Le Solitaire (d'Arlincourt)/1

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LE SOLITAIRE.

LIVRE PREMIER.


Non loin du lac Morat, au milieu des montagnes de l’antique Helvétie, au fond d’une vallée traversée par un torrent fougueux, et couronnée par d’épaisses forêts, s’élevait, au 15e siècle, le monastère d’Underlach. Quelques jours avant la fameuse bataille de Morat, Charles-le-Téméraire avait livré cette abbaye et ses richesses à l’avide fureur de ses soldats. Tous les religieux d’Underlach avaient été massacrés. La roche sur laquelle tomba la tête de ces infortunés était montrée aux voyageurs par les pâtres de la contrée. Un miracle même, selon le récit des montagnards, perpétuait le souvenir de l’acte de barbarie du trop célèbre Bourguignon. La pierre qui servit d’échafaud aux pieuses victimes avait conservé les couleurs homicides. De son rougeâtre granit, le sang des prêtres égorgés semblait ruisseler encore ; et, monument de terreur, ce rocher situé sur le bord du torrent, portant les traces ineffaçables du crime, était nommé le Pic Terrible.

Depuis ce funeste évènement, plusieurs années s’étaient écoulées, pendant lesquelles le jeune René, duc de Lorraine, était rentré en possession de ses États, envahis par les Bourguignons. Il avait remporté sur Charles-le-Téméraire l’immortelle victoire de Nancy. Non loin des murs de cette ville, le corps défiguré et méconnaissable de Charles avait été retiré d’un étang glacé, où son page assurait l’avoir vu tomber pendant le combat, percé d’un coup mortel. Déjà, depuis long-temps, les Suisses, délivrés de cet ennemi redoutable, avaient célébré leur triomphe par des réjouissances publiques ; et, de même que toute l’Helvétie, alors la vallée d’Underlach jouissait d’une paix profonde.

Le char de la nuit roulait silencieux sur les plaines du ciel. La neige tombait à gros flocons, et les vents soufflaient avec violence entre les vieilles arcades du couvent d’Underlach. Le baron d’Herstall, possesseur de l’abbaye, vieillard courbé sous le poids des ans, allume sa lampe au foyer presque éteint de la tour qu’il habite, et lentement se dirige vers la chapelle où, chaque soir, il adresse sa prière à l’Éternel.

Prosterné au pied des saints autels : — « Grand Dieu, s’écrie Herstall, pardonne la plainte au malheur. La mort m’aurait-elle oublié ? Ah ! depuis long-temps, la vie pour moi n’est qu’un champ épuisé, une lande nue, qui ne produit que la bruyère aride et les plantes amères. Oh ! vous, dont jadis les chants sacrés retentissaient sous ces voûtes, ombres saintes ! répondez ; n’ai-je point assez long-temps erré dans les ténèbres de l’existence ? N’ai-je point mérité que le Ciel m’ouvre enfin cette porte de lumière que l’homme appelle le tombeau ? »

Il dit : les cris de l’oiseau funèbre, et les mugissemens de l’hiver interrompaient seuls le silence de la nuit. Herstall se relève ; entouré des tombes de l’abbaye, pâle, immobile, sa lampe à la main, ses joues creuses sillonnées par les larmes, il semble l’esprit des douleurs debout sur la cendre des morts.

Un bruit léger le rappelle à lui-même. La douce voix de l’innocence a prononcé le nom d’Herstall ; et le vieillard s’aperçoit qu’auprès de lui, la tendre et sensible Élodie pleure agenouillée. Jeune orpheline, Élodie, nièce d’Herstall, habite seule avec lui le monastère. « Mon père, dit la douce vierge d’Underlach, tu demandes au Ciel la mort ; et moi, sur la terre, que deviendrai-je ?… » En prononçant ces mots, elle presse contre son cœur la main glacée du vieillard ; sa voix expire sur ses lèvres ; et ses larmes silencieuses achèvent le reproche.

La pâle clarté de la lampe d’Herstall éclairait seule cette scène touchante : le vieillard, sans répondre, contemple un instant sa jeune protégée. Semblable à ces vierges célestes que se représente l’imagination de l’homme aux premiers beaux jours de la vie, qu’il cherche dans le vague de ses rêveries, et que son cœur appelle à l’âge des amours, Élodie apparaissait à la terre plus fraîche la rose du matin, plus pure que l’air embaumé du printemps. La grâce de ses mouvemens égalait la perfection de ses traits. Sous les sombres arches de la chapelle, blanche comme le lis de la vallée, belle comme la lumière naissante sur les montagnes de l’Orient, Élodie surpassait toute image idéale, semblait un songe merveilleux. Aux rives du Scamandre, elle eût rappelé l’amante de Pâris ; aux champs de Thessalie, Apollon eût cru revoir Daphné ; et, sous le ciel de l’Arcadie, Alphée l’eût prise pour Aréthuse : « Infortunée ! dit Herstall à voix basse, en détournant la tête, que je te plains ! » Puis traversant la nef ténébreuse, le vieillard, suivi de l’orpheline, rentre dans sa tour solitaire.

