Le Sorcier de Padoue/9

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Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 108-114).
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IX



 
Tosto che il castellan di Damatia
Certificossi chera morto Orrilo,
La colomba lasciò, che avea legata
Sotto l’ala la lettera col filo.
ARIOSTO



Cornelio monta un soir sur le sommet de sa tour pour respirer un instant. La nuit menaçait d’être orageuse ; de gros nuages noirs étaient amoncelés à l’orient, où des éclairs commençaient à briller, et le vent d’est, qui les apportait, chassait déjà de lourdes vapeurs à travers le zénith. De temps en temps tombaient des gouttes de pluie, dont le bruit léger troublait seul le silence répandu sur la nature, ce silence de recueillement, précurseur ordinaire des tempêtes. Le vieux magicien, immobile, les yeux fixés sur la ville qui s’étendait à ses pieds, semblait plongé dans une profonde méditation.

« Comme te voilà triste et sombre, vieille Padoue ! pensait-il, et quelquefois ses lèvres exprimaient tout haut ses pensées. Ah ! il est temps pour toi et pour moi de quitter ce monde où notre rôle est fini. Qui dirait, à te voir si déserte, que toi aussi tu as eu ton règne sur la terre ; que les écoliers de tous les pays d’Europe se pressaient à tes école ; que les affiliés mystérieux de la science se tournaient vers toi comme le Musulman vers la Mecque ; que l’orgueilleuse Salamanque, malgré ses cryptes célèbres, s’abaissait devant tes docteurs ? Pauvre cité qui te meurs ! quel est l’enchanteur qui t’a enfermé dans un cercle fatal, qui t’a dépeuplé avec sa baguette, qui rend tes murs si moussus et qui a gravé tant de rides sur tes édifices ? Ah ! maudit soit l’art infernal qui ne t’a pas sauvée et qui ne m’a pas sauvé ! Et, moi aussi, j’ai dominé sur toi comme tu as dominé sur le monde. Tous ces palais, tous ces toits, toutes ces chaumières n’ont point eu de secrets pour moi. De ce poste élevé, d’où je leur jetais mon mépris, j’ai tenu dans mes mains les fils qui faisaient mouvoir ces automates à cœur vide ; j’ai jeté la pomme de discorde dans leurs fêtes. Sous les lambris, sous le velours et la soie, comme dans les haillons de la misère, j’ai vu leurs passions honteuses et j’y ai mis la main. J’ai remué cette boue avec dégoût. Tous ont monté, à quelques heures de la nuit, l’escalier de cette tour solitaire et se sont humiliés devant le vieillard, objet de leurs sarcasmes. Qu’ai-je retiré de tout cela ? où m’a mené cette science sublime ? Tu me jettes ta froide lumière entre deux nuages, antique Saturne. Est-ce pour me dire que, comme toi, j’ai dévoré mes enfants ? Hélas ! le siècle où nous vivons a de tristes présages. Le feu s’éteint sur l’autel, la voûte du temple, en s’écroulant, ensevelira bientôt le dernier des prêtres sous ses ruines, au milieu des arcanes brisés. La lassitude me gagne ; je suis vieux, bien vieux. Je vois le sud aussi sombre que le septentrion, et les astres qui se lèvent à l’orient sont aussi tristes que ceux qui se couchent à l’occident. Adieu à vous tous, mes frères, qui êtes dispersés sur la surface du globe ! J’irai bientôt vous visiter dans vos songes, car je sens que ma fin vient à grands pas. »

Cependant l’orage s’approchait. Le vent mugissait autour de la Specola et la pluie commençait à tomber avec abondance. Des coups de tonnerre, sourds et prolongés, se faisaient entendre dans la direction de Venise. Tandis que le vieillard contemplait ce spectacle imposant, abîmé dans ses pensées lugubres, un pigeon vint s’abattre à ses pieds, comme effrayé par la tempête. Mais Cornelio ne s’y trompa point. Il lui prit la lettre qu’on lui avait attachée sous l’aile, et, ouvrant précipitamment sa lanterne sourde, posée à côté de lui, il lut les paroles que voici :


« Fomalhaut, l’étoile bleuâtre, salue Algol, l’astre du zénith étincelant.


