plus grands savants. Il se déplaça même quand il voulut étudier les sciences physiques. Il transporta son domicile à côté des écoles supérieures, où l’on enseignait les sciences exactes. Quand il voulait étudier une autre science enseignée ailleurs, il changeait de domicile. Avec cette manière d’étudier, il se ruina entièrement et pas un savant, ayant profité de sa richesse et de sa largesse, n’est venu à son secours quand il était dans la misère la plus complète. Il ne s’est trouvé qu’un seul homme pour l’aider, c’était son domestique, un homme du peuple. Sans lui, il serait mort de faim. Il avait pour vivre une trop modeste fonction de scribe dans un bureau de Mont de Piété dont il ne pouvait vivre que misérablement. Il y avait même des moments on il était en plein désespoir. Il tenta de se suicider, mais il fut sauvé. Voilà toute sa vie, qui débute par quelques aventures courantes à cette époque, qui se continue et qui finit par l’étude la plus approfondie, la plus sérieuse des plus graves problèmes.

Il s’est fait un programme pour lui personnellement. Il a formulé un programme d’études en quatre règles assez caractéristiques pour que je vous le cite en entier.

Première règle : mener, dans la vigueur de l’âge, la vie la plus originale et la plus active, — parce que, selon Saint-Simon, on n’apprend ni la vie dans les discours, ni dans les livres, il faut vivre sa vie.

Seconde règle : prendre connaissance de toutes les théories scientifiques, particulièrement des théories astronomiques et physiologiques. — Comme je vous l’ai déjà dit, Saint-Simon considérait la science sociale comme une science exacte. Elle devait donc, non pas précéder, mais suivre les sciences astronomiques et physiologiques. D’ailleurs, il a fait, comme nous le verrons plus loin, une classification des sciences qui était remarquable et qui a été vulgarisée par son secrétaire, Auguste Comte, fondateur du positivisme.

Troisième règle : parcourir toutes les classes de la société. Se placer personnellement dans le plus grand nombre de positions sociales différentes et même créer pour les autres et pour soi des relations qui n’aient pas existé. — C’est l’application au fond de la première règle : connaître la vie en la vivant sous différentes formes, les plus originales possibles.

Quatrième règle : employer sa vieillesse à résumer toutes les observations sur les faits qui sont le résultat de ces expériences, tant pour les autres que pour soi et lier ses observations de manière que cela forme une théorie philosophique neuve.

L’homme qui applique ces quatre règles est celui auquel l’humanité doit accorder le plus d’estime. C’est celui qu’elle doit regarder comme le plus vertueux, puisque c’est lui qui a travaillé le plus méthodiquement et le plus directement au progrès de la science véritable, source de la sagesse.

Comme partisan ardent et convaincu des sciences exactes, Saint-Simon a voué un véritable culte à Newton, le plus grand mathématicien de toutes les époques. Mais il trouvait que Newton n’était pas parfait. Il avait de grands défauts selon lui. Il était sobre, économe et menait une vie d’ascète. Il est mort, comme dit Saint-Simon, « vierge à plus de quatre-vingts ans ». Il trouvait cela abominable. Newton n’a pas rempli la première et la quatrième règles du programme saint-simonnien. Il n’a pas parcouru les aventures de la vie. Il était trop normal et ne pouvait pas connaître la vie.

Je vous lis un autre passage très caractéristique pour sa mentalité :

« Si je vois un homme qui ne s’occupe pas de science générale, fréquenter les maisons de jeu et de débauche, ne pas fuir avec la plus scrupuleuse attention la société des personnes d’une immoralité reconnue, je dirai : voilà un homme qui se perd ; les habitudes qu’il contracte l’aviliront à ses propres yeux et le rendront, par conséquent, souverainement méprisable. Mais si cet homme s’occupe de philosophie théorique, si le but de ses recherches est de rectifier la ligne de démarcation qui doit séparer les actes et les classes en bonnes et mauvaises, s’il cherche à découvrir un remède pour guérir les maladies d’intelligence qui entraînent ceux qu’elles attaquent dans des routes qui les éloignent du bonheur, je dirai : cet homme parcourt la carrière du vice dans une direction qui le conduira nécessairement à la plus haute vertu ».

