Le Socialisme et les socialistes en Province

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LE SOCIALISME


ET


LES SOCIALISTES EN PROVINCE.




Je quittai Paris, l’an passé, après les journées de juin. Je me rappellerai long-temps ces funestes journées. Je ressens encore aussi vivement que le premier jour les impressions terribles qu’elles firent sur moi. J’ai toujours devant les yeux l’image de cette bataille qui, durant de longues heures fiévreuses, me fit voir comme dans un cauchemar la France descendue plus bas que l’Espagne de Cabrera et d’Espartero. Et comme les facultés élevées de l’homme ne perdent jamais leurs droits, même au milieu des choses les plus terribles, je vois encore les douleurs et la forme sous lesquelles cette insurrection se présentait alors à mon imagination. Le droit d’insurrection avait atteint son apogée ; je le voyais dans toute la maturité de l’âge (je puis bien matérialiser, personnifier le droit d’insurrection ; c’est un droit si peu abstrait, si peu intellectuel), plein de confiance en lui-même, plein d’enseignemens, de science stratégique, avec fureurs calmes, ses colères concentrées, son caractère positif, comme celui d’un homme qui a beaucoup vécu. Il n’avait plus d’enthousiasme pour les mots ardent dont il s’enivrait autrefois ; il ne criait plus : Vive la liberté ! Vive la république Vous rappelez-vous ces jours sinistres ? Le tocsin sonnait à toutes les églises ; un soleil brûlant tombait d’aplomb sur les pavés des rues désertes ; on n’entendait d’autre bruit que le bruit du canon et des feux de pelotons. Il n’y avait pas un cri, pas un chant révolutionnaire ; nul enthousiasme, nul éclair. Cette insurrection avait le caractère du métal en fusion : elle était brûlante et sans flamme.

J’avais trop vu le socialisme fonctionner à Paris ; c’était assez comme cela, même pour un amateur de réalités artistiques et de spectacles pittoresques. J’en avais assez de ces processions sans fin, de ces farandoles qui ne s’arrêtaient jamais, de ces étendards bariolés nommés bannières du travail, et de ces plantations d’arbres de la liberté. Le caractère comique de toutes ces folies, singulièrement intéressant et très curieux à observer, était maintenant couvert d’un crêpe ; la marotte du fou était transformée en poignard.

Je me mis en route, dans la ferme espérance de pouvoir enfin me reposer en province et y éviter le socialisme. Je fus complètement déçu. Dès mon arrivée, je retrouvai les mêmes hallucinations, les mêmes folies, le même amour du désastre et de la destruction. Il n’y avait que quelques nuances de moins. Les socialistes des provinces s’efforçaient, autant qu’il était en eux, d’imiter leurs frères de Paris. Ce qui donnait à leurs faits et gestes un caractère d’imitation très grotesque. Lorsque les socialistes de Paris sont simplement aliénés, les socialistes de province sont fous furieux ; lorsque les premiers sont emportés, les seconds sont violens. L’exagération et l’imitation les plus sottes sont le caractère distinctif des clubs socialistes de province, caractère qu’ils communiquent à leur auditoire. J’avais donc les mêmes spectacles qu’à Paris : des clubs, des attroupemens, des conversations politiques en plein air, des causeries sur les questions sociales au milieu des cafés ; bref, je retrouvais encore le tohu-bohu de Paris, moins la verve et l’esprit qui s’y font toujours remarquer, même dans les folies les plus sombres. Ajoutez que j’avais de moins cette singulière urbanité parisienne qui fait que les hommes les plus séparés d’opinions et les plus opposé de partis peuvent cependant causer ensemble dans le même salon. Je trouvai les habitans de la ville où je débarquai complètement divisés et pleins de haines irréconciliables. Je m’informai de plusieurs jeunes gens que j’avais connus jadis ; on me répondit que personne ne les voyait plus depuis qu’ils s’étaient avisés d’aller prêcher aux ouvriers des théories d’égalité illimitée et de droit au travail. D’un autre côté, toutes les fois qu’il m’arrivait de traverser les quartiers populaires, j’entendais grogner derrière moi et résonner sourdement les mots d’aristocrate, de bourgeois et de réactionnaire. O fruits du socialisme, que vous êtes doux, rien qu’au toucher ! Que serait-ce donc s’il fallait vous avaler !

Ennuyé et fatigué de courir pour éviter le socialisme et de le rencontrer toujours, je voulus aller droit au-devant, et je m’informai de la demeure d’un de mes anciens amis que j’avais connu très socialiste avant la révolution de février, afin d’engager une discussion avec lui et d’avoir le plaisir de me mettre en colère contre ces doctrines qui me poursuivaient perpétuellement comme les farfadets de Berbiguier ; mais la révolution de février, qui a changé tant de choses, avait eu le privilège de rendre mon socialiste conservateur. C’était un homme jeune encore, plein de finesse d’esprit ; c’était un véritable flâneur philosophique, qui par cela même devait mieux voir qu’un autre les inconvéniens et les agrémens, les beautés et les défauts de ces systèmes. Je voulais le pousser à me faire la confession complète des erreurs de son intelligence et des secrets motifs qui l’avaient engagé autrefois dans ces erreurs. Je transcris cette conversation à peu près telle qu’elle eut lieu, car les jugemens qu’il porta sur les socialistes et les secrets motifs qui entraînent tant de gens dans ces doctrines peuvent nous éclairer sur bien des choses. Je lui demandai pourquoi il avait abandonné le socialisme au lendemain de février ; voici à peu près comment il me répondit. Je reproduis sans interruption ses explications sur sa conduite et ses jugemens sur les doctrines socialistes.

« Mon cher ami, me répondit-il, on a assigné beaucoup de causes à la révolution de février ; moi, j’ai trouvé une explication toute différente de celles qui lui ont été données jusqu’à ce jour. Je crois que la révolution de février est venue pour séparer les honnêtes gens de ceux qui ne l’étaient pas. Vous me demandez pourquoi j’étais socialiste avant la révolution de février : c’était peut-être grace à l’imprévoyance humaine ; j’avais fabriqué pour mon usage particulier un socialisme de l’honnête homme, à peu près commue Diderot avait inventé l’athéisme de l’honnête homme ; — pourquoi je ne le suis plus depuis février : c’est que je n’ai pas besoin d’exercer la profession de socialiste et de faire concurrence à un tas de pauvres diables qui tiennent à conserver leur position. Quand je dis profession, je ne plaisante ni ne raille, je constate ce fait, qu’être socialiste, c’est exercer une profession dans notre temps. Avant la révolution de février, souvent, en entrant dans un café ou dans tout autre lieu public, il m’arrivait de remarquer quelque jeune homme ayant l’air passablement inoccupé et fort, ennuyé de son présent. — Quel est ce jeune homme ? demandais-je alors à quelqu’un de mes voisins. — C’est un M. C… ou un M. K… ; il vient de Paris ; c’est un homme fort distingué. — Ah ! quelle est sa profession ? — Il est socialiste. — Très bien ; être socialiste, c’est avoir une opinion : il appartient par ses convictions au parti socialiste ; mais quelle est sa profession, son métier spécial ? — Ah ! je comprends ; vous me demandez quelle est sa spécialité : il est fouriériste. — Mais être fouriériste, c’est croire aux idées de Fourier, et, rien de plus. Son métier, son état, vous dis-je, quel est-il ? — Eh bien ! socialiste. — Enfin, un jour, mon intelligence obtuse s’aperçut qu’être socialiste dans notre temps, c’est exercer un état, ou une magistrature, ou un sacerdoce, comme vous voudrez et comme ils voudront. Moi qui ai été socialiste aussi, je ne m’étais jamais avisé de considérer une opinion comme une profession. O simplicité des gens naïfs, qui ne savent pas que flatter les passions et qu’aduler les désirs et les vanités de n’importe quelle classe de la société, c’est exercer la profession la plus lucrative de toutes ! En l’absence de grands seigneurs dont on puisse flatter les vices, être socialiste et démocrate enragé est le meilleur état qu’il soit possible d’embrasser, depuis celui des anciens valets de comédie. Pends-toi donc, Scapin.

