Le Socialisme contemporain en Allemagne/01

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Le Socialisme contemporain en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 121-149).
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LE
SOCIALISME CONTEMPORAIN
EN ALLEMAGNE

LES THEORICIENS.

Dans un discours vigoureux, mais étrange, M. de Bismarck disait récemment au parlement de l’empire que l’Allemagne avait deux ennemis à combattre : l’ultramontanisme et le socialisme, ou, comme il les appelle parfois en son langage familier, l’Internationale noire et l’Internationale rouge. La France et l’Allemagne présentent sous ce rapport un contraste très inattendu. En France, où le socialisme contemporain est né et s’est développé, ses sectes qui avaient fait tant de bruit et inspiré tant d’alarmes en 1848 ont presque entièrement disparu de la scène extérieure, et, même dans les élections récentes, sous une forme de gouvernement qui semblait devoir surexciter leurs espérances, elles n’ont point déployé leurs drapeaux ni constitué de partis distincts. En Allemagne au contraire, où l’on peut dire que naguère encore le socialisme militant n’existait pas, en peu d’années il s’est répandu avec une rapidité incroyable, fondant partout des centres de propagande, publiant de nombreux journaux populaires, embrigadant ses adhérens en des sociétés innombrables qui ont leurs statuts, leurs assemblées régulières et leurs meetings publics, conquérant enfin de haute lutte plusieurs sièges au parlement de l’empire et disposant dans beaucoup de collèges électoraux d’un appoint que les autres partis se disputent. Pour arrêter ces progrès inquiétans, un nouvel article du code pénal avait été présenté au Reichstag. Il semblait emprunté à des dispositions semblables des lois françaises et portait : « Celui qui excite publiquement les différentes classes de la population les unes contre les autres de manière à troubler l’ordre public, ou qui de la même façon attaque l’institution du mariage, de la famille ou de la propriété par des discours ou des écrits publics, sera puni de la peine de l’emprisonnement. » Malgré l’intervention personnelle de M. de Bismarck et malgré les instances du ministre de l’intérieur, personne ne se leva pour voter en faveur de l’article proposé. La sténographie note même que ce résultat fit rire l’assemblée. Le fait est remarquable ; il prouve d’abord que le parlement impérial ne se laisse guère influencer par les ministres, et en second lieu que, même pour combattre des doctrines considérées comme subversives, il attend plus de la libre discussion que de la répression pénale. Dans le cours du débat, le comte Eulenbourg, ministre de l’intérieur et délégué de la Prusse au conseil fédéral, afin de défendre le projet de loi, a exposé d’une façon très claire les idées actuelles du parti socialiste en Allemagne. Comme il n’a pas été contredit par les membres de la diète qui représentent cette nuance, on peut admettre qu’il n’a rien avancé qui ne fût de tout point exact.

Avant 1875, il existait en Allemagne deux puissantes associations socialistes. La première s’appelait « l’Association générale des ouvriers allemands » (Allgemeine deutsche Arbeiterverein). Fondée en 1863 par Lassalle, elle eut plus tard pour président le député Schweizer, puis le député Hasenclever. Son principal centre d’action était l’Allemagne du nord. La seconde était « l’Association démocratique des ouvriers » (Democratisch Arbeiterverein) ; elle était dirigée par deux autres députés bien connus du Reichstag, MM. Bebel et Liebknecht. Ses adhérens se trouvaient principalement en Saxe et dans l’Allemagne du sud. La première tenait compte des liens de la nationalité et réclamait l’intervention de l’état pour arriver graduellement à une transformation de la société ; la seconde au contraire ne considérait que le caractère international des intérêts de la classe ouvrière et n’attendait le triomphe de leur cause que d’un mouvement révolutionnaire. Ces deux associations ont longtemps vécu en hostilité déclarée, moins par la différence du but qu’elles poursuivaient que par suite de rivalités personnelles ; mais l’an dernier, au mois de mai, dans un congrès tenu à Gotha, elles se sont fusionnées sous le nom de « Parti socialiste des ouvriers allemands » (Socialistische Arbeiterpartei Deutschlands). Le député Hasenclever fut nommé président. L’union ne dura pas longtemps ou ne fut pas entière, car dès le mois d’août, « L’Association générale des ouvriers allemands » tint une réunion, séparée à Hambourg.

Le congrès de Gotha avait adopté un programme qui résume assez nettement les aspirations du socialisme allemand. En voici les articles : « Le travail est la source ; de toute richesse et de toute civilisation. Comme le travail général productif n’est rendu possible que par la société, le produit total du travail appartient à la société, c’est-à-dire à tous ses membres, au même droit, et à chacun suivant ses besoins raisonnables, tous étant tenus de travailler. Dans la société actuelle, les instrumens du travail sont le monopole de la classe capitaliste ; la dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la source de la misère et de la servitude sous toutes ses formes. L’émancipation du travail exige que les instrumens du travail deviennent la propriété collective de la société, avec réglementation sociétaire de tous les travaux, emploi pour l’utilité commune et juste répartition des produits du travail, L’émancipation du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, vis-à-vis de laquelle les autres classes ne sont que des masses réactionnaires. Partant de ces principes, le parti ouvrier socialiste allemand se propose pour but d’arriver par tous les moyens légaux à fonder l’état libre et la société socialiste, à anéantir la loi d’airain du salaire en supprimant le salariat, à mettre fin à l’exploitation sous toutes ses formes et à abolir toutes les inégalités politiques et sociales. Le parti socialiste allemand agit d’abord dans le cadre de la nationalité, mais il reconnaît le caractère international du mouvement ouvrier, et il est résolu à remplir tous les devoirs que cette solidarité impose aux ouvriers pour réaliser la fraternité de tous les hommes. »

Ce programme est à peu près le même que celui formulé en France, en 1848, sous l’empire des idées de M. Louis Blanc, par le groupe socialiste qui tenta d’appliquer ces idées dans les ateliers du Luxembourg. On y retrouve même la fameuse formule : à chacun suivant ses besoins, quoique l’expérience faite en France au sein des associations les mieux préparées pour la faire réussir ait démontré jusqu’à l’évidence qu’elle semait la méfiance et la discorde là où l’on voulait établir le règne de l’harmonie et de la fraternité. Je ne discuterai pas en ce moment ce programme, je me contente d’exposer les faits. Le parti socialiste allemand ne se borne pas à formuler des principes généraux ; comme il a pris pied sur le terrain de la politique actuelle et qu’il envoie ses représentans au parlement, il tient à faire connaître les moyens d’arriver à la réalisation des réformes qu’il poursuis Voici ceux qu’il indique : « Le parti ouvrier socialiste d’Allemagne demande pour préparer la solution de la question sociale, la création d’associations socialistes de production avec l’aide de l’état, sous le contrôle démocratique du peuple des travailleurs. Les associations de production pour l’industrie et l’agriculture doivent être créées sur une échelle assez vaste pour que l’organisation socialiste du travail général puisse en sortir. Comme base de l’état, il demande le droit de suffrage universel et direct pour tous les citoyens âgés de vingt ans et pour toutes les élections de l’état et de la commune ; la législation directe et la décision de la paix et de la guerre par le peuple ; le service militaire universel et les milices citoyennes au lieu de l’armée permanente ; abolition de toutes les lois qui restreignent le droit d’association, de réunion, la libre expression de l’opinion et la libre recherche ; la justice gratuite et rendue par le peuple ; l’instruction obligatoire, l’éducation générale et égale des citoyens par l’état ; la religion déclarée objet d’intérêt privé. » Ce programme de politique pratique n’a rien de très subversif, car tout ce qu’il réclame se trouve pratiqué en Allemagne même ou dans un pays voisin, en Suisse, sauf les secours accordés aux sociétés de production, expérience qui a été faite en 1848 en France sans aucun succès ; mais le but final est « l’organisation socialiste du travail général. » Ces termes sont extrêmement vagues. Que signifie au juste ce mot « socialiste » qui revient si souvent, et quelle est cette organisation nouvelle que l’on a en vue ? C’est ce que nous essaierons de déterminer en examinant les écrits dont ces idées sont sorties. Chose remarquable, comme l’a constaté le député Bamberger, les idées socialistes n’ont trouvé nulle part plus d’accueil qu’en Allemagne. Cela tient, d’après lui, au caractère spéculatif de la nation, qui se laisse séduire aisément par les perspectives idéales de l’utopie. Non-seulement elles entraînent presque tous les ouvriers, mais la bourgeoisie elle-même n’y résiste pas, et elle est disposée à dire : Mais en effet tout ira peut-être mieux ainsi ; pourquoi n’essaierait-on pas ? Le socialisme a pénétré dans les classes supérieures ; il siège dans les académies, il s’est glissé dans les chaires des universités, et ce sont des savans qui ont donné les mots d’ordre que répètent maintenant les associations ouvrières : ce sont eux qui ont attaqué le « mammonisme » et qui ont parlé le plus haut des abus du « capitalisme. » Ailleurs rien de pareil ne se voit. Examinons les livres qui ont préparé cet étrange mouvement.


