Le Sucrier Empire

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Le Sucrier Empire

Nouvelle inédite
par
André Dahl[1]

J’aime Jeanne. Non pas d’un de ces amours terribles qui vous frappent comme la foudre, vous enrhument du cerveau sous un balcon et vous font écraser, plein de rêves et de distraction, par les taxis. Non ! D’un amour plus moderne, fait à la mesure de nos petites âmes, tranquille, résigné, d’un amour parisien qui sait attendre. Pour risquer une comparaison qui ait quelque chance d’être comprise de nos jours, mon amour n’est pas un torpédo-sport 40 HP. ; c’est un cycle-car deux places qui va moins vite, mais qui sait exactement où il veut aller…

Je dois avouer, en examinant les choses, que mon amour-cycle-car marche assez bien. Depuis le mois d’août, où il a commencé à rouler sur la plage de Dinard jusqu’en novembre, où nous sommes, il a même fait du chemin. Jeanne sait que je l’aime. Elle le sait par des pressions de mains, des regards langoureux que j’ai étudiés longuement devant ma glace et mille attentions que j’ai pour elle. Elle le sait surtout parce que j’ai pu enfin le lui dire, ce soir, à la sortie du Vaudeville, pendant que Poussenot, son mari, courait à la recherche d’un taxi.

Il est infiniment plus commode d’avouer un amour à une dame la nuit dans le grondement des boulevards : on ne l’entend pas soupirer et on ne la voit pas rougir. Tout remords est évité.

— Jeanne, je vous aime, lui ai-je dit.

— Il ne va pas en trouver, m’a-t-elle répondu en suivant du regard son mari qui suppliait les chauffeurs.

— Jeanne, quand serez-vous à moi ?

— C’est toujours la même histoire ! Voilà ce que c’est de ne pas avoir d’auto !

La conversation a continué ainsi, charmante d’inattendu, jusqu’à ce que Poussenot revienne, triomphant, debout sur le marchepied de l’auto.

— J’en ai trouvé un qui veut marcher, nous cria-t-il.

— Moi aussi ! dis-je à Jeanne en l’accompagnant au bord du trottoir.

Je pris congé du ménage avec un serrement de mains bien significatif. Malheureusement, dans ce mélange de nos bras, je me trompai et c’est la main du mari que je serrai longuement et en câlinant le bout des doigts.

J’ai su depuis, par elle, qu’il dit à sa femme :

— Ce pauvre Edmond doit avoir besoin d’argent. Il m’a serré la main comme à quelqu’un sur lequel on peut compter…

Il faut bien que je dise — je retardais le plus possible cet aveu qui me fera juger sévèrement — que Gaston Poussenot est mon vieil ami. Nous avons fait ensemble nos études au lycée de Lyon, un même examinateur nous a recalés au baccalauréat, nous avons porté l’uniforme pendant deux ans au même régiment avec des mains également sales. Après, il s’est marié et, prenant la suite de son beau-père, il est devenu G. Poussenot et Cie, une bretelle, la bretelle Poussenot, qui ne déforme pas les pantalons. Je suis resté célibataire et, vivant paisiblement de rentes modestes, j’exerce le délicieux métier de flâneur où il n’y a pas de morte-saison.

Il a fallu Dinard pour que nous nous rencontrions, cette espèce de plage pour cartes postales, où la mer s’avance timidement, comme si elle avait peur de faire concurrence aux Casinos. Notre première entrevue a été d’une familiarité sans doute excessive : j’ouvrais en caleçon la porte de ma chambre pour prendre mes chaussures quand, en face de moi, de l’autre côté du tapis, il fit dans la même tenue le même geste, exactement le même, comme dans ce numéro de la Glace Brisée que nous présentent les music-halls.

— Poussenot ! Toi ici !

— Vitrin ! Quelle veine !

Et nous avons échangé quelques mots, sans bouger du cadre de nos portes respectives, comme deux portraits familiers, au grand effroi d’une Anglaise qui a dû croire que nous répétions un vaudeville. À l’apéritif, il m’a présenté à sa femme.

