Le Socialisme VII. Les Précurseurs du Socialisme moderne : Charles FOURIER

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Fourier est le représentant le plus caractéristique de la période utopique du socialisme.

Tandis que le socialisme scientifique, comme vous le savez, constate tout d’abord les faits, étudie l’évolution historique, l’évolution sociale, le caractère même des forces historiques et sociales qui forment la société, et après étude, après analyse, cherche à déduire les formes nouvelles de la société, l’organisation nouvelle de nos rapports sociaux, en se basant sur ce qui existe, sur ce qui est en train de se développer, l’utopisme invente.

Charles Fourier se glorifie d’avoir inventé un système. Il se considère comme un véritable inventeur d’une nouvelle machine, d’un nouveau mécanisme social.

Nous le comparerons avec Saint-Simon. Il a vécu, en effet, à peu près à la même période.

Il est né 12 ans après Saint-Simon (1772) ; il a vécu, comme Saint-Simon, 65 ans, c’est-à-dire qu’il est mort 12 ans après Saint-Simon, en 1837.

Il a traversé la même période de la révolution, de la grande transformation politique et sociale, du bouleversement, non seulement en France, mais dans l’Europe tout entière.

Si on compare la doctrine de Charles Fourier avec les théories et les systèmes de Saint-Simon, on doit constater qu’au point de vue scientifique, Fourier, sans aucun doute, représente plutôt un recul. Ce n’est pas un homme qui a étudié toutes les sciences modernes, au moins les résultats généraux de toutes les sciences principales de son époque, ainsi que l’a fait Saint-Simon. Fourier ne rêve pas de fonder une nouvelle science, de donner à la science sociale l’exactitude mathématique des sciences naturelles dites exactes. C’est avant tout un homme pratique, un homme d’action, un homme de réformes et de réalisation immédiate.

Saint-Simon, vous le savez, est le précurseur de la méthode de Marx, le co-fondateur du positivisme d’Aug. Comte, son élève, de la méthode scientifique dans les sciences sociales.

Fourier n’a pas cette prétention ; il prétend, en revanche, avoir inventé, — je le répète, car ce mot est la caractéristique de l’utopiste qu’était Fourier — il prétend avoir inventé un nouveau système de rapports sociaux qui rendra l’humanité heureuse : le système de l’association ou de la coopération. Il est, avec Robert Owen, le véritable père de la coopération, ou plutôt le théoricien de la coopération.

Quelques mots tout d’abord de sa vie.

Il est sorti des classes moyennes. Son père, qui habitait Besançon, y était un notable commerçant ; c’était une des premières familles commerciales. Il a laissé une fortune assez considérable, pour l’époque, à son fils.

Dès sa première jeunesse, Fourier aide son père dans le commerce. A l’âge de cinq ans, il a été puni par son père pour avoir dit la vérité, et c’est sa première impression durable ; dans le commerce, il ne faut pas dire la vérité, c’est un des principes commerciaux.

C’est alors qu’il a compris toute la fourberie de notre régime social capitaliste qu’il appelle ensuite le régime d’incohérence et de « la civilisation ». Pour lui, la civilisation capitaliste, c’est la barbarie, c’est l’incohérence, c’est la civilisation morcelée, c’est-à-dire l’individualisme. Chacun ne considère que son intérêt, qu’il comprend d’ailleurs très mal, et mène une lutte à mort contre ses semblables, au lieu d’associer ses efforts aux leurs et produire des résultats admirables. Ces efforts sont pulvérisés, morcelés, divisés, dispersés, et au lieu de s’harmoniser, ils sont à l’état d’incohérence. C’est l’idée fondamentale de la doctrine fouriériste.

Une autre expérience de sa propre vie l’a poussé également à la critique, la plus acerbe et géniale du régime mercantile actuel. Quand il était commis dans une maison de commerce à Marseille, il a reçu l’ordre de jeter un grand nombre de quintaux de riz à la mer, pour « corser » les prix de cette denrée. Cela lui a paru tellement absurde qu’il a commencé à approfondir et à critiquer ce régime qui produit cette absurdité que l’homme, au lieu de profiter de ses richesses cherche à les détruire, pour satisfaire non les intérêts du consommateur, mais ceux des commerçants, des mercantis, des profiteurs.