I

Le socialisme, en tant que parti politique, est d’origine très récente en Allemagne. Il ne date guère que de 1863, époque où Lassalle provoqua et organisa l’agitation ouvrière. Le profond mouvement socialiste qui remua les classes ouvrières en France pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, et surtout après 1848, n’avait trouvé que peu d’échos au-delà du Rhin. Les pays allemands, sauf Bade, n’étaient pas du tout préparés à le comprendre. Les institutions de l’ancien régime avaient en partie disparu, mais leur esprit et leur influence y dominaient encore. Les artisans étaient soutenus et contenus par les corporations de métiers. La grande industrie débutait. Les ouvriers des campagnes étaient aussi soumis aux seigneurs que les serfs leurs prédécesseurs. Le prolétaire moderne était presque inconnu. Les classes inférieures n’avaient point l’idée qu’elles pussent un jour acquérir le droit de suffrage et jouer un rôle politique. Ne s’imaginant pas que leur sort pût être différent de ce qu’il était, elles s’y résignaient comme au moyen âge. L’ouvrier français, au contraire, était rempli des souvenirs de la révolution française. Ses pères avaient été les maîtres de l’état ; pourquoi ne le serait-il pas à son tour ? Il était le peuple souverain ; ce souverain, le seul vrai, devait-il vivre dans la misère ? L’ouvrier allemand avait la vie bien plus dure ; mais n’était-ce pas là. son lot nécessaire ? Il ne pouvait se souvenir ni de l’égalité des conditions basée sur la propriété collective de la Germanie primitive, ni du soulèvement des paysans au XVIe siècle, si vite noyée dans le sang. Se ressentant encore du joug de plomb qui s’était appesanti sur l’Allemagne à la suite de la guerre de Trente ans, il naissait à peine à la vie moderne : nul esprit de révolte, nulle aspiration vers un ordre meilleur ne l’agitait. Le mot de Lassalle était vrai : tandis que l’ouvrier anglais et français ne rêvaient que réformes, à l’ouvrier allemand il fallait d’abord démontrer qu’il était malheureux. Aussi les premiers écrits socialistes qui parurent eurent-ils peu de retentissement.

C’est de France que vinrent les idées de réforme et de révolution sociale. Karl Marx, le plus instruit des socialistes allemands, le reconnaît lui-même. « L’émancipation de l’Allemagne sera celle de l’humanité tout entière, écrivait-il dans un recueil dont quelques numéros parurent à Paris en 1844 ; mais quand tout sera prêt en Allemagne, l’insurrection n’éclatera qu’au chant de réveil du coq gaulois[1]. » Le premier en date est le tailleur Weitling, qui s’était pénétré des idées de Fourier et de Cabet. Il travailla pendant plusieurs années à les répandre en Suisse et dans l’Allemagne du sud. En 1835, il publie un premier écrit intitulé : l’Humanité, ce qu’elle est et ce qu’elle devrait être (Die Menschheit wie sie ist und sein soll). En 1841, il fait paraître à Vevey un journal allemand, où il pousse les ouvriers à établir la république démocratique. Enfin dans un livre publié à Zurich (1842) sous le titre de : Garanties et harmonies de la liberté (Garantien und Harmonien der Freiheit), il prêche le communisme à la façon de Babeuf et de Rousseau. « L’égalité absolue, dit-il, ne peut être établie que par la destruction de l’organisation actuelle de l’état. Elle n’admet qu’une administration et pas de gouvernement. Quand on fonda la propriété, on pouvait l’admettre ; elle n’enlevait à personne le droit et le moyen de devenir propriétaire, car il n’y avait pas d’argent, mais des terres en abondance. Depuis l’instant où l’homme libre ne put plus occuper une part du sol, la propriété a cessé d’être un droit. Elle est devenue une injustice criante, la source du dénûment et de la misère des masses. Je vous le dis, ouvrez vos prisons et dites à ceux que vous y avez enfermés : Vous ne saviez pas plus que nous ce que c’est que la propriété ; réunissons nos efforts pour abattre ces murs, ces haies, ces barrières, afin que disparaisse la cause de notre inimitié et que nous puissions vivre en frères. » C’est au fond le discours de Rousseau sur l’origine de l’inégalité. Les écrits de Weitling attirèrent peu l’attention. Ils contribuèrent peut-être à répandre dans le midi de l’Allemagne le ferment révolutionnaire qui éclata dans l’insurrection badoise de 1848, mais il ne se constitua point alors de parti socialiste[2].

Après que les mouvemens révolutionnaires de 1848 eurent abouti dans toute l’Europe à une période de réaction, l’évolution des idées socialistes complètement arrêtée en France, au moins dans les publications, commença à prendre un caractère scientifique en Allemagne. Le professeur Winkelblech, sous le nom de Mario, fit paraître par livraisons détachées un ouvrage important, que sa mort survenue en 1859 l’empêcha de compléter. Cet ouvrage a pour titre : Recherches sur l’organisation du travail, ou Système d’économie politique universelle (Untersuchungen über die Organisation der Arbeit oder System der Weltökonomie). Dans la préface, il raconte en une page saisissante comment il est arrivé à s’occuper des questions sociales. Il visitait le nord de l’Europe en 1843 pour y étudier les progrès de l’industrie. Au moment de s’éloigner de la fabrique de Modum en Norvège, il s’arrête pour contempler une dernière fois la vallée alpestre où elle s’élève. Tandis qu’il contemple le ravissant paysage, un ouvrier allemand s’approche de lui et le prie de se charger d’un message pour le pays natal. La conversation s’engage. L’ouvrier raconte son histoire et fait voir combien son salaire est minime et quelles privations il doit s’imposer pour en vivre. Cela fait réfléchir Mario. « D’où vient, se demande-t-il, que cette charmante vallée qui semble un coin du paradis cache tant de misère ? La faute en est-elle à l’homme ou à la nature ? Jusqu’à présent j’admirais la puissance des machines et les merveilles de l’industrie sans m’enquérir du sort de ceux qu’elle emploie. Je calculais la quantité des produits, je ne cherchais pas à savoir combien en étaient privés. » A cet instant, il prend la résolution d’approfondir ce problème qui ne lui laisse plus de repos. Il étudie d’abord quelle est la condition des différentes classes dans les pays civilisés, et partout il trouve la misère, la gêne, l’inquiétude, la souffrance chez les maîtres non moins que chez les ouvriers, dans les grandes villes, siège de l’opulence et du luxe, comme dans la chaumière du campagnard, dans les plaines fertiles de la Belgique et de la Lombardie tout autant que dans les régions élevées de la Suède ou de la Bohême. — Cherchant ensuite les causes de cette affligeante situation, il croit découvrir qu’elle gît non dans la nature et dans ses lois nécessaires, mais dans les institutions et dans les lois humaines. Il en conclut que le seul moyen de porter remède aux maux dont souffrent les sociétés est de réformer celles-ci et de les améliorer. Ses recherches l’avaient convaincu que les perfectionnemens de l’industrie, quelque grands qu’ils fussent, ne pouvaient aboutir à rendre l’aisance générale. Les progrès ultérieurs de la civilisation dépendaient donc de ceux de l’économie politique. Aussi considérait-il cette science comme la plus importante de toutes à notre époque. Rien n’est plus vrai, la question économique est au fond de tous nos débats. Ce sont les revendications des classes inférieures qui alarment les conservateurs et mettent ainsi la liberté en péril. Platon disait que dans chaque cité il y avait deux nations ennemies en présence, les riches et les pauvres. Dans les démocraties modernes, une situation semblable apparaît. Les révoltés de la commune détestaient bien plus « les Versaillais » que les Prussiens, et les socialistes allemands faisaient des vœux pour la république française et contre leur propre pays.

Pourquoi dans nos sociétés si opulentes y a-t-il encore tant de misères ? Comment se fait-il que l’Angleterre, qui tisse assez d’étoffes pour recouvrir le pourtour de la planète compte tant de nécessiteux à peine vêtus ? La science dompte toutes les résistances de la nature et la puissance des machines est illimitée ; pourquoi tant de familles manquent-elles du nécessaire ? Est-ce parce que le travail ne produit pas assez, ou parce que les produits sont mal distribués ? Faut-il en chercher la cause dans les vices des individus ou dans les imperfections de l’ordre social ? C’est à élucider ce problème que Mario a consacré quinze ans de sa vie et les trois gros volumes de son ouvrage inachevé. On ne peut dire qu’il y ait complètement réussi, mais son livre contient plusieurs vues originales. La comparaison qu’il trace entre ce qu’il appelle le principe païen et le principe chrétien en économie politique est juste. Le principe païen sacrifie les masses pour assurer les plaisirs et l’éclat d’une aristocratie peu nombreuse comme dans les cités antiques. Le principe chrétien ne connaît que des égaux et veut que chacun prenne part aux produits en proportion de son travail utile. L’exploitation païenne du travailleur a pris différentes formes ; d’abord l’esclavage, puis le servage, la corvée, les droits du seigneur, aujourd’hui encore l’usure, les privilèges, la spéculation malhonnête ou parasite. A mesure qu’il pénétrera les mœurs et les lois, le principe chrétien fera régner l’équité et relèvera les classes déshéritées que sacrifiaient l’ancien régime et l’antiquité.