Le baron d’Herstall avait passé ses premières années à la cour de Bourgogne, et dans les camps avait illustré son nom. Épris d’une des beautés les plus célèbres du royaume, il en était devenu l’époux adoré. La naissance d’un enfant avait comblé tous ses vœux : jamais plus fortunés amans ne descendirent ensemble le fleuve orageux de la vie.

Mais une félicité durable n’est point le partage de l’homme : souvent la prospérité même, comme un prélude aux malheurs, ne jette ici-bas qu’un éclat sinistre : cruelle alliée de la mort, la fortune ne couronne de fleurs ses favoris que pour les envoyer parés au sacrifice ; Herstall perdit sa compagne chérie.

Alors Herstall plaça sur sa fille toutes ses affections et toutes ses espérances : douée d’une éclatante beauté, la jeune Iréna devint bientôt l’orgueil et l’idole de son père. La duchesse d’Aroville, parente éloignée, avait en mourant légué son immense fortune à l’unique enfant. du baron. Par sa naissance, ses richesses, ses attraits, Iréna paraissait appelée à la plus brillante destinée.

Charles-le-Téméraire, le plus puissant des princes de l’Europe ; le plus beau des guerriers de la Bourgogne, le plus renommé des héros du siècle, vint s’offrir aux regards d’Iréna, et parut vivement épris de ses charmes. La belle héritière fut environnée de toutes les séductions de l’amour, et bientôt disparut de la rive paternelle. La fille d’Herstall avait été enlevée par Charles, comme la fille de Cérès par le souverain du Ténare ; mais, hélas ! le fleuve Léthé ne coulait point aux lieux qu’allait habiter Iréna.

Herstall se livra au plus affreux désespoir : les heures, les jours, les mois s’écoulaient, et le sort d’Iréna demeurait inconnu. Herstall, dans l’univers, n’avait vu que sa fille, il ne lui restait plus rien dans l’univers ; le cœur d’Iréna était le seul dont il ambitionnait la tendresse, et le cœur d’Iréna l’avait entièrement délaissé. Sur sa fille éblouissante d’attraits, il avait en quelque sorte fondé sa gloire, et sa fille égarée était devenue sa honte.

Le baron s’était retiré de la cour : au fond de sa retraite une lettre lui est adressée ; une main inconnue a tracé ces lignes : — « Herstall, la malheureuse et repentante Iréna, de son lit de mort, élève sa voix vers son père. Elle t’appelle : hâte-toi de te rendre à sa prière, si tu veux recevoir les derniers soupirs de la victime du perfide Charles. »

Herstall connaît enfin la demeure d’Iréna : il vole vers le vieux manoir, où seule et abandonnée elle expie ses égaremens. Il arrive, il aperçoit les tours de l’édifice solitaire : il est au milieu de l’avenue… Les grilles du château s’ouvrent tout à coup ; un char funéraire sort de ses vastes cours, des chants sacrés font retentir les airs… Herstall ne devait point revoir sa fille infortunée.

Iréna était devenue mère ; son enfant, né dans les larmes, n’avait fait qu’entrouvrir et refermer les yeux. La même tombe ensevelit les deux victimes.

Herstall suivit le convoi funèbre. Il fit élever à sa fille un magnifique mausolée. Il fonda plusieurs hospices en son nom, distribua l’héritage entier d’Iréna aux malheureux de la province ; et désirant terminer sa carrière loin des humains, pour pleurer en paix ses malheurs, il vint cacher son existence dans les solitudes de la Suisse.

Cependant l’apparition de l’hirondelle sous les vieilles arcades du monastère annonçait aux montagnards le retour de la saison des fleurs. Placée au milieu des rochers sauvages de l’Helvétie, comme l’oasis dans le désert, déjà la vallée d’Underlach exhalait de ses rians bocages et de ses prairies émaillées les tendres soupirs du printemps, les divins parfums de la nature. Des tourelles de l’abbaye, en un lointain bleuâtre, on apercevait les Alpes dont les cimes, couvertes de neige, s’élevaient en pyramides bizarres, en aiguilles éblouissantes. Présentant à l’œil du voyageur leurs flancs nus, blancs et décharnés, ces pics menaçans semblent les gigantesques squelettes de la nature. À quelque distance, leurs croupes escarpées, leurs formes brusques et heurtées montrent à l’imagination trompée des perspectives de colonnades, de pilastres et de portiques. Ces rochers portent encore le sublime caractère de la création ; ils s’offrent à travers la vapeur fantastique des airs comme les palais du temps, les obélisques du premier âge, et les temples de la nature.

