Le Supplice de Phèdre/01

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 7-19).
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I


— Marc, fit d’une voix paisible Hélène Soré, va chercher à l’hôtel vos costumes de bain qui doivent être secs à présent. Le serre-tête de ta sœur est sous son peignoir… Et prends-moi donc, si tu la trouves, mon écharpe grise !

Son beau-fils partit en courant. Quelques secondes, penchée à droite, le visage tendu, elle suivit des yeux ses jambes minces dans leur galop irrégulier à travers les dunes.

— Quelle ardeur ! pensa-t-elle. Comme il obéit !

C’était toujours pour la jeune femme un très vif plaisir que de constater cette souplesse.

La mer était basse et fort calme. Son clapotis venait mouiller les barques échouées que l’on voyait serrées à droite, près d’un promontoire, assez loin du fond même de la petite anse où, sur le sable, étaient assis des groupes de baigneurs. À gauche, en nappe, tout luisants d’algues et couverts d’enfants, de longs rochers plats s’étendaient. Au delà, commençait une légère falaise, couronnée de plantes et d’arbustes, dont les bastions se succédaient, de plus en plus hauts, jusqu’en un point marqué d’énormes blocs où le rivage accidenté de la rade de Brest reprenait brusquement son vrai caractère.

— Marie-Thérèse ! appela Hélène par deux fois.

Une petite fille, brune et cambrée, d’environ sept ans, qui édifiait tant bien que mal sa partie d’un fort, tourna la tête au second cri, parut hésiter, puis accourut en bondissant et traînant sa pelle.

— C’est l’heure de ton bain, ma chérie ! Tu vas tâcher de te conduire raisonnablement et de ne pas hurler comme avant-hier où les gens de l’hôtel te montraient au doigt, lui dit Hélène en appuyant sur sa frêle épaule pour la faire asseoir à ses pieds. Je te préviens qu’il t’en cuirait, reprit-elle plus bas, si tu te donnais en spectacle !

Marc arriva presque aussitôt, portant les costumes. Ses cheveux dérangés pendaient en longues mèches qu’il rejeta d’un tour de cou sur son occiput.

— Mais tu n’as pas le sens commun ! Mais tu es en nage ! fit d’une voix grondeuse la jeune femme en se levant pour appuyer sa main sans une bague sur la joue brûlante du garçon. Je vais déshabiller Marie-Thérèse. Reste ici, tu viendras quand je t’appellerai. Je ne veux pas que tu te baignes dans cet état-là !

Cinq minutes s’écoulèrent. Le garçon rêvait. Il s’était mis à l’abandon sur la chaise pliante que le départ de sa belle-mère avait rendue libre et, distraitement, regardait fuir des cascades de sable par les commissures de ses doigts. Hélène sortit de la cabine, précédant sa fille, et fit signe à Marc d’y entrer.

Comme elle venait de se rasseoir, l’enfant auprès d’elle :

— Tiens, vous voilà ! fit-elle, polie, sans nul empressement, en recevant sur son épaule une main maigre et brune dont l’index, une seconde, en lissa la chair, près de la bretelle du corsage. Elle est donc terminée, cette cérémonie !

— Oui, et vraiment je vous assure que c’était très bien !

Le commandant secoua la tête, embrassa sa fille et s’étendit à même le sol avec précaution, après avoir consolidé, d’un geste habituel, ses vastes lunettes à verres jaunes.

— Oh ! je n’en doute pas ! dit Hélène. Vous, dès l’instant qu’il est question de pompes religieuses, on vous voit toujours satisfait !

Son mari négligea cette observation.

— Mais quel besoin aviez-vous donc reprit-elle soudain, d’aller au baptême de cette barque ?