Saint-Simon a oublié un détail. C’est qu’en parcourant le chemin du vice pour arriver à la vertu, on peut rester en route. C’est une expérience extrêmement dangereuse. Elle a réussi à Saint-Simon. Mais il faut être Saint-Simon pour que cela réussisse.

Pour Saint-Simon, les sciences n’étaient pas des choses mortes, des choses abstraites, sans aucun lien avec la vie. Les sciences les plus exactes, comme les sciences historiques, n’étaient pour Saint-Simon qu’un moyen de transformation sociale, qui doit aboutir au bonheur universel. Il dit, en s’adressant aux savants : « Quittez la direction de l’atelier scientifique, laissez-nous réchauffer son cœur qui s’est glacé sous votre présidence et reporter son attention vers les travaux qui peuvent ramener la paix générale ». « Depuis quinze ans, écrit Saint-Simon, je travaille sans feu, et j’ai vendu jusqu’à mes habits pour subvenir aux frais de copie de mon travail. C’est la passion de la science et du bonheur public ». Vous voyez dans ces dernières phrases cette liaison, dans l’esprit de Saint-Simon de ses deux passions, la passion de la science et celle du bonheur public. Dans cette dernière phrase, c’est tout Saint-Simon.

Il menait de front à la fois l’étude scientifique, et l’effort systématique pour le bonheur universel. L’un n’exclut pas l’autre, au contraire. Selon la conception de Saint-Simon, c’est par la science, par l’intelligence de ce qui se passe qu’on arrivera à la compréhension de la transformation sociale nécessaire. Du moment que l’idéal social ne sort pas tout vivant, tout prêt, tout fait de notre imagination, du moment que cet idéal social se trouve dans les faits mêmes, dans la vie sociale, dans la vie historique, savoir c’est prévoir, savoir c’est donc forger une arme pour l’action. D’ailleurs, la formule « savoir, c’est prévoir » est reprise par son disciple Auguste Comte.

Saint-Simon se base sur l’idée qu’il existe une synthèse des forces naturelles et des forces sociales, de la science et de l’action. Si nous jetons en passant un coup d’œil sur le socialisme moderne pour rattacher Saint-Simon au socialisme de nos jours, nous retrouvons chez Marx et chez Lassalle cette idée fondamentale de l’union qui doit exister et qui existe entre la science et le travail.

Lassalle en a fait le sujet d’un discours fameux et Marx a exprimé des pensées analogues.

Saint-Simon cherche à organiser scientifiquement la Société. Et comme il vivait dans la période de la grande révolution, il arrive à se poser cette question : Qu’est-ce que cette révolution ? Quel sens à ce bouleversement qui embrasait l’Europe tout entière à cette époque. Saint-Simon a compris — et là aussi vous retrouvez la méthode du socialisme moderne — que la révolution française de 1789 et de 1793 n’était pas seulement un changement de politique. Ce n’était pas seulement un manifeste proclamant, sur le papier, en théorie, les droits de l’homme et du citoyen. C’est selon Saint-Simon — et c’est la vérité — l’avènement d’une nouvelle période sociale, c’est l’avènement au pouvoir d’une nouvelle classe. L’idée que l’histoire est dirigée par des classes, c’est l’idée saint-simonienne. Il parle du rôle qu’avait dans l’histoire la théocratie, ou classe du clergé, des prêtres, et la classe des nobles qui s’accordaient très bien avec les prêtres, puisqu’ils partaient des mêmes principes, des mêmes dogmes : l’obéissance aveugle, l’autorité. Ces classes, avec le temps, constate Saint-Simon, deviennent inutiles. Une nouvelle clause surgit avec la révolution, la classe industrielle. Nous l’appelons aujourd’hui la classe bourgeoise. Ce n’est plus par la prière, ce n’est plus par la foi que les hommes sont régis, c’est par la production, par le travail, par l’industrie, et, comme pour organiser l’industrie il faut de la science, c’est par la science et par les arts. Et Saint-Simon faisant l’historique des sciences exactes, depuis l’introduction de la science par les Arabes en Europe vers le Xe siècle, Saint-Simon arrive à cette conclusion, que le gouvernement de la Société moderne doit appartenir à trois catégories d’hommes : les industriels, les artistes, les savants. Les militaires ont fait leur temps, la noblesse a fait son temps, le clergé a fait son temps. Pendant cette nouvelle période industrielle, c’est une nouvelle classe, ce sont de nouveaux hommes qui doivent diriger la société. Les industriels, les savants et les artistes représentent trois formes fondamentales du travail : travail industriel, travail scientifique, travail artistique. Remarquez bien que Saint-Simon, en parlant de la classe industrielle, déclare textuellement : « Tout par l’industrie, tout pour l’industrie ». Saint-Simon et l’école saint-simonienne étaient des ennemis convaincus de toute guerre, de tout militarisme, de toute caste militaire. Saint-Simon déclarait que ces industriels forment une classe spéciale. Et il ne distingue pas encore, à son époque, entre les bourgeois, les entrepreneurs capitalistes et les producteurs directs, les prolétaires, les travailleurs. Ce qui lui importait le plus, c’était d’opposer aux classes de l’Ancien régime la noblesse et le clergé, une nouvelle classe sociale, la nouvelle classe, la bourgeoisie qui vient d’arriver au pouvoir. Mais cette bourgeoisie était, à cette époque, une classe productrice, une classe utile. Le bourgeois ne vivait pas de rentes. Il mettait la main à la pâte. Il organisait vraiment la production. Les ouvriers n’étaient pas suffisamment nombreux. Ce n’était pas encore une véritable classe prolétarienne. Voilà pourquoi Saint-Simon, dans la classe industrielle, ne voit qu’une masse homogène, un bourgeois qui travaille un bourgeois qui est à la fois entrepreneur, ouvrier, organisateur et dirigeant de son industrie. C’est l’idée fondamentale de la conception de Saint-Simon. Il a compris le caractère dominant de la nouvelle société bourgeoise. Il a combattu les survivances du passé, le régime et les classes déchues. Mais sa méthode n’était pas tout à fait dans ses détails, la méthode du socialisme de notre époque.

