Le Subjectivisme/Rire ou Boire ?

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Gastein-Serge (p. 13-25).

CHAPITRE PREMIER



rire ou boire ?


« Rire est le propre de l’homme ». Ces mots inscrits au seuil du Gargantua sont célèbres. En revanche, on ignore cette formule de Pantagruel[1] : « Icy maintenons que non rire, ains boire est le propre de l’homme ». Sur le plus grave des problèmes, la pensée de Rabelais aurait-elle progressé régulièrement de l’un à l’autre contraire ? Elle semble plutôt avoir flotté : sans loi saisissable, alternent les pages où Pantagruel, héros du rire, est l’idéal de l’auteur, les pages où celui-ci préfère Panurge, héros du boire.

Mais, dans la symbolique rabelaisienne, qu’est-ce que rire et qu’est-ce que boire ?

Rire ! Pantagruel « jamais ne se tourmentoit… Tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d’émouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits[2] ». Le rire, le pantagruélisme, c’est « certaine gayeté d’esprit confite en mépris des choses fortuites[3] ». Le rire, c’est la sagesse.

Le boire, c’est la science. « Je ne dy boire simplement et absolument, car aussy bien boivent les bêtes : je dy boire vin bon et frais[4] ». Boire comme les bêtes, c’est apprendre passivement et se faire une routine d’expérience. Cette eau fade et banale ne saurait suffire à l’homme, auquel il faut quintessence de connaissance, vin bon et frais. « De vin, divin on devient[5] ».

Ce problème du choix entre le rire et le boire, entre la liberté et la science, doit être aussi ancien que l’effort de l’homme vers son humanité à créer. Historiquement, il s’est posé avec Socrate « lequel premier avoit des cieux en terre tiré la philosophie et, d’oisive et curieuse, l’avoit rendue utile et profitable[6]. »

Le Connais-toi toi-même est bien antérieur à Socrate qui le trouva inscrit au fronton des temples. Nul avant lui ne paraît lui avoir donné sa richesse de signification, toute sa force négatrice et libératrice : « Ne t’inquiète pas des autres connaissances ».

Ce problème éternel, certaines époques ont une conscience plus précise de l’effort pour le résoudre. C’est lui qui donne un intérêt plus qu’actuel et largement humain à la lutte entre scientistes et pragmatistes. N’est-ce pas lui aussi qui, déformé de mysticisme religieux, se retrouve dans la grande dispute de Paul et de Jacques sur le salut à opérer par la foi ou par les œuvres ?…

Je sais : la foi et les œuvres s’associent toujours en quelque mesure. L’homme est un tissu qui ne s’analyse point sans un peu de mensonge et de destruction. Il y a de la connaissance ou de la croyance dans le terreau où plongent les racines de l’action ; et il faut à la croyance ou à la connaissance un principe actif, désir ou tendance. Le geste ne devient d’une précision harmonieuse que dans la souple lumière de la pensée ; et un effort constant et heureux vers la science présuppose une certaine discipline de vie. Cependant, avec des confusions plus ou moins sinueuses, avec des frontières hésitantes et un peu artificielles comme toutes les frontières, avec seulement la quantité de mensonge dont il est impossible de purger le langage humain, j’ose partager les philosophes en deux classes, suivant qu’ils accordent le primat à l’intelligence qui veut boire ou à la volonté qui a soif de rire.

Je n’essaie pas de dire les mille nuances pour lesquelles il n’y a peut-être pas de mots. La réalité malicieuse se laisse-t-elle jamais exprimer qu’à condition de déborder l’expression qu’on lui impose ? Nul concret entre-t-il, que pour la briser, dans une case de nos classifications ? Seuls les noms propres et ceux qui, sans s’inquiéter de s’accorder au réel, disent des constructions mathématiques, peuvent avoir un sens pleinement adéquat. D’une application souriante et d’une négligence qui s’applique, j’indique donc plusieurs penseurs et je n’en désigne proprement aucun :