Ce qui caractérise Fourier, comme personnalité, c’est avant tout la force de sa volonté. L’obstination est le trait dominant de sa nature. Il voyagea beaucoup ; il changea souvent de situation.

Vous vous rappelez les théories de Saint-Simon, son programme de vie : il faut mener la vie la plus variée possible ; il faut passer par des expériences multiples de la vie pour la goûter, pour la connaître toute, et seulement après avoir vécu parfaitement, intensivement, largement, avec toutes sortes de péripéties, formuler la théorie de la vie quand on est déjà à son âge mûr.

Fourier n’avait pas ces théories ; mais on peut dire que les circonstances de sa vie l’ont amené, sans le vouloir, à appliquer en partie, le programme saint-simonien.

C’était un autodidacte ; il avait fait lui-même son instruction. Il cherchait aussi, mais sur une échelle moins vaste que Saint-Simon, à connaître les résultats des sciences principales de son époque. Il avait une curiosité très développée ; il n’y avait qu’une seule chose qu’il n’aimait pas étudier, c’étaient les langues.

Théoricien de l’harmonie universelle, apôtre de l’association, il ne comprenait pas cette « Babel » des langues, cette multiplicité des mots qui désignent la même chose. Lui qui aimait beaucoup à créer des néologismes, il détestait l’étude les langues, trouvant avec raison, que c’est souvent du temps perdu puisque ce ne sont pas de nouvelles idées qu’on acquiert, mais seulement de nouveaux termes.

Il opposait au verbalisme des langues différentes, le réalisme des faits. Et il rêvait une langue universelle qui harmoniserait les efforts humains, au lieu de dresser par la différence de langue, des barrières entre pays, continents et nations.

Dans les sciences mêmes, Fourier distinguait entre les sciences exactes, comme les sciences mathématiques, naturelles et historiques, et les prétendues sciences ou les sciences incertaines, comme la morale, l’économie, la politique et la philosophie.

Ce qui caractérise Fourier, c’est un véritable génie inventif et une originalité remarquable. Il a même érigé un système très original ; il prêchait, comme il disait, le « grand écart ». Ce n’est pas, pour lui, un terme chorégraphique. Pour lui, le « grand écart » n’a rien de la danse ; cela voulait dire : s’écarter le plus possible de toutes les idées, de tout ce que les hommes considèrent comme vrai, comme bon, comme juste.

Et il réclamait aussi le doute absolu : il faut douter de tout, modifier tout, changer tout.

Fourier, comme tous les autres, utopistes, — sauf Mably —, n’aimait pas la Révolution. Lui aussi, employait comme grand argument, pour son système, l’idée de faire l’économie d’une révolution. « Acceptez ma réforme sociale, dit-il, acceptez mon plan de transformation sociale, et vous aurez fait l’économie d’une révolution, vous aurez évité la violence ». D’ailleurs ; comme Saint-Simon, il était en partie victime de la révolution. La révolution l’avait ruiné à peu près. Il se battait même contre la révolution.

Son premier ouvrage, ou plutôt son premier article, date de 1803. Il était à cette époque à Lyon. Il a publié une étude sur la situation de l’Europe, dans laquelle il prédisait une catastrophe qui causerait une guerre épouvantable et qui se terminerait par la paix perpétuelle. Comme dans toutes les prophéties, il n’y a qu’une moitié de celle-ci qui s’est réalisée. Il termine son article par cette phrase : « La vérité que vous cherchez depuis deux mille cinq cents ans va paraître pour votre confusion. Les sciences politiques et morales ont plus duré qu’elles ne dureront. »

Il est curieux de constater que c’est en cette même année que fut publié le premier écrit de Saint-Simon dont je vous ai parlé : « Lettres d’un Habitant de Genève » à Napoléon, Premier Consul de France.