« Vous savez que moi aussi j’ai passé par le socialisme. Il faut que je vous raconte les tribulations et les aventures de mon esprit durant cette époque. Je me suis débarrassé de ces doctrines, et j’en remercie Dieu, car il est plus que probable qu’aujourd’hui je rédigerais d’absurdes proclamations et des discours plus pitoyables encore. Je suis renégat, je l’avoue, et j’en suis bien aise, car sans cela je me serais arrangé un rôle, et c’eût été une raison pour ne plus arriver à repentance. Beaucoup n’en conviennent pas, et c’est pourtant cette sotte vanité qui empêche une foule de gens de rejeter par derrière eux le sot vêtement dans lequel ils se sont drapés par fatuité ou par cynisme. J’ai connu un homme qui avait voulu se marier avec sa servante et qui ne mit jamais ce projet à exécution par cette raison bizarre, qu’une fois marié, on ne pourrait plus l’accuser de concubinage comme on avait fait jusqu’alors. Ainsi de beaucoup de gens : ils aiment que le monde les voie toujours persistant dans la même méthode, fût-elle absurde : c’est, à proprement parler, ce qui constitue le cynisme, qui n’est pas l’orgueil, mais bien plutôt une nuance grossière de la vanité, qui a toujours peur que le premier jugement une fois effacé, le monde ne puisse plus s’en former un autre sur votre compte. Les sots craignent toujours qu’on ne s’occupe d’eux d’une autre façon qu’on n’avait fait la veille, et cela pour une raison digne de M. de Lapalisse, mais qui n’en est pas moins vraie : c’est que les gens d’esprit savent seuls parer immédiatement à toutes les éventualités et à tous les accidens. Ainsi encore de beaucoup de malheureux jeunes gens qui, s’étant d’abord donné l’air d’être très avancés, vont toujours plus avant dans l’absurde par dépit, après avoir commencé à s’y diriger par vanité. Je ne crains pas de dire que telle est la source générale des doctrines subversives. On se met en opposition avec la société par gentillesse et par air de génie, alors qu’on ne connaît ni la vie ni ses exigences, et lorsqu’on arrive à les connaître, on persévère dans cette voie par irritation et par regret. J’ai vu cette déplorable maladie exercer ses ravages sur plus d’un jeune esprit. Quand on est jeune, on se fait socialiste peut-être à cause de telle sensualité qu’on a désirée et qui n’était pas à votre portée ; plus tard, on demeure socialiste à cause de toutes celles qu’on aurait pu conquérir et qu’on a perdues par cette première faute. Prêcher des doctrines subversives, cela est de tous les temps ; mais les prêcher par les raisons que j’ai signalées, cela n’appartient qu’à notre époque. Autrefois c’était un excès d’enthousiasme, un excès de sympathie, un excès de fanatisme, qui faisaient éclore ces doctrines ; aujourd’hui, on peut l’affirmer, c’est simplement un excès de tempérament, un excès d’ardeur sanguine. Je nomine les choses par leur nom, et je ne sais pas dire les choses en ne les disant pas.

« Je puis d’autant mieux les accuser de ce travers et dire que c’est l’appât caché qui attire les adeptes du socialisme, que moi-même, comme tout le monde, j’y ai été pris. J’avais dix-huit ans, et je sortais du collège. Ce qu’on désire dans l’adolescence, tout le monde le sait ; il n’entre aucune arrière-pensée de vanité, d’orgueil ou de fatuité dans les passions d’un adolescent : c’est l’amour de la jouissance pour la jouissance, c’est véritablement la théorie de l’art pour l’art ; cependant cet entraînement, ces sensualités et ces désirs ne sont pas complètement vulgaires : ils se colorent de teintes charmantes et s’illuminent de reflets ardens. Ne vous étonnez pas si je vous entretiens de choses semblables ; mais la connaissance des passions est très nécessaire pour comprendre la signification des doctrines socialistes, et je crois véritablement qu’on pourrait marquer la différence de ces doctrines par les variations que les phases et les époques de la vie amènent dans le tempérament. Ce fut donc à dix-huit ans que, dans ma petite ville, j’entendis parler de deux de mes compatriotes qui étaient venus prêcher une religion nouvelle. Je demandai le nom de cette religion : on me répondit que c’était la religion saint-simonienne. Je m’informai de ses dogmes, je lus avec passion les livres et les journaux des adeptes ; je devins saint-simonien, non de fait, mais de pensée, car je résolus de régler ma vie sur cette religion. Remarquez combien cette religion est faite pour les collégiens et les très jeunes gens, et vous ne vous étonnerez pas si la doctrine trouva parmi eux de si nombreux adeptes. On a dit que les saint-simoniens étaient des ambitieux et des charlatans ; cette explication est bien vulgaire : eh ! non, c’étaient simplement des jeunes gens qui avaient reçu une éducation très distinguée et qui étaient en peine de leur esprit et de leur corps. Être en peine de son esprit et de son corps, c’est là le grand malheur des jeunes gens de notre siècle. Une sorte de tourment moral, d’une part, et d’irritation sensuelle, de l’autre, voilà malheureusement leurs caractères distinctifs. Mais, pour revenir, une religion qui proclame le corps et I’ame unis par l’amour, qui enchaîne tout le genre humain dans les liens flottans et les nœuds faciles à détacher de la volupté, plaira évidemment à cet âge où l’ame est mêlée au sang et en a l’impétuosité, et où le sang est si pur, qu’il a toutes les qualités de l’ame, la générosité et pour ainsi dire la bonté. Je m’émerveillais de ces liturgies singulières, de cette vie consacrée au plaisir, de cet univers qui devenait un ciel de Mahomet sans jalousies et sans eunuques, — de cette religion où se chuchotaient, au milieu des extases voluptueuses, de haletantes confessions, — de ces cérémonies où éclatait le délire des Premières passions, avec ses ceintures dénouées et ses mains pressées, — de cette société cosmopolite sur laquelle l’Orient répandait ses essences amoureuses et ses parfums irritans, et que l’Occident éclairait de ses douces clartés et de sa blanche lumière. Cette humanité devenue subitement belle, adorant des nudités artistiques, cet amas des merveilles de l’industrie ces reflets d’étoffes et de richesses, ce monde de Desgrieux sans aucun Tiberge, où les coins cachés du Décaméron étaient les seuls cloîtres religieux, fracassèrent littéralement ma pauvre cervelle. J’allais prêchant partout la bonne nouvelle, que je trouvais assez bien accueillie en ce qui concernait la religion tout au moins, et je me mis à pratiquer et, comme on dit, à faire passer dans les faits de mon existence les dogmes et les mystères que j’avais appris de ces messieurs. Mon enthousiasme fut si vif, que ma santé fut gravement compromise. Mes parens s’en alarmèrent, me firent des menaces terribles et m’avertirent des graves dangers que je courais. Je ne me rappelle plus leurs menaces, leurs avertissemens ni leurs conseils ; toujours est-il qu’il y avait du médecin là-dedans, et qu’on me fit entendre que mes extravagantes croyances ne tarderaient pas à me mener à la maison des fous. Alors je devins excessivement voltairien à l’endroit de mes anciens dieux ; je fis des commentaires pour démontrer la vanité de mon culte, et je les aurais déjà publiés, n’eût été la crainte de me voir traiter de docteur Strauss du saint-simonisme. On y regarde à deux fois avant de se mettre sur la même ligne que le docteur Strauss, cet homme infernal, bien qu’aujourd’hui conservateur et réactionnaire. C’est alors que, continuant à m’informer des doctrines nouvelles et des religions qui nous arrivaient par le courrier, je devins phalanstérien. Le phalanstère était alors la seule demeure où je pusse continuer mon métier de socialiste, les autres masures qui se sont élevées depuis n’étant pas encore construites.