Autour du hameau d’Underlach, quelques-unes de ces terribles montagnes se dessinent plus rapprochées. Une des routes qui descend aux vallons serpente le long d’un effroyable rocher, que l’on croirait avoir été à demi renversé par quelque convulsion volcanique. Le sommet de ce pic est revêtu d’une neige éternelle, brillante comme aux premiers jours du monde, et dont l’inaltérable blancheur ressort plus éclatante, placée au-dessus des prés fleuris, des bosquets embaumés, et des vertes forêts d’Underlach.

Un torrent impétueux roule au milieu de la vallée, que de sombres sapins et des bois druïdiques environnent de leurs ceintures mystérieuses. Les rochers au travers desquels ce torrent s’est ouvert un passage, jettent au-dessus de l’abyme des pampres entrelacés, que le printemps vient de refleurir. De ces voûtes agrestes l’onde s’échappe en bouillonnant, et plus loin, calme et limpide, vers la pelouse du monastère, promène son cristal argenté.

Déjà Flore, en son char embaumé traîné par les zéphirs, a, de son urne virginale, versé ses dons célestes sur l’Helvétie. Philomèle, au doux murmure des cascades, marie ses accords mélodieux. Heureux destin de la nature ! le printemps lui rend la vie et la gaieté : l’arbre centenaire se ranime au souffle vivifiant de la saison des amours : la plante languissante renaît avec l’aurore ; la création entière célèbre le retour des beaux jours. Ô homme ! roi du monde par la pensée, mais souvent victime de tes priviléges ; accablé par les souffrances, ou égaré par les plaisirs ; glacé par les années, ou enivré par la jeunesse ; toi seul dans la nature ne renais point avec l’aurore, ne revis point avec le printemps !

Plongée en de religieuses méditations, des fenêtres grillées de sa tourelle l’orpheline du monastère contemplait le riant paysage d’Underlach. Du côté du couchant, et vers le lac Morat, une haute montagne, couverte de forêts, fixe plus particulièrement son attention : — « Mère Ursule (dit Élodie à la vieille concierge du couvent), que les dernières teintes du soleil sont brillantes, réfléchies sur cette immense roche ! » — « Vierge sainte ! détournez-en vos regards ; cette roche est le mont Sauvage. » — « Au milieu de ces bois épais, continue l’orpheline, nos montagnards n’ont-ils point quelques chalets ?… » — « Des chalets sur le mont Sauvage ! répète Ursule avec horreur ; et qui oserait les y construire ? qui oserait y fixer sa demeure ? » Élodie sourit. — « Cette forêt est donc bien effrayante ! cette montagne est donc bien redoutée !… » — « C’est là qu’habite le Solitaire. »

À cette dernière réponse, épouvantée du nom qu’elle a prononcé, la mère Ursule a tressailli. La nièce d’Herstall, craignant de l’affliger, n’ose la questionner davantage ; et, d’un pas léger, descendant l’escalier de la tour, elle s’enfonce dans les bosquets du monastère. — « Quel est donc ce solitaire du mont Sauvage, se répète Élodie ? son nom seul imprime la terreur, et cependant la contrée entière retentit des bienfaits qu’il a répandus. » En sa marche rapide elle a traversé le parc. Près d’un large fossé, séparant les jardins du monastère des prairies du hameau, sur un tertre fleuri, s’élève un pavillon rustique d’où l’œil domine la vallée. Là Élodie s’assied. Le ciel, légèrement semé de nuages pourprés, ne laissait luire que par intervalles les rayons du soleil couchant. Des lointaines montagnes la cime indécise commençait à se perdre dans les vapeurs de l’horizon. Quelques jeunes pâtres, réunis aux filles du vallon, dansaient en rond au milieu de la pelouse. La gaieté brille sur leurs traits comme l’amour dans leurs regards. Le chapeau des bergères est couronné de guirlandes printanières ; et les longues tresses de leurs cheveux sont balancées par les zéphirs. Telles folâtraient, aux doux accords de la flûte de Pan, les nymphes de l’Arcadie sur les douces rives du Ladon.