La théorie de la propriété de Mario est remarquable. D’après lui, ce droit doit être établi de façon à assurer l’exploitation la plus fructueuse des forces naturelles, et à faire jouir des fruits du travail individuel celui qui les a créés. La propriété reposant sur l’esclavage sera donc mauvaise, d’abord parce que enlevant au travailleur le ressort de l’intérêt personnel elle ne le pousse pas à tirer de la nature tout ce qu’elle peut donner, en second lieu parce qu’elle n’assure pas à l’esclave la jouissance des fruits de son labeur. La grande propriété féodale, enchaînée dans les liens des majorats et des substitutions, peut être à certains égards favorable au progrès de l’agriculture, comme le prétendent les Anglais ; mais elle a ce défaut considérable d’exclure la plupart des hommes de la possession du sol et par suite de la jouissance de tout ce que leur travail peut produire. L’ancienne propriété germanique collective, indivisible et inaliénable, avait cet avantage qu’elle assurait à chacun la possession d’un instrument de travail ; mais elle était peu favorable à la production parce qu’elle affaiblissait le ressort de l’intérêt individuel, et elle ne peut se prêter aux situations variées qui naissent de l’organisation actuelle de l’industrie. La propriété « sociétaire, » c’est-à-dire la propriété telle qu’elle s’est constituée dans la société anonyme moderne, voilà, suivant Mario, le type qui convient le mieux à la production intensive. Elle joint les avantages de la permanence et de la puissance de production, de la propriété corporative à ceux de la divisibilité, de la mobilité et de l’individualité de la propriété morcelée et privée. De là provient la place de plus en plus grande que prennent les sociétés commerciales et industrielles dans le monde économique. Mario fait ressortir avec une remarquable force d’analyse les avantages qu’offre la forme sociétaire, tant pour l’augmentation de la productivité du travail que pour l’amélioration du sort des travailleurs. Seulement il n’a pas vu tous les obstacles qui, dans l’état actuel, s’opposent à ce qu’elle devienne aussi générale qu’on serait tenté de l’espérer, si on ne considérait que les beaux côtés que Mario met si bien en relief. La solution à laquelle il aboutit est au fond empruntée à Fourier, et l’utopie de la commune phalanstérienne apparaît de temps à autre comme l’idéal. Seulement il connaît bien l’économie politique, et dans ses développemens, souvent très ingénieux, il n’en méconnaît presque jamais les principes. C’est ainsi qu’à la différence de la plupart des réformateurs, il montre avec autant d’insistance que Stuart Mill que la question de la population domine toutes les autres. Il dit comme Mill ou comme M. Garnier : Accomplissez les réformes les mieux entendues, ne reculez devant rien pour améliorer la condition des classes inférieures, adoptez les meilleures lois que l’on puisse concevoir, les plus favorables à l’accroissement de la richesse et à une équitable répartition ; vous n’aurez rien fait, si la population augmente plus rapidement que la production des subsistances. L’industrie a beau multiplier les objets fabriqués ; ce n’est là que l’accessoire. La chose essentielle est de savoir si chaque année l’agriculture obtient du sol assez de denrées alimentaires pour que chacun puisse avoir au moins de quoi vivre. Mario a complètement raison sur ce point, mais il attend ; trop des règlemens préventifs qui, l’expérience l’a démontré, favorisent le désordre des mœurs sans arrêter l’accroissement du nombre des habitans. Le seul moyen d’atteindre ce but est de faire que l’instruction et la propriété deviennent l’apanage de tous. L’homme qui jouit de quelques lumières et de quelque aisance devient prévoyant. Il ne veut pas, par un mariage prématuré, se vouer lui et les siens à la misère. C’est en France que la population s’accroît le plus lentement, si lentement que certains s’en effraient, et c’est en France aussi que la propriété est répartie entre un nombre si considérable de personnes, que ceux qui n’en possèdent pas forment la minorité. Par tout les familles aisées et éclairées ont si peu d’enfans qu’elles tendent à s’éteindre, tandis que les prolétaires plongés dans la misère et l’ignorance pullulent. Plus un homme vit et jouit par l’esprit, moins la vie animale est puissante. La plupart des grands hommes n’ont pas laissé de postérité. Le progrès des lumières et du bien-être est ainsi le meilleur antidote contre un trop grand accroissement de la population et, par une sorte d’harmonie sociale, l’avancement de la civilisation fait disparaître le principal danger qui la menace dans l’avenir.

Les socialistes allemands qui ont un nom n’ont pas dressé le plan d’une société nouvelle. Ils ne nous présentent pas, comme Morus, Babeuf, Fourier ou Cabet, un idéal, une utopie, une cité parfaite qui serait le paradis sur la terre. Ils connaissent à fond l’économie politique et les faits constatés par la statistique. Ils ont étudié l’histoire, le droit, les anciennes langues, les littératures étrangères ; ils appartiennent à la classe aisée. Ce sont des savans de profession. Ils ne se laissent pas prendre aux chimères des autres ni à celles que pourraient enfanter leur propre imagination. Ils se contentent de faire la critique des ouvrages classiques des économistes et de mettre en relief les maux de l’état social actuel. Leurs écrits ont ainsi le même caractère que ceux de Proudhon, mais, quoique moins bien écrits, moins brillans, ils ont plus de suite et plus de solidité. Pour démêler leurs erreurs, il faut une attention soutenue et une connaissance approfondie des principes économiques.

Après Mario vient un écrivain peu connu et très rarement cité, même en Allemagne, mais dont les écrits courts et peu nombreux contiennent, comme le fait très justement remarquer M. Rudolf Meyer[3], toutes les idées que Marx et Lassalle ont développées depuis avec tant de retentissement. Cet écrivain, c’est Rodbertus-Jagetzow. Ministre de l’agriculture en Prusse en 1848, il s’est immédiatement, après cette époque, retiré dans ses terres, où il s’occupe d’agronomie et d’études historiques et économiques. Il n’a point publié de grand ouvrage de doctrine, mais seulement des articles dans les revues et les journaux. Son système se trouve exposé dans des lettres adressées à un économiste de ses amis, qui viennent d’être réimprimées récemment (1875) sous le titre de : Éclaircissemens concernant la question sociale (Zur Beleuchtung der socialen Frage). Le fameux agitateur Lassalle est resté en correspondance régulière avec Rodbertus jusqu’à la fin de sa vie, et Marx lui a emprunté le fond de ses théories. Le petit volume de cet écrivain, presque inconnu, est certainement l’une des œuvres les plus originales que l’Allemagne ait produites en fait d’économie politique, quoique la base de ses déductions soit, à mon avis, complètement erronée. Rodbertus n’est pas, à vrai dire, un socialiste, mais, comme Ricardo, il a élevé l’arsenal scientifique où le socialisme est venu prendre ses armes. Nous ne pouvons donner ici une analyse complète des idées de Rodbertus, nous en indiquerons seulement les points principaux. Comme il le dit très bien lui-même, son système n’est qu’une application conséquente de ce principe admis par Smith, et plus rigoureusement développé par Ricardo, que toutes les richesses ne doivent être considérées économiquement que comme des produits du travail et ne coûtant que du travail. La misère et les crises commerciales, ces deux grands obstacles au progrès régulier du bien-être et de la civilisation, n’ont qu’une seule cause, qui est celle-ci : tant que l’échange et le partage des produits restent soumis aux lois résultant de l’histoire et non à celles de la raison, le salaire des classes laborieuses devient une part relative moindre du produit national, à mesure que la productivité du travail social augmente. Rodbertus arrive à cette conclusion par une étude des influences économiques qui règlent le taux des salaires et de la rente. L’ouvrier, dit-il, apporte sur le marché une marchandise qui n’est pas de garde, les heures de travail dont il dispose ; mais il n’a ni terre, ni capital pour travailler, il doit donc mettre ses bras au service de ceux qui peuvent les employer. Que lui donneront ceux-ci ? Poussés par la concurrence à produire au meilleur marché possible, ils ne donneront rien au-delà de ce qui est strictement indispensable. Or l’indispensable, c’est ce qu’il faut pour permettre au travailleur de subsister et de se perpétuer. C’est là « le salaire nécessaire » dont parle Ricardo, le niveau régulateur vers lequel en réalité gravite le salaire dans ses oscillations amenées par l’offre et la demande. Supposons maintenant que le travail devienne plus productif : l’ouvrier en un jour produira plus d’objets. Il s’ensuivra que chacun de ces objets aura coûté moins de travail et se vendra meilleur marché. L’ouvrier, qui vit de la consommation de ces objets, pourra ainsi s’entretenir à moindres frais et par conséquent se contenter d’un moindre salaire. Rodbertus s’efforce de rendre ceci plus clair par un exemple. Un propriétaire obtient d’une terre, en employant un ouvrier, 60 hectolitres de blé. Il en donne à l’ouvrier 30, représentant le salaire nécessaire ; il peut donc en conserver 30 pour lui. Si au moyen de meilleures machines il récolte 90 hectolitres, il en aura pour sa part 60, et ainsi le salaire qui formait d’abord la moitié du produit total n’en formera plus que le tiers quand le travail sera devenu plus productif. Et en effet, depuis l’invention de la vapeur, la masse des produits créés dans les sociétés civilisées a triplé, quintuplé peut-être, et le salaire n’a pas augmenté en proportion. Cette remarque de Rodbertus est juste ; mais le fait qu’il critique ne peut être autre qu’il n’est. Si le produit a tant augmenté, c’est parce que l’on met en œuvre aujourd’hui deux ou trois fois plus de capital qu’au siècle dernier. Ce capital doit être rémunéré, et ainsi il prélève le surplus de la production dont il est la source. Quand on faisait moudre le grain au moyen de moulins à bras, presque tout le produit se distribuait en salaires. Si en établissant un moulin à vapeur il ne faut plus que le tiers des ouvriers employés auparavant, leur rémunération n’absorbera plus que le tiers du produit, et les deux autres tiers iront au capital. Les ouvriers que la machine aura rendus disponibles trouveront à s’employer ailleurs, et comme consommateurs ils profiteront en partie de la baisse du prix des produits qui résultera de l’emploi des engins mécaniques. Il est incontestable que le travailleur est aujourd’hui mieux nourri, mieux logé et mieux vêtu qu’autrefois. S’il est donc vrai que la totalité des salaires forme une part moindre du produit social, parce que le capital fixe, source de cet accroissement de production, prélève une part croissante, d’un autre côté, le sort du salarié s’est amélioré, parce que la concurrence fait profiter tous les consommateurs des progrès de la fabrication en ramenant le prix de vente des objets au niveau des frais de production.

