Le Soudan égyptien

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Le Soudan égyptien
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 158-189).
LE SOUDAN ÉGYPTIEN

Le Soudan Egyptien ou Soudan oriental est la vaste contrée quatre fois et demie plus étendue que la France, qui s’allonge au Sud de l’Egypte, du 22e au 5e degré de latitude boréale et du 20° au 35e degré de longitude, entre le Congo Français, le Congo Belge, l’Ouganda, l’Abyssinie, l’Erythrée, la Mer-Rouge. Il embrasse la presque totalité du bassin supérieur du Nil ; sur son territoire le Nil Blanc, le Sobat et ses autres affluens, le Nil Bleu et l’Atbara unissent leurs eaux en un lit dont la seconde moitié est l’Egypte elle-même et dont le Delta égyptien fut longtemps, il y a de cela très longtemps, l’estuaire.

Ce pays eut une étrange destinée. Ouvert à la civilisation presque au même moment que la vallée du Nil, c’est-à-dire quelques milliers d’années avant l’ère chrétienne, puis envahi par une demi-barbarie et de 1885 à 1896, entièrement retranché et isolé du monde civilisé, il fut, il y a quinze ans, rattaché de nouveau, cette fois semble-t-il solidement, à l’Egypte. Il n’offrait alors que ruines, misère et désordre. Ces quelques années ont suffi à le transformer. L’œuvre accomplie est déjà très remarquable et digne d’être étudiée. Celle qui se prépare annonce devoir être encore plus intéressante. De vastes projets viennent d’être entrepris qui semblent sérieux et dont l’exécution fera entrer cette colonie si pleine d’avenir dans une période d’élaboration active et sans doute d’amélioration et d’enrichissement rapides.


I

Toute l’économie du Soudan dépend étroitement de son hydrographie. Les énormes masses liquides accumulées par les pluies équatoriales dans le centre oriental de l’Afrique se sont frayé un chemin vers la Méditerranée à travers des marécages, puis à travers les sables de la zone tropicale. Elles se réunissent en un grand fleuve, le Nil Blanc que rejoint, en aval de Khartoum, à près de 4 000 kilomètres du lac Victoria ; le Nil Bleu, sorti du lac abyssin Tsana. A partir de ce point, le fleuve ne reçoit plus qu’un seul affluent digne de mention, l’Atbara, rivière torrentielle qui joue un rôle important dans la formation de la crue, et dont la source jaillit en Abyssinie. Longtemps considérée comme un phénomène inexplicable, la fameuse crue, qui subitement, à époque fixe, enfle les deux Nils et leurs tributaires, est simplement la manifestation de la saison des pluies[1].

Dans les régions du Haut Nil et de l’Atbara, jusqu’en Abyssinie, dans celles du Bahr et Ghazal et du Bahr et Zaraf, cette saison dure du printemps à l’automne. Les pluies, qui tombent vers cette époque en Abyssinie, grossissent le Sobat dès le milieu d’avril. La crue du Nil Bleu commence en mai, elle est bientôt suivie de celle de l’Atbara. Le Bahr et Zaraf, le Bahr et Ghazal, le Nil Blanc et leurs tributaires grossissent légèrement en mai et battent leur plein en juillet et en août.

Les divisions naturelles du Soudan répondent aux divers régimes de ses eaux pluviales ou fluviales. Aussi son territoire est-il loin d’être homogène. Somme toute, la majeure partie des deux millions et demi de kilomètres carrés dont il est formé se compose de déserts stériles qui contiennent des filons et des minerais, de surfaces liquides et de marais, pour le moment inutilisables. Le surplus, — terres cultivables, bois, pâturages, — semble fertile ou riche en produits naturels. Sur les points arrosés par la pluie et sur ceux que recouvrent les crues du fleuve et des rivières, on trouve des terres susceptibles d’un bon rendement, là toutefois où les eaux peuvent s’écouler.

Dans toutes ces régions, « le paysage naturel typique est celui de la savane. Celle qui couvre le Nord du Bahr et Ghazal, jusqu’au Kir et la rive droite du Nil, entre Doufilé et le Sobat, s se présente sous l’aspect de nappes continues de très hautes herbes avec des bouquets d’acacias, de tamarins, de sycomores, de palmiers éventails, des baobabs isolés, parfois des forêts, sur les protubérances granitiques de la plaine et, loin des rivières, des brousses, presque toujours sèches[2]. »

Ce paysage offre un aspect peu attrayant. Monotone et sans perspective, il donne une impression d’ennui et de tristesse. Les agglomérations urbaines sont encore moins dignes d’être vues. Intéressant pour les archéologues, le Soudan Egyptien, ce paradis des chasseurs, n’est point à recommander aux touristes simplement amateurs de pittoresque.

Ceci est particulièrement vrai de sa meilleure partie, celle du moins qui est le plus apte à récompenser immédiatement les efforts réalisés en vue de son amélioration, la longue péninsule formée par le Nil Blanc et le Nil Bleu et qui est connue sous le nom de Ghezireh (l’Ile). Quelque peu sablonneuse dans les environs de Khartoum, cette plaine, formée par les alluvions des deux fleuves, devient de plus en plus fertile à mesure que l’on avance vers le Sud. C’est sur l’aire de ce triangle que se limiteront vraisemblablement, pendant de longues années, les efforts des ingénieurs qui entreprennent en ce moment les grands travaux d’irrigation, conçus suivant les méthodes qui ont été expérimentées en Égypte avec tant de succès.

La faune de ces régions, tout au moins à l’Est et au Sud, est plus riche qu’en aucune autre partie de l’Afrique. On y rencontre des troupeaux d’éléphans et d’hippopotames, des buffles, des zèbres, des bouquins, des antilopes, des gazelles, des lions, des léopards, etc. Le bétail est la principale et même la seule richesse d’un grand nombre de tribus. Très nombreuses à l’état sauvage, surtout dans le Kordofan occidental et dans le Darfour septentrional, les autruches sont domestiquées par les indigènes, et leurs plumes font l’objet d’un commerce important.

En vue d’assurer la conservation du gibier, le gouverne-mont, non content d’imposer aux chasseurs un droit de licence très élevé et de taxer plus ou moins lourdement, suivant l’espèce, chaque pièce abattue, interdit la chasse, totalement ou partiellement, dans de vastes régions. À ce point de vue, le Soudan est divisé en trois zones : « le sanctuaire, » dans les limites duquel nul n’a le droit de touchera un animal sauvage, la « réserve des officiers, » et le reste du pays où le commun des mortels est autorisé à chasser à la condition d’observer les règlemens.

Très clairsemées et semi-nomades, les populations soudanaises, où l’élément urbain occupe une place proportionnellement très grande, offrent, par l’effet des invasions et des immigrations, une juxtaposition et un mélange presque inextricable de races, de langues, de mœurs, et de croyances. Elle peut être divisée grosso modo en quatre groupes : les nègres qui différent prodigieusement les uns des autres par la taille, la couleur, l’aspect physique, le genre de vie, la religion ; les Nubiens musulmans qui sont connus sous le nom de Barabra, entre la première et la quatrième cataracte ; les Begas, d’un beau type physique, et enfin les Arabes[3].

Quel que soit leur type, ces hommes sont en règle générale remarquablement robustes, intelligens, industrieux, aptes à s’assimiler les méthodes occidentales. Chez presque tous, les besoins, et par conséquent l’activité, sont à cet étiage au-dessous duquel nul ne saurait descendre, même dans la zone tropicale. Ils vivent pour la plupart presque sans vêtemens ; une sorte de millet, appelé doura et, dans certaines régions, les fruits et le laitage forment, à peu de choses près, leur alimentation. Aussi, depuis que l’esclavage a cessé d’être maintenu, ne fournissent-ils qu’un minimum de travail, à des conditions fort onéreuses pour les employeurs. Autant que cette absence de besoins, le défaut de sens commun et d’esprit critique est un obstacle à leur ascension à la civilisation..« Comment est-il possible, écrit M. Currie, directeur du Département de l’Education, que des hommes doués d’une intelligence alerte et claire soient capables de croire que le premier imposteur venu peut faire jaillir l’eau du fond d’un puits desséché, descendre des escadrons du ciel et rendre ses partisans invulnérables ? » Pour que ces dispositions héréditaires fassent place à une idiosyncrasie nouvelle, il faudra sans doute que la jeune génération, née après la conquête à peine achevée du pays à la civilisation, se soit imbue de quelques-unes des idées et ait acquis les besoins élémentaires qui caractérisent les sociétés occidentales. L’influence et le prestige des fonctionnaires, des missionnaires, des immigrans européens et égyptiens, les efforts des marchands, les habitudes acquises par les soldats indigènes pendant la durée de leur service militaire, les progrès de l’instruction sous toutes ses formes, dont la plus imprévue est le film cinématographique qui se déroule maintenant dans plusieurs villes soudanaises, réaliseront cette transformation dans le Soudan beaucoup plus rapidement, on peut l’espérer, que dans l’Ouganda, la Nigeria et nos possessions de l’Afrique occidentale.

Si, — et tout permet de le croire, — les naturels du Soudan oriental appartiennent à la même race que les anciens habitans de cette région, leur aptitude à une vie policée n’est en effet pas douteuse. Pour en être convaincu, il suffit de contempler les vestiges laissés par leurs ancêtres à l’époque de notre préhistoire.