— Edmond Vitrin, un ami de vingt ans, un inséparable du lycée. Il était vingt-troisième et moi vingt-quatrième, chaque semaine. À la fin, le professeur ne lisait plus nos noms, il disait : « Vingt-troisième et vingt-quatrième, les mêmes !… » Jeanne, ma femme !

J’ai horreur des présentations au café, parce que je fais généralement tomber un verre, en m’inclinant ou en offrant ma place. Ça n’a pas raté ! Mon vermouth, d’ailleurs réservé à l’exportation, a fait une très jolie petite cascade sur la terrasse.

— C’est l’émotion ? m’a demandé Mme Poussenot en riant.

La plus grande cordialité a tout de suite régné. Il a fallu déjeuner ensemble et boire un chambertin 96, mais si jeune qu’on nous l’a apporté dans un petit berceau d’osier. C’est vers le dessert que j’ai commencé à aimer Jeanne. Mon Dieu ! que le dessert va bien aux femmes ! Leur teint s’anime, leurs mains courent sur la table pour cueillir des sucreries multicolores, elles n’ont plus faim, elles ne s’occupent que de plaire. Enfin, il est convenu qu’au dessert on peut dire des bêtises. Nous n’y avons pas manqué. Cela a été si gai qu’on a promis de se revoir le soir même. Et nous avons traversé le restaurant en riant encore, sous l’œil funèbre des larbins qui étendaient les nappes, pour le soir, comme des draps mortuaires.

Les jours suivants, ç’a été la vie des plages, l’excursion au rocher d’où l’on a une si belle vue sur une affiche de Quinquina, l’horrible tournée qui promène le grand succès parisien mal joué par des artistes qui sentent encore le chemin de fer, l’heure du bain, deux ou trois maillots qu’on regarde avec intérêt, et le croupier dyspeptique qui annonce : « Rien ne va plus ! » comme s’il parlait de son estomac.

J’ai fait à Jeanne une cour discrète en commençant par l’indispensable : être toujours du même avis que la femme que l’on désire. C’est ainsi que j’ai trouvé des crépuscules très ordinaires « ciels de Venise » ; que j’ai appelé la musique de Wagner une fanfare pour philosophes ; et que j’ai porté des chemises à col ouvert, avec lesquelles on a toujours l’air d’attendre Deibler pour le lendemain.

Un matin, Poussenot est parti, rappelé à Paris peur une affaire énorme, cinq cent mille bretelles dont le Gouvernement soviétique avait besoin pour l’armée russe. Après des adieux cordiaux sur le quai de la gare et des mouchoirs agités le temps nécessaire, nous sommes redescendus, Jeanne et moi, le cœur tumultueux, agités d’une joie qui ne voulait pas s’avouer.

Et seule, cette disposition typographique peut traduire la délicatesse de notre premier entretien.


Nous nous sommes dit : En pensant :

— Croyez-vous, chère amie, que Gaston n’en aura que pour quatre Jours ?

— Est-ce qu’on va être un peu tranquille ?

— Ses affaires l’occupent tellement…

— Vous avez raison, Je suis bien seule.

— Puisqu’il m’autorise à vous tenir compagnie, nous parlerons de lui…

— Nous allons tâcher de ne pas y penser un instant.

— C’est un excellent homme que j’aime beaucoup.

— Ça ne sera pas difficile ; il y a longtemps que ce n’est plus pour moi qu’un camarade.

— Voulez-vous que nous dînions ensemble ce soir ? Vous serez moins seule…

— On va commencer par faire une petite bombe.

— Est-ce que ce ne serait pas compromettant ?

— Il ne faudrait tout de même pas aller trop vite…

— Vous en êtes encore à vous soucier du qu’en dira-ton ?

— Je connais un petit coin tranquille…

— Je vous sais bien élevé et je n’ai aucune crainte. Quoi de plus joli qu’une réelle amitié ?

— Nous nous comprenons parfaitement. C’est un petit béguin d’été sans importance.


J’imagine du moins les secrètes pensées de Mme Poussenot. Mais la manière qu’elle avait d’être soudain coquette, son buste offert dans une robe nouvelle, un bras tiède trop appuyé sur le mien comme une convalescente à sa première sortie et des yeux qui n’avaient pas sommeil, tout me porte à croire que c’était bien ce qu’elle pensait en se mettant à table.