Tout à coup la voix sonore d’un montagnard fait entendre ces chants nouveaux :

« Vous qui connûtes les malheurs !
» Ah ! si dans l’ombre du mystère,
» Une main a séché vos pleurs,
» Tombez aux pieds du Solitaire !
» Mais vous qui tremblez aux seuls noms
» De spectres, d’urne funéraire,
» Joyeux patres de ces vallons,
» Fuyez le mont du Solitaire ! »

Pour écouter le chantre de la contrée, les montagnards ont un instant suspendu leurs danses légères. Les accords ont cessé. « Fuyez le mont du Solitaire », ont repris en chœur les jeunes nymphes d’Underlach ; et, tandis que la ronde joyeuse attire autour de l’heureuse jeunesse les anciens de la solitude, au loin l’écho répète : « Fuyez le mont du Solitaire. » Le chant villageois continue.

« Amans par le sort poursuivis !
» Ah ! si quelque Dieu tutélaire
» À l’autel vous a réunis,
» Tombez aux pieds du Solitaire !
» Mais vous qui soupçonnant les cœurs,
» Dans les puissances du mystère
» Ne voyez que crime et qu’horreurs,
» Vieillards… fuyez le Solitaire ! »

« Vieillards, fuyez le solitaire », a repris la foule enjouée. Les danses continuent ; mais le ciel s’est rembruni ; les derniers rayons de l’astre du jour sont voilés par un nuage orageux ; et la vierge d’Underlach remarque, étonnée, que l’air joyeux chanté par le pâtre, et les paroles demi-sinistres de ses couplets ; les accords bruyans du montagnard, et le murmure plaintif du torrent ; la gaieté de la pelouse, et la tristesse de l’horizon ; tout est contraste dans la vallée.

« Ô vous qu’un pouvoir inconnu
» Protégea sous l’humble chaumière,
» Malade à la santé rendu,
» Tombez aux pieds du Solitaire !

» Mais si le voile bienfaiteur
» Couvrait un monstre sanguinaire !…
» Si le serpent est sous la fleur !…
» Vierges, fuyez le Solitaire ! »

« Vierges, fuyez le Solitaire », a repris le chœur villageois. Les ombres du soir commençaient à s’étendre sur la forêt : se tenant entrelacés, les jeunes habitans du hameau s’éloignent en continuant leurs danses légères. Déjà l’orpheline de l’abbaye ne distingue plus qu’à peine au fond de la prairie, et à travers les arbres, le vêtement des montagnards. Les groupes de jeunes filles se dispersent et s’évanouissent non loin du torrent, comme les naïades de l’Étolie sur les bords de l’Achéloüs : leurs voix se perdent dans le vague des airs comme les souvenirs dans le cœur de l’homme.

Élodie n’entend plus que quelques sons lointains, quelques accords fugitifs ; mais son imagination frappée a retenu le refrain pastoral ; et les zéphirs nocturnes semblent porter sans cesse à son oreille ces derniers mots du chant montagnard, Vierges, fuyez le Solitaire !

Le baron d’Herstall s’avance vers sa nièce ; il est suivi du père Anselme, prêtre révéré, digne ministre des autels, vieux pasteur du hameau d’Underlach. Retirée de sa profonde rêverie par l’approche de son père adoptif, l’orpheline a reporté ses pas au monastère. — « Vénérable Anselme, dit-elle, après quelques momens de silence, avez-vous vu jamais le Solitaire du mont Sauvage ? » — « Une seule fois, répond le prêtre étonné de la question. » ― « Est-ce un vieillard ? reprend la jeune fille. » — Ses traits me sont encore inconnus. »

« Un soir je revenais d’Avanches, poursuit Anselme, et je côtoyais le lac Morat : un vent glacé du nord soufflait sur la rive déserte ; de sombres nuées voilaient les astres de la nuit ; et la neige, couvrant de ses nappes blanches la plaine et les rochers, semblait seule éclairer la nature. Soudain j’aperçois une barque qui cherchait à traverser le lac agité par les vents, et couvert de glaçons. Un pêcheur, une jeune femme, un faible enfant, remplissaient la tremblante nacelle. À force de rames, déjà la petite embarcation touchait au rivage… lorsque, poussée par un coup de vent contre un rocher, la barque brisée s’enfonce sous les glaces. Je jette un cri d’effroi…. Bientôt le pêcheur reparaît à la surface des eaux, soulevant la jeune femme qu’il a sauvée. Ils atteignent le rivage. Le pêcheur accablé y perd l’usage de ses sens ; mais sa compagne tombe à genoux, et ce cri déchirant s’échappe de ses lèvres : Mon enfant !…. mon enfant !…. à l’instant même un inconnu d’une taille majestueuse apparaît au bord du lac. Jetant le manteau noir qui l’enveloppait, il s’élance au milieu des ondes. À travers les glaces, il s’ouvre un passage, atteint le roc contre lequel se brisa la nacelle, plonge, disparaît quelques momens….., puis, nageant d’une main, et de l’autre tenant la faible créature arrachée aux gouffres du lac, s’élève, comme le dieu des eaux, sur un des rochers de la plage.