II

L’histoire du Soudan a une origine très lointaine. Dès l’ancien Empire et peut-être antérieurement, cette région fut colonisée par les Egyptiens, et une civilisation analogue à celle des Pharaons, c’est-à-dire fort élevée et même brillante à certains égards, s’y développa. Les relations de Waddington et Hanbury, surtout celles de Caillaud puis de Lepsius[4], ont, dès le premier quart du XIXe siècle, décrit de nombreux et grandioses monumens, vestiges surprenans des civilisations disparues dont les géographes de l’antiquité avaient signalé l’existence à ces explorateurs. A partir de Wady-Halfa, on traverse de nombreuses localités que signalent d’antiques monumens en ruines. Les archéologues ont dû faire un choix. Depuis quelques années les travaux qu’ils exécutent sur cinq ou six points { différens permettent déjà de caractériser cette civilisation, proche parente de celle dont elle est apparemment issue et pourtant originale. Une mission envoyée par le Muséum de l’Université de Pennsylvanie a fait des fouilles à quelque distance au Sud de Wady-Halfa, près de la deuxième cataracte, dans des nécropoles de diverses époques au milieu des ruines d’une ville et d’un château fort et dans les enceintes de deux temples de la XVIIIe dynastie. Elle a encore travaillé plus au Nord, sur deux autres sites. Au-dessus de la troisième cataracte M. J. H. Breasted a exécuté en 1905-1906 des fouilles pour le compte de l’Université de Chicago dans les ruines du temple de Sesebi jusqu’ici attribué à Seti Ier et en réalité édifié vers 1370 par le roi hérétique Ikhnaton (Amenhotep IV), puis, à quelque distance, du précédent, sur l’autre rive du Nil, dans le temple de Soleb, œuvre d’Amenhotep III, l’un des plus importans monumens, de la vallée du Nil, digne d’être mis en parallèle avec le temple de Louqsor[5] et deux autres monumens mal définis. Elle a mis au jour quantité d’inscriptions et une masse d’objets d’un haut intérêt dont la description et la reproduction remplissent plusieurs volumes[6]. Plus au Sud, à Kerma, non loin de Dongola, des tombes de la sixième dynastie ont été découvertes. On travaille également, près de la quatrième cataracte, à Gebel Barkal, sur l’emplacement de la ville de Napata, la capitale primitive du Soudan, où sont groupées les ruines de plusieurs tombes et pyramides.

Entre Sennar et le Nil, un riche industriel, M. Welcome, fondateur et bienfaiteur du laboratoire désigné par son nom, qui fonctionne à Khartoum comme une annexe du Gordon Collège., dirige lui-même l’excavation de sépultures préhistoriques que ses collaborateurs font remonter au XVe ou au XVIe siècle avant Jésus-Christ.

Enfin le gouvernement du Soudan, aux frais d’un comité de donateurs, d’une part, l’Université de Liverpool de l’autre, exécutent d’importans travaux déjà très fructueux, dans l’île de Meroé[7], cette région circonscrite par l’Atbara, le Nil Blanc, le Nil Bleu, qu’ont décrite Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Pline, et qui fut le principal centre politique, social et artistique du Soudan au temps de sa splendeur. On trouve, dans l’enceinte de la ville de Meroé ou dans ses environs, les vestiges du grand temple d’Ammon, ceux des temples d’Isis, du Soleil, du Lion, la cité royale, le palais royal, tous monumens qui datent, semble-t-il, au moins partiellement, du VIIIe ou du VIIe siècle avant Jésus-Christ, d’autres temples, une nécropole, des pyramides. On vient d’y découvrir, il y a très peu de temps, un observatoire contenant des restes d’instrumens astronomiques. On trouve également des monumens importans : temples, réservoirs, inscriptions, très avant dans l’intérieur du territoire de Meroé, à Basa, à Um Loda, Naga, Mousaouarat, etc.

Il est difficile encore d’apprécier exactement les résultats donnés par des travaux commencés à une époque si récente qu’on a publié seulement une petite partie, et non la plus importante, des découvertes qu’ils ont permis de réaliser, et cela d’autant plus que, si l’on possède déjà l’alphabet des inscriptions en langue nubienne, on n’est pas encore à même de les lire[8]. Ce qui est certain, c’est que ces contrées, actuellement incultes, pauvres et dépeuplées, étaient, à une époque très ancienne, habitées par une population nombreuse, riche, industrieuse, dont les chefs avaient des besoins raffinés- Ce que les archéologues découvrent de cette civilisation ne consiste pas seulement en temples et en nécropoles. Les Nubiens d’alors n’ont pas bâti seulement des tombeaux monumentaux, des temples grandioses ornés de statues, couverts de peintures et d’inscriptions et dignes d’être comparés aux plus beaux de la Haute-Egypte ; leur richesse et leur goût artistique se sont manifestés par d’autres vestiges relatifs à la vie sociale et qui permettent d’induire qu’ils étaient pourvus d’un bon gouvernement.

Le long des deux Nils, les villages, les bourgades et les villes formaient une chaîne ininterrompue. Les ruines de cités considérables se rencontrent dans les régions de Wady-Halfa, de Soba, de Dungeil, de Ghezireh et jusque sur les rivages de la Mer-Rouge. Leurs habitans possédaient, même aux temps les plus reculés, des poteries finement modelées, de riches bijoux d’une grande valeur artistique. Des traces de culture peuvent être relevées dans plusieurs vallées situées très loin du fleuve et où s’élevaient des maisons et des temples bâtis de pierres et de briques, ornés de peintures et de bas-reliefs. De vastes réservoirs rendaient l’irrigation possible en toute saison. Des routes avaient été tracées dans les forêts les plus épaisses. On jouissait à cette époque d’une sécurité qui n’était pas moins remarquable. Si l’on relève des vestiges de fortifications dans la province de Wady-Halfa, de Dongola et sur l’emplacement de Meroé et de Dungeil, les autres localités n’étaient pas défendues[9].

Le pays entretenait des relations commerciales et politiques suivies avec ses voisins de l’Est et du Nord. Du milieu du VIIIe, au milieu du VIIe siècle, l’Egypte fut conquise, puis gouvernée par une dynastie nubienne dont la capitale était Napata et qui a laissé, dans la province de Dongola, des inscriptions dont la principale nous a été conservée grâce à la fameuse stèle de Piankhi, découverte en 1862 près de Gebel Barkat, au-dessous de la quatrième cataracte, et qui relate la conquête de la vallée inférieure du Nil, accomplie vers 721 avant Jésus-Christ par le roi de ce nom. À l’époque où Pline écrivit son Histoire Naturelle[10], le pays était retombé dans la barbarie et dans la misère. C’est ce que déclarèrent les deux centurions partis sur l’ordre de Néron à la recherche des sources du Nil. Après avoir énuméré, d’après les écrivains grecs antérieurs, une longue liste de villes situées sur le rivage des fleuves, Pline observe que, de son temps, un très petit nombre d’entre elles existaient encore. Les monumens gréco-romains qu’on étudie en ce moment dans l’ile de Meroé, et dont les principaux sont le palais de Mousaouarat et le temple de Nagaa, les joyaux et les poteries qu’on y a découverts établissent toutefois que, sous les empereurs flaviens et antonins, ce territoire jouissait d’une assez grande prospérité, tout au moins que de riches colonies s’y étaient fixées.

Durant les six premiers siècles de l’ère chrétienne, la Nubie, — ses inscriptions et ses monumens l’attestent, — conserva les traditions helléniques dont elle était redevable à l’Egypte des Ptolémées.

Le christianisme semble s’être répandu assez tardivement dans le Soudan. Quelques principautés chrétiennes y florissaient au moment de la conquête arabe de l’Egypte qui eut lieu un siècle plus tard, parfois battues en brèche par les tribus païennes qui les entouraient, et des ruines intéressantes d’édifices religieux nous en transmettent le souvenir[11]. Elles conservèrent leur foi, leur langue et leurs mœurs durant plus de sept siècles, grâce à la résistance que le royaume de Nubie, maître du territoire compris entre Assouan et la jonction des deux Nils, opposa aux efforts répétés des musulmans d’Egypte. C’est seulement au XVe siècle que tomba ce royaume. Les marchands arabes ne cessèrent, par la suite, de propager leur langue et leur religion et convertirent les indigènes à l’Islam, ceux des territoires du Sud et de l’Est exceptés. Après avoir conquis l’Egypte en 1517, Selim, sultan de Constantinople, envahit l’Abyssinie et reçut la soumission du roi nègre de Sennar, depuis quelques années en possession du Soudan occidental et qui professait l’islamisme. La souveraineté des maîtres de l’Egypte sur les territoires au Sud de la seconde cataracte fut d’ailleurs nominale et ne devint effective qu’en 1820[12].


III

Cette année-là, Mohamed Ali envoya son fils Ismail et son gendre Mohamed conquérir le Soudan.

Cette guerre dura deux ans. Le pacha semble l’avoir entreprise pour occuper son armée, exterminer chemin faisant les derniers Mameluks réfugiés en Nubie et surtout trouver dans cette région riche en ivoire, en plumes d’autruches, en ébène, en or, en esclaves, les ressources financières que nécessitaient ses vastes projets de réforme intérieure et d’extension territoriale. Elle fut extrêmement cruelle et eut pour fruit la soumission du Sennar et du Kordofan. L’occupation égyptienne ne tarda pas à gagner graduellement du terrain vers l’Orient entre le Nil Bleu et la Mer-Rouge. En 1874, le Darfour fut engloba dans les possessions khédiviales.