— Homard à l’américaine ? nous dit le maître d’hôtel avec le même air complice qu’il aurait eu pour nous dire : « Nous avons un lit au premier ! »

— Homard ! s’écria Jeanne.

Hélas ! Vingt minutes après, un morceau de carapace se glissait dans ma troisième molaire supérieure, en détruisait le pansement savant, un ciment aurifié, et de la tempe au cou, une rage de dents effroyable me martelait la tête. Le brillant causeur et l’amant ingénieux que je m’apprêtais à être disparaissaient devant ma joue gauche, immédiatement enflée. Enflée au point que, me croyant la bouche pleine, le garçon n’osait nous apporter la suite !

Quatre jours ! La rage dura quatre jours, pendant lesquels je n’eus qu’à m’enfermer dans ma chambre, la cervelle en feu, l’œil tuméfié, avec des gargarismes de guimauve et des tubes d’aspirine ! Quatre jours à ma fenêtre d’où je voyais Jeanne aller et venir sur la plage ! Quatre jours au bout desquels Gaston revint, la Russie enfin pourvue de bretelles ne déformant pas les pantalons !

— Alors, mon vieux, me dit-il, tu as été malade ? Jeanne s’est embêtée à mourir. Nous rentrons. Viens nous voir à Paris. Bergère 44-17. Tu t’invites à déjeuner. On te fera du tapioca et de la bouillie pour tes quenottes… Fais-moi le plaisir de rester dans ta chambre et de ne pas nous accompagner à la gare qui est pleine de courants d’air ! À bientôt !

J’ai procédé sans hâte au dégonflement de ma joue et je suis rentré, trois jours après les Poussenot.



Dans le commerce, une affaire mal engagée est difficile à rattraper, mais en amour, c’est théoriquement impossible. Il m’a fallu un mois d’efforts pour pouvoir placer un soupir. Je me suis suspendu au Bergère 44-17. J’ai déjeuné quatre fois chez mes amis. J’ai accompagné Jeanne à l’Exposition des Chrysanthèmes où je n’ai jamais eu si chaud au cœur et si froid aux pieds. J’ai trimballé le ménage au théâtre et j’ai connu ce plaisir excitant de dire à la femme devant le mari :

— Voulez-vous venir dans ma baignoire, ce soir ?

On se contente de peu… J’ai risqué quelques allusions à nos quatre jours de Dinard si bien perdus. Si l’expression ne me paraissait pas stupidement déplacée, je dirais que j’ai, petit à petit, repris du poil de la bête. Jeanne m’a donné un rendez-vous dans un grand magasin ; elle n’y est pas venue, mais l′intention était gentille.

J’ai pu une autre fois la raccompagner dans un taxi, mais mené par un chauffeur si imprudent que nous ne pensions qu’à recommander nos âmes à Dieu. Et puis, enfin, est arrivé ce soir du Vaudeville où je viens de lui dire :

— Jeanne, je vous aime ! Quand serez-vous à moi ?




J’ai demandé le 44-17 à l’heure où Poussenot-la-Bretelle est sûrement à son bureau. C’est elle qui m’a répondu :

— C’est vous, cher ami ? Comment va ?

— La même chose. Le mal que je vous ai signalé hier soir à la sortie du Vaudeville continue… Vous êtes seule ?

— Toute seule. J’ai pensé à vous ce matin…

— Ah ! C’est gentil !

— Oui, en mangeant du homard…

— Cruelle ! Dites-moi… Allo ! Allo ! Avez-vous réfléchi ?

— Oui. Vous êtes un grand fou… Pourquoi ne pas rester bons amis ?

— Mais, nous resterons bons amis, après…

— Écoutez. Peut-être… Allo ! Quinze bouteilles de rouge pour la cuisine, huit de blanc, deux kilos de sel gros, une bouteille de porto et de la cire à parquet…

J’ai compris que quelqu’un venait d’entrer et j’ai répondu :

— Bien, madame, nous vous livrerons tout cette nuit avec une douzaine de gros baisers et une boîte de caresses assorties.