D’abord, même dans sa conception générale, vous avez dû remarquer vous-mêmes que ce n’est pas la production, la base économique qui joue le rôle décisif. C’est la science, c’est l’intelligence, l’intelligence organisée, systématique, méthodique. Il faut d’abord, selon Saint-Simon, réformer la science, s’assimiler tous les résultats généraux des sciences. Et lorsque nous aurons formé une physique sociale, une Science sociale exacte, c’est alors seulement que nous pourrons réformer la société.

Ce n’est pas notre conception. Nous disons qu’à la base de la société, il y a le développement des forces productives. Et, avec le développement des forces productives, les idées des hommes changent fatalement. Le prolétariat se forme, s’organise sur son propre terrain de classe, et devient l’outil de la révolution, l’outil de la transformation sociale. Pour Sain-Simon, ce n’est pas le prolétariat, ce ne pouvait pas être le prolétariat — qui n’était pas développé à son époque — qui pouvait être l’outil révolutionnaire, l’instrument de la transformation : c’était la bourgeoisie. Il est vrai qu’elle était révolutionnaire à cette époque. Mais ce n’était pas la révolution prolétarienne ; c’était la révolution bourgeoise. La bourgeoisie a fait sa révolution. Et Saint-Simon a compris la portée historique de la révolution bourgeoise. Il n’a pas pu encore voir la portée de la nouvelle révolution qui sortira des oppositions au sein même de ce qu’il appelle la classe industrielle, la bourgeoisie : la révolution prolétarienne de nos jours.

Saint-Simon est à la fois le précurseur d’une nouvelle conception scientifique de la société, se basant sur des réalités et d’une nouvelle méthode de recherche. Mais il y avait encore en lui beaucoup d’utopie, puisqu’il basait encore ses projets de réforme sociale sur la classe qui n’était pas le véritable instrument de la transformation dans le sens saint-simonien. Et voilà pourquoi nous le voyons adresser un exemplaire de ses Lettres d’un Habitant de Genève — c’est le titre d’une brochure — au premier Consul, à Napoléon Bonaparte — qui n’était pas encore empereur — accompagné de la lettre suivante :

« Citoyen Premier Consul,

« Je vous envoye mon ouvrage ; il est bien peu volumineux, mais cela ne vous étonnera pas quand vous saurez que j’ai employé la plus grande partie de ma vie à le méditer. Je souhaite que vous le trouviez bon, et j’ose me permettre de vous dire que, dans mon opinion, vous êtes le seul de mes contemporains en état de le juger : si vous vouliez bien avoir la bonté de ne pas me laisser ignorer le jugement que vous en porterez, vous me ferez un très grand plaisir.