La tendre mère est à ses pieds. Baignée de larmes, elle embrasse ses genoux. Elle réchauffe contre son sein le pauvre enfant inanimé. Je vole vers eux : l’étranger m’aperçoit, il se recouvre aussitôt de son manteau noir. » — « Je vous recommande ces infortunés, me dit-il, achevez mon ouvrage ; » et l’homme étonnant a disparu.

À peu de distance était la chaumière du pêcheur. Le malheureux a rouvert ses yeux à la lumière. Chancelant encore, il se relève : la jeune femme soutient les pas de son époux ; je porte l’enfant dans mes bras ; nous parvenons ainsi jusqu’au toit rustique ; là déjà, par une main bienfaisante, un grand feu venait d’être allumé. Les membres glacés du couple expirant se raniment au foyer sauveur. L’enfant revient à la vie ; et je remarque, en me séparant de l’intéressante famille, qu’une bourse pleine d’or a été laissée sur la table de la cabane par l’invisible puissance, par l’inconnu du mont Sauvage. »

Tout entière au récit d’Anselme, Élodie avait tour à tour versé des larmes de terreur et d’attendrissement. — « Et vous ne vîtes point, dit-elle, les traits de ce généreux étranger ? » — « Non, je ne pus l’approcher. La nuit était sombre ; je n’entendis que sa voix. » — « Et comment l’avez-vous pu reconnaître pour le solitaire ? » — « Au portrait que m’en ont tracé les montagnards, à la majesté de sa taille, à sa conduite mystérieuse, à son courage remarquable, à sa bienfaisance renommée. »

Herstall s’approchant alors de son ami. — « Vous n’avez point cherché, dit-il, à revoir cet homme singulier ? » — « Je l’aurais en vain essayé. Le Solitaire se dérobe à tous les regards, évite tous les entretiens, échappe à toutes les recherches et ne se laisse entrevoir, de loin à loin, que par les malheureux qu’il vient secourir. Son visage est encore à peine connu des habitans de nos contrées. Sous mille costumes différens, sous mille formes diverses, il s’est montré, dit-on, à la vallée ; et le peuple, épris du merveilleux, ne le voyant point où il devrait le trouver, le cherche où il ne saurait être vu. De là les récits inconcevables des montagnards. L’un prétend l’avoir reconnu le soir traversant le lac ; il marchait d’un pied ferme, sur les eaux, comme l’Apôtre à la voix du Seigneur. Un autre l’a vu s’élancer d’un rocher dans le torrent, sous la forme d’un cygne, tel que le roi des Liguriens au mausolée de Phaéton. Celle-ci, au lit de mort, prenant de sa main la boisson qui lui rendit la vie, assure qu’il lui apparut le front couronné d’un cercle de lumière, comme l’Ange du mont Calvaire annonçant la résurrection. Celle-là, sauvée de la misère par ses dons généreux, prétend, au milieu d’un orage, l’avoir vu planer dans les airs, sur un char enflammé, comme Élie aux bords du Jourdain. Enfin, objet d’amour, de terreur et d’admiration, sujet de tous les entretiens, le Solitaire du mont Sauvage est l’esprit du mystère, le héros de la bienfaisance, et l’homme des merveilles. »