Rodbertus fait une critique très spécieuse de la théorie de Ricardo d’après laquelle la rente naît de la nécessité de mettre en culture des terres de plus en plus rebelles. D’après lui, la rente naît tout, simplement de l’accroissement de la productivité du travail, et il y aurait rente quand même toutes les terres seraient également fertiles. Si un homme, en cultivant le sol, en tire plus qu’il ne lui faut pour subsister, ce surplus, il peut l’abandonner à un autre, et il devra le donner à celui qui est propriétaire de la terre, si lui-même ne l’est pas. Le propriétaire demandera le plus qu’il pourra ; ce que le locataire pourra lui payer dépendra de la quantité des produits obtenus, du prix de ces produits et des frais nécessaires pour les obtenir. La rente augmentera donc si à l’hectare on obtient plus de denrées, si ces denrées se vendent plus cher ou si on les produit plus économiquement. Il résulte encore une fois de ceci, d’après Rodbertus, que plus le travail agricole devient productif, plus la part du propriétaire augmente, et alors celle du cultivateur, restant la même, deviendra une fraction moindre du produit total. Dans ces déductions, qui renferment une part de vérité, Rodbertus n’a pas fait attention que, si le travail agricole rendu plus productif livre au marché plus de denrées, le prix de ces denrées baissera ; les consommateurs en profiteront, et la rente ne s’élèvera pas. Mill croyait même qu’en ce cas elle diminuerait. Ricardo a eu parfaitement raison de soutenir que la cause de l’augmentation de la rente est l’accroissement de la population, qui, réclamant plus de denrées alimentaires, en fait monter le prix. D’autre part, quand la terre ne manque pas, comme cela a lieu dans les pays neufs, le fermage est presque nul, quoique le travail soit très productif. La raison en est évidente : le cultivateur ne consentira pas à payer cher pour obtenir la jouissance d’un domaine qu’il peut se procurer ailleurs presque sans frais. La rente n’est donc pas nécessairement en proportion du travail agricole. Ce qui reste vrai dans ce que dit Rodbertus, c’est que toute invention, tout procédé qui diminue les frais de production permet une hausse de la rente. C’est là un point très important, qui n’a pas été bien aperçu, et qui a échappé même à Ricardo et à Mill.

L’erreur capitale de Rodbertus, que les autres socialistes allemands lui ont empruntée, c’est qu’il fait du travail la source unique de la valeur. Il en conclut que tous les produits devraient s’échanger sur le pied de ce que chacun d’eux a exigé de main-d’œuvre, et sur cette base il esquisse le projet d’une institution de crédit qui rappelle beaucoup la banque d’échange de Proudhon. L’ouvrier livre au dock central un produit ; ce produit est estimé d’après le nombre d’heures de travail normalement et en moyenne nécessaire pour le créer, ce qui constitue son prix naturel. Il reçoit en paiement an assignat représentant ces heures de travail, et avec cet assignat il peut prendre dans le magasin social tout autre objet dont le prix est fixé de la même façon. C’est, on le voit, la mise en œuvre de l’idée de Smith, prétendant que c’est le travail, non le numéraire, qui est la meilleure commune mesure des valeurs. Dans la multitude d’échanges qui s’opèrent, on troquerait toujours heures de travail contre heures de travail, ou, comme le voulait Bastiat, services contre services. Le bien-être de chacun. serait proportionné à la part qu’il aurait prise dans la production nationale, sans réduction et sans prélèvement au profit de personne. La puissance d’acheter serait en raison du produit créé, ce qui revient à dire que le producteur pourrait alors racheter son produit. Nous allons retrouver les mêmes idées dans Karl Marx ; pour éviter les répétitions, nous ne les discuterons qu’après avoir vu sous quelle forme nouvelle cet écrivain les expose.


II

Karl Marx est sans contredit l’écrivain socialiste le plus influent de l’Allemagne, et son œuvre principale, das Kapital, est considérée, même par ses adversaires, comme un livre original et remarquable. Ce n’est certes pas à cet ouvrage que Marx doit son influence, car il n’est pas fait pour être lu par le peuple. Il est aussi abstrait qu’un traité de mathématiques, et il est d’une lecture bien plus fatigante. C’est un vrai casse-tête, parce qu’il se sert de termes pris dans un sens particulier, et qu’il construit, de déductions en déductions, tout un système basé sur des définitions et des hypothèses. Il faut une tension constante de l’esprit pour suivre des raisonnemens où les mots sont toujours détournés de leur signification habituelle. Comme l’a très bien fait remarquer M. Cliffe Leslie, das Kapital est un exemple frappant de l’abus de la méthode déductive, trop souvent employée par beaucoup d’économistes. Il part de certains axiomes et de certaines formules qu’il considère comme rigoureusement vrais. Il en déduit les conséquences qu’elles lui semblent renfermer, et ainsi il arrive à des conclusions qu’il donne comme aussi irréfutables que celles des sciences exactes. Rien n’est plus trompeur que cette méthode, qui a séduit de bons esprits. Dans les sciences morales et politiques, les termes ne rendent jamais avec précision les nuances infinies de la réalité ; les mathématiques seules le peuvent, parce qu’elles ne spéculent que sur des données abstraites et rigoureusement déterminées. En économie politique comme en morale et en politique, les définitions servent à donner une idée des choses dont on parle, mais elles ne peuvent les décrire assez exactement pour qu’on en tire des conséquences qui s’imposent. Ainsi que l’a dit très justement M. H. Passy, trop brèves elles sont fausses parce qu’elles ne tiennent pas compte des exceptions ; trop longues elles embrouillent et ne servent à rien. Le mieux est de prendre les mots dans le sens habituel, de se servir de termes concrets que tout le monde comprend, et d’éviter autant que possible les expressions abstraites et générales qui donnent lieu à de fréquentes méprises et à d’inutiles discussions. Ainsi chaque jour les débats recommencent pour savoir ce qu’il faut entendre par capital et rente, ne pourrait-on pas dire tout simplement : les vivres, les machines, les outils et le numéraire, ou le revenu et le produit des terres ? Ce serait un peu plus long, mais bien plus clair. Bossuet et Pascal n’employaient pas ces mots vagues et abstraits ; pourtant ils disaient tout d’une façon toujours forte et intelligible. Il suffirait de se servir de la langue du XVIIe siècle pour mettre fin à la plupart des malentendus et des discussions oiseuses qui encombrent l’économie politique et pour rendre impossibles des livres comme das Kapital.

Ce qui a fait de Karl Marx l’un des chefs du socialisme européen c’est qu’il est le fondateur et l’organisateur de l’Internationale, et cependant il n’a rien, ni dans ses écrits, ni dans sa carrière, de l’agitateur révolutionnaire. Ses livres ont la prétention d’être absolument scientifiques, et sa vie, après quelques incidens orageux, a été celle d’un érudit, poursuivant ses études favorites au sein d’une modeste et paisible retraite. Marx est né à Trêves le 2 mai 1818 ; son père, israélite baptisé, était conseiller des mines. Karl fit à Bonn de brillantes études de droit et, revenu à Trêves, épousa en 1843 Jenni von Westphalen, sœur du Westphalen qui fit partie du ministère Manteuffel et qui vient de mourir récemment. Il renonça aux places avantageuses que lui offrait le service de l’état pour s’adonner entièrement à l’étude de l’économie politique et surtout de la question sociale. Poursuivi par le gouvernement prussien pour ses opinions extrêmes et réfugié à Paris, il y publia avec Arnold Ruge les Deutsch-Französische Jahrbücher, et avec Henri Heine le journal Vorwärts (En avant). Expulsé de France en 1844, puis de Bruxelles en 1848, il rentre en Allemagne et profite de la liberté que la révolution de mars y avait conquise pour faire paraître, avec son ami M. Wolff, un journal où il malmène rudement « la bourgeoisie. » Poursuivi de nouveau, il se réfugie à Londres, où il a vécu depuis lors, partageant son temps entre ses études économiques et la direction occulte de l’Internationale. Déjà en 1847, dans un manifeste rédigé avec son ami Fr. Engels, au nom des communistes allemands de Londres, il avait formulé les deux principes qui guident encore aujourd’hui le socialisme allemand et européen ; il y soutient d’abord que l’intérêt des ouvriers, dans leur lutte contre les capitalistes, est partout le même, et s’élève au-dessus des distinctions de nationalité, et en second lieu, que les travailleurs doivent conquérir les droits politiques pour briser le joug des capitalistes. Nous ne suivrons pas Marx dans sa carrière active, ce serait faire l’histoire de l’Internationale. Ce sont ses idées seulement que nous voulons faire connaître. Ses écrits sont peu nombreux. En 1847, il fit paraître une critique très piquante et souvent très juste des Contradictions économiques de Proudhon sous ce titre : Misère de la philosophie, Réponse à la Philosophie de la Misère par M. Proudhon. Marx n’aime pas Proudhon, quoiqu’il s’en rapproche en bien des points. En 1859, il publia une Critique de l’Économie politique, qui est reproduite en grande partie dans son ouvrage das Kapital, paru en 1867[4].

Tout le système de Marx et les 830 pages de petit texte que contient son volume n’ont qu’un seul but : démontrer que le capital est nécessairement le résultat de la spoliation. La conclusion est au fond la même que celle résumée dans le fameux aphorisme de Brissot et de Proudhon : « La propriété, c’est le vol. » Cependant, quoiqu’il y ait de temps à autre des mots amers à l’adresse des fabricans et des financiers, Marx n’en veut pas aux individus : ce qu’il attaque, c’est le système. Du moins il l’affirme dans sa préface, « Il ne s’agit, dit-il, des personnes qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques ; mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en éloigner. » On le voit, Marx se fait ici l’organe de ces doctrines matérialistes si répandues aujourd’hui, qui suppriment la liberté et la responsabilité des individus et des sociétés. Tous les événemens, tous les actes individuels, ne sont que le « processus » de forces fatales. L’influence que l’écrivain peut espérer exercer est dès lors très modeste, car « lors même qu’une société est arrivée à découvrir la voie de la loi naturelle qui préside à son mouvement, elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par décrets les phases de son développement naturel ; elle peut seulement abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement. » Quoiqu’il y ait bien des réserves à faire au sujet de ce fatalisme, qui n’est même pas logique jusqu’au bout, il donne cependant un avertissement très sensé à ces utopistes révolutionnaires et enthousiastes qui, comme ceux du XVIIIe siècle, espèrent qu’il suffirait de quelques lois pour supprimer tous les maux dont souffre la société et d’un bon décret pour faire régner l’âge d’or sur la terre.