« Il y a un âge dans la jeunesse où l’on commence à se matérialiser. Ce ne sont plus les passions flottantes et les désirs bouillonnans de l’adolescence ; ce sont des passions à heure fixe et des désirs précis, dont le nombre est compté comme les jours du mois dans le calendrier. Il y a à cette époque comme un tiraillement vulgaire entre une vie qui commence à être affairée et une vie qui ne peut renoncer à être joyeuse. On se fait clerc de notaire, commis à appointemens fixes, employé dans une maison de banque, et, si l’on rencontre un ami, on le prie de ne venir vous voir qu’à telle heure à cause des occupations de la journée. À telle heure, on vaque à ses affaires ; à telle heure, on va dîner ; à telle heure, on va chez ses amis ou chez sa maîtresse. C’est le bon moment pour devenir phalanstérien. Dans le phalanstère, on fait tout à heure fixe, on change d’occupations attrayantes à un moment donné, qu’on soit ou non ennuyé du même plaisir. Aussi, parmi les phalanstériens que j’ai rencontrés dans la vie, je n’ai jamais trouvé que des clercs, des commis, des employés, quelques capitaines d’artillerie et officiers du génie, enfin des hommes-horloges. Le phalanstère est fait pour plaire à ces hommes méthodiques qui arrangent leur vie d’après les modèles des cadres en activité de service, et la règlent comme une montre ; mais je crois qu’il ne peut plaire à aucun autre. Aussi j’en fus bientôt dégoûté. Les plaisirs du phalanstère me semblent assez matériels et assez maussades. Ils ont en eux quelque chose de grossier et d’impudique qui repousse. N’y cherchez pas cette métaphysique du plaisir qu’enseigne le saint-simonisme. Nous avons là, au lieu de la métaphysique du plaisir, l’anatomie des joies de la chair, l’énumération et la classification des plaisirs, l’indication de leurs nuances, l’hygiène à suivre pour les différens tempéramens. C’est une suite de gravures obscènes, un index, un manuel de baccalauréat ès-voluptés. Bref, le fouriérisme, c’est le matérialisme et non le sensualisme. Pour comprendre ce que signifie le saint-simonisme, il faut avoir une certaine ame, une certaine fleur du sang ; il n’en est pas besoin pour comprendre le fouriérisme. Cette doctrine est toute mécanique ; elle n’a en elle aucune circulation, elle n’accomplit que des fonctions digestives. Fourier est un homme de génie qui a passé sa vie à étudier les mauvais recoins du cœur humain, et un homme de bien qui a eu des imaginations honteuses. Jamais homme doué d’imagination et d’esprit d’observation n’a écrit autant de sottises. Tous les plaisirs du phalanstère consistent à dîner sur l’herbe et à faire l’amour en plein air. C’est triste, et c’est vulgaire. J’abandonnai bien vite cette doctrine absurde, inventée par un homme qui valait mieux que ses édits, et surtout que ses disciples, car je ne crois pas qu’il y ait sous la coupole du ciel un être plus niaisement excentrique qu’un phalanstérien. Si vous en avez connu quelques-uns, vous devez savoir à quoi vous en tenir.

« Je n’ai jamais donné dans les doctrines nauséabondes du communisme. Le moindre tort du communisme, à mes yeux, c’est d’être stupide. Son plus grand crime, son crime irrémissible, c’est qu’il est impossible de se remuer dans la société qu’il décrit. Une humanité tout entière entassée, une solidarité qui vous lie bras et jambes, ou plutôt qui vous soude à votre voisin de manière à ne pouvoir faire un pas sans lui, voilà le communisme. Vous savez l’histoire de ces deux jumeaux inséparablement unis par des liens de chair ; eh bien ! la solidarité communiste ressemble à cette soudure charnelle ; elle nous offre pour toute perspective une humanité siamoise. Quant à la société communiste, elle m’a toujours paru ressembler à une boutique d’épicier en gros. Vous savez ces grands magasins où tout est pêle-mêle entassé, les caisses de savon à côté des piles de pains de sucre, les quintaux de chandelles graisseuses et les tonnes de cassonnade, les barils d’huile et les balles de sel, la canelle, les épices à côté des tonneaux de morue ; le tout produit un aspect incohérent et ennuyeux, avec des teintes grises et sales, et exhale une odeur mélangée qui soulève le cœur. Le Communisme produit sur moi le même effet. Hommes, femmes, enfans, vieillards, jeunes gens, bossus, boiteux, aveugles, sont entassés dans ce grand hôpital, où il n’y a qu’un entresol et un grenier. Les sots se mêlent avec les gens d’esprit, que ces derniers le veuillent ou ne le veuillent pas, sous prétexte que ces gens d’esprit sont leurs frères. Nulle hiérarchie, excepté à dîner ; ceux qui ont le plus de besoins sont le plus près des mets, et peuvent revenir au plat ; les autres, non. Je n’ai besoin de rien acheter, ce qui est un excellent moyen de ne pas faire de dettes ; mais, en revanche je ne puis vendre aucun de mes services, parce qu’il est bien certain que je n’aurai aucune espèce de caprice ou de désir à satisfaire. S’il me faut donner à ma femme un châle ou un bracelet en sus de ceux qui lui seront probablement alloués par la communauté, cela me sera à peu près impossible, Il me faudra aller déclarer au bureau des distributions que c’est un besoin de ma femme, ou bien que je suis menacé de telle ou telle mésaventure peu attrayante, même dans la communauté, si je ne satisfais pas à ce besoin, et autres déclarations honteuses ; mais la communauté, qui sera frustrée par ce besoin, pourra fort bien s’en venger : les autres femmes regarderont de travers ma chère moitié, et les hommes me jetteront sur mon passage des épithètes déplaisantes. Vous voyez quelle aimable société !