Les Egyptiens introduisirent au Soudan une administration régulière et efficace. Les territoires conquis furent placés sous l’autorité administrative et militaire d’un gouverneur général et divisés en cinq provinces, pourvues chacune d’un moudir (préfet). Dans ce cadre, les chefs indigènes restèrent en fonctions et servirent d’instrument aux fonctionnaires venu » du Caire, Grâce à cette organisation, le pays jouit d’une sécurité dont il avait depuis longtemps perdu le souvenir, et ses habitans connurent une civilisation occidentale rudimentaire.

« Les étrangers comme les indigènes purent circuler en toute sécurité… dans la vallée du Nil jusqu’aux frontières les plus reculées du Soudan, grâce à la justice rigoureuse de Mehemet Ali qui n’admettait aucun tempérament[13]. » Des voies de communication furent ouvertes, des industries et des cultures nouvelles organisées par le gouvernement. Les indigènes eurent en revanche à subir une réglementation et des charges fiscales qui leur parurent plus insupportables que le désordre, l’anarchie, les avanies intermittentes, auxquels la tyrannie moins minutieuse, moins tracassière et moins continue de leurs chefs nationaux les avait depuis longtemps accoutumés.

À cette époque, Mehemet Ali s’était attribué le monopole de l’industrie, du commerce et même de l’agriculture sur tout le territoire de l’Egypte. Il imposa le même régime à ses nouveaux sujets, qui, pour satisfaire aux exigences du grand pacha, se virent accablés d’impôts et de corvées. Impôts personnels de 20 à 30 piastres, impôts fonciers, impôts sur les dattiers, le bétail, les barques, les marchés, les transactions, etc., monopole de la Comme, du café, de l’ivoire, et de nombreuses autres denrées. A toutes ces charges s’ajoutait le poids des exactions des administrateurs et des chefs militaires égyptiens qui, pour la plupart, étaient venus au Soudan avec le dessein arrêté de s’y enrichir rapidement.

« A l’expiration des soixante années de l’occupation égyptienne, le Soudan se trouvait ruiné par une mauvaise administration, des impôts excessifs, l’injustice, la corruption, et surtout par la traite des esclaves que le gouvernement tolérait et même encourageait. Des milliers et des milliers de kilomètres carrés de terres cultivées de temps immémorial, retombées en friches, les norias brisées ou détruites, la majeure partie de la population, découragée de travailler et oisive[14]. » L’impopularité de ce régime fut la cause déterminante de l’insurrection fomentée en 1881 par le soi-disant mahdi Mohammed Ahmed, elle en explique le succès que l’insuffisance des forces militaires égyptiennes et l’incapacité de leurs chefs rendirent foudroyant. Ce mouvement eut pour cause occasionnelle l’interdiction de la traite des esclaves[15]. La prise de El Obeid, le 17 janvier 1883, l’anéantissement le 5 novembre 1883 de l’armée venue d’Egypte sous le commandement de Hicks pacha, la capitulation survenue un mois plus tard de Slatin pacha, gouverneur du Darfour, la prise de Khartoum et le meurtre de Gordon pacha, son héroïque défenseur en 1885, enfin la capitulation de Kassala en juin de la même année, suivie quelques jours plus tard de la mort du Madhi, tels sont les principaux événemens qui amenèrent en 1885 l’évacuation du Soudan, puis son abandon, notifié à ses habitans par une proclamation du khédive, et qui livrèrent le pays a la domination d’Abdallah et Taachi, le khalife (vicaire) du Mahdi.

Le régime mahdiste ne fut point la tyrannie atroce, aveugle et désordonnée qu’on a voulu en faire. Abdallah sut organiser une armée permanente convenablement équipée et encadrée, une administration et une justice régulières, un système financier fructueux et assez équitable. C’est ce qui résulte des récits que plusieurs prisonniers européens ont écrits sur leur captivité[16]. Le pays n’en fut pas moins dévasté et dépeuplé. Ses habitans souffrirent affreusement, surtout après la crue exceptionnellement basse de 1888, des famines que l’interruption de toutes relations avec l’Egypte et l’Europe laissaient sans remède, des guerres que le Madhi, puis le khalife, ne cessèrent de soutenir contre les Égyptiens, les Abyssins, les Italiens, et contre les tribus indigènes, des luttes entre ces tribus, enfin des épidémies qui furent apparemment propagées par ces hostilités continuelles.

D’après une enquête soigneusement faite par sir R. Wingate, le gouverneur général actuel, et dont les résultats sont donnés en détail par lord Gromerdans son rapport pour 1903 au Foreign Office[17], le Soudan égyptien aurait compté 8 525 000 habi-tans avant le soulèvement du Mahdi et seulement 1 875 000, vingt-cinq ans plus tard, 3 451 000 ayant été tués et le reste étant mort de maladie.

« On sera moins surpris de ces chiffres invraisemblables, ajoute lord Cromer, lorsqu’on saura qu’avant 1883, le district situé sur les bords des rivières Rahad et Dindar contenait plus de 800 villages qui tous avaient disparu en 1911. Et ce fait n’est pas exceptionnel. En voyageant dans ce malheureux pays, on rencontre à chaque pas des villes et des villages ruinés et abandonnés, d’immenses surfaces de terres naguère cultivées et actuellement couvertes de ronces et de mauvaises herbes et parsemées de ruines. Peu après la bataille d’Omdurman, Metema, ville longtemps importante, entre Berberet Khartoum, ne comptait plus que 1300 habitans dont 150 hommes seulement. Ailleurs, sur 500 hommes en âge de porter les armes, il en reste à peine une cinquantaine. »


IV

En mars 1896, le gouvernement égyptien, encouragé par le gouvernement britannique, qui subventionna l’expédition à laquelle ses troupes participèrent, décida brusquement la reconquête du Soudan. La défaite des Italiens à Adoua, grâce à laquelle le Negus reprenait toute sa liberté d’action et sans doute aussi la présence dans le Haut-Oubanghi de la mission Liotard qui avait, en février 1896, occupé la ville de Tambourah sur le Soueh, affluent du Bahr et Gazai, furent les causes de cette décision inattendue. Afin de pouvoir l’exécuter, le gouvernement khédivial demanda à la Commission internationale de la Dette publique et en obtint 500 000 livres à prélever sur le fonds de réserve dont elle était dépositaire. Cette décision ayant été annulée par la Cour d’appel mixte d’Alexandrie, le gouvernement britannique versa en 1897, 798 000 livres au trésor khédivial et, l’année suivante, le parlement britannique approuva la déclaration de M. Balfour que le remboursement de cette avance ne serait jamais réclamé. Nous allons voir que ce don n’était nullement gratuit.

Le Soudan fut reconquis par étapes, en trois années, sous le commandement du général Kitchener. Le 2 septembre 1908, les Anglo-Egyptiens entraient dans Omdurman, après avoir exterminé l’armée soudanaise ; le 24 novembre 1909, 1e khalife et ses derniers partisans tombaient sous les balles d’une colonne dont le chef était le major Wingate, actuellement gouverneur du Soudan et sirdar (généralissime) et qui s’était déjà fait un nom en écrivant un remarquable ouvrage sur le mahdisme.

Dans l’intervalle, la mission Marchand, partie de Brazzaville le 1er mars 1897, avait remonté l’Oubanghi, le M’ Boniou et son affluent le Bokou et de là, dans le courant de novembre, transporté sa flotte sur le Soueh, sous-affluent du Nil, puis installé des postes et, des contres de ravitaillement dans le Bahr et Gazai, enfin, le 10 juillet 1898, occupé Fachoda[18] où, le 19 novembre, son chef recevait la visite du sirdar Kitchener en personne, qui venait le sommer courtoisement d’avoir à décamper.

Cette malheureuse aventure ne comportait pas d’autre dénouement. Le capitaine Marchand ne pouvait prétendre sérieusement occuper d’une façon effective le Bahr et Ghazal avec ses deux cents tirailleurs sénégalais, dont l’armée anglo-égyptienne n’aurait fait qu’une bouchée. Au surplus, le gouvernement britannique avait déclaré qu’il considérait « comme un acte inamical (unfriendly)… la marche d’une expédition française munie d’instructions secrètes et se dirigeant de l’Afrique occidentale vers un territoire sur lequel nos droits sont connus depuis si longtemps, » ce qui revenait à assimiler cette tentative à un casus belli.

C’est pourquoi, le 11 décembre 1908, la mission Marchand évacuait Fachoda pour rentrer en France en passant par l’Abyssinie.