Nous exposerons d’abord les idées développées dans ce livre étrange, das Kapital, sans essayer de les réfuter ; c’est seulement quand on aura saisi la théorie dans son ensemble qu’on pourra comprendre les sophismes sur lesquels elle repose. Marx fonde son système sur des principes formulés par les économistes de la plus grande autorité, Adam Smith, Ricardo, de Tracy, Bastiat et la légion de leurs adhérens. Comme on le sait, par réaction contre les physiocrates, qui font dériver toute richesse de la nature, Smith prétend que la source unique de la valeur est le travail. Il veut même faire du travail la commune mesure des valeurs. « Le seul travail, dit-il, est la mesure réelle à l’aide de laquelle la valeur de toutes les marchandises peut toujours s’estimer et se comparer. Des quantités de travail doivent nécessairement, dans tous les temps et dans tous les lieux, être d’une valeur égale pour celui qui travaille. » C’est exactement l’idée de Bastiat quand il affirme que dans la société on échange toujours service contre service. Presque tous les économistes et M. Thiers, qui se fait en ce point l’organe de l’opinion aujourd’hui généralement reçue, soutiennent que l’origine légitime de la propriété est le travail. Si l’on admet ces prémisses, Marx prouvera, avec une logique irréfutable, que le capital est le produit de la spoliation. En effet, si toute valeur vient uniquement du travail, la richesse produite doit appartenir entièrement aux travailleurs, et si le travail est la seule source légitime de la propriété, les ouvriers doivent être seuls propriétaires. Marx expose ce raisonnement d’une façon scientifique très spécieuse, quoique d’après moi absolument fausse. Comme Proudhon, il échafaude ses déductions sur une définition de la valeur. Suivons l’enchaînement de ses syllogismes, où l’on reconnaît un disciple d’Hegel. On peut bien faire quelque effort pour les comprendre quand on songe que ces abstractions à l’allure mathématique, traduites en langage vulgaire dans les petits journaux socialistes, sont devenues le catéchisme des ouvriers en Allemagne.

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une immense accumulation de marchandises. La marchandise, c’est-à-dire le produit destiné à l’échange, est la forme élémentaire de la richesse dans les sociétés modernes. Tout objet qui a une utilité quelconque possède deux sortes de valeur. Il a de la valeur en tant que par ses propriétés il répond à un besoin de l’homme : c’est la valeur d’usage, qui aboutit à la consommation des objets. Il a encore de la valeur en tant qu’il permet à son possesseur de se procurer, en le livrant, un autre objet qu’il désiré : c’est la valeur d’échange. Ces deux valeurs sont loin de correspondre toujours. La valeur en usage dépend uniquement de l’intensité du besoin. Un pain qui peut me nourrir un jour conserve sa valeur comme objet de consommation, mais comme objet d’échange il vaudra plus ou moins d’après l’abondance du blé récolté et le prix du blé. Des lunettes qui vont à ma vue auront pour moi une grande valeur, tandis qu’à l’échange elles n’en auront peut-être aucune, parce qu’elles ne conviendront pas à d’autres yeux que les miens. Si l’on considère la valeur d’usage, tous les objets diffèrent les uns des autres en raison de leurs caractères et des besoins auxquels on les destine. Si l’on considère la valeur d’échange, tous les objets ont en commun cette propriété de pouvoir être troqués les uns contre les autres ou pour une certaine somme d’argent. Sous le rapport de l’usage, il est difficile d’établir un rapport entre un mouton qu’on mange et un cheval qu’on monte ; sous le rapport de l’échange, on peut dire qu’un cheval vaut vingt moutons, si pour un cheval on obtient 800 francs et pour un mouton 40 francs. Dans les sociétés primitives comme dans l’Inde, suivant sir Henry Maine ou au moyen âge, c’est la valeur en usage que l’on considère principalement, parce que chaque groupe de familles produisant à peu près tout ce qu’il consomme, il y a très peu de ventes et d’achats. Voyez une villa de Charlemagne ou une communauté de village en Russie et en Serbie : les hommes récoltent les denrées alimentaires et les matières textiles, fabriquent les outils, les instrumens aratoires et les meubles, tandis que les femmes préparent les alimens et les vêtemens, filent la laine, le chanvre, le lin, et font même les chaussures. Il ne se fait presque pas d’échanges. Dans les sociétés où règne la division du travail et des métiers, c’est la valeur en échange qui est la chose principale, parce que personne ne produisant ce qu’il consomme, chacun doit vendre pour acheter. Tout produit devient marchandise, et le point important est alors de savoir ce qui fait la valeur de ces objets destines à l’échange. À cette question, Marx n’hésite pas à répondre avec Smith et Ricardo : c’est uniquement le travail[5].

Comme valeurs, dit Marx, les marchandises destinées à l’échange ne sont autre chose que du travail cristallisé. L’unité de mesure des valeurs, c’est le travail ordinaire moyen, qui varie dans les différens pays et aux différentes époques, mais qui est donné dans une société déterminée. Le travail plus compliqué ou qui exige des facultés plus relevées doit être considéré comme du travail simple élevé à une plus haute puissance. Un objet utile n’a donc de la valeur que parce qu’il représente du travail. Les choses les plus nécessaires à l’existence, l’air et l’eau, n’ont en général aucune valeur parce qu’on les obtient sans travail. Maintenant comment mesurer la quantité de valeurs que représente un objet ? Par la quantité de « substance créatrice de valeur, » c’est-à-dire de travail qu’il contient. La quantité de travail est mesurée elle-même par sa durée, par heure et jour. Ici Marx introduit une rectification dans la théorie de Smith et de Ricardo en prévenant une objection. On pourrait dire en effet que, si c’est la durée du travail qui crée la valeur des produits, un habit fait par un tailleur qui y aurait mis deux fois plus de temps qu’il ne faudrait aurait double valeur. Non, répond Marx, ce qui sert à mesurer la valeur des choses, c’est le temps de travail nécessaire en moyenne, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité, et dans les conditions normales de l’industrie à un moment donné. Si avec la machine à coudre on peut faire une chemise en un jour, ce sera un jour qui sera la mesure de la valeur d’une chemise, et non les deux ou trois jours qu’il fallait auparavant. Même ainsi rectifiée, la théorie qui fait du travail la source de la valeur est une erreur complète, ainsi que je le montrerai bientôt ; mais d’ailleurs, comme toutes les abstractions en matière sociale, ces moyennes manquent de rigueur scientifique. En réalité, chaque genre de travail a sa valeur propre, son caractère particulier-Une journée de travail d’un maçon vaut-elle exactement autant que celle d’un menuisier, d’un peintre, d’un ciseleur, d’un plombier on d’un simple manœuvre ? Évidemment non. Et comment les comparer, à moins que ce ne soit parle salaire que chacun de ces ouvriers reçoit ? Alors il faut admettre que tout salaire est exactement proportionnel à la valeur du travail effectué. Or c’est précisément ce que Marx conteste. Comme Rodbertus, cet auteur prétend que le travail a beau devenir plus productif et créer plus d’utilités, il ne produit pas plus de valeurs. En effet, si le travail mesuré par sa durée est l’unique source de la valeur, les objets fabriqués en plus grande quantité dans un même laps de temps, tous réunis, ne représenteront pas plus de valeur, parce que chaque objet en particulier vaudra moins. Par l’enchaînement rigoureusement logique de ces abstractions, il arrive ainsi à ce singulier résultat, que toutes les inventions de la science, tous les perfectionnemens de l’industrie produisent plus d’utilités sans augmenter la somme des valeurs.

Voyons maintenant comment naît le capital. Suivant Marx, ce n’est pas par l’épargne et par le renoncement, comme le prétend « l’économie politique vulgaire, » et ce n’est pas non plus par l’échange, comme se l’imaginent les badauds, en voyant des négocians faire rapidement fortune. En effet, normalement l’échange se fait sur le pied de l’égalité, valeurs contre valeurs, et si par ruse ou par habileté Paul vend à Pierre pour 50 francs une marchandise qui n’en vaut que 40, Paul gagne, il est vrai, 10 francs ; mais, comme Pierre les perd, la société ne se trouve pas enrichie, et aucune valeur nouvelle n’est créée. Cette opinion, développée avec une grande précision par J.-B. Say, est celle de la plupart des économistes. Je pense néanmoins qu’elle n’est pas fondée. Condillac a raison quand il prétend que dans tout échange les deux parties gagnent, parce que chacune d’elles obtient l’objet qui lui convient le mieux[6]. Une dame, dit-il, avait vendu quelques arpens de terre pour s’acheter un cachemire, et elle s’étonnait d’avoir obtenu un si magnifique châle en échange d’un si vilain lopin de pré. Chacun avait ce qu’il désirait et se trouvait ainsi plus satisfait. Marx et J.-B. Say ne voient que la valeur en usage, qui peut-être n’augmente pas dans l’échange, quoique ordinairement l’objet, en se rapprochant de ceux qui en ont besoin, acquiert déjà plus de valeur ; mais ce qu’il faut surtout considérer, d’après moi, c’est la valeur d’usage, l’utilité, parce qu’en définitive tout revient à cela. La consommation est le but final de la production et de la circulation des richesses. L’échange fait arriver chaque chose là où elle répond aux besoins les plus intenses : the right ware in the right place, et ainsi il crée de l’utilité, qui est la véritable valeur.