Napoléon, qui suivait avec grande attention toutes les manifestations de l’esprit en France, s’est intéressé à ce publiciste et comme résultat, a interdit au journal de publier ses articles politiques. C’est aussi le sort de tous les utopistes. Ils n’ont confiance que dans le pouvoir constitué ; ils s’adressent aux puissances du jour, et le premier obstacle pour la propagation de leurs idées, c’est précisément ce pouvoir constitué, ces puissances du jour.

La philosophie fouriériste, l’idée fondamentale, la base psychologique du système de Fourier, c’est sa théorie des passions, qui se base sur l’idée dominante du XVIIIe siècle, à savoir que la nature est bonne en elle-même ; que si l’homme est vicieux dans sa vie, dans ses institutions, ce n’est pas la faute de la nature qui a créé l’homme parfait, en tout cas perfectible, capable de se perfectionner, c’est la faute au milieu et aux institutions, à la conduite de l’homme, à la civilisation, c’est-à-dire à ce qui est artificiel ; à ce qui peut être opposé à la marche normale, naturelle des choses, et au fond, il base cette idée sur une sorte de théologie. Il est impossible, disait Fourier, que Dieu ait créé l’homme anormal. De deux choses l’une : ou Dieu est un imbécile et ne comprenait pas sa propre créature, ou il est incapable. Naturellement, du moment qu’on a la notion de Dieu comme un être absolu, suprême, comme un créateur de tout, on ne peut admettre ni l’impuissance, ni l’imbécillité de Dieu.

Donc, Dieu a créé l’homme parfait. S’il lui a donné des passions, ces passions ne peuvent pas être mauvaises. Elles doivent faire le bonheur de l’homme. C’est seulement la direction que la Société donne à ces passions qui est mauvaise, ce ne sont pas les passions elles-mêmes. Les passions sont bonnes, je le répète. Elles sont parfois des fouets nécessaires, des mobiles, des motifs qui nous font agir, vivre. Sans les passions, l’homme serait néant et nul ; ce sont les passions qui forment la trame de sa vie, et c’est un bien, c’est la vie de l’homme. D’ailleurs, Saint-Simon disait aussi : « Sans grande passion, sans grand enthousiasme, on ne peut faire rien de grand. »

Voilà un des passages les plus caractéristiques sur la théorie des passions de Charles Fourier, qui mérite toute votre attention, parce que cette théorie s’oppose à des milliers et des milliers de traités de la morale dominante, surtout de la période scolastique et théologique, cette morale qui défend en théorie tout ce qui est naturel et combat les passions tout en permettant de les pratiquer en cachette, comme disait Henri Heine : « Ils prêchent publiquement l’eau et boivent secrètement du vin. »

« Les passions, dit Fourier, qu’on a cru ennemies de la concorde et contre lesquelles on a écrit tant de milliers de volumes qui vont tomber dans le néant, les passions, dis-je, ne tendent qu’à la concorde, qu’à l’unité sociale dont nous les avons crues si éloignées ; mais elles ne peuvent s’ harmoniser qu’autant qu’elles se « développent » régulièrement dans les Séries Progressives ou Séries de Groupes. Hors de ce mécanisme, les passions ne sont que des tigres déchaînés, des énigmes incompréhensibles ; c’est ce qui fait dire aux philosophes qu’il faudrait les réprimer : opinion doublement absurde en ce qu’on ne peut pas réprimer les passions (autrement que par la violence ou l’absorption réciproque), et en ce que, si chacun les réprimait, l’état civilisé déclinerait rapidement et retomberait à l’état nomade, dans lequel les passions seraient encore aussi malfaisantes qu’on les voit parmi nous, car je ne crois pas plus aux vertus des bergers qu’à celles de leurs apologistes… »

Fourier parle ici des « séries progressives » et des séries « de groupes ». Ces termes sont empruntés à l’autre grande théorie de Charles Fourier : la théorie de l’Association. Pour éviter le gaspillage, pour éviter le désordre, pour éviter l’incohérence de la société actuelle, il faut associer nos efforts, mais pour que ces efforts soient agréables — et Fourier cherchait justement de rendre notre vie la plus agréable possible — il faut varier notre travail. Il faut que nous, travaillions en groupes, en séries ; il ne faut pas que toute la journée, nous fassions le même travail insipide, monotone. Il faut que nous passions d’une occupation à une autre, pour nous reposer, en variant nos occupations et nos travaux, en nous associant avec des groupes accomplissant des travaux différents. C’est ce qu’il appelle « les séries » et « les groupes ».