« Quant aux théoriciens de cette école, ils m’ont toujours inspiré une vive répulsion, à cause de leur incurable vanité. Il n’y en a qu’un auquel je me suis attaché quelque temps, non par amour pour ses doctrines, mais par bon goût littéraire : cet homme est M. Proudhon. Que voulez-vous ! je commence à vieillir, je n’ai guère d’illusions et j’aime cet homme, parce qu’il déshabille ces doctrines et les montre dans leur plus cynique nudité. Il laisse les symboles métaphysiques, les métaphores poétiques, les rêves d’une société féerique aux autres écoles socialistes. Il laisse de côté l’accessoire, ne s’embarrasse pas dans les hypothèses, et va droit à l’essentiel. Parlez-lui d’organisation du travail, et il vous répondra : « Autant vaudrait dire que vous voulez crever les yeux à la liberté.» Parlez-lui du droit au travail, et il vous répondra : « Accordez-moi le droit au travail, et je vous accorde le droit de propriété auquel vous tenez tant.» Demandez-lui quel est son but, et il vous répondra : La destruction de la propriété.» Avec lui, pas de détours, de ruses, d’équivoques, d’atermoiement. Il est franc ; sa franchise est terrible, mais au moins il vous regarde en face et ne vous donne pas d’hypocrites crocs-en-jambe, comme les autres socialistes. Il ne s’excuse pas de demander l’abolition de la propriété, comme tant d’autres qui vont toujours tout droit leur chemin souterrainement. Lui, il vous prie avec une politesse contestable, mais avec un aplomb inconnu jusqu’à ce jour, de vouloir bien faire la liquidation de l’ancienne société, sinon il la fera sans vous. Il ne vous prie pas de faire avec lui un voyage d’agrément vers les terres inconnues de l’Eldorado ; il vous prie de rembourser immédiatement vos créances exigibles. Les autres socialistes mettent dans leurs invitations à la société l’habileté de ces messieurs qui vous dévalisent les poches en silence, tout en vous faisant mille affectueuses politesses ; lui, il vous somme impérieusement de vouloir bien vous dépouiller vous-même, sinon… En même temps M. Proudhon est de ceux dont le nom est destiné à un grand retentissement, et c’est évidemment ce qui flatte le plus son orgueil excessif. Ce n’est pas qu’on ait lu ou qu’on lise beaucoup ses livres ; ils sont faits pour être compris par peu de gens : leur appareil métaphysique arrête les esprits incultes, mais l’auteur est de ceux qui gagnent la célébrité par un mot. Un calembour de Sébastien de Castres à l’assemblée des notables lui a valu de voir son nom sortir de l’obscurité ; beaucoup d’écrivains et d’orateurs doivent leur célébrité à une phrase, à une apostrophe qui a survécu à leurs livres et à leurs discours. Long-temps après qu’il ne sera plus question de M. Proudhon, le célèbre aphorisme : la propriété c’est le vol, retentira encore comme un bruit de tocsin aux oreilles des générations futures. Cet aphorisme était connu avant février, et peu de gens en connaissaient l’auteur. Depuis, l’auteur est devenu célèbre ; car ici, en province, il n’y a que deux socialistes connus des populations. M. Considérant et le fouriérisme reposent dans la région des limbes et des ombres ; on ne connaît de M. Pierre Leroux que son nom ; c’est ce qu’il y a de plus facile à connaître, son esprit étant inexplicable et ses livres inabordables. Mais les industriels et les commerçant connaissent parfaitement le nom de M. Louis Blanc et la signification de ses doctrines, et le nom de M. Proudhon hante comme un mauvais esprit la cervelle des propriétaires, ce qui s’explique parfaitement. Je n’eus, vous le comprendrez, mon cher ami, qu’à faire le tour de ces doctrines pour cesser d’être socialiste. Alors commença pour moi une ère d’indifférence à leur endroit, et en même temps une ère de curiosité et d’observations.»

J’avais écouté avec une curiosité passionnée cette longue confession. Lorsque mon ami eut fini de parler, je ne trouvai rien à répondre que ceci : « La société a agi comme vous, par caprice ; elle s’est lancée comme vous, par curiosité, dans les hasards de l’inconnu.»

Oui, la France entière a été pendant un moment comme ce socialiste renégat, et c’est là ce qui l’a perdue. Par caprice, elle avait accepté ces doctrines, et, soit par nonchalance, soit à cause de son esprit affairé, elle ne s’est pas prémunie contre elles. J’ai raconté cette conversation, non-seulement parce qu’elle renfermait la critique des écoles socialistes, mais encore pour montrer combien il y a eu d’étourderie et d’enfantillage dans cette adhésion tacite, dans ce secours négatif prêtés par la paresse de la société aux doctrines subversives.

Les bons bourgeois, avant la révolution de février, ne craignaient guère le socialisme ; il était de bon ton de connaître ses docteurs et de causer avec eux sur l’avenir de l’humanité. Ce qui se disait de grotesque dans ces conversations, Dieu seul le sait. De la part des braves bourgeois, c’étaient des bravos saugrenus ; des adhésions, des acquiescemens absurdes. Ils accordaient que la société pourrait arriver au but que lui marquaient les socialistes, mais qu’il faudrait du temps. Il était de mode aussi de recevoir les journaux socialistes, on recevait la Réforme, la Démocratie pacifique, la Revue Sociale ; on s’émerveillait sur le talent de M. Louis Blanc ; les avoués, qui en général sont des hommes réglés comme des horloges, inclinaient vers le fouriérisme, les avocats sans cause penchaient au contraire vers les doctrines qui promettent à chacun selon son appétit, les médecins avaient pris sous leur protection les réhabilitations du comité de salut public ; la chirurgie politique de feu ces messieurs leur plaisait infiniment, il n’y a pas à s’étonner de ce fait. Tout allait assez bien alors pour qu’on pût tranquillement discuter toutes ces belles choses le soir dans un café ou dans un cercle, et, en rentrant chez soi, on pensait que, si l’on était transporté le lendemain sans secousse et tout en dormant dans les terres fleuries du fouriérisme, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. C’était superbe, et il n’y avait plus qu’à s’embrasser. On se séparait en serrant tendrement la main à l’orateur socialiste, et les pères de famille dont les petits garçons avaient remporté des prix se disaient en se retirant que ce jeune homme avait bien des moyens. Ceux qui avaient des enfans paresseux ou dont la tête était un peu dure leur proposaient pour modèle M. ***, qui causait si bien. Hélas ! c’était la lune de miel du socialisme, et les lunes de miel sont toujours courtes. C’était une perspective de pays de Cocagne, aux ruisseaux de lait, où les cailles devaient tomber toutes rôties, et les nougats pousser comme des champignons. Souvent aussi les discussions prenaient une tournure qui faisait frémir tout spectateur doué de l’esprit d’observation. Par exemple, la discussion des brutalités socialistes à l’endroit des femmes et de la famille prouvait combien peu les plus égrillards de ces pauvres gens comprenaient le sens de leurs paroles. Un jour entre autres, il fut dit un mot que je ne répéterai pas, un mot semblable à celui qu’étourdiment Télémaque prononce dans l’Odyssée : « Si toutefois Ulysse est mon père, car qui peut se flatter de connaître son père ? » Ceux qui avaient des filles ne se hasardaient pas autant, mais les vieux garçons et les célibataires de province, type curieux et qui rentre tout-à-fait dans la lignée rabelaisienne, ne s’en faisaient pas faute. Lorsque ces doctrines étaient exposées dans l’intérieur des familles par quelque sot passant pour bel esprit dans son village, les femmes souriaient, et les jeunes demoiselles, qui entendaient dire que le fouriérisme était immoral, relevaient la tête, pensant que M. X, qu’elles connaissaient comme fouriériste, était un être immoral. De temps en temps on recevait, dans les villes du centre, la visite de quelque chef socialiste. C’étaient tour à tour un fouriériste et un communiste, qui venaient faire des leçons apostoliques et propager leurs doctrines. Aussitôt qu’ils arrivaient, tout était sens dessus dessous ; on mettait la salle de spectacle ou une des salles du palais de justice à leur disposition, les dames accouraient en foule pour voir et entendre le monsieur qui devait prêcher sur la papillonne et les groupes de papillonnacées ; le jeune barreau visitait l’auteur et l’invitait à un dîner somptueux, où, en guise de délassement, on recommençait l’exposition de ces doctrines ; au dessert, on recommençait encore, et l’on digérait en discutant. La digestion se faisait ainsi en mode composé, comme disent les phalanstériens ; les intestins comprenaient si bien que c’étaient eux surtoutqu’intéressaient ces doctrines. Le restaurateur écoutait bouche béante et se convertissait à la doctrine de ces messieurs qui faisaient tant de consommation !