Mais revenons au système de Marx. Voici comment, d’après lui, naît le capital. Celui qui est destiné à devenir capitaliste se présente sur le marché des marchandises muni d’argent. Il achète d’abord des machines, des outils, des matières premières, puis, pour les mettre en œuvre, la force de travail de l’ouvrier, l’Arbeitskraft, l’unique source de toute valeur. Il met l’ouvrier à la besogne, lui fait transformer, au moyen des outils et des machines, les matières premières en produits fabriqués, qu’il vend plus cher qu’elles ne lui ont coûté à fabriquer. Il obtient ainsi une valeur plus grande, une plus-value (Mekrwerth). L’argent, momentanément transformé en salaires et en marchandises, reparaît sous sa forme primitive, mais plus ou moins accru ; suivant la métaphore antique, il a fait des petits : le capital est né. Cela semble contraire au principe posé plus haut, que l’échange ne crée pas de valeur. Le fabricant n’a fait que des échanges, et pourtant il se trouve avoir acquis une valeur plus grande. Voici l’explication du mystère : L’homme à l’argent paie au travail sa valeur d’échange et obtient ainsi sa valeur d’usage. La force du travail a ce caractère unique de produire plus qu’il ne coûte à être produit. Celui qui l’achète et qui la met à l’œuvre à son profit jouit donc de la source de toutes richesses. Le capitaliste paie le travail à sa valeur. Quelle est la valeur du travail ? Il vaut, comme toute autre marchandise, ce qu’il a coûté de temps et d’efforts pour être produit, c’est-à-dire ses frais de production. Les frais de production du travail sont ce qu’il faut de vivres et de denrées diverses pour entretenir l’ouvrier et ses enfans appelés à lui succéder. La valeur de toutes ces denrées se mesure à son tour par le temps qu’il faut pour les produire. Donc, en résumé, d’après Marx, la valeur du travail est égale à la somme d’heures nécessaires pour créer ce qu’exige l’entretien du travailleur. C’est là ce que le capitaliste paie et doit payer d’après les principes de l’échange.

Au fond, Marx ne fait qu’exposer ici en d’autres termes la loi de Ricardo concernant les salaires. D’après l’économiste anglais, les salaires tendent toujours à se rapprocher, en moyenne, de ce qui est indispensable aux travailleurs pour vivre et maintenir leur nombre. Si le salaire tombe au-dessous de ce niveau, les ouvriers les moins favorisés meurent de privations, et alors l’offre restreinte des bras fait remonter le salaire au taux normal. Si le salaire dépasse ce niveau, l’aisance accrue amène une augmentation du nombre des ouvriers, et alors l’offre plus grande des bras fait baisser le salaire. Le coût moyen de l’entretien de l’ouvrier varie d’après les pays et le degré de civilisation, mais tel qu’il est, il constitue le prix naturel du travail, son coût de production.

Voici maintenant le mystère d’iniquité d’où, d’après le socialiste allemand, dérive le contraste de la misère et de l’opulence, le paupérisme gagnant du terrain à mesure que le capital s’accumule. Pour produire les denrées nécessaires à l’existence de l’ouvrier et de sa famille pendant une journée, il ne faut pas tout un jour de travail. Marx suppose que cinq ou six heures suffisent. Si donc l’ouvrier travaillait pour lui-même, il se procurerait tout ce qu’il lui faut en un demi-jour, et le reste du temps il se donnerait du loisir ou du surplus ; mais l’esclave antique, devenu le serf du moyen âge, en conquérant la liberté dans la société actuelle n’a pas acquis du même coup la propriété ; il est donc forcé de se mettre au service de ceux qui possèdent la terre et les instrumens de production. Ceux-ci exigent naturellement qu’il travaille pour eux la journée pleine de douze heures ou plus. En six heures, il produit l’équivalent de sa subsistance : c’est ce que Marx nomme « le travail nécessaire ; » pendant les autres six heures, il produit de la plus-value au profit de ceux qui l’emploient. Le capitaliste paie la force de travail, l’Arbeitskraft, à sa valeur, c’est-à-dire en donnant la quantité d’or qui, représentant six heures de travail, permet à l’ouvrier d’acheter de quoi vivre ; mais comme il obtient ainsi la libre disposition de cette force de production qu’il a payée, il acquiert tout ce qu’elle fait naître pendant la journée pleine. Il échange ainsi le produit de six heures contre le travail de douze heures. Il met donc dans sa poche, comme profit net, le produit des six heures au-delà du travail nécessaire. De ce surplus « empoché » par le maître naît le capital.

Le capitaliste a différens moyens d’augmenter son bénéfice. Le premier consiste à multiplier le nombre de ses ouvriers. En effet, autant il a d’ouvriers, autant de fois il encaisse le produit des six heures de travail supplémentaires. S’il n’avait qu’un ouvrier, en prélevant pour lui le produit de la moitié de la journée, il obtiendrait seulement de quoi vivre comme l’ouvrier lui-même. S’il en a deux, il aura de quoi consommer l’équivalent de ce que consomment deux ouvriers, et ainsi de suite. — Le second moyen est de prolonger la journée. Plus l’ouvrier travaille au-delà du temps nécessaire qui représente son salaire, plus grand est le bénéfice qu’il rapporte à son maître. Marx montre ici par des exemples très détaillés empruntés à l’histoire de l’industrie et de la législation industrielle en Angleterre, que le capital et la machine tendent nécessairement à prolonger la durée de la journée, et que, pour les arrêter dans cette voie, il a fallu l’intervention de l’état et des bills successifs limitant les heures de travail. — Le troisième moyen consiste à diminuer la durée du « travail nécessaire. » Si l’ouvrier pouvait produire en trois heures ce qu’il lui faut pour subsister, le coût de sa puissance de travail diminuerait de moitié. Le capitaliste paierait donc la pleine valeur de la journée de douze heures en donnant la quantité d’or représentée par trois heures de travail, c’est-à-dire un salaire moitié moindre. Ceci paraît encore conforme à la loi de Ricardo : si le coût de l’entretien de l’ouvrier diminue, le salaire baissera en proportion ; mais comment arriver à cette réduction du coût des frais d’entretien ? En rendant plus productif le travail qui crée les objets de consommation du travailleur. Comme les heures de travail se paient le même prix n’importe ce qu’elles produisent, si en une heure on fait deux fois plus d’objets, chaque objet coûtera moitié moins, et l’ouvrier aura moitié moins à dépenser pour vivre ; donc il pourra vendre sa force de travail pour une rémunération réduite de moitié. Tout ceci paraît irréfutable, et l’on arrive ainsi à cette singulière conclusion, que plus l’emploi des machines et des méthodes perfectionnées augmente la productivité du travail, plus le salaire diminue et plus le bénéfice du capitaliste augmente. Suivant Marx, le capital par lui-même ne crée pas de valeur. L’œuvre de la fabrication ne fait que reproduire la valeur consommée. Si pour faire 100 kilogrammes de coton filé il faut 115 kilogrammes, parce que 15 kilogrammes se perdent en déchets, les 100 kilogrammes fabriqués seront portés dans le prix de revient au même prix que les 115 kilogrammes bruts. S’il y a pour 5 francs d’usure des machines et 10 francs de combustible, ces sommes seront encore ajoutées, et le prix de vente sera tel qu’il les couvre complètement sans plus. « La machine ne produit pas de valeur ; elle transmet seulement la sienne aux objets qu’elle sert à fabriquer. » Le bénéfice viendra donc uniquement du travail, seule source de toute valeur. Si après une récolte mauvaise le prix du coton ou du blé augmente, quoique le travail employé à la culture soit resté le même, c’est parce que les frais de ce même travail divisés par un moindre nombre de kilogrammes, donnent pour chaque kilogramme une dépense de travail plus considérable. Moyennant 10 millions de journées de travail j’obtiens 1 million d’hectolitres de blé : chaque hectolitre vaudra l’équivalent de dix journées de travail ; si je ne récolte que la moitié, chaque hectolitre vaudra le double ou l’équivalent de vingt journées. En résumé, « toute plus-value (Mehrwerth), sous quelque forme qu’elle se cristallise, intérêt, rente, profit, n’est que la « matérialisation » d’une certaine durée de travail non payé. Le mystère du capital productif se résout en ce fait, qu’il dispose d’une certaine quantité de travail qu’il ne paie pas. » — « Par lui-même, le capital est inerte, c’est du travail mort qui ne peut se révivifier qu’en suçant, comme le vampire, du travail vivant, et qui vit et s’engraisse d’autant plus vigoureusement qu’il en absorbe davantage. »

D’après Marx, le régime capitaliste est d’origine récente. Il commence au XVIe siècle, quand les grands propriétaires envahissant peu à peu les domaines des petits cultivateurs, envoient dans les villes une population surabondante, libre, mais privée des moyens de travail, et forcée par conséquent de se mettre au service de ceux qui disposent du capital. La suppression des métiers et l’invention des machines a favorisé le développement de la grande industrie, où quelques capitalistes de plus en plus puissans emploient un nombre sans cesse croissant de prolétaires. Chaque augmentation du capital appelle un accroissement proportionnel du nombre des travailleurs. « L’accumulation de la richesse à l’un des pôles de la société marche du même pas que l’accumulation à l’autre pôle, de la misère, de l’asservissement et de la dégradation morale de la classe qui de son produit fait naître le capital. »

Quand on lit le livre de Marx et qu’on se sent enserré dans les engrenages de sa logique d’acier, on est comme en proie au cauchemar, parce qu’étant admises les prémisses qui sont empruntées aux autorités les moins contestées, on ne sait comment échapper aux conséquences, et parce qu’en même temps son érudition, aussi vaste que sûre, lui permet de citer à l’appui de ses thèses des extraits très frappans d’une foule d’auteurs et des faits nombreux et poignans, tirés des enquêtes parlementaires et de l’histoire industrielle et agricole de l’Angleterre. Cependant, quand on va au fond des choses et qu’on regarde autour de soi, on s’aperçoit qu’on a été enveloppé d’un habile tissu d’erreurs et de subtilités entremêlées de quelques vérités. Toutefois il n’est pas facile de s’en dégager : si l’on admet la théorie de la valeur si répandue de Smith, de Ricardo, de Bastiat et de Carey, on est perdu. M. Maurice Block a essayé de réfuter la base principale du système de M. Marx, qui consiste a prétendre que l’ouvrier produit sa subsistance en travaillant seulement une partie de la journée et que l’autre partie est accaparée par le patron, lequel s’en réserve le produit sans compensation. Le fait invoqué par Marx est cependant incontestable. Le maître ne peut donner à celui qu’il emploie la pleine valeur du produit ou l’équivalent de la journée entière, car où prendrait-il, s’il le faisait, de quoi payer l’intérêt du capital, la rente du fonds et le profit ou la rémunération de ses risques et de son activité ? Proudhon a soutenu comme Marx, et bien avant lui, que le dénûment des classes inférieures provient de ce que l’ouvrier avec son salaire ne peut racheter son produit. La remarque est juste, mais il n’en peut être autrement, à moins que le travailleur ne soit comme le petit cultivateur exploitant son propre bien, en même temps propriétaire de la terre, des machines, des subsistances et des matières nécessaires à la production. S’il doit emprunter ces différens agens, il faut qu’il prenne sur son produit de quoi les payer, car on ne les lui prêtera pas gratuitement. Si c’est le fabricant qui en fait l’avance, il doit prélever sur le produit total du travail de l’ouvrier de quoi payer l’intérêt de ces avances. Qui donc accumulerait du capital et qui emploierait un seul ouvrier s’il n’en tirait un certain profit ?