Les uns aiment et méprisent dans la science une servante de l’action ; d’autres la dédaignent jusqu’à la croire inutile à l’action ou peut-être paralysante. En voici pour qui la vie n’a d’autre besogne que l’effort de connaître, et ils disciplinent sévèrement cette esclave ascétique ; en voilà qui courent directement à la connaissance sans se préoccuper de la forme de leur vie. Pour le pythagoricien, la pureté morale est-elle autre chose qu’un moyen de science, lumière sans valeur par elle-même qui éclaire le trésor ? Pour tel socratique, la science est-elle autre chose qu’un chemin, indifférent s’il ne conduit pas à la perfection du geste ? Et n’y en a-t-il pas qui ne parviennent jamais à prendre un parti définitif ou qui se trompent de drapeau ? Il y a confusion et flottement dans l’esprit d’un Rabelais. Un Sénèque se laisse engager par les circonstances à des professions de foi qui contredisent sa vraie décision intérieure. Rabelais est peut-être un chaos comme son livre ; dans un labyrinthe qu’éclaire mal une torche fumeuse, il se cherche sans se trouver et son âme n’est jamais le grand soleil de bonne volonté qui partout à la fois dissipe les ténèbres. Parce que le stoïcisme est en son temps un parti politique et permet les ambitions extérieures, Sénèque, pythagoricien de nature, se dit et se croit peut-être stoïcien : il lui manque la grande sincérité qui seule projette la lumière aux profondeurs et aux replis.

Le Boire et le Rire — la science et la liberté — sont les deux grandes aspirations humaines. On ne consent pas facilement, même par hypothèse, à sacrifier l’une à l’autre. Je suis obligé à un effort pour sentir que le rire m’est plus indispensable. Ah ! le tremblement et la méfiance de soi avec lesquels on se promet qu’au choc de la nécessité on saurait opposer un inébranlable héroïsme… Je les éprouve quand j’affirme que, privé du boire, je resterais un homme, et un homme heureux. Beaucoup sont effrayés jusqu’à l’irritation par la seule pensée du choix. S’exaltant, ils le déclarent impossible et voici que d’un nœud indissoluble, ils prétendent lier les deux joies supérieures. Avec la frémissante sincérité de la peur, ils affirment, les uns, que boire est la seule façon d’arriver à rire, les autres, que le grand prix du rire, c’est qu’il conduit au boire. Depuis qu’il y a une philosophie, combien ont voulu tirer leur règle de vie de la science ou de la métaphysique. Mais, depuis Kant, combien s’efforcent de bâtir le palais de la connaissance sur les bases de la raison pratique.

Avec un sourire sans malice, je loue ceux-ci comme ceux-là. Leurs tentatives multipliées remplissent tout l’horizon philosophique de grands bruits d’écroulement. Mais ils s’encouragent à recommencer en chantant un concept métaphysique qui a le genre de vérité que je demande aux concepts de cet ordre : la beauté émouvante d’un baiser entre le sujet et l’objet. De l’homme à l’univers, ils jettent sur l’insondable abîme un pont de lumière qui tremble. Son frémissement me trompe-t-il quand il affirme entre moi et l’ensemble des choses un lien puissant et magnifique ? Il proclame aussi, le noble chant de clarté, entre l’univers et n’importe lequel de ses éléments, des rapports d’amour et l’attirance d’un joyeux vertige. « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. » Ah ! la vaste synthèse, et poétique à merveille. Mais on ne saurait la déterminer d’une façon positive et c’est par un amoureux mensonge que j’affirme quoi que ce soit sur le détail de ces rapports et sur leur mode. L’un des deux termes, — l’univers objectif — se dissipe, ombre vaine, sous l’effort de mes bras ; ou peut-être mes bras sont faits d’une brume qui ne saisira point la solidité extérieure. Tout ce que je sais, c’est que, du dehors, je ne sais rien. Mon esprit ne sort pas de mon esprit et les choses n’entrent pas en lui. Je ne connaîtrai jamais que l’univers subjectif, moi-même. Toute comparaison entre le macrocosme et le microcosme appartient à la métaphysique et, si elle a un mérite, ce mérite est d’ordre poétique. En dehors du domaine de la connaissance positive, alchimie, astrologie, morale, sont des chapitres de la métaphysique. Rêves flottants ou lourdeurs ruineuses. Joies et ivresses de l’intelligence qu’il faut aimer pour elles-mêmes, sur quoi il ne faut rien appuyer et qu’il ne faut point mêler aux recherches vitales. Le moraliste qui les prend au sérieux fait l’alchimie du bonheur. Le bonheur, je ne veux pas en rêver seulement, je veux boire son puissant élixir ; il faut que j’en fasse la chimie.