Beaux jours, qu’êtes-vous devenus ? communions humanitaires ! agapes socialistes ! prêches phalanstériens ! soirées où l’on goûtait par avance les douceurs du paradis sur terre ! soupers où la frugalité et l’abstinence, ces vertus de mendians, n’apparaissaient pas, où l’on discutait sur la misère au milieu des bouteilles pleines et des mets abondans ! Chacune de ces soirées était une véritable Pentecôte ; chacun en sortait plus saint, ayant pleinement réhabilité sa matière ; les langues étaient déliées, et la douce loquacité descendait sur les jeunes disciples. Vous n’avez duré qu’une saison, vous avez été brusquement échangés contre les coups de fusil, les billets de garde trop fréquemment renouvelés, la charge en douze temps et l’exercice quatre fois par semaine ! Ces soupers, maintenant, où en est le souvenir ? On en redoute beaucoup d’autres moins inoffensifs, non plus des agapes à huis-clos, mais des saturnales à ciel ouvert. Avant la révolution de février, bien des petits banquets socialistes ont été tenus, je l’affirme, où alors on ne parlait pas de papier-monnaie ni de l’urgence des expédiens révolutionnaires ; tout vient en son temps, et les banquets dont nous avons été inondée n’auraient pas été tenus, s’ils n’avaient été précédés par les petits soupers innocens. Rien ne se perd dans ce monde ; en jouant à la main chaude, comme dirait. Sancho Pança récitant ses proverbes, on finit souvent par se donner des coups de poing, et on ne joue pas aux chiquenaudes sans que le sang n’arrive bien quelquefois.

Avant la révolution de février, on pouvait craindre les républicains, personne ne craignait les socialistes. J’ai même entendu un esprit tris fin répondre un jour, à quelqu’un qui élevait des doutes sur les intentions des socialistes, par ce mot si vrai sous Louis-Philippe : Les socialistes feront toujours leurs affaires sous tous les régimes. Les socialistes ont enveloppé de paroles mielleuses des doctrines qui se présentaient avec une apparence innocente et calme ; ce gâteau de miel servait à endormir la bourgeoisie d’abord, à éviter les poursuites du cerbère de la magistrature ensuite ; Mais ce n’était que le fantôme du socialisme que nous voyions se promener au milieu de nous ; nous l’interrogions, ce fantôme ; nous le trouvions tour à tour stupide ou inerte, incapable de soulever la plus petite pierre, une abstraction incapable d’action. Le véritable corps et la véritable ame, restaient cachés dans les profondeurs obscures ; cette ame minait et léchait le terrain comme une langue de feu, et un beau jour, le sol étant très mince sous nos pas, comme disait naguère ce bon M. Goudchaux, elle a soulevé les pavés et les a entassés en barricades. Vous vous rappelez la dernière scène d’Hamlet, où le jeune prince, avec sa dissimulation profonde, propose à Laërte de faire des armes par manière de divertissement. On apporte des fleurets, et le combat s’engage, ce combat n’est qu’une manière de discussion sur la force réelle des deux adversaires et sur leur adresse réciproque ; mais tout à coup l’un des fleurets est devenu une épée véritable et même une épée empoisonnée. Quelque chose de pareil s’est passé dans le duel entre la société et le socialisme. Les socialistes ont transporté l’art diplomatique de dissimuler sa pensée dans les choses de l’esprit. Ils ont fait grimacer la pensée, et lui ont fait prendre toutes les attitudes, toutes les postures ; jamais elle n’a joué pareilles comédies dans ce monde. Le socialisme a demandé asile et protection à la bourgeoisie ; il s’est présenté comme un pauvre honteux auprès de l’aristocratie ; il a caqueté dans les salons avec tous les partis, papillonné autour des dames ; il a conquis les artistes en se prostituant à eux, c’est le mot. Combien de fois n’ai-je pas entendu, avant février, les protestations pacifiques de ces messieurs ! Ce n’était pas une république rouge qu’ils voulaient, mais bien une république rose, comme a dit plus tard M. Caussidière. Quand on parlait à un socialiste avant la révolution de février, il répondait qu’il voulait le progrès pacifique, la réalisation lente de ses doctrines, qu’il ne demandait que l’adhésion volontaire des cœurs et des intelligences. Un jour, je demandais à l’un des hommes qui ont fait le plus de mal aux provinces depuis la révolution de février si réellement il était communiste. — Communiste ! me répondit-il en haussant les épaules, qui donc a jamais pu penser à cela ? Le communisme, c’est une belle aspiration, mais à coup sûr une aspiration irréalisable. Je connais tout cela, me dis-je, et je me tins pour satisfait. Je savais, le cas échéant, ce qui résulterait de ces aspirations. Depuis cette époque, le monsieur en question est devenu un communiste forcené, ou plutôt il a révélé sa véritable opinion Son aspiration a pris corps.

Mais j’allais prolonger ces réflexions sans songer que j’ai encore à parler des types socialistes qui foulent le sol de la province. Je ne veux qu’en esquisser quelques-uns. Premier type : un tout petit jeune homme revenant de Paris, où il est allé faire son droit ou autre chose ; il est écouté comme un oracle ; ses absurdités passent pour de l’exaltation et ses sottises pour de l’originalité ; ses parens raffolent de lui. Il est plus qu’impertinent. C’est en somme un petit Jehan Frollo ; il a des parens honnêtes et finira par se faire malandrin ; c’est un être sans consistance, d’un esprit vulgaire qui passe pour du génie aux yeux des bonnes gens. Il méprise ses parens, parce qu’il prétend qu’ils ne le comprennent point, et ses parens sont charmés de la chose. C’est un de ces êtres que les socialistes appellent un noble cœur, en réalité un affreux petit drôle méchant, criard et sensuel, pourri de mauvaise littérature, corrompu par de détestables doctrines, destiné à mal finir, verni par un couche superficielle d’une instruction stérile, peu ambitieux, mais plein de désirs vulgaires, plein d’un appétit qu’il lui faudra satisfaire un jour d’une manière ou d’une autre. C’est là le type le plus vulgaire et le plus commun du socialiste en province, du philosophe d’estaminet, braillard, ridicule, insolent, d’une intelligence mince et très facilement oblitérée.

Le deuxième type est plus élevé et aussi plus triste. J’en ai connu beaucoup comme celui que je vais vous décrire. Figurez-v ous un jeune homme bien né, loyal, chevaleresque, mais avec un fonds de niaiserie dans le caractère et un grain de sottise dans l’esprit qui le rendront la dupe de tout le monde. Cette niaiserie, cette sottise, je les appellerai par leur nom, c’est la sentimentalité banale, c’est la sympathie absolue. Les malheurs inévitables de la société qui ont attristé chacun de nous plus d’une fois dans la vie de nous ont amenés à réfléchir su les conditions de l’existence ici-bas produisent, chez ces esprits, une sorte de chatouillement perpétuel qui excite la sensibilité et fait de leur être un moulin à sentimens. De même que le premier type est qualifié par les socialistes de jeune homme au noble cœur, le monde appelle le second un bon cœur. Je déplore la condition de ces malheureux, mais je ne puis les aimer. Cette sensibilité, perpétuellement excitée, produit vite chez eux le même effet que la débauche chez d’autres. Cette sensibilité, d’abord aimante, s’irrite par sa perpétuelle excitation, s’aigrit, le levain fermente, et l’ame change. Alors, pour atteindre à cette sympathie absolue et abstraite, il faut beaucoup haïr à ses côtés, il faut beaucoup haïr les êtres réels et individuels. Alors on brise toutes ses relations habituelles, on abandonne ses occupations sérieuses, on vit dans les régions abstraites, le cœur rempli par une sympathie abstraite et gangrené par des haines réelles, trop réelles. Le fanatisme s’empare de vous, et toute cette chevalerie que l’on avait en commençant vous abandonne. Alors père, mère, parens, amis, on sacrifie tout à ce qu’on appelle sa conviction, et on les verrait de sang-froid périr à ses côtés. C’est toujours de la chevalerie, me dit-on, puisqu’on sacrifie tout à une espèce d’idéal ; oui, mais celle-là rentre dans la catégorie de la Chevalerie qui fit jadis la croisade des Albigeois.