Comme Proudhon, Marx arrive, mais sans le dire, à la chimère tant de fois réfutée du crédit gratuit. L’histoire des sociétés prouve que le prélèvement d’une partie du temps du travail au profit de celui qui dispose des choses indispensables pour produire, a toujours eu lieu sous une forme ou sous une autre. Avec le régime de l’esclavage, le maître recueille tout le produit du travail. Il donne à l’esclave ce qu’il faut pour l’entretenir et lui permettre de se perpétuer, et il garde le reste pour lui. C’est donc comme si l’esclave travaillait une partie de son temps pour lui et ensuite pour son maître. Sous le régime de la corvée, le paysan travaille deux ou trois jours sur la terre du seigneur et le reste du temps sur la sienne. Il est à moitié affranchi, mais une partie de ce qu’il produit va au domaine éminent. Avec le métayage, ce n’est plus le temps du travail qui se partage entre le maître et le travailleur ; ce sont les produits du travail, ce qui au fond revient au même. Le fermage à son tour n’est que la transformation du métayage, avec cette différence que le fermier paie la part du propriétaire en argent ; mais toujours il travaille une partie du temps pour sa subsistance et le reste pour celle du maître qui lui a livré le sol. Dans le salariat, le même fait se reproduit. Une partie de la journée l’ouvrier travaille pour obtenir l’équivalent de sa subsistance, c’est-à-dire son salaire, le reste du temps pour le capitaliste. Le fait constaté par Marx est donc bien réel ; mais ce n’est point par des subtilités économiques sur la plus-value qu’on peut attaquer un partage du produit qui résulte des lois civiles. Vous pourrez dépouiller un homme de son bien, mais vous ne ferez jamais qu’il en cède la jouissance sans recevoir en échange des services, des produits ou de l’argent. Voulez-vous, comme le désirait Proudhon, que le producteur puisse racheter son produit ou qu’il le conserve en entier ? faites-en un capitaliste. En France déjà et plus encore en Suisse, à l’inverse de l’Angleterre, un grand nombre d’hommes possèdent la terre et les outils, et peuvent ainsi s’asseoir sous leur vigne et garder pour eux-mêmes tous les fruits de leur travail appliqué à un sol qui ne doit rien à personne. Favorisez ce mouvement en répandant l’instruction et l’habitude de l’épargne, et le moment viendra où tous auront une part de la propriété soit foncière, soit industrielle, et ainsi tous seront affranchis de la dîme payée au capital, parce que celui-ci leur appartiendra. La rente est un fait naturel et l’intérêt un fait nécessaire. Vous ne pouvez donc les supprimer, mais le travailleur peut se les voir attribuer en conquérant la propriété.

L’erreur fondamentale de Marx réside dans l’idée qu’il se fait de la valeur, qui est toujours, d’après lui, en raison du travail. Il a sans doute rendu la théorie de Smith et de Ricardo beaucoup plus plausible en disant : la valeur d’un objet dépend de la quantité de travail « socialement nécessaire » pour le produire. Ainsi une chaise vous a coûté trois jours de travail, mais en moyenne on peut la faire en deux jours : elle ne vaudra que l’équivalent du salaire de deux jours. Même ainsi amendée, la notion est fausse. Qu’on nous permette d’insister sur ce point, il est essentiel. On voudra bien s’armer d’un peu de patience pour suivre ces discussions parfois assez arides, quand on songera qu’il s’agit des bases mêmes de l’ordre social et de questions ardemment débattues dans tous les rangs du peuple et dans les ateliers des deux mondes. La théorie de la valeur est d’ailleurs fondamentale. Voici des faits qui prouvent que la valeur n’est pas en proportion du travail. En un jour de chasse, j’abats un chevreuil et vous un lièvre. Ils sont le produit des mêmes efforts pendant le même temps ; auront-ils même valeur ? Non ; le chevreuil me nourrit pendant cinq jours, le lièvre pendant un ; la valeur de l’un sera cinq fois plus grande que celle de l’autre. Le vin du Château-Lafitte vaut 15 francs la bouteille, et celui du coteau voisin 1 franc, et cependant le premier n’a pas exigé deux fois plus de travail que l’autre. Le blé récolté sur une terre fertile a plus de valeur que celui qui vient d’une terre ingrate, et cependant il a coûté « socialement, » c’est-à-dire régulièrement et toujours, moins de travail. Le beurre se vend 4 francs le kilogramme, et pourtant il est le produit presque spontané des herbages où la vache se nourrit. Sans doute le travail est un élément nécessaire de la valeur, mais partout où la rareté, le monopole naturel ou social intervient, — et où n’agit-il pas ? — il n’en est pas le seul.

En réalité, la valeur vient de l’utilité ; nous estimons les choses d’après les avantages qu’elles nous procurent : un individu inutile ou nuisible est un vaurien. Valeur est synonyme de courage, parce qu’il y eut un temps où les hommes valaient en raison de leur bravoure. A l’utilité il faut ajouter, comme condition de valeur, la rareté. Le blé est très utile, mais il n’a pas grande valeur parce qu’il est très abondant. Toutefois, si l’on y regarde de près, on voit que la rareté n’est qu’une forme de l’utilité. Plus un objet est rare, s’il m’est nécessaire, plus sa possession me sera utile. Si au contraire je le remplace sans peine parce qu’il se trouve partout, l’utilité de l’avoir sera minime ; elle sera égale à la peine que j’aurais du prendre pour m’en procurer un pareil. L’eau, dit-on, est de la plus grande utilité, et cependant elle n’a pas de valeur ; donc ce n’est pas l’utilité qui fait la valeur. Cette objection, toujours répétée, repose sur une amphibologie qu’on n’a jamais réfutée parce qu’elle est très spécieuse. Voici où est la méprise : par eau, dans le premier sens, on entend l’eau en général, l’élément, et dans ce sens elle est de la plus grande utilité ; mais elle est aussi de la plus grande valeur, car un individu perdu dans le désert, une ville assiégée, un pays ruiné par la sécheresse, donneraient tout pour se procurer de l’eau. Quand on dit que l’eau n’a pas de valeur, on entend une certaine quantité d’eau, et dans ce sens elle a aussi très peu d’utilité. Que vaut un seau d’eau au bord de la rivière ? Rien, la peine de le prendre ; à un quatrième étage, il vaudra quelques centimes représentant le salaire du porteur qui l’aura monté ; au sein du Sahara, pour le voyageur qui ne peut à aucun prix en obtenir d’autre, il vaudra tous les millions de la terre ; sa valeur croîtra dans la mesure de la rareté ou à proportion de la difficulté de le remplacer. On peut donc dire, en conservant aux mots leur sens habituel, qu’un objet a d’autant plus de valeur qu’il est plus utile, soit parce qu’il répond au besoin existant, soit parce qu’il dispense du sacrifice d’argent ou d’efforts qu’il faudrait faire pour s’en procurer un pareil. Dans toute valeur, il y a du travail, parce que l’homme doit au moins cueillir le fruit que la nature lui offre, mais la valeur n’est pas en proportion du travail, parce que, s’il cueille une noisette, il aura une valeur bien moindre que s’il détache un régime de bananes.

Marx prétend que la valeur de la force de travail du salarié est égale à ses frais de production, c’est-à-dire à l’entretien de l’ouvrier et par conséquent aux heures de travail « socialement » nécessaires pour reproduire cet entretien. S’il en est ainsi, on ne voit pas pourquoi Marx fait le procès au capital, qui paie le travail à sa juste valeur en lui donnant le « salaire nécessaire » de Ricardo. La vérité est que la valeur du travail est comme celle de toutes choses, en proportion de son utilité. Dans une verrerie, le chauffeur recevra 4 francs par jour, le souffleur de verre 6, 8, 10 francs, le graveur habile 13 et 14 fr. ; les tailleurs de diamant à Amsterdam en touchent 30 ou 40. Les frais d’entretien de ces diverses catégories d’ouvriers sont à peu près les mêmes ; mais la valeur de leur travail et par conséquent de leur produit diffère beaucoup, et elle est d’autant plus grande que leurs aptitudes sont plus rares et plus recherchées. Je veux retirer du fond de l’eau un coffre renfermant 1,000 kilogrammes d’argent : seul, je ne le puis. Quelqu’un se présente pour m’aider, mais il ne veut le faire qu’à la condition de partager le contenu du coffre. Si je ne puis trouver aide ailleurs, j’y consentirai, car j’y trouverai encore un grand avantage. La valeur du travail pour le maître est donc égale au profit qu’il en tire, et s’il y est contraint par la rareté des bras, c’est cela même qu’il peut donner comme salaire ; mais d’autre part, si l’ouvrier est poussé par la concurrence de ses semblables à céder son travail à tout prix, il pourra se contenter de ce qui suffit pour l’entretenir. La rémunération du travail flottera donc entre un maximum qui sera égal à la valeur de ce qu’il crée, intérêt et rente déduits, et un minimum correspondant aux frais d’entretien nécessaires. C’est la loi de l’offre et de la demande qui déterminera les oscillations entre les deux extrêmes. Ainsi plus le travail devient productif, plus la rémunéraration pourrait être élevée, si l’offre des bras ne réduisait pas le salaire ; mais quand cette plus-value résultant d’un accroissement de la production ne reste pas aux mains du salarié, ce n’est pas, comme le dit Marx, le capitaliste qui a l’empoche. » La concurrence réduit aussi ses profits en amenant la baisse des prix à son extrême limite, et en dernière analyse ce sont les consommateurs qui recueillent les avantages des améliorations industrielles. Une des bizarreries du livre das Kapital, c’est qu’il n’y est jamais question de l’influence exercée par la concurrence, cet agent de nivellement toujours actif des profits, des salaires, de la rente et de l’intérêt. Cela est réservé, paraît-il, pour le tome second, non encore publié ; mais ce procédé d’analyses successives, admissibles en mathématique, où l’on spécule sur des données abstraites, donne les résultats les plus faux quand on l’applique à l’économie politique, qui s’occupe de la réalité. Prétendre donner une idée juste des phénomènes économiques sans parler de la concurrence, qui en est généralement le ressort, c’est vouloir exposer le système du monde en faisant abstraction de la gravitation, qui en est le moteur.