Entre les phénomènes chimiques et le Phénomène universel ou l’universelle Substance, je ne puis supposer des rapports moins étroits qu’entre les gestes humains et le même univers. Les sciences positives ont erré tant qu’elles ont voulu, d’une ambition trop vaste, exprimer le lien merveilleux ; elles ont commencé à se constituer le jour où elles ont renoncé à de telles prétentions. Leur exemple m’instruit. Je me détourne de l’alchimie du bonheur, de celle qu’on nomme morale, vers l’humble chimie que quelques anciens appelèrent sagesse.

Chercher dans la métaphysique la règle de sa vie, c’est demander au mirage l’eau dont on a soif. C’est modeler la vie sur le rêve et transformer la conduite humaine en je ne sais quel hagard somnambulisme. C’est vouloir ordonner et maçonner les pierres de l’abri indispensable sur le vague flottement du nuage.

L’erreur de Kant n’est pas moindre. Quelle folie de pauvre au désespoir que d’aller affirmer ses désirs et ses aspirations comme des réalités. Et quel appauvrissement du rêve quand nous avons projeté notre ombre sur le mystère et que nous n’y voyons plus autre chose ; quand nous avons transformé l’infini en un homme infini. Peut-être trouverai-je en moi quelque roc inébranlé. Je m’interdirai de construire au-dessus avec des blocs de nuage et de poésie ; ou, du moins, si parfois je me réjouis à ce jeu, je n’affirmerai jamais que la maison rêvée participe de la solidité du rocher.

Boire, oui, toutes les fois que nous le pouvons. C’est le grand luxe humain.

Mais rire et mépriser les fortuits, toujours. C’est la grande nécessité humaine. C’est la marque même de l’homme. Ce n’est pas au boire et à ses chances incertaines que nous demanderons l’indispensable rire.

Celui qui refuse de mêler la métaphysique à son effort vers la sagesse devrait, sans doute, négliger l’objection déterministe. Sans même apercevoir les difficultés que pourraient lui opposer les sceptiques, les idéalistes ou ces métaphysiciens qui agitent au fond des choses et des phénomènes la contingence et le caprice, le savant se met à l’œuvre.

Mais écarter, pour des raisons méthodiques, un problème qui se présente avec un aspect menaçant, ne serait-ce pas prendre trop au sérieux et le problème, et la méthode, et soi-même ? Les fils du rire philosophique ne s’abritent point derrière les durs barreaux de la méthode et ils n’enferment pas dans une cage le problème qui rugit. Le bruit de leur joie arrive aux oreilles comme une musique puissante et c’est son écho que les anciens entendaient quand ils louaient la lyre d’Orphée. Parmi ses éclats, nous jouons négligemment avec les fauves. Nous n’y avons nul mérite : leurs griffes et leurs dents sont des créations du sérieux des philosophes, la seule chose effrayante qu’on puisse rencontrer en philosophie.