— « L’étrange portrait ! s’écrie Herstall. Mais vous, Anselme, que pensez-vous du Solitaire ? » — « Je n’ose encore le juger ; ses actions annoncent une âme magnanime ; et, cependant, malgré moi, je le redoute… Il est de grands scélérats qui ressemblent à de grands hommes. » — « Un scélérat !… dit Élodie, effrayée ; lui ! vous le croiriez !… » — « Non, je rejette même avec horreur cette pensée ; mais, pourquoi s’envelopper des ombres du mystère ? Pourquoi fuir le regard des hommes ? Pourquoi ne se plaire, comme les monstres sauvages, qu’au milieu des antres, des rochers, et des forêts ? Pourquoi rendre inaccessibles les approches de sa demeure par des apparitions et des effets magiques, dont le vulgaire crédule s’épouvante ? Ma fille, ce n’est point ainsi, selon moi, que l’homme pur se trace une route dans la vie. La vertu marche sans voiles, le mystère n’est point fait pour elle. Le mortel sans reproche aime à laisser lire dans son cœur ; il ne craint point la lumière ; il ne hait ni ne fuit ses semblables. Malheur à l’homme qui, redoutant l’homme, croit devoir entourer son existence de ténèbres et de prestiges ! » — Ne condamnons point encore le Solitaire, dit Herstall ; peut-être le malheur seul l’aura rendu sauvage. Détrompé de toutes les illusions de la vie, peut-être ne trouve-t-il maintenant de charmes que dans la solitude ; est-ce là un crime ? est-ce même une erreur ? Que de pieux solitaires ont enseveli leurs derniers jours dans de mystérieuses retraites, et dont l’âme fut cependant toujours sans reproche ! Hélas ! moi-même qui, long-temps, crus à des jours sereins au milieu des tourmentes de la vie ; qui, sur les flots agités rêvai le calme ; qui poursuivis le fantôme du bonheur au désert populeux du monde civilisé ; moi-même, victime de l’infortune, sans le devoir sacré qui m’attache à l’orpheline d’Underlach, j’eusse été loin des humains cacher une existence exempte de remords au fond de quelque solitude inaccessible !

L’inconnu de ces vallons ne hait point ses semblables, puisque, compâtissant à leurs souffrances, il s’est montré souvent leur sauveur : il ne les fuit point, puisqu’il apparaît partout où les accens de la douleur et du désespoir se font entendre. Pourquoi donc soupçonner le crime où tout annonce la vertu ? — « Je puis me tromper, répond Anselme ; j’ai tort, j’aime à le croire ; je me condamne ; et cependant il m’est impossible de ne point redouter l’homme impénétrable qui ressemble au gouffre ténébreux dont la sonde cherche en vain le fond. » Il dit, et sous les murs de l’abbaye, les deux amis se sont séparés.

Éloigné du monde, et tout entier à ses pieux devoirs, Anselme avait paisiblement coulé ses jours en Helvétie ; un seul évènement avait troublé sa vie et déchiré son cœur. L’ami de son enfance, le prieur d’Underlach, fut massacré sous ses yeux par les soldats de Charles-le-Téméraire ; et lui-même n’échappa, que par miracle, à la fureur des Bourguignons.

Anselme possédait toutes les vertus évangéliques des pasteurs du premier âge, mais il y joignait l’intolérante sévérité des prêtres du quinzième siècle. En suivant l’impulsion de son cœur, Anselme se montrait toujours un apôtre indulgent ; mais en suivant la ligne de ses principes, Anselme était parfois un ministre fanatique. Il ressemblait habituellement au ruisseau paisible qui roule une onde bienfaisante ; et cependant, tel qu’un volcan embrasé, saisi d’une inspiration soudaine, il pouvait, sr les mortels égarés, lancer les éclairs et la foudre. Doué d’une sensibilité profonde et d’un courage héroïque, prêt à se dévouer pour son prochain, il ne voyait aucun sacrifice, aucun effort impossible à la charité chrétienne. Simple, mais exalté ; calme, mais enthousiaste ; Anselme réunissait en lui seul deux hommes remarquables, deux natures opposées : ce Fénélon de la vallée aurait pu être un Samuël.

Élodie venait d’atteindre sa dix-huitième année. Élevée dans la solitude, simple, naïve et pure, elle avait ouï parler du monde, de ses plaisirs, de ses grandeurs, et de ses dangers, sans y attacher aucune idée : le vallon d’Underlach était pour elle l’Univers ; il suffisait à ses désirs. Elle avait entendu vanter d’autres climats et d’autres terres, sans jamais souhaiter de les connaître. En effet, des tourelles de l’abbaye, étendant ses regards sur les sites enchanteurs de Morat, ou les élevant vers la voûte céleste, avait-elle besoin, pour admirer les ouvrages et la gloire du Seigneur, de parcourir le monde entier ? Un seul point du globe suffit à l’admiration de toute une vie humaine, comme le seul nom de Dieu à toutes les pensées d’une âme religieuse.

Étrangère aux passions humaines que son imagination avait peine à comprendre, Élodie ne pouvait croire aux puissances du mal ; et cependant, plus tremblante que le faon timide à l’approche du chasseur, souvent agitée par de vagues terreurs, elle tressaillait au moindre bruit, et s’alarmait du plus léger évènement. Faible comme le roseau du lac, elle avait besoin d’un ferme soutien, sur lequel elle pût appuyer sa pensée, vers lequel elle pût élever ses douces prières, auprès duquel elle pût réfugier son innocence.