Fourier suppose toujours que la Société se composera de cellules qu’il appelle tantôt « phalanstères », tantôt « familistères », tantôt « phalanges ». Et il demande que chaque association ne comprenne pas un trop grand nombre de personnes pour rendre l’harmonie et la solidarité possibles.

« L’Association agricole, dit-il, en la supposant élevée au nombre de mille personnes, présente à l’industrie des bénéfices si énormes qu’on a peine à s’expliquer l’insouciance des modernes à ce sujet ; il existe pourtant une classe de savants, les économistes, voués spécialement au calcul de perfectionnement industriel. Leur négligence à rechercher un procédé d’Association est d’autant plus inconcevable qu’ils ont eux-mêmes indiqué plusieurs des avantages qui en résulteraient. »

Voilà le grand principe, le principe de la coopération, qui suppose en même temps la division du travail et la suppression du gaspillage. C*est un des grands principes fondamentaux du socialisme, de toutes les formes du socialisme.

Les socialistes modernes réclament aussi cette coopération des efforts, basée sur la division du travail, ce collectivisme, ce communisme de production. Mais il y a une différence. C’est que Charles Fourier prétend avoir inventé ce principe, avoir découvert cette Amérique, tandis que Marx dit : « Ce communisme de production existe dans la réalité capitaliste, dans la société d’aujourd’hui. Seulement, en face de ce collectivisme de production, de ces efforts combinés, associés, groupés, se trouvent les capitalistes, qui s’en approprient les bénéfices. Il y a donc contradiction entre l’effort social et le bénéfice approprié individuellement ; le travail, la production collectives et l’exploitation individuelle ». Le socialisme moderne n’invente rien. Il se base sur ce qui existe. Il faut que les bénéfices de cette association des efforts groupés aillent au producteur, à l’ouvrier manuel et intellectuel, au lieu d’aller aux exploiteurs, aux propriétaires, aux capitalistes.

N’empêche que les services rendus par Charles Fourier sont immenses, car il ne suffit pas qu’un fait existe. Il faut encore comprendre toute sa portée pour en tirer toutes les conclusions pratiques et sociales.

Il ne faut pas croire, parce que nous traitons Charles, Fourier de socialiste, ou plutôt de précurseur du socialisme, que Charles Fourier était partisan de la propriété sociale, de la mise en commun des instruments de travail de production. Sous ce rapport, il blâmait sévèrement les saint-simoniens, qu’il traitait de charlatans, parce que Saint-Simon avait son système, qu’il était son grand concurrent. Fourier blâmait sévèrement l’idée fondamentale de l’école saint-simonienne : la suppression de l’héritage et l’institution de la propriété sociale. Voilà ce qu’il dit dans une lettre qu’on a publiée après sa mort :

« J’ai assisté au prône des simoniens dimanche passé. Vous savez que les saint-simoniens avaient des procédés religieux, qu’ils ne faisaient pas de la propagande, mais qu’ils « prêchaient ». On ne conçoit pas comment ces histrions sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle. Leurs dogmes ne sont pas recevables ; ce sont des monstruosités à faire hausser les épaules ; prêcher au XIXe siècle l’abolition de la propriété et de l’hérédité ! »

Voilà ce qu’il écrivait en 1831 après la révolution de 1830, quand il avait 60 ans environ.

Son système n’était pas la socialisation des moyens de production, notre base fondamentale du socialisme. C’était l’association des différents facteurs de la production. Quels sont les principaux facteurs de la production actuelle ? C’est disait-il, le travail, le capital et le talent. Et il ajoutait : Il faut mettre à la disposition du travail naturellement la plus grande partie 5/12e — près de la moitié. Il faut donner au capital 4/12e — c’est assez considérable — et au talent — à l’ingénieur, au directeur — il faut donner 3/12e, c’est-à-dire 1/4.