J’évoque donc ce que les génies et les nigauds ont dit sur la question, j’examine chacune de leurs paroles. Trouverai-je en quelqu’une d’elles un commencement de démonstration de l’universelle nécessité, ou de la liberté humaine, ou de l’universelle liberté ? Rien qui y ressemble. Regardés en face, les prétendus arguments reculent, balbutient, finissent par mendier humblement le déterminisme comme un postulat de la science ; la liberté, comme un postulat de l’action. Je veux vivre harmonieux et je ne me refuse pas au savoir : je suis tenté d’abord de tout accorder, ici comme là, sans trop m’émouvoir de la contradiction. Apparente ou réelle, insoluble ou faite d’une brume inconsistante, la contradiction, après tout, se produit aux profondeurs métaphysiques, joyeux domaine des antinomies. Bientôt je souris, amusé : mon attitude contradictoire, je viens de m’en apercevoir, est celle de tous les hommes. Leurs négations verbales sont faites d’inconscience. Chacun de leurs gestes est un acte de foi au déterminisme et ensemble un hymne à la liberté. Si le déterminisme avait la rigueur négative que postulent certains savants et qui leur semble nécessaire à la science, voici que la science elle-même deviendrait impossible. Construire la science, c’est agir. Si tout est déterminé d’avance, aussi le sera la direction de ton regard, ô physicien, qui cependant te proposes d’observer tel phénomène tout comme si tu étais libre de regarder où tu veux. Ton effort pour étudier le monde affirme la liberté, exactement dans la même mesure que mon effort pour me connaître moi-même. De la loi observée, tu tires des conséquences industrielles ; tu fais un geste aussi libre que moi lorsque de la connaissance de mon être je tâche de faire sortir le perfectionnement et l’harmonie de mon être. Jusqu’à ton application à prouver le déterminisme qui est un démenti à l’omnipotence du déterminisme. Pour me convaincre, au lieu de laisser tes pensées dans leur désordre premier, voici que, tel un général range son armée, ta volonté les ordonne selon une logique hargneuse. Toute tentative de raisonnement contient une affirmation de la liberté. Par le déterminisme logique — forme peut-être un peu grossière de la liberté intellectuelle — tu échappes au déterminisme physiologique ou psychologique qui t’imposait des idées dispersées, désarmées et imprécises. Ainsi la science, mère du déterminisme, est fille de la liberté.

L’action ne risquerait-elle pas, comme la science, de se détruire elle-même, si elle s’obstinait à ne postuler qu’un des deux contradictoires apparents ? Quel geste ferai-je encore, si je n’attribue pas à chacun de mes gestes une vertu causale, si je ne prévois pas quelques-uns de ses résultats ? Pour que j’agisse, il faut que je me croie libre ; il faut aussi que j’espère nécessiter l’avenir, au moins mon avenir intérieur. Si je cueille un fruit, ce n’est pas seulement parce que mon bras n’est pas paralysé physiologiquement ; c’est aussi parce que ce fruit, je le sais, calmera ma soif ou ma faim. Détruire ma croyance au déterminisme, ce serait me supprimer tout motif d’action et briser le ressort même de ma liberté.

Les deux contraires affirmés simultanément par chacun de mes gestes et même — puisque toute parole est un acte — par les mots dont je me servirais pour les nier, ce n’est pas au savant ou au sage, c’est au métaphysicien à rêver leur accord profond. Ainsi il réparera le mal qu’il a causé.

Car ces contraires ne deviennent intolérants et contradictoires que par la faute du métaphysicien qui sévit secrètement dans le savant ou dans le moraliste. Le déterminisme, envahisseur comme un déluge, prétend couvrir jusqu’aux plus hauts sommets : c’est pour obéir à mon besoin métaphysique d’affirmer l’unité. La contingence se montre exigeante comme une folie de révolte : c’est pour satisfaire un autre désir métaphysique, pour saisir, dans l’individu, l’absolu le moins fuyant et le moins décevant. Que ne suis-je assez raisonnable pour me transformer d’absurde métaphysicien qui affirme en joyeux poète qui rêve. Les rêves ont des souplesses qui se marient. Les affirmations sont des brutalités qui laidement se bousculent.

Ô beauté large et sinueuse, comment te chanter par des mots assez précis pour te désigner, assez vagues pourtant et caressants pour ne point te détruire ? Le déterminisme a son domaine, la liberté a le sien ; et cependant l’un et l’autre emplissent magnifiquement l’univers. Ne nions pas la moitié des problèmes sous prétexte de les résoudre. Ne tranchons pas, pauvres Alexandres affolés à la complexité adorable du réel, la grâce mille fois repliée des nœuds gordiens. Élargissons-nous au lieu de rétrécir les questions.