Je n’avais pas revu Jeanne depuis l’aveu. Je l’ai guettée à sa sortie de chez elle, j’ai fait le tour en courant par deux petits rues, et j’ai eu l’air de la rencontrer tout naturellement en venant de lui rendre visite.

— Voilà l’épicier, m’a-t-elle dit en souriant, l’épicier à qui j’avais fait une si importante commande. Vous avez compris, mon grand ami, que ma lingère était entrée dans le salon d’où je téléphonais ?

— Votre grand ami a tout compris, ai-je répondu avec quelque amertume, car, quand une femme qui vous appelait « mon ami », vous appelle « mon grand ami », cela ne prouve pas que vous soyez un peu entré dans son cœur.

Et j’ai ajouté avec un accent de supplication sincère, qui m’a soudain fait regretter de ne pas avoir fait du théâtre, ou du moins du phonographe :

— Jeanne, je vous désire d’un désir fou ! Vous m’avez donné trop de vous-même pour me refuser le reste ! Donnez-moi vos lèvres…

— En plein boulevard Haussmann ?

— Le nom du boulevard n’a aucune importance. Tout le monde ne peut pas s’embrasser sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Et ce ne sera même pas ridicule… je connais un truc. Je vais vous dire : Adieu, cousine ! Et j’aurai l’air de partir pour un lointain voyage. Il est naturel que nous nous embrassions…

— Comme c’est drôle ! Adieu, cousin…

Elle m’a tendu sa bouche et elle m’a offert en supplément un regard où brillait un feu sombre ; mais, juste à ce moment, un imbécile de camelot, qui criait un journal du soir, nous a bousculés et j’ai failli m’estropier sur son épingle à chapeau. Et puis elle a disparu, comme un beau rêve…




Je trouve un pneumatique de Poussenot :

Mon cher Vitrin,

Veux-tu passer à mon bureau de la rue Rougemont, demain sans faute. Il s’agit d’une chose importante.

Ton
Gaston Poussenot.


Pourquoi ne pas l’avouer ? Ce texte laconique me trouble. J’envisage d’abord les pires catastrophes, une confession de Jeanne à son mari, un duel. Un duel ? Non ! J’aurais reçu des témoins et non pas un pneumatique. Il s’agit peut-être d’une adjudication de bretelles pour la guerre, au sujet de laquelle je pourrais dire un mot à la petite Léa Bernac, qui est la maîtresse du grand’père du ministre. Je mets mon réveil sur huit heures, je relis vingt pages du gros Larousse dont la pile me sert de table de chevet et je m’endors…




Ah ! Le mufle ! Le saligaud ! À peine avais-je pénétré dans son bureau de la rue Rougemont qu’il s’est levé, a poussé le verrou de la porte, m’a indiqué un siège d’une main molle et m’a dit :

— Mon vieux, je n’irai pas par quatre chemins. Je m’occupe de bretelles, mais pas de bandeaux sur les yeux. Et j’y vois clair ! Tu fais la cour à ma femme ! Ne proteste pas, c’est inutile ! Tu as été, tu es, ou tu seras son amant. À mon point de vue, c’est la même chose ; je préférerais peut-être que tu l’aies été ; elle en serait déjà dégoûtée. Tu penses bien que je n’ai pas cru un mot de ton histoire de rage de dents de Dinard !

— Mais ma joue enflée…

— Enflée ? De quoi, enflée ? Peut-être de baisers extraordinaires ! L’autre jour, après le Vaudeville, tu m’as tripoté la main d’une façon qui ne m’était pas destinée. Quand tu déjeunes à la maison, Jeanne consacre à sa toilette vingt minutes de plus. Par conséquent, je te le dis tout net, en voilà assez ! Évidemment, je sens que je ne suis pas très Parisien, mais je m’en fous ! Je ne veux pas être cocu, d’abord par goût personnel et aussi à cause de mes affaires. Pour que mes bretelles soient solides, j’ai besoin… que mon ménage le soit aussi. J’aime la tranquillité.

— Veux-tu me laisser parler…

— À ma femme ? Non !