Une autre erreur de Marx est de prétendre que le capital est du travail mort qui ne se vivifie et ne s’engraisse qu’aux dépens du capital vivant. Sans doute les produits affectés à une production nouvelle ne sont pas doués de vie : en eux-mêmes, ils sont inertes ; mais si grâce à eux les mêmes efforts musculaires de l’homme livrent plus de choses utiles, ne peut-on dire qu’ils sont productifs ? Un homme muni d’une hache d’acier fera dix fois plus de besogne qu’un sauvage avec sa hache de silex. Les deux outils sont inertes, c’est trop évident ; mais si avec l’un on obtient beaucoup plus de produits qu’avec l’autre, n’est-ce pas à la supériorité du premier qu’il faut l’attribuer ? Pour prouver que le capital ne produit pas de valeur, Marx montre que, si au moyen d’une machine nouvelle on fabrique deux fois plus d’objets, chacun de ces objets ne valant plus que la moitié, la valeur reste la même. C’est spécieux, mais c’est faux, parce que le point à atteindre, c’est de multiplier les objets utiles sans considérer leur estimation en numéraire. Voilà la véritable production. Comme l’a très bien dit Bastiat, chaque fois qu’on transforme des valeurs onéreuses en valeurs gratuites, l’humanité s’enrichit. Si toutes les choses nécessaires à l’existence étaient aussi abondantes que l’air et l’eau, leur valeur intrinsèque, c’est-à-dire leur qualité de satisfaire nos besoins, ne serait pas diminuée ; seulement elles s’échangeraient contre beaucoup moins d’argent, et leur valeur en numéraire aurait presque totalement disparu. Le capital, les machines, agissent en ce sens. Celles-ci multiplient les objets utiles et en diminuent les frais de production. Elles contribuent ainsi prodigieusement à augmenter le bien-être ; elles sont donc essentiellement productives de richesses, car, comme le dit très bien Voltaire, la richesse consiste dans l’abondance de toutes les choses nécessaires à l’existence.

Ce qui a affranchi l’homme du besoin et l’a rendu le maître du globe, ce n’est pas la force musculaire, car le sauvage qui croupit dans le dénûment le plus dégradant en déploie autant que le civilisé. Non, c’est la force intellectuelle qui, s’incarnant dans les machines, dans tous les procédés scientifiques, crée vingt fois plus d’objets utiles pour la même somme d’efforts. Marx, mesurant toutes les valeurs d’après le travail moyen ordinaire qu’elles ont coûté, semble vouloir réserver pour l’ouvrier tout le produit, et celui qui a apporté à l’œuvre commune le capital et l’intelligence, c’est-à-dire le principal producteur, n’aurait droit à rien. Voilà comment une analyse imparfaite conduit à la plus criante iniquité et à une impossibilité démontrée. Si vous ne rétribuez pas exceptionnellement le chef d’industrie, vous en aurez un qui sera malhonnête où incapable, et vous anéantirez votre avoir. Quand les sociétés coopératives ont échoué, ç’a toujours été par la faute des gérans.

En résumé, on peut dire que la puissante et spécieuse tentative de Marx, de renverser les bases de la société actuelle en s’appuyant sur les principes mêmes de l’économie politique, a échoué, parce qu’il n’a entassé que des formules abstraites, sans aller jamais au fond des choses. Toutefois tous ceux, et ils sont encore nombreux, qui admettent les théories de Ricardo et de Bastiat sur le travail n’échapperont aux conclusions du socialiste allemand que par des inconséquences. Ses déductions sont d’une logique irréprochable ; ce qui est faux, ce sont les points de départ de ses raisonnemens, qu’il a empruntés aux économistes les plus orthodoxes.

Si maintenant on compare les théoriciens du socialisme en Allemagne à ceux de la France, on trouve un grand contraste. Les premiers sont incomparablement plus instruits. Comme le disait Lassalle en parlant de lui-même, ils sont armés de toute la science de notre époque. Mais ils l’emploient pour démontrer sèchement des sophismes. Il leur manque le grand souffle spiritualiste du XVIIe et du XVIIIe siècle. Jamais ils n’invoquent, comme les héros de la réforme ou de la révolution française, ces grands principes de vérité, de droit, de justice qui vont au cœur des hommes. Ce n’est pas en fendant des cheveux au moyen de la dialectique, fût-elle acérée comme un rasoir, que l’on prépare une transformation sociale. Attachés à la terre par leurs doctrines matérialistes, ils ne nous présentent point un idéal à réaliser, car pour eux tout ce qui existe est le résultat de lois nécessaires qui gouvernent les sociétés humaines comme les corps célestes. Les socialistes français sont généralement ignorans, naïfs et dupes de leurs propres chimères. Proudhon lui-même, malgré la vigueur de son esprit, n’avait qu’une instruction incomplète et mal assimilée. Mais tous sont humains ; ils rêvent à leur façon le bonheur universel. Ce sont au fond des philanthropes égarés. Malgré leurs erreurs ou même leurs insanités, ils ont un noble but : faire régner la fraternité parmi les hommes. Ce sont des rêveurs et des utopistes qui ont toujours condamné les violences des jacobins, tandis que les socialistes allemands sont secs et durs comme un syllogisme. Combien le christianisme, même considéré seulement au point de vue d’une réforme sociale, est supérieur à tous ces systèmes, où manque tantôt l’appréciation juste de la réalité, tantôt la véritable charité ! Dans l’Évangile règne partout une tendresse infinie pour les déshérités en même temps qu’un sentiment sublime de justice sociale. La vérité capitale qui ressort de tous les enseignemens du Christ, c’est que nulle amélioration n’est possible si l’on n’a pas d’abord rendu l’homme lui-même meilleur. La rénovation morale, voilà la source de tout progrès véritable. Ce n’est ni par la critique des doctrines économiques, quelque subtile qu’elle soit, ni par une forme nouvelle d’association, fût-ce le phalanstère ou la société coopérative, que l’on guérira les maux de la société actuelle ; c’est en répandant dans toutes les classes de la société plus de lumières et plus de moralité. C’est uniquement par des influences morales que le christianisme a brisé les chaînes de l’esclavage. Ainsi pourra cesser la misère. « Il y aura sans doute toujours des pauvres parmi nous » parce qu’il y aura toujours des paresseux incorrigibles et que, comme dit saint Paul, « celui qui ne travaille pas ne doit pas manger ; » mais que les classes supérieures apprennent à mieux connaître et à mieux remplir leurs obligations, que les ouvriers, plus instruits, plus moraux, moins esclaves des sens, arrivent à la propriété par le travail et l’épargne, que la science continue à accroître la productivité de l’agriculture et de l’industrie, et le paupérisme, le dénûment, disparaîtront, en tant qu’ils atteignent toute une catégorie de familles et qu’ils constituent une des plaies de notre ordre social.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez les Deutsch-Französische Jahrbücher, publiés par Arnold Ruge et Karl Marx, avec le concours de Hess, Engels, Herwegh et Bruno Bauer.
  2. Parmi les écrits socialistes d’avant 1848 on peut citer encore : Destruction et Reconstruction, ou le Présent et l’Avenir (Abbruch und Neubau oder Jetztzeit und Zukunft, von Michael, Stutgart 1846) ; — la Situation des classes laborieuses en Angleterre (Die Loge der arbeitenden Classen in England, von Friedrich Engels, Leipzig 1845). — Ce dernier ouvrage contient des faits intéressans empruntés aux enquêtes anglaises. C’est en partie la source des idées de Karl Mars.
  3. Voyez le curieux livre, non encore achevé, de M. Rudolf Meyer, Le Combat pour l’émancipation du quatrième état (Der Emancipationskampf des vierten Standes).
  4. La deuxième édition est de 1873. La traduction française de M. J. Roy est de 1875. Elle a paru par livraisons et a été revue et complétée par l’auteur. L’ouvrage a été traduit en russe.
  5. Pour l’analyse des idées de Karl Marx, on peut consulter Heinrich von Sybel, Die Lehren des heutigen Socialismus ; — Eugen Jäger, Der moderne Socialismus ; — Schäffle, Der Socialismus und der Kapitalismus ; — Rud. Moyer, Der Emancipationskampf des vierten Standes, et en français l’étude brève, mais très substantielle, de M. Maurice Blook, Les Théoriciens du socialisme en Allemagne.
  6. Voyez le Commerce et le Gouvernement, par Condillac, édition Guillaumin, p. 267. Il y a dans ce petit écrit, comme dans la plupart de ceux du XVIIIe siècle, beaucoup de remarques justes, exprimées avec infiniment de clarté et d’esprit.