La société de Fourier est une espèce de société par actions. Comme dans beaucoup de choses, Charles Fourier a prévu au fond ce qui arriverait, non dans la société future, mais dans la société capitaliste. Il a prévu les sociétés par action. Mais il voulait que les ouvriers soient les principaux actionnaires. Il créait trois sortes d’actions : les actions ouvrières pour lesquelles il faut mettre de 36 à 40 %, les actions foncières, de 5 à 6 % ; les actions banquières, 5 %. C’était son idée capitale, et il demandait en même temps qu’on garantisse à chaque membre de la société un minimum d’existence. Il était ce qu’on appelle partisan du droit à l’existence — ce qu’il ne faut pas confondre avec le droit au travail. Il ne demandait pas le droit au travail ; il demandait qu’on assure à chacun un minimum d’existence. C’est la participation aux bénéfices, l’idée des actions ouvrières qu’on veut réaliser maintenant pour combattre le socialisme. On veut faire de chaque ouvrier un capitaliste imaginaire qui détienne une portion du capital, qu’on intéresse à la solidité, à la consolidation du régime, en lui faisant croire qu’il est capitaliste parce qu’il a, en action, quelques centaines ou quelques milliers de francs.

Autre différence entre notre conception et celle de Fourier. Charles Fourier cherchait « le grand écart », cherchait à s’écarter le plus possible de la réalité, alors que nous, au contraire, nous cherchons à l’étudier et à nous y adapter. Il voulait réformer la production même. L’industrie, selon lui est plus ou moins utile. Il trouvait que nous dépensions trop de forces pour des choses vaines. L’agriculture était la véritable industrie pour lui. Mais dans l’agriculture même, il voyait d’un mauvais œil la production du blé, des céréales, qui demande un travail trop pénible. Il voulait remplacer l’agriculture par l’horticulture, par le jardinage, la culture maraîchère. Son idéal, c’est chacun cultivant son petit jardin. Et là aussi, il prévoyait l’évolution qui s’est produite réellement. Vous savez que maintenant autour des grandes villes il y a d’immenses espaces qui fournissant les produits du jardinage. Il était inépuisable dans ses inventions. Vous le verrez dans la suite.

J’ai évité délibérément les termes fouriéristes. Ce qui fait qu’on s’est beaucoup moqué de Fourier, c’est qu’il cherche à donner les moindres détails de l’organisation future. Il compte combien il y a de formes de légumes, de postes, etc. Il crée, pour chaque plante, pour chaque forme de plante, une série spéciale. Pour les raves, il crée le groupe des ravistes. Pour les roses, le groupe des rosistes, etc., etc. ! C’est sur ces fantaisies que tous les humoristes de l’époque ont aiguisé leur esprit, en ne voyant que les petits côtés, les détails subalternes et non les idées générales et géniales de Charles Fourier. Eugène Dürhing — contre lequel Engels a écrit son fameux livre : l’Anti-Bühring — disait en parlant de Charles Fourier, qu’il n’y avait en lui de vrai que la première syllabe de son nom : « Fou… » C’est à peu près dans ce goût que les contemporains parlaient de Charles Fourier. Il y avait un Gassier de l’époque, très spirituel, qui exerçait tout le temps sa verve contre Charles Fourier. Charles Fourier a quelque part exprimé cette idée que, tout changeant autour de nous, — l’eau de mer — qui n’est pas buvable deviendrait douce. Et un humoriste de l’époque présentait Charles Fourier avec une queue qui avait au bout, un œil…

Cette sorte de plaisanterie amusait beaucoup les contemporains de Charles Fourier. De nos jours, on est plus juste envers lui. Un, des économistes modernes qui lui a consacré une étude très sympathique, très remarquable par endroit, c’est M. Charles Gide. M. Charles Gide qui est, vous le savez, Grand-Maître de la Coopération, n’a pas pu, naturellement, négliger ce théoricien de la coopération. Dans le passage que je vais vous lire, il justifie l’idée de Charles Fourier de la transformation de l’agriculture ;