Maître, j’ai appris par ton messager que tu avais reçu la visite du comte Arriani, à qui j’avais donné pour toi le passe convenu. Tu me demandes en même temps, pour un motif que je ne connais pas, de t’informer si j’ai revu le comte, si je sais où il est retiré, et quel usage il fait d’un talisman que tu lui as remis. Voici la vérité sur ce sujet, qui paraît t’intéresser vivement.

J’ai su, il y a trois jours, que le comte Arriani était revenu, après une longue absence, et qu’il habitait une maison de campagne qu’il a louée à quelques lieues d’ici. Ce jeune homme a toujours été d’un caractère sombre, et, dans les conversations que j’ai eues autrefois avec lui, j’ai cru deviner qu’il avait des chagrins secrets. Mais depuis son retour, son humeur paraissait, dit-on, plus triste et plus sauvage encore : ce que l’on attribuait au dérangement de sa fortune. Quoi qu’il en soit, quand je reçus ta lettre, je résolus d’aller le trouver moi-même, afin d’obtenir des renseignements plus exacts.

En m’y rendant, j’eus un mauvais pressentiment ; car, au milieu de la forêt, un corbeau me poursuivit longtemps de ses croassements lugubres, en se perchant sur la cime desséchée des chênes.

La maison du comte Arriani me sembla inhabitée, quand j’y arrivai à la tombée du jour. Les contrevents étaient fermés, pas une lumière n’y brillait. Je frappai plusieurs fois sans obtenir de réponse. Enfin un vieux serviteur vint m’ouvrir ; il avait les yeux rouges d’avoir pleuré. Cet homme me connaissait pour m’avoir vu chez son maître.

« Ah ! monsieur, me dit-il, vous venez dans un triste moment. La mort a visité cette maison. Elle a pris le jeune homme et elle a laissé le vieillard.

— Est-ce de ton maître que tu parles ? lui demandai-je.

— Hélas ! oui ; le malheureux ! reprit-il en pleurant, il a mis fin à ses jours ! »

Il m’introduisit alors dans une chambre où brûlait tristement une chandelle bénite pour éloigner les esprits. J’aperçus le comte Arriani couché sur son lit, la tête ensanglantée. Un pistolet, tombé à terre, m’apprit le moyen qu’il avait employé pour se donner la mort.

Les questions que je fis au vieillard ne m’apprirent que peu de choses, car il n’avait pas suivi son maître dans ses voyages, et il n’était rentré à son service que depuis son retour.

J’examinai alors avec attention les objets qui se trouvaient dans l’appartement. Je ne tardai pas à découvrir, sur un bureau où le comte paraissait avoir écrit récemment, un petit globe de cristal qui me parut d’abord vide,mais où je distinguai bientôt un insecte enfermé. Gloire à toi, ô maître ! J’y reconnus à l’instant même ton cachet ; à toi la science et le génie ! Nul ne peut t’égaler pour la force de tes charmes !

Voilà quel était l’état du talisman au moment où je le découvris. L’ouverture était hermétiquement close, de manière à intercepter entièrement l’air extérieur. L’insecte (c’était une libellula minima, comme tu le sais) était couché sur le dos dans un état de mort apparente ; cependant, en agitant le globe de cristal, je vis une de ses pattes se mouvoir, et je reconnus ainsi que la vie n’était pas encore éteinte. Que devais-je faire, ô mon maître ? Ce globe était-il un philtre d’amour, ou un miroir de fortune ? Cet insecte expirant personnifiait-il un être aimé, un ennemi ou un projet inconnu ? Je n’osai toucher à un talisman sur lequel je voyais empreint ton sceau redoutable. Je me contentai de le prendre et de l’emporter, pour le tenir à ta disposition. Aujourd’hui, la petite libellule paraît toucher à ses derniers moments. En l’examinant à la loupe, je n’aperçois plus dans ses pattes qu’un frémissement imperceptible, inappréciable à l’œil nu.