Quoique habitués à la voir descendre dans le vallon, les montagnards, à son aspect, s’arrêtaient toujours saisis d’admiration. La suivant des yeux, à travers les arbres groupés autour de l’abbaye, ils avaient peine à se persuader que ses formes enchanteresses ne fussent point celles d’un esprit céleste apparu pour quelques jours au milieu d’eux. La beauté de l’orpheline, sa noblesse, ses grâces, leur paraissaient surnaturelles ; et la vallée entière l’avait surnommée la Colombe du Monastère.

Fille du comte de Saint-Maur, destinée en naissant à posséder un jour une fortune immense, héritière d’un nom illustre, Élodie avait tout perdu ; mais, du moins, n’ayant rien connu des grandeurs de la terre, l’orpheline ignorait aussi les regrets.

Né dans les États de Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, le comte de Saint-Maur avait guidé dans les camps les premiers pas du comte de Charolois, devenu depuis Charles-le-Téméraire. Louis XI, alors dauphin, fuyant le courroux paternel, s’était réfugié à la cour de Philippe, et s’était lié d’une amitié fraternelle avec le jeune fils de ce duc. Le comte de Saint-Maur, quoique beaucoup plus âgé que les deux princes, était le compagnon de leurs plaisirs, et ne les quittait que rarement ; mais en des caractères aussi opposés que l’étaient ceux de Charles et de Louis, des sentimens d’affection ne pouvaient être durables.

Louis XI, profondément dissimulé, n’était jamais plus redoutable que lorsqu’il paraissait ne pouvoir être à craindre. Plus des paroles d’amitié se pressaient sur ses lèvres, plus des pensées de haine se succédaient dans son cœur. Jaloux et perfide, il ne pardonnait ni la supériorité ni la puissance. Humilier la grandeur et relever la bassesse, fut constamment son système. Ambitieux, parjure et sanguinaire, il se jouait de tous les nobles sentimens, et ne croyait qu’à la perversité ; superstitieux sans piété, il ne fut ni fils, ni père, ni époux, ni ami ; et cependant il obtint le surnom de Restaurateur de la Monarchie. Serait-il donc vrai de dire qu’on peut avoir toutes les grandes qualités d’un roi, sans avoir aucune des vertus d’un chrétien ?

Le jeune compagnon de Louis, Charles, au contraire, né généreux et sincère, ne laissait que trop lire au fond de son âme : il était enthousiaste et magnanime ; mais se livrant sans réserve à la violence de ses passions, il annonçait, dès son aurore, le guerrier fougueux, le prince indomptable que l’histoire devait surnommer le Hardi, le Terrible, et le Téméraire.

Bientôt la mort de Charles VII appelle au trône le dauphin : et déjà la guerre est déclarée entre la France et la Bourgogne. Suivi du comte de Saint-Maur, Charles marche à la tête des armées de son père, remporte une victoire célèbre à Montlhéry, est sur le point de faire Louis XI prisonnier, et déjà assiége Paris.

Le roi entame des négociations : le fameux traité de Conflans est signé par les deux princes, et le héros vainqueur est retourné dans ses États.

Philippe-le-Bon cessa de vivre. Charles, devenu duc de Bourgogne, s’abandonnant à l’impétuosité de son caractère, et se fiant à sa brillante valeur, ne mit plus alors de bornes à son ambition. Levant d’innombrables impôts pour subvenir aux dépenses des armées qu’il mettait sur pied, semblable au roi d’Épire, il eût voulu subjuguer l’univers avant de se permettre le repos. Il avait réuni plusieurs États à la Bourgogne, il voulut y joindre la Lorraine. Ambitionnant l’Alsace, et comptant s’emparer de la Suisse, il se proposait d’étendre sa domination jusqu’en Allemagne, et de fonder un royaume de Belgique dont il forcerait l’empereur Maximilien lui-même à mettre la couronne sur sa tête.