Une autre race de socialistes est celle qui est composée de tous les individus inclassés, inclassables, qui n’ont pas trouvé et ne trouveront jamais leur place dans aucune espèce de société réelle. J’admire en vérité comment les mots ont tous une signification originale, si nous savions toujours la découvrir. C’est pour cette classe d’hommes que semble avoir été fabriqué le mot de socialiste. C’est leur étiquette véritable ; ils sont socialistes et pas autre chose, socialistes de la veille et du lendemain. Le socialisme que signifie-t-il ? Une société qui n’a pas été encore, qui n’est pas, qui sera, dit-on ; mais, en tout cas, que sera-t-elle et quand sera-t-elle ? On n’en a jamais rien su. Ces hommes aussi se disent toujours : Je serai quoi ? Ils n’en savent rien, mais ils seront quelque chose. Quand seront-ils quelque chose ? Ils n’en savent rien non plus. Ils vivent à l’état d’abstractions. À mesure qu’ils vieillissent, ils placent leur vie toujours un peu plus loin dans l’avenir. Ils sont et ne sont pas ; ces hommes ont passé à l’état d’idées mixtes, Ils ont fondé leur vie sur des hypothèses, et le jour où ils reconnaissent que leurs rêves ne se changeront pas en réalités, ils sacrifient cette même existence à la réalisation d’autres hypothèses, c’est-à-dire qu’ils se font socialistes. Ce sont des êtres incomplets, et, si je pouvais me servir de ces expressions, des êtres que la nature a mal définis en les formant. J’en ai connu un de cette espèce, et je vais vous faire son portrait. Il était maître d’études dans une pension en province et gagnait ainsi sa vie fort honorablement ; mais l’ambition d’être quelque chose, il ne savait pas bien quoi, le gagna. Il avait entendu parler d’une société qui s’était formée pour hâter l’établissement de la république, c’était simplement une succursale des sociétés secrètes établie dans un département du centre. Notre homme avait entre les mains une maigre somme de 3 ou 400 francs ; il se hâta de les porter. Il revient sans le sou, et, pour vivre, met ses effets en gage ; il se serait fait arrêter comme vagabond, n’eût été l’intervention de quelques personnes qu’il connaissait. Premier trait caractéristique de ce que j’appelle le socialiste de naissance. Il sacrifie son présent à un x non encore dégagé. Le pauvre homme revint en son lieu et place, et force lui fut bien de reprendre ses anciennes occupations. C’était un étrange garçon. Il lisait toujours sous prétexte de s’instruire, et de fort singulières choses. Un jour il apprenait l’argot ; un autre jour, il se mettait en tête de déchiffrer Jamblique. Il n’aurait pas lu un livre d’origine française pour tout au monde, mais il s’enquérait avec soin de tout ce qui concernait Lao-tseu et Vyâsa. Sa tête était un salmigondis de connaissances baroques. Il faisait de la prose détestable et des vers plus détestables encore. Il vint à Paris, essaya du roman, pas moyen de trouver un éditeur ; il essaya du drame, pas moyen de trouver un théâtre. La misère le força de retourner à son premier état. Il était très enthousiaste de tout ce qu’il ne connaissait pas, et se prétendait très sceptique à l’endroit des femmes. Il est devenu socialiste, et exerce, m’a-t-on dit, dans la hiérarchie de je ne sais plus quelle école, le rang de prédominance-sentiment.

Je prends le quatrième type parmi les ouvriers qui touchent les plus forts salaires et jouissent le plus des avantages de la société. Avoir lu Voltaire jeune, avoir vu Paris, exercer une profession semi-libérale, maître cordonnier ou maître tailleur par exemple, voilà les caractères distinctifs de ce dernier type. La lecture de Voltaire, le plus grand homme de son temps, les a rendus très sceptiques à l’endroit d’une foule de choses qu’ils ne comprennent pas ; avoir vu Paris leur donne encore une plus grande force d’affirmation, et en fait des personnages importans aux yeux de leurs confrères. Ils sont fiers dès-lors et s’occupent à soutenir la bonne opinion qu’on a d’eux. Pour ce faire, ils lisent les journaux, parlent politique, tonnent contre l’impôt, contre les prêtres, contre les revenus de monsieur un tel qui a quinze mille livres de rente, contre la cherté des denrées, contre les gouvernemens qui les amusent des miettes de leur poche (une expression consacrée). Ils sont fiers d’être les amis et les disciples des docteurs du socialisme qui jouent envers eux à peu près le même rôle que Victor Hugo vis-à-vis des jeunes gens qui lui envoient de mauvais vers ; ce sont des génies, des intelligences immenses. Ces malheureux apprennent généralement par cœur le livre du maître et vous en récitent de longues phrases en guise de réponses dans la conversation. J’en ai connu un qui avait appris dans son entier le livre de l’Humanité de M. Pierre Leroux. À chaque phrase qu’il prononçait, on pouvait tirer son chapeau. Les pauvres, pour lui, n’étaient pas les pauvres, c’étaient les déshérités, et autres choses pareilles, et qui deviennent autant de machines de destruction, inintelligentes et terribles par cela même. Il était persuadé qu’il revivrait dans le corps de son petit-fils. Un jour que devant j’exprimais une opinion sur un mourant de ma connaissance, je dis qu’il était malheureux pour ses enfans que leur père n’eût pas espoir de revivre « Etes-vous bien sûr de ne pas revivre ? » me dit-il d’un air important. Les trois autres se trouvent partout, mais celui-là appartient entièrement à la province. C’est le type aborigène

Ce n’est rien d’esquisser les portraits, si je ne dis pas quelque chose des discours. C’est là le côté vraiment amusant ; le comique s’y élève à des hauteurs inconnues ; c’est un comique inintelligible, obscur et étrange comme les plaidoyers de Bridoie. Depuis la révolution de février, les socialistes ne se sont plus bornés à dire des niaiseries, mais sont descendus dans la rue et se sont mis à parler qui des lucarnes de son grenier, qui du soupirail de sa cave, qui des fenêtres de son premier étage. Nous avons eu ainsi le spectacle de l’illustre Dandin jugeant non plus le procès de Chicaneau, mais la société tout entière d’une étrange façon.