Cet événement avait été préparé par des négociations au cours desquelles lord Salisbury et l’ambassadeur anglais à Paris avaient présenté à l’appui de leur thèse des argumens peu cohérens, invoquant à la fois d’une part « le droit des conquérans, » de l’autre le droit du sultan ou du khédive sur des possessions que le gouvernement du Caire avait pourtant abandonnées, d’abord en fait, puis en droit par sa déclaration solennelle de 1883, renouvelée en 1885 et dont le gouvernement britannique avait lui-même distrait, en 1890, 1891, 1894, divers territoires au profit de l’Allemagne, de l’Italie, de la Belgique et à son propre profit. Ces deux considérations, assez mal conciliâmes, ont inspiré l’accord anglo-égyptien du 19 janvier 1899 qui forme comme la charte du Soudan oriental. Elles se trouvent nettement exprimées dans son préambule :

« Attendu que certaines provinces du Soudan, révoltées contre l’autorité de S. A. le Khédive, ont été reconquises grâce aux efforts militaires et financiers joints du gouvernement de S. M. Britannique et de celui de S. A. le Khédive : attendu qu’il est devenu nécessaire d’organiser un système administratif et législatif pour les provinces reconquises susdites en tenant compte des titres {claims) que le gouvernement de S. M. Britannique a acquis par droit de conquête à participer au présent ajustement de ce système administratif et législatif, à sa mise en œuvre et à son développement… »

Des prémisses ainsi posées, les clauses du traité déduisent diverses conséquences : « Les drapeaux britannique et égyptien flotteront l’un et l’autre sur terre et sur eau. L’autorité suprême civile et militaire sera exercée par un gouverneur général nommé par décret khédivial, sur la recommandation du gouvernement britannique et déchargé de ses fonctions également par décret khédivial avec le consentement du même gouvernement. Le gouverneur général exerce le pouvoir législatif en toutes matières par des proclamations qui doivent au préalable être notifiées à l’agent britannique au Caire et au président du Conseil des ministres d’Egypte. Nul consul, vice-consul ou agent consulaire ne sera accrédité, ni même autorisé à résider au Soudan sans le consentement préalable du gouvernement britannique[19]. »


V

Ce régime est non seulement exceptionnel mais unique. On essayerait en vain de définir et de classer juridiquement cette sorte de co-souveraineté[20] indivise, exercée par l’entremise d’un mandataire commun au profit de deux pays, dont l’un ne jouit pas lui-même de la souveraineté, puisqu’il est seulement une province autonome et non un Etat.

L’indivision est d’ordinaire une source abondante de difficultés, de brouilles, de conflits. L’observation est vraie en droit international aussi bien qu’en droit privé. C’est ce que démontrent, pour ne parler que des temps modernes, toutes les tentatives de gouvernement en commun qui furent faites jusqu’ici comme dans le Sleswig-Holstein par la Prusse et l’Autriche, aux îles Samoa par l’Angleterre, l’Allemagne, les Etats-Unis, et dont on peut rapprocher le contrôle anglo-français qui fonctionna en Égypte de 1877 à 1883, sous le nom inexact de condominium.

Rien de pareil n’est à craindre au Soudan. Il ne peut y avoir désaccord, lorsqu’une des volontés prédomine. Tel était le cas, dans ce pays comme en Égypte avant la proclamation, en décembre 1914, du protectorat. L’agent britannique y exerçait déjà une influence irrésistible. Cette mesure a simplement consacré une situation de fait en la régularisant et en la rendant définitive.

Le gouverneur général du Soudan, qui exerce dans sa plénitude le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, est naturellement un Anglais. Il en est de même de tous les fonctionnaires de quelque importance et de plusieurs autres encore ; les chefs de services, les gouverneurs des provinces, les juges, les inspecteurs, les ingénieurs, etc. L’Égypte n’est intervenue jusqu’ici que pour fournir des candidats aux postes subalternes et verser non seulement les avances grâce auxquelles les travaux publics ont été exécutés, mais encore les subventions annuelles qui ont couvert le déficit des douze premiers budgets. Dans l’association qu’elle a formée avec l’Égypte au Soudan, l’Angleterre joue donc le rôle du mari, seigneur et maître des biens conjugaux communs, ou encore celui du commandité qui gère seul les capitaux apportés par le commanditaire.

Les subventions de l’Egypte ont alimenté, de 1899 à 1913, le budget soudanais dans une proportion qui, au début, dépassait de 200 à 300 pour 100 le montant des recettes. À ces subsides normaux, réguliers et non remboursables, il faut ajouter les sommes productives d’intérêts, avancées sans fixation de terme par le trésor khédivial sur son fonds de réserve, afin de pourvoir à des travaux publics exécutés au Soudan, soit un total de plus de 200 millions. C’est grâce à ces libéralités que le pays s’est si rapidement muni des capitaux fixes nécessaires à son développement, que les bâtimens publics ont été construits, les lignes ferrées et télégraphiques posées, les flottilles de bateaux à vapeur affrétées, les routes ouvertes, les ports creusés et, nous l’avons déjà observé, les déficits comblés.

Cette charge, qui ne sera vraisemblablement plus augmentée, a jusqu’ici été supportée par l’opinion publique égyptienne avec une répugnance dont la presse indigène et naguère, à diverses reprises, le Conseil législatif, se sont souvent faits l’écho. Pour les Egyptiens, le Soudan, suivant le mot de Gordon, « est, a toujours été, sera toujours une possession inutile. » Nuisible même, ont-ils ajouté. Port-Soudan et le chemin de fer de Berber à la Mer-Rouge vont détourner à jamais de la vallée inférieure du Nil le commerce de l’Afrique centrale, le coton soudanais menace de concurrencer un jour le coton égyptien, et l’eau nécessaire à sa culture sera obtenue aux dépens de l’irrigation du Saïd et du Delta.

Le conseiller financier égyptien et l’agent britannique au Caire se sont, à diverses reprises, efforcés de réfuter cette opinion en observant, le premier : « Que la prospérité de l’Egypte dépend essentiellement de l’eau du Nil ; que celle-ci peut facilement être détournée par les maîtres du Soudan et que le main-lien du débit du fleuve ne saurait donc être payé trop cher ; » le second : « Que sans la reconquête, il aurait été nécessaire de maintenir des forces importantes sur la frontière méridionale en prévision d’une invasion des derviches ; » que d’autre part, le budget égyptien réalise, grâce au Soudan, des profils tels que les droits d’importation perçus (jusqu’à l’année dernière) par les douanes khédiviales sur les marchandises à destination de ce pays, le coût du transport de ces marchandises, sur les chemins de fer de l’État égyptien, etc. »

Le subside annuel de l’Egypte a été supprimé à partir de 1913. Le Soudan reste encore redevable aux finances égyptiennes d’une dette fort considérable, plus de 150 millions, y compris les intérêts stipulés et non encore payés. Ce total est celui des avances extraordinaires remboursables dont la dernière a été versée par le trésor égyptien en 1910. Il s’en faut que le pays soit en état d’entreprendre ce remboursement. Il vient au contraire d’emprunter 75 millions sous la garantie du gouvernement britannique, 40 millions devant être employés à l’extension du réseau des chemins de fer et le surplus à des travaux d’irrigation qui ont commencé en janvier 1914 et sont destinés à développer la culture du coton.

Suivant toute probabilité, ce n’est là qu’une mise en train.

Les capitaux considérables qui ont déjà été dépensés au Soudan semblent avoir eu un emploi fructueux qui justifie cet emprunt. L’œuvre considérable déjà réalisée demande un complément et un développement. Les conquérans ne se sont pas bornés à doter le pays, qu’ils ont pacifié, de voies et de moyens d’accès et de communication, mais encore d’un système financier, judiciaire et d’une législation d’ailleurs très rudimentaire. L’instruction et la santé publique, voire la recherche scientifique, n’ont pas été négligées par eux. Il leur reste toutefois encore beaucoup à faire. Nous voudrions indiquer sur quels objets devrait porter leur effort après avoir décrit le travail qu’ils ont déjà fait.


VI

Tout était à refaire au Soudan après la conquête et les Anglo-Égyptiens durent tout y entreprendre à la fois.

Nous savons déjà que la condition essentielle au succès de leur œuvre fut réalisée sans peine grâce au concours de l’Egypte. En 1899, le total des recettes budgétaires atteint seulement 3 265 920 francs[21], et la subvention nette à fonds perdus du trésor khédivial, calculée après diverses ristournes, se chiffre par 9 344 160 francs.

Dès l’année suivante, la subvention étant d’ailleurs augmentée, commencent les « avances pour travaux de développement » qui ont continué jusqu’en 1913 et grâce auxquelles le gouvernement avait, à cette date, sans recourir à des compagnies concessionnaires, achevé 1 500 kilomètres de chemin de fer, quelque 20 000 kilomètres de routes (ou mieux de larges pistes) flanquées de puits et un réseau télégraphique de 8 000 kilomètres, creusé et outillé deux excellens ports, l’un à Khartoum, à la jonction de deux Nils, l’autre à Port-Soudan, assuré la navigation à vapeur sur tous les cours d’eau qui la comportent, dotant ainsi son budget, sans bourse délier, de recettes relativement très considérables. Dans les prévisions pour 1913, sur un total d’environ 43 millions, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les postes et télégraphes, les terres et forêts de l’Etat, ses établissemens industriels et d’enseignement, etc., fournissent plus du 50 pour 100 des recettes brutes. Il faut y ajouter les droits sur la chasse, sur le gibier et sur les fruits de la cueillette (gomme, ivoire, plumes d’autruche) qu’on peut assimiler aux impôts précédens et qui, certaines années, ont rendu plus que les droits de douane[22]. Actuellement toutes les parties du Soudan égyptien, susceptibles d’une mise en valeur immédiate ou prochaine, sont reliées par la voie ferrée. Le chemin de fer part de Wady Halfa à la frontière Nord, remonte en ligne droite jusqu’à la jonction du Nil et de l’Atbara. De là il longe la rive droite du Nil jusqu’à Khartoum après avoir émis deux embranchemens, le premier au Nord, de Abou Hammed à Kareima.le second au Sud de Berber non loin de l’Atbara, de façon à desservir Port-Soudan et Souakim, le nouveau et l’ancien port sur la Mer-Rouge. De Khartoum, la ligne file parallèlement à la rive gauche du Nil Bleu, décrit un angle droit à Sennar et se termine dans le Kordofan à El Obeid, principal marché de la Comme.