« En signant cette lettre, en restant sur la partie du globe dont les habitants se trouvent immédiatement sous vos ordres, je prends comme vous voyez, la liberté de me placer directement sous votre protection ».

Comme tous les utopistes, il faisait appel à un bon tyran, et c’était naturel. Comme on a besoin d’une base, d’un point d’appui, d’un levier pour réaliser une idée, et comme on ne trouve pas à cette époque, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, le prolétariat — cette base réelle pour la transformation sociale — il se trouve dans la nécessité de s’adresser aux pouvoirs établis, aux hommes puissants pouf réaliser cette idée. C’est la méthode utopiste.

Comme théoricien, comme philosophe, Saint-Simon dépasse tous les utopistes. De plain-pied, il entre dans la réalité des choses. Il demande que l’idéal social soit basé sur des forces historiques, et non sur l’imagination, sur la bonne volonté. Mais en pratique, étant donné l’absence d’une force réelle, étant donné l’état encore faible du prolétariat, il s’adresse aux seules forces qui existent selon lui. Naturellement, sa lettre n’eut aucune conséquence. Elle n’eut aucune réponse.

Saint-Simon fait une analyse très remarquable et très exacte de la situation de l’Europe à cette époque. C’était l’époque des guerres napoléoniennes. Il critique cet état d’anarchie et de violence de l’Europe de son temps. Il oppose l’esprit, industriel à l’esprit militaire, comme il oppose la méthode scientifique à la méthode dogmatique. Il a formulé la loi des trois étapes dont je vous ai parlé : Première période, la période théologique, basée sur la loi, la croyance, le dogme. Seconde période, la période métaphysique, qui remplace les forces surnaturelles par des vérités absolues. Troisième période, période positive, qui se base uniquement sur l’étude des faits.

Naturellement, Saint-Simon, comme je l’ai dit, s’adresse non seulement à Napoléon, premier consul, comme à la plus grande puissance du temps, il s’adresse à toutes les bonnes volontés des classes dominantes. Il leur demande de travailler au bonheur de l’immense majorité de la population, des 25 millions d’habitants qui, en France, appartiennent à la classe industrielle. Ce sont les paroles de Saint-Simon. Voyez, pour lui, la classe industrielle, ou ce que nous appelons la bourgeoisie, c’est 25 millions de Français, c’est-à-dire la presque totalité de la population. Tous ceux qui travaillent directement ou indirectement, paysans, industriels, directeurs, fabricants, administrateurs, tout cela forme la classe industrielle.

Et voici la fameuse parabole de Saint-Simon, pour laquelle il a été traduit devant la justice comme un simple comploteur, comme un homme formant un complot contre la société établie :

« Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes, ses cinquante premiers mathématiciens, ses cinquante premiers poètes, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs, ses cinquante premiers musiciens, ses cinquante premiers littérateurs ;

Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers ingénieurs civils et militaires, ses cinquante premiers artilleurs, ses cinquante premiers architectes, ses cinquante premiers médecins, ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante premiers pharmaciens, ses cinquante premiers marins, ses cinquante premiers horlogers. »

Et il continue par l’énumération de tous les ouvriers vraiment utiles, vraiment productifs. Parmi ceux-ci, il place les banquiers, les négociants et, naturellement les agriculteurs, les fabricants, etc.

Alors il dit :

« Comme ces hommes sont les français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont, de tous les Français, les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa prospérité ; la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les perdrait ; elle tomberait immédiatement dans un état d’infériorité vis-à-vis des nations dont elle est aujourd’hui la rivale, et elle continuerait à rester subalterne à leur égard tant qu’elle n’aurait pas réparé cette perte, tant qu’il ne lui aurait pas repoussé une tête.

Passons à une autre supposition.

« Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur, frère du Roi, Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Bourbon, Madame la duchesse d’Angoulême, Madame la duchesse de Berry, Madame la duchesse d’Orléans, Madame la duchesse de Bourbon et Mlle de Condé.

« Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la Couronne, tous les ministres d’Etat {avec ou sans départements), tous les conseillers d’Etat — y compris Blum (rires) — tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.

« Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importants de l’Etat, ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal politique pour l’Etat ».

D’abord, par la raison qu’il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes, il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du Roi, aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places de prince tout aussi convenablement que Monseigneur le Duc d’Angoulême, que Monseigneur le Duc de Berry, que Monseigneur le Duc d’Orléans, que Monseigneur le Duc de Bourbon ; beaucoup de Françaises seraient aussi, bonnes princesses que Madame la Duchesse d’Angoulême, que Madame la Duchesse de Berry, que Mesdames d’Orléans, de Bourbon et de Condé.

Les antichambres du Château sont pleines de courtisans prêts à occuper les places de grands-officiers de la Couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’Etat ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et les sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands-vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires vivant noblement, leurs héritiers n’auront besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux.

La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l’effet et en résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers ; or, les princes, les grands-officiers de la Couronne, les évêques, les maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne travaillent point directement au progrès des sciences, des beaux-arts, des arts et métiers ; loin d’y contribuer ils ne peuvent qu’y nuire, puisqu’ils s’efforcent de prolonger la prépondérance exercée jusqu’à ce jour par les théories conjecturales sur les connaissances positives ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation, en privant comme ils le font les savants, les artistes et les artisans du premier degré de considération qui leur appartient légitimement ; ils y nuisent puisqu’ils emploient leurs moyens pécuniers d’une manière qui n’est pas directement utile aux sciences, aux beaux-arts et aux arts et métiers ; ils y nuisent, puisqu’ils prélèvent annuellement, sur les impôts payés par la nation, une somme de trois à quatre cents millions sous le titre d’appointements, de pensions, de gratifications, d’indemnités, etc., pour le payement de leurs travaux qui lui sont inutiles.

Ces suppositions mettent en évidence le fait le plus important de la politique actuelle ; elles placent à un point de vue d’où l’on découvre ce fait dans toute son étendue et d’un seul coup d’œil ; elles prouvent clairement, quoique d’une manière indirecte, que l’organisation sociale est peu perfectionnée ; que les hommes se laissent encore gouverner par la violence et par la ruse, et que l’espèce humaine (politiquement parlant) est encore plongée dans l’immoralité.

Puisque les savants, les artistes et les artisans, qui sont les seuls hommes dont les travaux soient d’une utilité positive à la société, et qui ne lui coûtent presque rien, sont subalternisés par les princes et par les autres gouvernants qui né sont que des routiniers plus ou moins incapables.

Puisque les dispensateurs de la considération et des autres récompenses nationales ne doivent, en général, la prépondérance dont ils jouissent qu’au hasard de la naissance, qu’à la flatterie, qu’à l’intrigue ou à d’autres actions peu estimables ;

Puisque ceux qui sont chargés d’administrer les affaires publiques se partagent entre eux, tous les ans, la moitié de l’impôt, et qu’ils n’emploient pas un tiers des contributions, dont ils ne s’emparent pas personnellement d’une manière qui soit utile aux administrés.

Ces suppositions font voir que la société actuelle est véritablement le monde renversé ;

Puisque la nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches, et qu’en conséquence les moins aisés se privent journellement d’une partie de leur nécessaire pour augmenter le superflu des gros propriétaires ;

Puisque les plus grands coupables, les voleurs généraux, ceux, qui pressaient la totalité des citoyens, et qui leur enlèvent trois à quatre cents millions par an se trouvent chargés de faire punir les petits délits contre la société ;

Puisque l’ignorance, la superstition, la paresse et le goût des plaisirs dispendieux forment l’apanage des chefs suprêmes de la société, et que les gens capables, économes et laborieux ne sont employés qu’e-n subalternes et comme des instruments ;

Puisque, en un mot, dans tous les genres d’occupations, ce sont les hommes incapables qui se trouvent chargés du soin de diriger les gens capables ; que ce sont, sous le rapport de la moralité, les hommes les plus immoraux qui sont appelés à forcer les citoyens à la vertu et que, sous le rapport de la justice distributive, ce sont les grands coupables qui sont proposés pour punir les fautes des petits délinquants.

Il a été traduit devant la justice de cette époque qui rappelle la nôtre ; avec cette différence qu’il a été acquitté.