— Pas à ta femme ! À toi ! Gaston, tu raisonnes comme un éperlan. Nous sommes, ta femme et moi, deux excellents camarades…

— Mais je le sais, mon vieux ! Jeanne est une épouse excessivement fidèle ; quant à toi, tu ne prendrais jamais la femme d’un ami, j’en suis convaincu ! Et cependant, vous coucherez ensemble, parce que vous n’avez rien à faire ni l’un ni l’autre, parce que c’est une fatalité et parce qu’un mari a trop de travail. Tu comprends ? Je ne me soucie pas de déranger le commissaire de police pour vous entendre, à travers la porte, trotter, les pieds nus, dans une chambre d’hôtel. Je préfère te dire, amicalement : « Espace tes visites ! Invente un voyage ! Fous le camp ! » Je veux une femme qui s’occupe de son intérieur !… C’est à partir de ce moment que notre conversation a commencé à s’entendre dans tout le magasin.

— Si j’ai bien compris, tu me jettes à la porte ?

— Pas de grandes phrases ! Je t’indique simplement un moyen de sauver ta peau !

— C’est une menace ?

— C’est un pressentiment.

— J’ai une volonté terrible…

— J’ai un revolver excellent.

— Ne crois pas un instant que je cède à une crainte ridicule ! Si je m’en vais, c’est pour éviter à ta femme le moindre ennui, le plus petit désagrément. Mais je tiens à te dire…

Nous nous sommes levés, nous avons gagné la porte du bureau.

— … Que toute cette histoire est stupide, que tu regretteras mon amitié, une amitié d’avant-guerre, tout ce qu’il y a de solide…

Nous traversons le magasin.

— … Qu’il faut même tous nos vieux souvenirs d’enfance pour que je supporte une telle incorrection…

Sur la porte de la rue, je cherche quelque chose de vexant.

— … Et que je te laisse à tes bretelles, tes sales bretelles Poussenot, qui meurtrissent les épaules et esquintent les pantalons. Une bretelle de mercanti, qui vaut vingt-deux sous, bien payée !

Dans la rue, je suis parti très vite, tenant ma vengeance.




La voici ! J’ai trouvé chez Bloch et Mossé, les antiquaires de la rue Vignon, un magnifique sucrier Empire, en bronze doré, avec l’aigle, la couronne. On m’assure que Napoléon a failli s’en servir. Cela n’a rien d’impossible : ce grand voyageur a dû se servir de tant de sucriers. Je l’envoie à Jeanne avec le mot suivant :

« Chère madame et amie,

« Une misère à secourir que l’on me signale dans le Morvan (un vieillard que sa famille a oublié à un passage à niveau) m’oblige à quitter Paris quelques semaines. Voici, pour me faire pardonner ce brusque départ, une pièce de collection, un sucrier qui vient de la Malmaison et qui ferait l’orgueil d’un musée. Je sais bien qu’au milieu des meubles que vous a choisis votre mari, il ne sera guère à sa place. Mais votre goût trouvera, j’en suis sûr, le coin qui le mettra en valeur car il en vaut la peine, et il vous rappellera la douceur des moments trop courts où nous nous sommes connus.

« Voulez-vous croire à mon éternel dévouement.

« E. Vitrin. »


Je n’avais d’abord souligné que trois passages, puis j’ai fini par souligner toute la lettre, petit à petit. J’ai l’air d’avoir écrit entre les lignes. Ça fait solennel.

Et maintenant, Gaston Poussenot, imbécile qui crois être heureux parce que je ne viens plus déjeuner, moi qui mangeais si peu et qui faisais tant attention à ne pas tâcher la nappe, à nous deux ! L’ennemi est dans la place ! C’en est fait de ta tranquillité !



Mon offensive, ce que j’appellerais : la campagne du Sucrier Empire, donne de rapides résultats. Comme ces biologistes de la guerre future qui enverront à l’ennemi des cultures terrifiantes de microbes, ainsi, grâce à moi, le microbe de l’antiquaille — il faut bien que je lui donne un nom — exerce ses ravages dans le ménage Poussenot. J’ai reçu un pneumatique de Jeanne, illisible, griffonné avec cet outil moyenâgeux et inutilisable : un porte-plume de bureau de poste.