Deux autres lignes sont projetées : l’une qui serait tracée du Sennar à Kassala tout autour de l’Abyssinie puis de Kassala à Thamiane, sur la ligne de Berber à Souakim ; l’autre qui rattacherait la fertile vallée de Tokar, célèbre déjà par son coton, à Port-Soudan et à Souakim.

Ce réseau s’enrichira-t-il du tronçon de belle longueur nécessaire au succès du fameux projet du chemin de fer du Cap au Caire (le souci de l’allitération n’a pas permis de prolonger le chemin de fer en question jusqu’à Alexandrie) ? On peut en douter ou tout au moins penser que cette grande conception restera d’ici très longtemps une coûteuse chimère. On se demande en effet quelle raison, autre que celle qui se tire d’un titre sonore, impose l’établissement d’une voie ferrée à travers les marais du Haut-Nil et les déserts de Wadi-Halfa à Assouan, alors que le fleuve, lorsque son lit sera nettoyé, offrira un admirable chemin mobile.


VII

L’œuvre la plus urgente était le développement des voies de communication et d’accès. Des moyens de transport puissans et réguliers sont indispensables au maintien de l’ordre et de la tranquillité, à l’accroissement de la production, qui ne saurait être obtenu sans débouchés, enfin au succès des travaux d’irrigation qui sont destinés à transformer l’agriculture du Soudan et qui demandent des matériaux et une main-d’œuvre qu’on trouve là-bas rarement sur place.

Encouragé par les représentans des filateurs anglais de coton et assuré de l’appui du trésor britannique, le gouvernement soudanais a jugé en 1913 que le moment était venu de doter les parties les mieux situées du pays d’un système d’irrigation imité de celui qui donne des résultats, somme toute satisfaisans, dans la vallée inférieure du Nil.

Des deux millions et demi de kilomètres carrés qui forment la superficie du Soudan égyptien, quelques centaines de milliers d’hectares sont cultivés. Cette aire incroyablement exiguë varie chaque année suivant l’abondance et la fréquence des pluies, la hauteur et la durée de la crue des cours d’eau. Les dernières années se sont caractérisées par une sécheresse anormale et il en est résulté une disette. Pour que la production agricole du Soudan soit assurée, pour qu’elle se développe quantitativement et qualitativement, il faut que l’irrigation y soit organisée dans toutes les régions où elle est possible.

Il y a deux procédés d’irrigation. Le plus simple, qui a été exclusivement pratiqué en Égypte, jusque vers le milieu du XIXe siècle, consiste à diviser, au moyen de digues, les plaines a irriguer en bassins dans lesquels l’eau séjourne tout le temps nécessaire à l’humectation du sol. Il n’admet qu’une seule récolte annuelle, consécutive à la crue, et, s’il n’exclut pas complètement le cotonnier et la canne à sucre, il ne permet de tirer qu’un parti médiocre de leur culture.

Le procédé dit de l’irrigation pérenne préserve les terres de l’inondation pendant la crue et donne le moyen de les arroser lorsque le fleuve est à l’étiage, grâce a des canaux, réglés par des réservoirs, des barrages, des vannes, des pompes, puis d’évacuer, au moyen de drains, les eaux devenues inutiles et même nuisibles[23].

Les deux systèmes devront être pratiqués au Soudan en même temps, suivant les régions, la situation, la nature des cultures. Il ne saurait être question en effet de transformer en quelques années, suivant un plan d’ensemble, les immenses superficies susceptibles d’être irriguées. Le budget soudanais dispose de ressources si exiguës que les travaux doivent pour le moment se restreindre à quelques points privilégiés. Ce plan a toutefois été établi. Ce qui a rendu son élaboration plus malaisée, c’est la considération que la quantité de liquide dont dispose l’Égypte doit rester intacte.

Voilà pourquoi le Soudan anglo-égyptien ne dispose pas d’un service spécial d’irrigation, mais dépend à ce point de vue du ministère des Travaux publics égyptien ! Ceux qui ont la charge des irrigations égyptiennes doivent en effet veiller eux-mêmes à ce que les eaux soudanaises ne soient pas augmentées au détriment des pays situés en aval. Les lourds sacrifices que l’occupation et la mise en valeur du Soudan imposent à l’Égypte ne se justifient que par la nécessité de défendre le bassin d’où la vallée intérieure du Nil tire sa fertilité. Faut-il donc sacrifier l’un à l’autre et interdire au gouvernement de Khartoum de tirer parti du fleuve et de ses affluens ? Nullement, semble-t-il. D’une part, des quantités énormes de liquide se perdent dans les marais des régions méridionales, de telle sorte que le Nil Blanc ne contribue pratiquement en rien à la crue, celle-ci dérivant entièrement du Nil Bleu et de l’Atbara. Eli revanche, l’eau qui traverse le Caire au printemps et au début de l’été est due presque entièrement aux grands lacs déchargés par le Nil Blanc[24]. Elever dans le Soudan le niveau du fleuve par des barrages, emmagasiner ses eaux dans des réservoirs, dégager son courant en le draguant, en l’endiguant et en le canalisant, serait permettre à l’Égypte d’en tirer abondamment parti toute l’année et plus particulièrement à l’époque de la crue. D’autre part, la crue annuelle et, par conséquent, les travaux agricoles qui la suivent, se manifestent, au Soudan, puis en Égypte, à quelques mois d’intervalle, de telle sorte que l’eau cesse d’être utile au premier de ces pays un peu avant la date où le second commence à en avoir besoin. On pourrait donc, à la condition, bien entendu, d’accroître le débit utilement disponible de tout le liquide consommé dans les champs du Soudan, les irriguer sans rien distraire de ce qui est nécessaire à la région en aval.

« Il convient d’observer, écrivait à ce sujet en 1910 l’inspecteur général des irrigations, que, dans la majeure partie du pays, l’eau n’est pas nécessaire durant les mois de l’année où le fleuve est à l’étiage et où l’Égypte a besoin d’eau ; que d’autre part, sauf dans le voisinage de Khartoum et plus au Nord, les récoltes du Soudan sont obtenues pendant la crue et les mois d’hiver, c’est-à-dire du 15 juillet au 1er mars, dates entre lesquelles l’eau est inutile à l’Égypte. »

Tenant compte de ces données, sir W. Garstin, ingénieur éminent, conseiller du ministère des Travaux publics d’Égypte, a ébauché en 1904 un vaste projet qui comporte, entre autres, l’établissement de régulateurs aux chutes Ripon sur le lac Victoria et à quelques kilomètres en aval du lac Albert sur le Bahr et Gebel, le creusement d’un canal rectiligne long de 210 kilomètres, muni de régulateurs aux deux extrémités, qui couperait la boucle formée par le Bahr et Gebel, de Bor à son confluent avec le Sobat, la construction d’un grand réservoir au Sud de Roseires près de la frontière d’Abyssinie et d’un autre réservoir sur le Nil Bleu, etc.

Inutile d’ajouter que cette œuvre gigantesque, dont l’achèvement exigerait une dépense de plus de 550 millions suivant le devis de sir W. Garstin, n’est pas près d’être achevée. Son auteur déclare que « le temps n’est pas encore venu d’exécuter la majeure partie d’un aussi vaste programme et que, même si l’on disposait des capitaux nécessaires, une période de dix à quinze ans suffirait à peine, en supposant les circonstances les plus favorables. »

Beaucoup plus modestes, les travaux qui ont commencé, en janvier 1914, comprendront un barrage jeté sur le Nil Bleu près de Sennar en vue de régler un canal long de 160 kilomètres qui sera creusé parallèlement à la rive gauche du fleuve et qui permettra d’irriguer 500 000 feddans (210 000 hectares) dans la plaine de Ghezireh, superficie qui sera doublée lorsqu’un réseau de canaux secondaires aura été achevé.

D’après l’estimation des techniciens du gouvernement, la valeur d’un feddan (4 200 mq.) qui est actuellement d’une vingtaine de piastres (5 fr. 20) dans la région qui va bénéficier de ce projet, s’élèvera vraisemblablement à 250 francs, peut-être même davantage, après l’exécution des travaux. Le produit des impôts supportés par ces terres devra naturellement s’accroître dans la même proportion.

Un troisième barrage dont le coût est évalué à une vingtaine ie millions serait jeté sur le Nil Blanc à quelque soixante-dix kilomètres au Sud de Khartoum. L’œuvre serait réalisée aux frais de l’Egypte, car elle ne profiterait au Soudan que très indirectement. Ge barrage protégerait l’Egypte contre le danger d’inondation « dans l’hypothèse d’une crue excessive, et il augmenterait la quantité de liquide dont dispose actuellement la vallée inférieure du Nil, ce qui compenserait et au-delà toute diminution susceptible de résulter, contrairement aux prévisions des experts, des travaux exécutés en amont de Khartoum,


VIII

Un bon système d’irrigation permettra de cultiver le cotonnier sur « une grande échelle, ce qui enrichira le Soudan en réalisant le vœu des fixateurs. La demande de cette matière première s’élève chaque année, et la production n’y répond qu’incomplètement. Le nombre des broches qui filent cette fibre dans le monde est passé de 96 000 000 en 1897 à plus de 140 000 000 en 1912, et la force productive de chaque broche n’a, pendant ce temps, cessé d’augmenter. Or la production mondiale moyenne qui était de 12 380 000 balles dans la période de 1904-1909 ne s’élève qu’à 13 320 000 balles dans la période suivante. En présence de ces chiffres, on comprend l’intérêt que portent les manufacturiers anglais aux résultats des plantations de cotonniers qui ont été faites depuis quelques années au Soudan oriental.