La beauté émouvante du Baiser qu’est l’univers, comment devient-elle, aux dogmes des philosophes, grimace et hostilité ? Ils ne touchent pas au mystère avec assez de tremblement et de délicatesse amoureuse. Ils ne cherchent pas à faire résonner sur l’instrument merveilleux les formules qui chantent et qui fuient ; mais, pour obtenir toujours la même note, ces barbares arrachent à la lyre une partie de ses cordes. Essayons l’harmonie qui ne pèse pas, qui n’insiste pas, qui bientôt, pour faire place à l’harmonie complémentaire, s’envole et se dissout. Que les ailes continûment balancées de nos rêves croisent dans les airs charmés des souvenirs de musiques.

Le déterminisme n’est pas l’ornière étroite et penchante où grince mon char. Au bord d’une route royale il dessine des ravins où, sous le frémissement des verdures, gazouille la continuité des ruisseaux. La cage où l’oiseau volette de l’un à l’autre barreau et varie mille fois ses attitudes, est-ce le déterminisme ? Tout au plus celui des mœurs et de la loi civile. Mais la loi naturelle est le soutien même de ma liberté, l’air qui porte le frémissement de mon vol. Et l’air, certes, ne s’étend pas à l’infini, mais il est peut-être plus vaste que mes forces et que mes regards. Pourquoi n’y a-t-il de science que du général, sinon parce qu’il est impossible de prévoir le tout d’un phénomène futur ? L’attribut de l’omniscience est une de ces contradictions criardes et profondes qui empêchent le concept d’un dieu personnel de devenir harmonieux et, pour quiconque pense avec grâce, concevable. Voici le statuaire devant un bloc de marbre. Qu’est-ce que le savant nous apprendra de la statue future ? Il affirme qu’elle pèsera moins que le bloc et il ajoute d’autres détails naïfs concernant la matière. Mais que de choses il ignore concernant la forme et, par exemple, celle-là seule qui importe, à savoir si la statue sera belle ou laide, chef-d’œuvre ou besogne vulgaire. Ne serait-ce pas que le déterminisme est maître au royaume de la matière ? Ne serait-ce pas que la liberté est une forme, mère des formes ? Mais hâtons-nous de défendre la fluidité de ces formules analytiques. Ne leur permettons pas de se préciser et de se solidifier : leur glace écarterait le baiser des choses, puis fendrait et pulvériserait les choses elles-mêmes. Qu’elles continuent leur écoulement fertile sous le tiède et libérateur zéphyr de formules synthétiques. Il ne peut y avoir de forme que supportée par quelque matière, il ne peut y avoir de matière sans quelque rudiment de forme.

La grande beauté du déterminisme, c’est qu’il rend le monde intelligible. Mais le réel est-il intelligibilité et subit-il, ailleurs que dans mon esprit, les exigences de mon esprit ? L’enchaînement déterministe crée en nous l’ordre du cosmos. Qu’on y prenne garde cependant. Si on lui permet une tyrannie exclusive, ne va-t-il pas détruire lui-même son œuvre ? Ne va-t-il pas tout réduire à un mécanisme passif, mort, qui ne saurait se suffire ? Ne va-t-il pas ruiner d’un coup l’infini éternel et la possibilité du commencement ? Par quoi serait déterminée l’éternité, ou le premier mouvement, ou la première pensée ? À force de river les choses les unes aux autres, il fait tomber sous le poids trop alourdi l’anneau qui porte les choses.

Consens donc qu’on te fasse ta part, déterminisme aveugle qui te détruirais toi-même et l’univers avec toi. Reste le souverain du mécanisme, de la matière, de la passivité. Enorgueillis-toi : partout il y a lourdeur et matière. Humilie-toi : nulle part, la matière n’est tout. J’aime ton effort héroïque, déterminisme, bégaiement de la pauvreté matérielle. Mais toi, liberté, cantique de la richesse formelle, tu mets partout une lumière et un sourire d’humanité. Ne séparez jamais dans mon esprit votre noble et souple enlacement. Car je veux me connaître moi-même, matière et objet de science ; car je veux me réaliser moi-même, forme, harmonie et objet d’amour.



  1. V, 46. Pour des raisons trop longues à exposer ici, je crois le livre authentique.
  2. III, 2.
  3. IV, Prologue.
  4. V, 46.
  5. V, 46.
  6. V, 22.