« Mon ami,

« Que se passe-t-il ? Pourquoi ce départ ? Quels liens solides voulez-vous briser ? J’ai mon cœur qui bat très mal depuis votre lettre… mais quelle folie que ce sucrier ! Je lui ai cherché une place toute la matinée dans le salon, sans la trouver. Rassurez-vous ! Je lui achèterai un guéridon sur lequel il sera seul, le seul souvenir que j’ai de vous.

« Jeanne. »


Un guéridon ! Je frémis d’une joie secrète. J’imagine, j’entends la discussion du ménage Poussenot, le refus de Gaston, l’insistance de Jeanne, ce motif de dispute que mon machiavélisme vient d’installer dans cette maison, ce sucrier de style impérial qui va bientôt devenir impérieux.

Et c’est la limite même de la volupté à laquelle je touche, quand je reçois, deux jours plus tard, de la femme de chambre que j’ai soudoyée, le rapport suivant :


« Monsieur,

« Comme je l’ai promis à monsieur, quand monsieur m’a donné cinquante francs, j’ai le plaisir d’annoncer à monsieur que ça ne va pas. Toujours à propos du sucrier Empire. Le premier soir, ils se sont disputés dans le salon et vu qu’il y a des portières, je n’ai rien pu entendre de ce que disait madame. Mais monsieur criait, heureusement !

— « Il est moche, ce guéridon ! J’ai des meubles de famille ; c’est suffisant.

— « …

— « Il ne manquait plus que ça ! Pas un centime pour un salon Empire !

— « …

— « Ta dot ? Elle est rue Rougemont, ta dot, dans les affaires.

— « …

— « Pas tant de joies dans la vie ?

« Comme je le disais à monsieur, je n’ai pas pu tout comprendre, mais le mot antiquité revenait souvent, même que je trouve que ce n’est pas bien poli à un homme de reprocher son âge à sa femme.

« Ce matin, madame est sortie à neuf heures et elle est rentrée à midi avec une pleine voiture de saletés : une garde-feu, une petite table, deux tasses avec trois soucoupes, un fauteuil avec trois pieds, une douzaine d’assiettes dans lesquelles on ne mangera jamais. En m’aidant à tout mettre en place, elle m’a dit :

— « Monsieur dira ce qu’il voudra ! Il ne m’empêchera pas de placer un sucrier Empire dans un cadre Empire. Et zut ! s’il n’est pas content ! J’en ai assez de vivre dans ces saloperies de meubles.

« J’aurais voulu écrire à monsieur ce que le patron a dit en rentrant, mais le mardi, je ne sers pas à table ; c’est le soir de cinéma des domestiques de l’immeuble. Je tiendrai monsieur au courant avec la discrétion que j’ai promise à monsieur, le jour où monsieur m’a promis cinquante francs.

« Expression de mes salutations.
« Antoinette. »




Je fais donner ma deuxième vague d’assaut : les antiquaires. Par mes soins, discrètement et à des heures variables, tout ce qu’il y a d’antiquaires entre la Madeleine et l’Étoile a mission d’envoyer chez Poussenot, cartes, invitations à visiter et photographies de meubles Empire. La mère Balzanni, de la rue d’Astorg, doit écrire au mari : « Je sais, monsieur, que vous êtes en train de vous meubler Empire, etc. » Enfin, dûment stylé, Bloch et Mossé doit se présenter chez Jeanne aujourd’hui même avec trois gravures et lui glisser à l’oreille :

— Ce qui va le mieux avec le salon Empire, c’est une salle à manger normande. Avec des recherches patientes, on trouve de vieux cuivres…




J’ai passé devant la maison des Poussenot. Il y avait trois voitures à bras en face de la porte. La concierge avait l’air important de présider à un emménagement. Les rideaux du salon sont changés.

Imbécile de Gaston qui voulait que sa femme s’occupât de son intérieur, es-tu content ? Et te rends-tu compte qu’un ami de vingt ans est tout de même moins encombrant que des meubles d’un siècle ?




Lettre d’Antoinette.