Ces résultats sont très encourageans. Les indigènes connaissent cette culture depuis fort longtemps et la pratiquent, pour la majeure partie de la récolte, sans aucune assistance européenne, généralement sur des terrains arrosés par la pluie. Grâce aux débouchés que la conquête anglo-égyptienne a ouverts, grâce aussi aux efforts des exportateurs et à ceux des agens du gouvernement, la production cotonnière du Soudan a beaucoup augmenté, passant d’une moyenne de 68 000 quintaux (de 45 kilogrammes) en 1905-1909 à 98 000 en 1908-1909 et à 150 000 en 1909-1910, contribuant en 1911 pour près de 7 millions de francs à l’exportation, et sa qualité s’est améliorée à tel point qu’elle est maintenant presque égale à celle des qualités égyptiennes ordinaires. Le coton de la vallée de Tokar près de la Mer-Rouge peut même, dit-on, être assimilé, dans une certaine mesure, aux qualités supérieures.

Si réellement, comme l’a prétendu dans un rapport paru en 1912, M. Tottenham, inspecteur général des irrigations, « aussitôt que la population se sera développée suffisamment dans les vastes plaines qui s’étendent sur la rive Est du Nil et que traverse l’Atbara, l’irrigation artificielle de 5 millions d’hectares dans le Soudan central et oriental sur toute l’étendue desquels le coton peut fort bien pousser, sera réalisable, le Soudan égyptien deviendrait une des plus riches colonies africaines. » Pour en être convaincu, il suffit de considérer, d’une part, que le territoire cultivable de l’Egypte mesure seulement environ 2 millions et demi d’hectares dont près du quart est chaque année cultivé en coton, et que, d’autre part, le coton alimente, bon ou mal an, près de 90 pour 100 de l’exportation égyptienne. L’extension de la culture cotonnière est donc pour le Soudan une question vitale.


IX

Le gouvernement soudanais ne s’est pas contenté d’exécuter, puis d’exploiter lui-même tous les travaux publics, il s’est souvent inspiré de cette idée que son intervention active, énergique, minutieuse est indispensable, non seulement au maintien de l’ordre, mais au progrès du pays sous toutes ses formes, spécialement à son développement économique. Une telle politique est la condition essentielle du succès de la colonisation dans les pays habités par des populations primitives. Coloniser, c’est faire adopter, tout au moins partiellement et incomplètement, l’ensemble de besoins, d’habitudes, de sentimens, d’idées, de connaissances et de notions que l’on dénomme civilisation, c’est donner une discipline, une organisation, des règles, des méthodes, toutes acquisitions qui impliquent abandon des usages nuisibles et des faux préjugés.

Cette transformation ne saurait s’opérer seulement par l’exemple, l’influence ou l’autorité des colons et des fonctionnaires agissant en tant que particuliers et s’offrant comme modèle à leurs voisins ou à leurs serviteurs indigènes, tout au moins là où, comme dans le Soudan oriental, les étrangers, — Egyptiens, Anglais, Grecs ou Syriens, — pour la plupart de condition très modeste, sont peu nombreux et n’habitent que les villes. L’État colonisateur doit pourvoir lui-même à la conservation des produits naturels, à l’amélioration de l’agriculture, à la réglementation tant de l’industrie que des transactions commerciales. Ceci est particulièrement nécessaire dans un pays dont les habitans ont été dégradés par une longue tyrannie et ont gardé, de l’époque encore récente où le travail était exécuté par des esclaves, l’idée que le travail est indigne d’un homme libre.

La protection des forêts et du gibier qu’elles abritent, l’utilisation des immenses pâturages dont la presque totalité reste déserte, la prospection et l’exploitation des mines et gisemens, l’extension de la superficie cultivable, tant par l’aménagement et la distribution des eaux que par la vulgarisation des bonnes méthodes de culture, sans oublier l’accroissement des populations encore à demi sauvages éparses sur le territoire et que les troubles qui précédèrent la conquête anglo-égyptienne ont réduites dans une proportion à peine croyable, leur formation, leur éducation, leur élévation progressive à la civilisation, voilà l’œuvre qui a déjà été entreprise par le gouvernement soudanais et dont la majeure partie reste à faire.

Le gouvernement a tout d’abord envisagé le problème du travail qui s’est posé à Madagascar au début de la conquête, qui se pose encore dans presque toutes les régions de l’Afrique tropicale, mais qui, au Soudan égyptien, est peut-être plus difficile à résoudre qu’ailleurs. La rareté de la main-d’œuvre et ses mauvaises dispositions ont haussé les salaires à un tel taux qu’en travaillant quinze jours l’ouvrier urbain gagne assez pour vivre, lui et sa famille, pendant un mois, alors que, dans les districts agricoles, a une faible distance des centres urbains, les propriétaires sont incapables, même au prix de salaires prohibitifs, d’obtenir la main-d’œuvre nécessaire à la culture de leurs terres.

Une ordonnance de 1905 du gouverneur général punit le vagabondage et vise entre autres « quiconque néglige ou refuse sans raison de subvenir à ses besoins ou à ceux de sa famille. » L’année suivante, un Bureau de travail {Labour bureau) fut organisé à Khartoum « en vue de dresser des statistiques, d’ouvrir des débouchés à la main-d’œuvre, de prévenir la hausse exagérée des salaires causée par la concurrence que se font les divers départemens de l’administration publique, les entrepreneurs et les propriétaires, en un mot d’organiser l’offre et la demande du travail. » Une ordonnance de 1908 règle les conditions de l’apprentissage, en fixe la durée a cinq ans, édicté des peines en cas d’infraction aux clauses et conditions légales de ce contrat. Enfin, les écoles techniques et les ateliers de l’Etat forment plusieurs centaines de jeunes gens, à Khartoum, à Omdurman et à Kassala, aux métiers de forgeron, d’ajusteur, de tailleur de pierres, de charpentier, de constructeur de bateaux. Ces palliatifs ne sauraient remédier sérieusement au mal qui menace même de s’aggraver, car, par l’effet des travaux publics projetés, la demande de travail semble devoir s’élever bien avant qu’aient eu le temps de grandir les enfans qui remplissent toutes les maisons. C’est là un gros point noir.

L’institution, en juin 1906, d’un Comité économique, présidé parole secrétaire financier et composé des chefs de services qu’intéresse le progrès économique du pays s’est révélée une initiative heureuse qui devrait être imitée dans toutes les colonies. Le secrétaire de ce comité joue le rôle de conseiller économique et statisticien du gouvernement ; ses rapports mensuels et annuels sont des documens précieux tant par la justesse et l’exactitude des observations de détail que par l’élévation et l’ampleur des vues d’ensemble.

L’action du gouvernement s’est en diverses circonstances exercée plus directement. En voici quelques exemples que nous empruntons aux rapports du Comité économique : « Le commerce du bétail a été créé entièrement grâce aux efforts du directeur des services vétérinaires. N’était cette action, il serait inexistant. En 1907, l’exportation des bovidés et des peaux atteignait une valeur de 822 000 francs qui s’est élevée à près de 7 millions en 1912. » Le coton est cultivé depuis longtemps dans la plaine fertile de Tokar ; dans la région de Souakim, il jouissait d’une très mauvaise réputation, et son prix était inférieur d’au moins une livre par quintal à celui du coton égyptien. Heureusement la totalité des terres sur lesquelles pousse le coton est la propriété de l’État. C’est pourquoi les autorités locales ont pu exercer une pression qui a rendu leurs conseils efficaces. Les inspecteurs et les mamours (sorte de sous-préfets) ont surveillé l’emploi des bonnes semences qu’ils fournissaient, obligé à expurger le sol des vieilles racines de cotonnier avant les ensemencemens, à nettoyer et à empaqueter soigneusement la fibre. Ils ont également encouragé l’exportation directe des produits en Europe. Le résultat de leur action a été qu’une forte proportion du coton de Tokar se vend actuellement aussi cher que le coton égyptien, et quelquefois même plus. Le revenu des producteurs s’est, en conséquence, accru de 30 à 40 pour 100. Les revenus publics ont également progressé, de telle sorte que le budget de la province se solde maintenant en excédent. Tout ceci a été obtenu sans dépense additionnelle appréciable à la charge du trésor.