« La transformation de l’agriculture en horticulture est-elle aussi une conception si puérile ? L’évolution agricole ne tend-elle pas en effet, sous la pression des besoins d’une population sans cesse grandissante, à devenir de plus en plus intensive, et la culture maraîchère n’est-elle pas le dernier degré de la culture intensive ? Autour des grands centres de population, la banlieue n’est-elle pas déjà consacrée tout entière à la culture maraîchère ? Or, que sera l’Europe tout entière d’ici quelques années, sinon une gigantesque banlieue s’étendant sans solution de continuité d’une capitale à l’autre ? »

L’idée fouriériste n’a pas rencontré beaucoup d’adhérents du vivant même de Fourier. Mais en 1848, on compte déjà 3.700 membres de cette société, et parmi ces membres il y avait Napoléon III. Il se disait fouriériste, comme il se disait saint-simonien. Pour arriver au pouvoir, tous les moyens sont bons. On se fait fouriériste, saint-simonien ; on se fait même « socialiste » à notre époque pour arriver au pouvoir. Après on verra. Nous trouvons d’ailleurs du fouriérisme, des partisans de Fourier, des expériences fouriéristes qui ont été tentées un peu partout pour réaliser pratiquement le fouriérisme.

Maintenant, je veux terminer ma leçon d’aujourd’hui par un portrait fait par un des biographes de Charles Fourier, le docteur Charles Pellarin :

« Ce qui frappait d’abord lorsqu’on voyait Fourier, l’homme du monde le plus simple dans sa tenue et dans ses manières, c’était son regard perçant, — ce regard d’aigle, propre aux hommes de génie, — que surmontait un front large, élevé et remarquablement beau. Chez lui, les parties antérieures du crâne, siège des facultés intellectuelles, suivant les phrénologistes, offraient en général un développement extraordinaire comparativement au reste de la tête — qui était plutôt petite que grosse. Son nez aquilin était fortement déjeté à gauche, par suite d’une chute faite dans la jeunesse ; mais cela ne nuisait point à l’ensemble harmonieux du visage. Ses lèvres minces, habituellement serrées l’une contre l’autre et s’abaissant fortement vers les angles de la bouche, dénotaient la persévérance — je vous ai dit que le trait dominant de son caractère était l’obstination, — la ténacité, et donnaient à la physionomie de Fourier une certaine expression de gravité et d’amertume — de gravité parce qu’il avait conscience de l’importance de ses idées et d’amertume, résultat de l’incompréhension de ses contemporains. Ses yeux bleus, qui semblaient lancer des éclairs dans les moments de discussion animée, par exemple quand il faisait justice de quelque sophisme, ou qu’il confondait un ergoteur civilisé — c’était pour lui une insulte, — brillaient dans d’autres instants d’un éclat doux, mélancolique et triste. »

Je ne m’arrêterai pas, comme je vous, l’ai dit sur les petits détails de sa théorie. Mais tout de même, pour que vous ayiez une idée plus complète de Charles Fourier et de sa méthode, il faut vous donner quelques exemples de sa passion — pour ne pas dire de sa manie — pour le détail. Il voulait absolument prévoir tout. Il voulait montrer comment la société future fonctionnera. Quand on aura montré tous les détails, alors on verra que la société future est possible. C’est le grand reproche que nous faisons aux utopistes. Mon ami Lucien Deslinières a passé sa vie à écrire des livres pour démontrer comment tel on tel détail sera organisé. Nous considérons cela comme puéril, parce que nous ne pouvons prévoir dans quelles circonstances la société future se construira. Nous ne pouvons prévoir les détails. Il suffit de donner les lignes directives. Pour combattre tel bu tel argument d’un adversaire il faut, naturellement, répondre à nos adversaires et à nous-mêmes. Il faut savoir comment on combattra tel ou tel obstacle, par exemple la paresse, comment on fera la distribution, mais cela dans les lignes générales. Jamais Marx, Engels ou les socialistes modernes se sont occupés du détail de l’organisation de la société future. Le grand jeu des adversaires a toujours été de faire un tableau fantaisiste de la société future. C’était par exemple Eugène Richter, le chef des progressistes, des démocrates allemands, dont un livre a été popularisé, répandu à je ne sais combien d’exemplaires dans tous les villages de la France — malgré son origine allemande — où il se moquait du socialisme en exposant la société future sous une forme fantaisiste. Par exemple, il disait que le chancelier cirerait lui-même ses souliers — ce qui serait évidemment un désastre.