« J’ai attendu pour donner des nouvelles à monsieur que j’aie un coin pour pouvoir écrire. L’appartement est sens dessus dessous. Le canapé où monsieur s’asseyait avec madame est remplacé par un truc en fer forgé auquel personne ne peut donner un nom. On l’appelle : le machin. On dirait un morceau de la cage de l’ascenseur… monsieur voit d’ici…

« M. Poussenot et madame ne se parlent quasi plus. Monsieur ne rentre plus déjeuner. La salle à manger est complètement désorientée. Il n’y a plus que deux fauteuils dont le dossier est cassé et un chaudron que je mets deux heures à astiquer. J’ai trouvé sur le bureau de madame une liste que j’ai copiée :

« Armoire normande. — Buffet merisier 2 m. 10 de haut. — 6 fauteuils. — Panetière. — 2 petits bahuts 165 x 110. — Chambre à coucher Directoire.

(À voir rue de la Boétie.)

« Hier soir, la cuisinière a entendu ce bout de conversation dans la chambre. Monsieur disait :

— « Mais alors, nom de Dieu ! Que va-t-on faire des meubles de ma famille ?

— « On achètera une maison de campagne ; ils ne sont bons qu’à ça !

« Alors, monsieur est parti en criant un mot que je n’oserais pas répéter à monsieur. Et puis madame s’est remise à clouer des tableaux.

« Expression de mes sentiments.
« Antoinette. »




J’ai rencontré Gaston Poussenot. Est-ce l’effet des vieux meubles ? Il a vieilli de dix ans. On sent que, vers quarante-cinq ans, âge où l’habitude devient exigeante, tout lui a soudain manqué : son fauteuil, la vaisselle dans laquelle il mangeait depuis si longtemps… En outre, j’ai remarqué qu’il boitait ; un des fauteuils normands vermoulus a dû s’effondrer sous ses fesses… Dans l’ensemble, il a maigri. On sent qu’il est à la merci d’un nouveau meuble… La folie le guette, la folie lente, celle que connaissent bien ceux dont la femme rentre, chaque soir, infailliblement, avec un bibelot poussiéreux… Si j’étais directeur du Bureau des Proverbes au Ministère de l’Instruction Publique, j’écrirais :

— La vengeance est un plat qui se mange vieux !




Pauvre chose souffrante que je suis ! J’ai du brouillard devant les yeux et l’impression que quelqu’un s’asseoit, chaque minute, sur mon cœur… C’est fini ! Au café d’où je sors et où j’avais demandé des illustrés pour me donner une contenance, je pleurais sur l’Amusant et, de temps en temps, le garçon venait essuyer la table, en se grattant l’oreille.

C’est que je suis tombé de si haut ! Comme il est d’usage en pareil cas, je revois les moindres détails de la catastrophe.

La rue de Provence… cinq heures dix… un passage où sont des hôtels… une fille débarquée le matin même qui me murmure dans son patois natal : « Tu vienn’, mon chérrri ? »… puis soudain, au coin d’un pilier, une silhouette que je connais bien… le chapeau est neuf… mais le manteau est le même… Jeanne… et lui donnant le bras… un pardessus noir… un chapeau melon… un homme… qui regarde… et traverse… pendant que Jeanne reste sur le trottoir.

Machinalement — ah ! l’instinct du fauve ! — ma main glisse vers ma poche-revolver, où je ne mets pourtant que mon tabac. Et je me précipite.

— Jeanne !

— Vous ?

Au ton, j’ai vu qu’elle était déjà lointaine. Il n’y a pas, dans tout son corps, un muscle qui ait fait un petit mouvement vers moi.

— Vous me suiviez ?

— Le pensez-vous ? je passais… j’ai vu… j’ai vu sortir… Jeanne… et ce n’est pas Gaston, pourtant…

— Mais oui, mais oui, dit-elle. Mais vous ne l’avez vu que de dos. Et alors vous pouvez croire que c’est simplement pour vous oublier. Si vous l’aviez vu de face, avec ses pommettes saillantes, un teint pâle, un menton volontaire et un petit front plat que divise une mèche, vous auriez compris… C’est votre faute, après tout !… Il va si bien avec mon salon Empire !


André Dahl.
  1. Copyright by, André Dahl. 1924. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservée pour tous pays, y compris la Russie.