Chargé de richesses, comblé d’honneurs, époux de la sœur du baron d’Herstall, et père d’Élodie, le comte de Saint-Maur n’avait jamais quitté son prince : aimé du peuple et de l’armée, jouissant à la cour de la plus haute considération, il osa s’opposer aux belliqueux projets de son souverain. Inquiet de l’agrandissement de la Bourgogne, Louis XI, par ses émissaires, avait déjà semé la division dans les troupes de Charles, et l’esprit de révolte dans ses provinces. Le comte de Saint-Maur crut pouvoir se permettre auprès d’un héros, son ancien élève, quelques représentations sévères. Il lui fit envisager le danger de ses entreprises, et prédit les revers au conquérant : « — Mon prince, dit le comte en achevant son discours, appelé depuis long-temps à l’honneur de commander vos armées, j’ai souvent obtenu votre confiance ; j’ai toujours mérité votre estime. Si mes conseils aujourd’hui ont pu vous offenser, permettez-moi de me retirer de la cour, je ne saurais rester où je ne puis être utile. » — « Il suffit, répond brusquement le duc, retirez-vous. »

Dévoué à son jeune souverain, le comte de Saint-Maur affligé, s’éloigne en soupirant. Il traverse lentement la galerie royale. Charles le suivait des yeux : alors, joignant à d’héroïques vertus une âme ardente et sensible, le duc de Bourgogne était loin encore d’être ce monstre qui plus tard devait, victime de ses propres fureurs, emporter au tombeau l’horreur de ses contemporains : Charles allait rappeler son ancien ami, lorsque, dans la cour du palais, un tumulte affreux se fait entendre. Une émeute venait d’éclater ; et le peuple en armes se portait vers la résidence royale, en poussant des cris féroces. Le duc prête l’oreille ; et, parmi les vociférations de la multitude, il entend ce cri : « Vive Saint-Maur ! »

La garde du souverain cherchait à repousser les assaillans : un combat sanglant s’était engagé. Charles-le-Téméraire saisit son glaive, et suivi de quelques chevaliers, lui-même va fondre sur les rebelles. Saint-Maur se présente, et, craignant pour les jours de son maître, veut l’arrêter. « Traître, laissez-moi, dit le prince furieux. » — « Vive Saint-Maur ! » crie au loin la populace soulevée. Alors se retournant vers ses guerriers : — « Voilà, s’écrie Charles hors de lui-même, voilà le chef de la révolte ; que son triomphe soit court ! »

À l’instant, environné de toutes parts, Saint-Maur tombe baigné dans son sang ; et la voix publique accusa le prince d’avoir lui-même immolé son ancien ami.

Charles est au milieu des combattans. Son aspect et sa valeur ont en un instant dissipé les rebelles. Tout tombe ou fuit devant son glaive ; et déjà les chefs du complot sont prisonniers.

Rentré vainqueur dans son royal séjour, le prince jouissait de son triomphe, lorsque tout à coup le cadavre de Saint-Maur, traîné hors du palais, vient se montrer à ses regards, et le fait tressaillir. Hélas ! la journée du héros parut aussi celle de l’assassin.

Un crime toujours commande un autre crime. Le duc de Bourgogne déclare le comte de Saint-Maur coupable de haute trahison : « — On l’a frappé, dit-il, au moment où il allait se mettre à la tête des révoltés qui l’appelaient ; et l’État a été délivré de son plus cruel ennemi. »

Le corps sanglant du prétendu chef des rebelles est livré aux fureurs de la multitude. Un arrêt confisque au profit du souverain les biens immenses de la victime ; et la veuve de Saint-Maur s’enfuit dans les montagnes de l’Helvétie, n’emportant de toutes ses richesses que la pauvre orpheline d’Underlach.

Le baron d’Herstall demeurait alors sur les bords du lac Morat, et non loin du monastère dont il devait plus tard se rendre possesseur. La comtesse de Saint-Maur vint se jeter mourante entre les bras de son frère. Ses malheurs, sa fuite, ses souffrances avaient épuisé ses forces ; et la mère d’Élodie fut bientôt aux portes du tombeau. — « Herstall, disait l’infortunée peu de jours ayant sa mort, je vous recommande ma fille ; que jamais, s’il est possible, elle ne quitte cette paisible vallée ! qu’elle ignore ce que sont les grandeurs de la vie, et ce qu’elles coûtent à leurs possesseurs ! Si je fusse née sous la hutte du montagnard, comme l’eau du torrent j’aurais pu être troublée par quelque orage, mais la tourmente passée, je réfléchirais encore l’azur des jours sereins. Ô mon frère ! qu’Élodie soit élevée par vous dans toute la simplicité des mœurs du premier âge ; ne lui parlez des princes et des cours que comme de ces écueils de l’Océan, dont ne doivent approcher que les hardis navigateurs. »

La mère d’Élodie fut ensevelie dans le caveau de la chapelle du monastère ; et son dernier vœu fut exaucé. Le baron d’Herstall, accablé lui-même par le malheur, pour jamais renonçant au monde, voua son existence entière à l’orpheline abandonnée.