Encore une particularité de la conception de Saint-Simon. C’est qu’il donnait à sa conception scientifique, basée sur l’étude des faits, un caractère religieux. Il voulait fonder, non seulement une nouvelle théorie sociale, mais il voulait fonder une nouvelle religion. Aussi, grâce à cette méthode utopique — n’ayant pas une classe solide comme le prolétariat pour en faire un instrument de transformation sociale, de révolution — il voulait selon une méthode d’entraînement systématique, par persuasion, par sentiment, inspirer à tous ses partisans une ardeur mystique, religieuse, pour que la réforme sociale devienne l’objet d’un véritable culte. Vous verrez, lorsque nous étudierons l’école saint-simonienne que c’est ce côté négatif qui a été repris par tous ses disciples. Les disciples prennent souvent les mauvais côtés du maître en exagérant.

J’aurai terminé quand je vous aurai lu le récit de la mort de Saint-Simon qui a été fait par M. Hubbard, un de ses biographes :

« La mort s’approchait rapidement. — A six heures, le docteur Bailly demanda à Saint-Simon s’il souffrait. — Non, répondit-il. — Mais encore, reprit le docteur, dans aucune partie ? — Il y aurait exagération à dire que je ne souffre pas, dit alors Saint-Simon, mais qu’importe ! causons d’autre chose. — Il se recueillit quelques instants et pria ceux qui l’entouraient de venir s’asseoir auprès de lui. MM. O. Rodrigues, Bailly et Léon Halévy, qui se trouvaient dans sa chambre, se hâtèrent d’obéir à sa prière. Alors, d’une voix entrecoupée du hoquet de la mort, le pouls glacé, l’œil presque éteint, Saint-Simon rassembla ses dernières forces et s’exprima ainsi :

« Depuis douze jours, Messieurs, je m’occupe de vous présenter les moyens de rendre la meilleure possible la combinaison de vos efforts pour votre entreprise (celle du Producteur), et depuis trois heures je cherche à vous faire le résumé de mes pensées à cet égard. Dans ce moment, tout ce que je puis dire, c’est que vous arrivez à une époque où des efforts bien combinés doivent avoir le plus grand succès. La poire est mûre (avec force), et vous devez la cueillir. La dernière partie de mes travaux sera peut-être mal comprise. En attaquant le système religieux du moyen âge, on n’a réellement prouvé qu’une chose, c’est qu’il n’était plus en harmonie avec le progrès des sciences positives, mais on a eu le tort de conclure que le système religieux tendait à s’annuler. Il doit seulement se mettre d’accord avec les sciences. Je vous le répète, la poire est mûre, vous devez la cueillir. Quarante-huit heures après notre seconde publication, nous serons un parti. »

« Quelques minutes auparavant, il avait dit à M. O. Rodrigues :

« Souvenez-vous que, pour faire quelque chose de grand, il faut « être passionné ».

C’était « ne idée fondamentale de Saint-Simon, une idée exacte. Il n’y a que par la grande passion qu’on peut faire quelque chose.

« Le résumé des travaux de toute ma vie, c’est de donner à tous les membres de la société la plus grande latitude pour le développement de leurs facultés. »

« Enfin sa voix s’éteignit de plus en plus. Il devenait chaque fois plus difficile de saisir les derniers rayons de cette rare intelligence ; ses dernières paroles, qu’il accompagne d’un geste expressif, furent à voix basse, mais distinctes : « Nous tenons « notre affaire » ; sa main droite portée vivement à sa tête, avec une sorte d’effort, retomba à côté de lui sans mouvement. L’œil s’éteignit et, trois heures après, après un râle très doux, il expira. Saint-Simon ne travaillait guère que la nuit. Quand on venait le voir le matin : « Ouvrez le tiroir, disait-il en riant, lisez, le travail de la nuit, il est encore tout chaud, il sort du four ».

Ses dernières lignes écrites furent : « Il faut s’occuper du sort des pauvres. ». C’est le bien-être général qui a été le guide de toute sa vie et le fond moral de sa conception sociale, à la fois sentimentale, rationnelle et positive.

N’oublions pas qu’il fut seulement le précurseur.

Le véritable viendra plus tard.






Bois gravés de Jean Lebedeff




Sténographié par la Coopérative « STENOS »
et imprimé par la Société Mutuelle d’Edition