Je ne citerai qu’un exemple. Nous sommes au poste de la garde nationale. C’est un cuisinier socialiste qui parle, un de ceux qui ont été convertis par les agapes dont j’ai parlé plus haut. On s’ennuie autour de lui d’être obligé de monter la garde si souvent, et l’on discute les doctrines socialistes, qu’en général on n’approuve guère. Alors il lève la tête, et prenant un air rusé : « Vous direz ce qu’il vous plaira mais quand la synthèse sera venue, nous ferons ce que nous voudrons. — La synthèse ! s’écrient en chœur les gardes nationaux, la synthèse ! quelle est cette femme ? Rédige-t-elle aussi les bulletins de la république ? » Ils prenaient la synthèse pour un être en chair et en os, de même que les Bretons prirent jadis les pendules pour un nouvel impôt. « Explique-toi, toi ; qu’est-ce que cette synthèse ? — Oui, la synthèse, quand elle sera venue… Enfin, qui vivra verra. » On n’en put arracher rien autre chose. Ce brave homme avait lu dans un livre humanitaire quelconque que les doctrines socialistes n’avaient pas de synthèse, mais que le jour où elles en auraient une tout marcherait comme sur des roulettes. Alors un des camarades du cuisinier, un épicier réactionnaire (cela ne nous étonne pas, diront ces messieurs) : « Mon cher ami, je ne sais pas ce que tu veux dire avec ta synthèse, je ne te comprends pas, et je ne sais pas si tu te comprends toi-même ; mais tu ferais bien mieux de retourner à tes vol-au-vent et de continuer à travailler dans le creux. » Nous transcrivons ces paroles dans toute leur crudité pittoresque.

Maintenant je dois parler du socialisme dans les campagnes, car il y a deux espèces de socialisme : le socialisme des villes, qui se fonde sur la triade, l’association, l’attraction, et que sais-je encore ? – puis le socialisme des campagnes, qui se fonde sur la restitution du milliard des émigrés et la confiscation des grandes propriétés foncières C’est ce qui prouve le mieux que le socialisme n’est pas un système, mais une machine de guerre. La vérité est une ! disent cependant ces messieurs ; mais les socialistes ont bien compris qu’ils ne feraient jamais entrer leurs doctrines dans la tête des paysans. Il a donc fallu s’y prendre autrement. Heureusement le mal n’est pas aussi grand qu’on le croit, et en faisant un compte à peu prés exact, le bien l’emporte encore sur le mal. C’est ce que nous allons essayer de montrer par la comparaison des qualités naturelles du paysan et des moyens qu’il a fallu employer pour l’entraîner.

C’est surtout aux paysans des départemens du centre que s’appliquent ces observations. C’est là que le socialisme a fait le plus de progrès. C’est aussi dans ces départemens que les paysans sont le plus ignorans, bien qu’un très grand nombre soient propriétaires. Il était impossible de leur infuser l’esprit révolutionnaire, ils ignorent complètement ce que cela est. On se figure très mal quelles sont les quelques connaissances historiques conservées par les traditions de nos paysans. Quelques souvenirs des temps féodaux parsemés çà et là et en très petit nombre, voilà l’élément tragique de ces tradition mais en revanche, si vous écoutez leurs contes, leurs récits, leurs plaisanteries, leurs chansons, vous trouverez que tout cela a sa source dans la dernière période du moyen-âge et dans le commencement des temps modernes. Tout cela est empreint d’esprit ironique, sceptique à l’endroit des chefs temporels et spirituels de cette époque. Ils n’ont pas fait un pas depuis le commencement du XVe siècle, au moins sous le rapport intellectuel ; il n’y a absolument rien de gracieux, de poétique chez eux, comme dans les autres pays de l’Europe, ou même comme dans le midi de la France ; tout dans ces récits et ces chansons roule sur les aventures du paysan mis en contact avec les grands de ce monde, sur M. le curé et sa chambrière, et sur les méthodes au moyen desquelles un paysan parvient à tromper, à force de finesse, un maître, injuste et tyrannique, tout en conservant très scrupuleusement les clauses du contrat qu’ils avaient passé ensemble. Ils ont des proverbes rimés qui n’expriment rien de bien philosophique, mais qui sont comme une sorte d’almanach du bonhomme Richard mis en vers patois, et qui rappellent en même temps les productions sceptiques et empreintes de sagesse humaine de la fin du moyen-âge. Nos paysans du centre en sont complètement encore, dans leurs récits de veillée et dans leur développement intellectuel et moral, à cette époque qui produisit le roman du Renard et Till Eulenspiegel. Les Jérémies de notre temps vont répétant partout que l’esprit voltairien a envahi nos campagnes ; il n’y a rien de plus faux. Les paysans du centre n’ont absolument rien de l’esprit révolutionnaire moderne. Ils ne sont pas des sceptiques frondeurs, mais des sceptiques pratiques ; leur art consiste non pas à renverser les puissans de ce monde, mais à s’arranger avec eux le plus habilement possible, et à profiter de leurs maladresses. Ce n’était donc pas à ces hommes que les socialistes pouvaient aller parler de fraternité abstraite, d’harmonie, d’unité, de propriétés possédées par l’état. Il leur était complètement impossible de faire entrer dans l’esprit des paysans le mysticisme révolutionnaire et les produits somnambuliques de leur rêveuse analyse.

Ils ne pouvaient pas davantage les entraîner par la politique cosmopolite au moyen de laquelle ils séduisent tous les niais des cités ; il leur était encore moins possible de les soulever au nom de la république ; voici pourquoi. Le paysan, comme l’ancienne aristocratie féodale, comme tout ce qui tient au sol, est essentiellement patriotique ; il n’y a pas de classe dans la société chez laquelle l’idée de patrie soit aussi peu une idée que chez les paysans, il n’y en a pas que elle soit autant un instinct, un élément même de la vie. Le champ qui est autour de la maison semble s’élargir et devenir le sol entier de la France. Cet amour de la patrie est très obscur chez eux : il est confus comme les mystères de l’organisation, comme les traditions, mêlé à la vie, au sang ; mais pour peu qu’on les presse, on voit jaillir de toutes parts le patriotisme. Un jour, je causais avec un médecin de nos campagnes, un enfant de paysan que son père avait fait élever avec les fruits de son travail et de son économie. La conversation roulait sur la puissance croissante de la Russie et les menaçantes éventualités que cette nation faisait planer sur l’Europe, lorsque son père, le vieux paysan, ayant mal compris et croyant qu’il était question d’une invasion des Russes, se leva au milieu d’un élan de patriotisme magnifique. Je n’oublierai jamais ce vieillard qui avait été jeune en 92, avec ses longs cheveux blancs, son visage, austère comme celui d’un homme dont l’unique passe-tempss a été le travail, ces rides profondes et larges qui indiquent chez les vieillards une, vie bien conduite et consacrée au devoir. Les seules traditions réellement historiques que les campagnes aient conservées sont un souvenir confus des vieilles guerres des Anglais, souvenir que Napoléon est venu raviver et auquel il a redonné une signification patriotique. L’amour de la pierre du foyer, les préjugés des temps féodaux sur la famille, les superstitions qui enchaînent le monde des morts au monde des vivans, les croyances au retour de l’ame lorsqu’elle est tourmentée par le souvenir d’une vie mal employée, sont encore tout-à-fait vivaces. Les campagnes sont la dernière force de résistance de la France et la plus solide. On aura beau les infecter d’idées socialistes, exciter leurs haines, les pousser à une jacquerie tout cela ne changera pas leur nature. Eh bien ! oui, ces haines, les paysans les manifesteront peut-être extérieurement ; grace à vos conseils, il feront peut-être une jacquerie, mais un jour ils se dresseront devant vous et feront retomber sur vos têtes le châtiment de leurs actions. Vous en arriverez à une lutte terrible entre les élémens cosmopolites et nomades des cités manufacturières qui sont votre seule et véritable armée, et les élémens sédentaires, immobiles, patriotiques des campagnes. Espérons que cela n’arrivera jamais ; mais, si jamais vous réussissez, je plains d’abord la société, et je vous plains ensuite, car je vous assure que votre châtiment sera prompt et énergique.