L’heureux effet de ces mesures a décidé le gouverneur à en généraliser l’application en leur donnant force légale. Aux termes de la loi de 1912, tout ce qui concerne l’ensemencement, la culture, l’égrenage du coton, l’emballage de la fibre et des graines peut être déterminé par voie de règlemens. On ne saurait toutefois les étendre sans précaution à toutes les branches de production. Il y a quelques années, des dispositions furent prises dans un district du Kordofan par les fonctionnaires locaux en vue d’obtenir un rendement de gomme meilleur et plus abondant. L’échec fut complet et les indigènes n’obéirent pas aux ordres qu’ils reçurent, probablement parce que ces ordres furent mal donnés et que l’exécution en fut mal assurée, mais plus encore, semble-t-il, parce qu’il est presque impossible de faire adopter par des paysans même civilisés, a fortiori à demi sauvages, des idées nouvelles, sans fournir la preuve expérimentale de leur justesse et en recourant seulement à une contrainte qui est, le plus souvent, inefficace. De 1906 à 1909, les villageois de la région désignée, habitués jusque-là à recueillir la gomme qui découle d’arbres poussés naturellement, reçurent l’ordre de labourer des champs et d’y semer de la graine de gommier. Ceux d’entre eux qui obéirent, travaillèrent avec mauvaise volonté, sans être soumis à une surveillance sérieuse. Le gouvernement aurait dû faire lui-même, dans des champs d’expérience, le travail qu’il a voulu imposer.

Que les indigènes soient aptes à se laisser convaincre par l’éloquence des faits, c’est ce qu’ont démontré les résultats obtenus dans la ferme modèle de Tayiba sur le Nil Bleu à Ghezireh. La culture commença en 1911, rapporte le gouverneur de la province. La première année, les habitans montrèrent peu de confiance, se réservant de juger l’entreprise à ses fruits ; 1912 fut marquée par une sécheresse anormale. La récolte fut pourtant si remarquable, comme quantité et comme qualité, que ce fut à qui solliciterait les lots offerts en location. Pour chaque lot dix postulans se présentèrent. Comme chacun de ces petits fermiers emploie trois ou quatre ouvriers, on peut espérer que les nouvelles méthodes de culture (nouvelles par le procédé d’irrigation) se vulgariseront rapidement dans la région voisine.

Le rôle de providence doit donc être joué avec prudence et discernement. Nous croyons toutefois que la transformation agricole qui résultera des travaux d’irrigation sur le point d’être entrepris entraînera le gouvernement à régenter de plus en plus l’activité des indigènes, tout ou moins dans les régions qui vont bénéficier de ces travaux.

La valeur des terres actuellement arrosées par la pluie sera décuplée, voire centuplée le jour où, susceptibles d’être irriguées chaque fois que besoin en sera, donnant bon ou mal an des récoltes régulières et abondantes, elles pourront être cultivées en cotonniers et en cannes. Cet énorme accroissement de revenu sera comme un don de l’Etat qui sans doute ne manquera pas de subordonner sa libéralité à des conditions et de prescrire les méthodes de culture et d’assolement qui lui paraîtront les meilleures.

Le gouvernement sera encouragé dans cette politique par une autre considération que les intéressans rapports du Comité économique développent avec insistance : tout l’avenir économique, financier et par conséquent moral du Soudan dépend du développement de son commerce extérieur. Jusqu’ici, la valeur des importations a toujours excédé de beaucoup, de 3 à 400 pour 100 au début, et, en 1911, de près de 50 pour 100[25], celle des exportations. Cet écart est normal, il s’explique par les subsides et les avances que le budget égyptien consentait, il y a un an encore, à celui du Soudan et qui, grossies dans une certaine mesure par les placemens réalisés de l’étranger dans ce pays, prennent nécessairement la forme d’importations de marchandises ou de numéraire. Les marchandises importées sont d’ailleurs loin d’être toutes productives, c’est-à-dire aptes à faciliter la création des richesses en fournissant à la production locale, soit les houilles, soit les machines, les bêtes de trait ou de labour, soit les matières premières : matériaux de constructions, fils à tisser, etc. Une forte proportion de ces articles consistent en denrées alimentaires qui pourraient très bien être fournies par le pays. Quant aux exportations, elles reposent au Soudan sur une base étroite et assez incertaine et consistent en une demi-douzaine d’articles, dont plusieurs sont sujets à de violentes fluctuations par l’effet d’accidens tels que la pluie ou l’état des crues, mais en revanche permettent d’espérer un accroissement indéfini : Comme, coton, doura (sorte de millet), bétail, plumes d’autruche, ivoire. Il est nécessaire que leur valeur augmente et, aussitôt la période des emprunts extérieurs écoulée, que cette valeur dépasse, dans une proportion considérable, celle des importations. Le gouvernement devra assumer cette tâche. Jusqu’ici il ne s’est intéressé à l’industrie indigène qu’en formant dans ses écoles professionnelles des charpentiers, des forgerons et des maçons ; il devra sans doute se résigner à la soutenir et à l’encourager, non sans doute en imitant l’œuvre éphémère de Méhémet Ali et en prétendant fabriquer sur place tout ce dont les indigènes ont besoin, comme si les manufacture » d’Europe n’existaient pas, mais tout au moins en élaborant, par des procédés perfectionnés, des matières premières telles que la canne à sucre, non susceptibles d’une exportation lucrative en raison soit de leur défaut de conservation, soit du prix excessif du transport et en préparant les produits bruts avant leur exportation afin d’augmenter leur valeur marchande et d’en rendre le transport moins coûteux. C’est ainsi que l’installation d’appareils frigorifiques dans les trains et dans les bateaux augmenterait la valeur du bétail en permettant de transporter sa viande en Égypte et en Europe.

De même l’épuration des gommes, l’égrenage et le pressage du coton, le tannage des peaux, etc., faciliteraient beaucoup le commerce extérieur de ces marchandises.

La question du crédit ne manquera pas de se poser à mesure que les terres recevront de nouvelles cultures, que l’élève du bétail sera pratiquée avec méthode et que les industries indigènes se développeront. Pour réaliser ces améliorations, agriculteurs et artisans auront besoin d’avances, et il importe qu’ils les trouvent à des conditions qui ne soient pas usuraires. Le gouvernement égyptien a cru résoudre le problème en provoquant la constitution, avec des capitaux anglais (plus de 200 millions), d’une Banque Agricole dont l’objet était de faire aux fellahs égyptiens de petits prêts qui furent consentis sans demander aucune garantie quant à l’emploi des sommes avancées. Le résultat a été que les prêteurs ont gaspillé ces avances en dépenses improductives et se sont, pour la plupart, trouvés appauvris de leur montant. A l’heure actuelle, on fait en Égypte ce par quoi on aurait dû commencer, en y organisant des sociétés coopératives rurales de crédit. Cette expérience devra profiter au Soudan. Une tentative très intéressante y a été entreprise il y a six ans. Le Trésor prête, aux indigènes possesseurs de terres, les sommes nécessaires à l’amélioration de leur fonds. Ces avances ont lieu par l’entremise des gouverneurs sur la garantie des terres du débiteur ou d’une caution en cas d’insuffisance de celles-ci. Elles se réalisent en nature, c’est-à-dire sous la forme des fournitures ou animaux désirés par l’emprunteur, à moins qu’il ne prouve avoir déjà acquis les unes ou les autres. Les résultats de cette combinaison semblent heureux, et on peut souhaiter qu’elle soit pratiquée sur une plus large échelle.


X

Si une œuvre considérable a déjà été accomplie au Soudan égyptien, beaucoup y reste encore à faire. Les Anglo-Egyptiens sont allés, comme de juste, au plus pressé, ils se sont appliqués surtout au maintien de l’ordre matériel, à l’administration des finances, à l’établissement des voies d’accès, des moyens de communication et de transport ; la justice, la législation, l’instruction publique et, nous l’avons vu, l’organisation économique, ne les ont pas beaucoup occupés.

Le pays est gouverné, administré et même jugé par des militaires. On sait que le gouvernement anglais transforme volontiers les officiers de l’armée en agens coloniaux. Il y manque d’autant moins au Soudan que la pacification de ce vaste territoire est très récente. Sous les ordres du général Wingate, qui cumule les fonctions de généralissime de l’armée égyptienne et de gouverneur, des majors et des capitaines remplissent les fonctions de préfet, de secrétaire financier, de directeur des chemins de fer, des postes et télégraphes, de la navigation, des douanes, etc., voire celles de juge. Naturellement, ces militaires se soucient assez peu de la loi, soit qu’il s’agisse de l’édicter, soit même qu’il s’agisse de l’appliquer. Ils rendent la justice en vertu d’une ordonnance de la justice civile promulguée en 1899, la première année de la conquête et dont la principale disposition s’en remet « à la justice, à l’équité et à la bonne conscience du juge. » Ils le font avec beaucoup de bonne volonté, mais parfois de façon à déconcerter les prévisions des plaideurs. Appréciant, dans son rapport pour 1911, la justice pénale, le chef du Legal Department s’exprime ainsi : « Les procès sont jugés avec négligence et incurie et donnent un résultat évidemment très inférieur à ce qui était obtenu dans le passé. Les juges sont trop disposés à admettre qu’ils connaissent le Code pénal et le Code de procédure criminelle sans les avoir ouverts et quelquefois même, je le crains, à penser que le législateur s’est trompé et qu’ils peuvent légiférer eux-mêmes. »

Le service sanitaire des principales villes fonctionne de façon remarquable. La propreté de Khartoum fait l’admiration des touristes. La lutte contre les moustiques est poursuivie avec méthode et persévérance, et les maladies locales sont scientifiquement étudiées.