Tels sont les faits que je me hâte de porter à ta connaissance au moyen de notre messager ordinaire. Tu peux compter sur leur exactitude, comme sur le zèle et le dévouement de ton élève.


FOMALHAUT »


Cornelio n’eut pas plutôt lu cette lettre que, le cœur plein d’une crainte affreuse, il courut à la chambre de sa fille. Hélas ! ses pressentiments n’étaient que trop fondés. Elle avait cessé de vivre.

Elle était étendue sur sa couche, sans mouvement et déjà froide. Ses belles paupières, légèrement bleuâtres, couvraient pour toujours ses yeux éteints, et ses longues souffrances n’avaient pas effacé la beauté merveilleuse de ses traits.

Cornelio s’assit auprès d’elle. Il resta toute la nuit dans cette posture, la tête cachée dans ses mains. Nous n’essaierons pas de dire quelles pensées vinrent l’assaillir, ni le désespoir où il tomba. Tous ceux qui ont perdu quelques personnes chères savent que c’est après qu’elles ont fermé les yeux que nous nous rappelons plus vivement l’amitié qu’elles ont eue pour nous, les paroles tendres qu’elles nous ont dites ; que c’est alors aussi que nous nous reprochons plus amèrement nos torts envers elles ; que nous mesurons l’étendue de notre douleur, le peu de valeur des choses humaines et le profond isolement où nous nous trouvons ici-bas, séparés de ceux qui nous aimaient.

La lampe, allumée sur la table, brûla, brûla et s’éteignit. Pendant deux jours, aucun signe de vie ne fut donné dans la vieille tour. Au bout de ce temps, la congrégation municipale, ayant besoin de visiter les caveaux de la Specola pour voir si l’on ne pourrait pas en tirer partie en les louant pour y établir une glacière, le délégué du Podesta vint frapper à la porte et ne put parvenir à se faire entendre ; il revint avec des ouvriers, qui jetèrent la serrure en-dedans. Le vieux gardien, qu’ils appelaient à grands cris, ne leur répondit pas. Après l’avoir cherché vainement dans son laboratoire, ils ouvrirent la chambre de sa fille, où ils le trouvèrent assis dans l’attitude où nous l’avons laissé, la tête cachée dans ses mains. En s’approchant, ils virent qu’il était mort. Sa boîte à compartiments, ouverte près de lui, leur fit juger qu’il s’était empoisonné au moyen de quelqu’une des poudres diaboliques dont il avait connaissance.

On l’enterra avec sa fille, au milieu de la nuit, dans une terre non consacrée. Des recherches furent ordonnées dans tous les recoins du donjon pour trouver ses trésors, que l’on ne put parvenir à découvrir. La ville dut alors se contenter d’ordonner la vente de sa bibliothèque et de son mobilier, dont la plus grande partie passa entre les mains du marquis Fortelli, si connu par son beau cabinet d’antiquités. C’est là que l’auteur de ce récit a vu la boîte mystérieuse de Cornelio, au fond de laquelle il crut apercevoir encore un reste de ces poudres terribles, dont le magicien faisait usage dans ses conjurations. Le savant marquis, en la lui montrant avec un intérêt tout particulier, lui dit que d’après sa forme et le caractère de ses ciselures, il croyait pouvoir la donner avec assez de certitude pour un spicilegium antique.

Le marquis possédait aussi la lettre rapportée plus haut, par laquelle Cornelio avait été informé de la mort d’Octavio Arriani, et il daigna nous la communiquer avec quelques autres documents, au moyen desquels cette histoire a pu être composée.

Et maintenant il ne nous reste plus qu’à prendre congé de nos lecteurs. S’il se trouvait parmi eux quelque Aristarque jaloux qui se permît de blâmer légèrement notre récit, de l’accuser de frivolité ou de romantisme, de fermer les yeux, en un mot, à sa haute portée psychologique, nous le plaindrions de tout notre cœur, en lui conseillant de s’envelopper la tête dans un bonnet de coton bien moelleux et de s’endormir en paix, après avoir souhaité le bonsoir à sa gouvernante.