Les socialistes, ai-je dit, ne pouvaient pas soulever les paysans au nom de la république. La raison en est bien simple : les paysans ignorent complètement ce qu’est la république. Ils ne peuvent comprendre absolument rien au gouvernement constitutionnel et parlementaire. Remarquons que cette forme de gouvernement est la moins propre à frapper l’esprit du peuple ; elle est faite pour des esprits cultivés, et excessivement cultivés. C’est une forme abstraite, qui ne représente absolument rien à l’esprit des paysans. Aussi généralement sont-ils très partisans de l’absolutisme ; ils comprennent merveilleusement la puissance d’initiative, la force morale de l’individu. Le culte que les campagnes ont voué à Napoléon est là pour l’attester. Ce n’est pas au nom de l’égalité démocratique qu’on peut les faire lever. L’égalité telle que l’entendent les radicaux, ils ne la comprennent pas du tout. Il n’y a pas d’hommes, chose étrange, qui aient une compréhension plus nette de la nécessité des inégalités sociales, et il n’y en a pas qui comprennent mieux et qui sachent mieux se servir des avantages que confère l’égalité devant la loi. Que ceux qui disent que l’égalité devant la loi et un droit stérile aillent un peu dans les campagnes observer comment les paysans font servir ce droit abstrait d’égalité à conquérir les avantages sociaux ! C’est grace à cette égalité civile que le paysan vend et achète, c’est grace à ce principe qu’il est certain que les contrats seront respectés.

Il fallait donc conquérir les paysans par d’autres moyens. Voici les quelques idées neuves et saines que les socialistes ont semées parmi les paysans. D’abord ils ont soulevé ces passions instinctives, cette fureur de nivellement qui est cachée au fond de la nature humaine par l’idée du partage, plus ils ont réveillé le souvenir des dîmes et des rentes ; on a fait entendre au colon qu’il aurait tous les fruits de son travail. Ils ont, disons-nous, réveillé les souvenirs de l’ancien régime. C’est certainement la meilleure méthode pour exciter la colère des paysans. Le souvenir des dîmes et des rentes est toujours présent à leur souvenir, ils craignent toujours de voir se relever les anciennes exactions dont ils furent autrefois victimes. On n’a qu’à chatouiller cette crainte pour la changer en irritation ; c’est ce qu’ont fait les socialistes avec infiniment de succès. Ils ont dit aux paysans que les nobles allaient revenir, qu’ils les mettraient en esclavage, qu’ils prendraient les propriétés acquises par leurs pères et les feraient travailler à leur profit, prélèveraient sur les fruits de leur travail dîmes et rentes, que sais-je encore ? Les paysans, qui n’ont aucune notion de l’histoire contemporaine, qui ne savent pas la succession des faits accomplis depuis 1789, qui n’en comprennent pas la signification, et qui, par cela même, ont toujours peur d’un retour aux anciennes institutions sociales, ont accepté ce mensonge sans trop hésiter. Certes, cette ruse est grossière, mais remarquez qu’elle s’adresse à ce qu’il y a de plus grossier et de plus facile à égarer : l’intérêt. Songez qu’elle s’adresse à la crainte, dont le caractère est précisément l’absence complète de réflexion, l’aveuglement, et vous comprendrez le succès qu’elle a obtenu.

Ils se sont adressés d’une manière plus directe encore à l’intérêt des paysans, et, pour ce faire, ils ont donné l’éveil à ce qu’il y a de plus mauvais et de plus cupide dans cette passion. On sait comment la plupart des biens nationaux ont été acquis. En ce bienheureux temps de la terreur et du papier-monnaie, on pouvait faire quelquefois d’excellentes affaires. Dans les transactions entre citoyens, le moindre objet de commerce se soldait par une énorme pile d’assignats, tant était grande la dépréciation du papier-monnaie. Le meilleur moyen de l’employer était de le rendre à l’état en achetant des propriétés nationales. Il y a tel paysan qui à cette époque acheta une énorme propriété pour le prix de 50,000 francs payables en assignats, prix qu’il avait reçu la veille en échange d’une truie ou d’une vache On a donc fait entendre aux plus cupides que, si ces temps revenaient, une nouvelle émigration aurait lieu, et qu’alors ils acquerraient de la même façon toutes les terres des bourgeois. Sans doute cette insinuation n’a pas eu le même succès que la première, mais les plus cupides s’y sont facilement laissé prendre. Aux métayers et aux colons, on a dit qu’ils auraient tout le produit des terres qu’ils cultivent, que le propriétaire en avait assez joui, et que c’était maintenant à leur tour. Cette bizarre idée que la propriété doit changer sans cesse de mains, afin que chacun en jouisse à son tour, et cette autre idée du partage sont sans doute les plus grossières de toutes, mais ce sont les seules que le paysan puisse comprendre. Ce sont en effet les deux idées que la passion de nivellement qui est dans la nature de l’homme présente les premières. Point n’est besoin de métaphysique pour comprendre cela. Ne croyez pas jour cela que les paysans entendent partager leurs terres, ne croyez pas qu’ils veuillent céder un instant leurs champ et leurs prés pour en faire jouir ceux qui ne possèdent pas. Non certes. Ceux qui donnent dans cette théorie du partage ne font, d’une part, qu’obéir aux instincts de l’homme, et, d’autre part, ils entendent simplement partager les terres des riches. Vous voyez quelle épouvantable résistance rencontreront les socialistes lorsqu’ils essaieront d’établir leurs théories parmi les paysans.

Enfin, ils ont fait entendre aux populations rurales qu’elles ne paieraient plus d’impôt Cela leur fait d’autant plus de plaisir, que, sous prétexte de les dégrever, la république les a grevés encore davantage. Or, l’état est l’ennemi naturel du paysan. Depuis qu’ils ne voient plus à côté d’eux le gouvernement sous la forme concrète du seigneur, du curé et du bailli, ils ne savent plus très bien ce que c’est que le gouvernement. Ils ne comprennent pas le gouvernement parlementaire à cause de son caractère abstrait, mais ils comprennent encore moins l’administration moderne. Il est certain, pour le dire en passant, que la bureaucratie se conquerra difficilement les sympathies des masses. La raison en est simple, l’administration moderne n’a pas d’entrailles ; elle fonctionne avec la régularité d’une machine, elle en a les mouvemens précis. À telle échéance, cet être invisible fait inévitablement demander ce qui lui est dû. Les paysans comprennent cela très difficilement. Ils ne sont pas en face d’un homme en chair et en os que l’on peut attendrir, que l’on peut faire attendre. Non, ils sont en face d’une abstraction impitoyable, fatale comme le destin. Je ne ferai que cette simple observation : si l’on pouvait parvenir à enlever à l’administration moderne cet aspect dur et sec qui la caractérise, on enlèverait beaucoup de partisans au socialisme, et on donnerait beaucoup d’amis à l’état. Que nos gouvernans y avisent.

Je termine ici. Puissions-nous ne plus avoir à nous occuper de semblables sottises ! Je le souhaite pour la France, pour son repos et sa moralité Quand on songe aux malheurs que le socialisme a déjà produits, on peut s’effrayer ; mais il faut aussi penser à la mobilité des opinions en France, et, en voyant la rapide fluctuation des idées depuis février, je ne désespère pas, par ce temps où les systèmes se culbutent, qu’un jour l’abbé Châtel ne détrône M. Proudhon. Tout cela n’est certainement pas gai. Le socialisme peut être une chose divertissante, mais l’état dans lequel il a contribué à mettre la France arracherait des larmes au radical le plus convaincu de la nécessité de la banqueroute et de l’anéantissement de la propriété.


ÉMILE MONTÉGUT.