Le facteur principal de l’avenir du Soudan est évidemment la formation intellectuelle et morale de sa population, son élévation à la vie civilisés. Le nombre des enfans qui sont inscrits aux kouttabs (petites écoles élémentaires) était seulement de 1 280 en 1907, il s’est élevé à 2 123 en 1909 et à 3 226 en 1912. Durant cette dernière année, les écoles primaires ouvertes dans les six villes principales en vue surtout de fournir à l’administration les employés subalternes qui lui font défaut et dont le recrutement en Égypte est très difficile, comptaient 958 élèves. 178 apprentis fréquentaient les quatre écoles industrielles. Réparties en zones d’influence bien délimitées, les missions catholiques, anglicanes, baptistes, dispensent également l’enseignement dans leurs écoles en même temps que les principes de la morale et de la religion. Elles le font en toute liberté au profit des populations païennes des régions méridionales. Ailleurs l’ouverture de leurs écoles est subordonnée à une autorisation qui n’est accordée que sous certaines conditions destinées à prévenir le prosélytisme dont pourraient être l’objet les musulmans. Précaution peut-être superflue. Bien qu’ils soient autorisés à convertir les païens, les missionnaires baptisent rarement, en revanche ils répandent sans réserve autour d’eux les principes de la morale, du sens commun, de l’hygiène, les élémens de l’agriculture et de la tenue du ménage. Les inspecteurs du service agricole visent le même but.

L’exemple des Européens, Grecs et Syriens venus au Soudan dans l’espoir, que l’événement a le plus souvent déçu, de s’enrichir dans les affaires, agirait efficacement en vue de donner aux indigènes de nouveaux besoins et de nouvelles idées. Actifs, entreprenans, expérimentés, munis parfois d’un capital liquide, pourvus en tout cas des connaissances et des dispositions qui manquent aux indigènes, ces hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, agissent comme un levain dans les pays que la civilisation moderne n’a pas encore pénétrés. C’est ce qu’avaient bien compris Mehemet Ali et ses successeurs. Sans le concours des Européens attirés sur les bords du Nil par les faveurs que les khédives leur prodiguèrent, jamais l’Égypte ne serait devenue le pays le plus riche et le plus civilisé de l’Orient.

C’est justement l’exemple de l’Egypte et des inconvéniens produits dans ce pays par les privilèges dont jouissent les étrangers qui a inspiré au gouvernement soudanais la méfiance qu’il manifeste aux émigrans. A tort ou à raison, ceux-ci se sont plaints parfois de la partialité des autorités, trop dominées, disent-ils, par le souci d’ailleurs louable de protéger les indigènes. Quoi qu’il en soit, le Soudan égyptien est, à notre connaissance, la seule colonie où aucun consul n’est accrédité.

Vraisemblablement, cette période de régime militaire est transitoire, et l’on peut d’ores et déjà envisager le moment où le pays sera doté d’une administration civile et d’une législation moins rudimentaire.

« Somme toute, écrivions-nous, il y a deux ou trois ans[26], ce qui a été réalisé en dépit des obstacles et des difficultés dans les immenses régions du bassin supérieur du Nil est remarquable autant par ce qui est déjà acquis que par ce qu’il est permis d’attendre. Il reste évidemment beaucoup à faire, et l’on ne saurait raisonnablement espérer que la transformation si rapide dont ce pays a bénéficié dans une période si courte va se poursuivre avec la même vitesse et la même continuité. Le progrès sera sans doute comparativement lent. » Depuis que ces lignes ont été écrites, les chemins de fer se sont allongés de plusieurs centaines de kilomètres, de grands projets d’irrigation et de culture cotonnière ont été adoptés, et les ressources financières nécessaires à leur exécution obtenues. On peut donc espérer que l’œuvre de transformation va se poursuivre presque aussi rapidement que durant les quinze premières années. Cependant la nature providentielle comble chaque jour les vides creusés par la barbarie des fanatiques dont le règne éphémère a dépeuplé le pays. Suivant les rapports du gouverneur général, le nombre des habitans se serait élevé de 1 875 000 en 1899 à trois millions en 1911. Les enfans qui pullulent joyeusement dans toutes les maisons ne demandent qu’à vivre d’une vie meilleure que celle de leurs parens. En même temps qu’eux grandira la civilisation implantée au milieu de leurs berceaux.


PIERRE ARMINJON.

  1. Voyez P. Arminjon et B. Michel : Les irrigations en Égypte et les projets récens du gouvernement égyptien, dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1906.
  2. J. Machal, Les conditions géographiques du Soudan égyptien. Revue générale des sciences, 15 juillet 1899, p. 516.
  3. On trouvera l’énumération et la description, illustrée au moyen d’une carte en couleurs, des principaux peuples du Soudan, dans l’ouvrage de II. Frobenius, Die Heiden-Neger des Aegyptischen Sudan. Cet auteur distingue les Soudanais en musulmans et païens ; il divise les premiers en quatre et les seconds en six classes. Cf. A. II. Keane, Ethnology of the Egyptian Soudan, Journal of the anthropological Inslitute ; — A. Wallis Budge, The Egyptian Sudan, vol. II, p. 412-447 ; — F. R. Wingate, Mahdism and the Egyptian Sudan, p. 8-12 ; — L. S. Symes, Notes on the Anglo Egyptian Sudan ; — Artin Pacha, England in the Sudan.
  4. Waddington and Hanbury, Journal of a visit to some parts of Ethiopia, in London, 1822 ; — F. Caillaud, Voyage à Meroé, au fleuve Blanc, etc. Paris, 1826 ; — Lepsius, Lettres.
  5. J. H. Breasted, Monuments of sudanese Nubia, II, 1908.
  6. D. Randall-Maciver and Leonard Woolley (1909), Areika, Karanog, the Romano-nubian cemetery (1910) Karanoçj the town (1911), Buhen (1911) ; — F. L. Grîfftth, Karanog, the meroitic inscriptions of Shabul and Karanog (1911).
  7. J. W. Crowfoot, The Island of Mêroe and meroitic inscriptions (1911) ; — J. Garstang, H. Sayce and F. L. Griflith, Meroé (1911) ; — J. Garstang and W. George, Fourth interim report on the excavations at Meroé ; — J. Garstang Annals of Archeology, vol. III, p. 57, IV, p. 45 et V, p. 73.
  8. F. L. Griffith, The meroitic inscriptions of Shabul and Karanog et The meroitic inscriptions of Karanog dans Areika de R. Maciver,
  9. J. W. Crowfoot, The Island of Meroe, chap. II ( [Archeological survey of Egyptt, edited by F. L. Griffitlh, 19e mémoire) ; — J. Garstang, A. H. Sayce, F. L. Griffith, Meroe, the city of the Ethiopians ; — A. Wallis Budge, Annals of nubian kings, 1912.
  10. L. VI, chap. 35.
  11. A. J. Butler, Ancient coplic churches of Egypt, 2 vol. (1884) ; — Somers Clarke, Christian antiquities in the Nile Valley. Oxford, 1912. La mission déléguée par l’Université de Pennsylvanie a déblayé plusieurs églises en Basse-Nubie et y a découvert des inscriptions, des peintures murales, des lampes, des calices et autres objets religieux ; — G. S. Mitcham, Churches in Lower Nubia, vol. 2, 1910,
  12. F. A. Wallis Budge, The Egyptian Sudan, part II, chap. 1 a 12.
  13. Comte Benedetti, Mehemet Ali durant ses dernières années, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1895, p. 517 ; — H. Dehérain : Le Soudan Egyptien sous Mehemet-Ali.
  14. E. A. Wallis Budge, The Egyptian Sudan, II, p. 240.
  15. « Venality and oppression of the officials, the suppression of the slave trade, military weakness, these are the three causes of what has been called the rebellion. ». — K. R. Wingate, Mahdism and the Egyptian Sudan, p. 52.
  16. Aufstand und Reîch des Madhi im Sudan und meine Zehnjarige Gefangenschaft dortselbst, 1902 ; — Slatin Pacha, Fer et feu au Soudanv traduction française 1898 ; — F. R. Wingate, Mahdism and the Egyptian Sudan, 1891. Cf. Dujarric, L’Etat mahdiste au Soudan, 1901 ; — H. Dehérain, Études sur l’Afrique.
  17. Report on the finance, administration and condition of Egypt and the Sudan 1903, p. 79-80.
  18. Robert de Caix, Fachoda, la France et l’Angleterre ; — G. Blanchard, L’affaire de Fachoda et le droit international, Revue de droit international public, 1899, p. 380 et G. Hanotaux, Le partage de l’Afrique, Fachoda.
  19. Articles 2, 3, 4, 10.
  20. Ce travail a été fait avec talent dans la Revue de droit international public, de 1903 ; — Blanchard, Le problème de la souveraineté au Soudan nilotique, p. 169 et suiv.
  21. Combien la progression des revenus a été rapide depuis la conquête, c’est ce qui ressort du tableau suivant :
    Année Revenu francs Année Revenu francs
    1898 907 322 1911 33 991 151
    1908 24 301 336 1912 37 128 000
    1910 30 356 418 1913 (estimation) 42 406 000
  22. Les impôts fonciers ont fourni en 1912 seulement le 11 pour 100 et les autres impôts directs le 8 pour 100 des recettes brutes.
  23. Voyez notre article précité sur les Irrigations en Égypte.
  24. Sir W. Garstin, conseiller aux Travaux publics en Égypte, Report upon the Basin of the Upper Nile, 1904, p. 171.

  25. Exportations francs Importations francs
    1907 11 646 607 31 489 145
    1908 13 374 761 49 069 948
    1909 17 469 897 46 039 020
    1910 25 343 356 50 069 170
    1911 39 695 570 58 948 715
  26. Bulletin de la Colonisation comparée, mars 1912.