Fourier comme je l’ai dit, prévoyait tous les détails de l’avenir. Voilà par exemple la description de l’emploi du temps d’une journée dans la société future ;

Heures et Séances du matin


1. A 4 heures : Cours de lever public ;
2. A 5 heures : Le délité, premier repas suivi de la parade industrielle ;
3. A 5 h. 1/2 : Groupe de la chasse ;
4. A 7 heures : Groupe de rosiste ;
5. A 8 heures ; Le déjeuner, les gazettes ;
6. A 9 heures : Groupe d’une culture sous tentes, espaliers ou légumes ; 7. A 10 11. 1/2 : Groupe de colombier ;
8. 11 h. 1/2 : Séance de bibliothèque.

Heures et Séance du Soir


9. A 2 h. 1/2 : Groupe des serres fraîches ;
10. A 4 heures : Groupe des plantes exotiques ;
11. A 5 heures : Groupe des viviers ;
12. A 6 heures : Le goûter, quatrième repas ;
13. A 6 h. 1/2 : Groupe du soin des mérinos ;
14. A 8 heures : La Bourse. On y négocie et arrête les séances futures ;
15. A 9 heures : Le souper, cinquième repas ;
16. A 9 h. 1/2 : Cours des arts ; concert, bal, spectacle, réceptions.

Fourier n’excluait absolument rien de la société actuelle. Il n’y a pas de mauvaises passions ; il faut savoir les éduquer. La spéculation, ce n’est pas une mauvaise passion si elle est exercée au profit de la société. Il admettait que la Bourse resterait. Elle serait au profit de tous.

J’aurais pu vous faire rire naturellement, en citant tous les néologismes, tous les détails de sa description de la cité future. Mais ce serait faire une œuvre de falsification, parce que ce n’est pas l’essentiel de l’œuvre fouriériste. Ce qui compte, ce ne sont pas les détails plutôt humoristiques, ce sont des idées fondamentales, comme la théorie des passions qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais bienfaisantes, qu’il faut savoir éduquer, canaliser, — comme la théorie de l’association du travail organisé sans gaspillages, sans travaux inutiles, sa lutte pour la solidarité contre toute œuvre de destruction, comme la guerre, — comme sa théorie dont je n’ai pas parlé, qui est une sorte de philosophie de l’histoire. Selon lui, l’humanité est passée par trois périodes. : la période antérieure à l’industrie, la période de l’industrie morcelée ; la période fouriériste. Ce qui caractérise le travail dans l’industrie « morcelée », selon Fourier c’est qu’il est répugnant. Au lieu de se révolter, comme tous les autres moralistes bourgeois contre la prétendue paresse de la classe ouvrière, Charles Fourier justifie la paresse actuelle. Il dit : comment voulez-vous que les ouvriers ne soient pas paresseux dans les conditions de leur travail actuel. Il veut remplacer la société morcelée, incohérente où le travail est « répugnant » par la société cohérente, où le travail serait « attrayant ».

c’est le terme favori de Fourier, qu’il emploie très fréquemment.

Mais, même dans cette philosophie de l’histoire, qui est assez exacte dans son tracé général, Fourier a compté, calculé les détails. Il y a trouvé « 36 périodes ». Il a eu la manie d’un comptable, loyal, méticuleux. Il a tout compté, tout additionné ; il voulait tout prévoir. Mais tout cela n’a aucune valeur. Ce qui a de la valeur, ce sont les idées fondamentales, l’essentiel de la théorie de Charles Fourier, qui reste un élément positif et durable de la doctrine communiste : l’organisation rationnelle et sociale du travail collectif attrayant et sans gaspillage.






Bois gravés d’Henri Boutage.