— C’était ma place, ma chère petite ! dit le commandant, avec ce rien de péremptoire, cet accent trop digne qu’emploient les hommes d’un certain âge envers leurs amours, sans s’aviser qu’il indispose et blesse les jeunes femmes. Tout le monde sait ici que je suis marin. En m’abstenant de prendre part à cette petite fête, j’aurais eu l’air de dédaigner d’honnêtes et braves gens…

— Ainsi donc, fit Hélène, la barque est bénie ! Est-ce vrai demanda-t-elle d’une voix moqueuse, que la marraine brise à l’avant une fiole de champagne en même temps que le prêtre ânonne ses prières ? Est-ce le champagne, insista-t-elle, ou les oremus qui sont censés, dans la tempête, garder du naufrage ?

— Vos plaisanteries manquent d’à-propos ! dit Michel Soré. Il s’agit là d’une vieille coutume des plus respectables, notamment à l’époque que nous traversons. Sur un sujet comme celui-ci, que j’estime sérieux, je n’aime pas vous entendre exprimer des vues d’une aussi criante légèreté. J’ai beau savoir que ce désordre est surtout verbal, il me cause toujours du chagrin.

— Allons, de grâce, mon bon Michel, ne vous fâchez pas ! fit la jeune femme, d’un air enjoué, en prenant son livre et touchant à l’épaule son austère mari. Il y a d’ailleurs pis qu’un baptême de barque. La solennelle bénédiction d’une meute, par exemple. Là, convenez que votre Église pousse au ridicule le respect qu’elle porte à l’argent !

— Il se peut ! dit Michel. Moi, je n’en sais rien… Mais, sapristi ! où puisez-vous de pareilles idées ?

Marc apparut dans un peignoir à ramages vert vif dont le choix dénotait une extrême recherche. Aussitôt, négligeant la conversation qu’elle soutenait malicieusement depuis cinq minutes :

— Tu vas plonger Marie-Thérèse, lui dit sa belle-mère, et je veux, tu entends, qu’elle se trempe la tête ! Quand ses grimaces auront pris fin, tu pourras nager.

Elle se leva pour assister au bain des enfants et le commandant la suivit. Devant eux, sur la rade qui éblouissait, quatre navires de guerre, obscurs, semblables, se profilant en file indienne, gagnaient la haute mer.

Hélène était grande, les jambes longues, le buste plein, les bras charnus, les mains blanches et belles, le cou bien fait, quoiqu’un peu fort, les épaules très larges. Ses cheveux étaient noirs et son teint rosé. Sa tête, petite, avec des joues assez rondes du haut, présentait cette noblesse que donne un nez droit prolongeant sans cassure la descente du front. Les yeux étaient de couleur glauque, légèrement obliques et surmontés d’épais sourcils d’une si juste courbe qu’on l’aurait crue faite au pinceau. Leurs regards annonçaient une résolution que démentait une petite bouche grasse et cramoisie, rendue mutine par les fossettes, toujours accusées, que creusait près d’elle chaque sourire. Mais le menton, sans complaisance, musculeux, aigu, renforçait à ce point l’expression des yeux qu’en dernière analyse la physionomie, avec des traits et des contours d’une beauté charmante, surprenait par son air d’opiniâtreté.

Le mari de cette femme d’une allure si noble aurait pu passer pour son père. À la veille de marcher sur quarante-neuf ans, alors qu’Hélène en avait trente depuis quelques mois et, sans fards, sans apprêts, en portait vingt-cinq, s’il conservait dans la tournure une certaine jeunesse due à la maigreur de son corps, à l’abstinence de tout excès, à une vie salubre, il s’en fallait que fût doté du même privilège son long visage, assurément d’une grande distinction, mais ravagé, parcheminé, déjà d’un vieillard. Des yeux très doux, en même temps froids et d’une fixité ombrageuse, dont les paupières faisaient penser à celles d’un reptile, flanquaient un nez cadavérique, taillé en bec d’aigle, qui retombait douloureusement sur une bouche amère. Le front haut, resserré, sans animation, rejoignait un crâne dégarni et, de l’ensemble, il émanait cet air de vertu qu’on pourrait baptiser le comique des tristes.

Entre le mûr Michel Soré et sa très jeune femme, si tout n’était pas dissemblance, c’était peut-être à la façon dont ils étaient mis qu’un pénétrant observateur l’aurait soupçonné. Une élégance méticuleuse, chez l’un comme chez l’autre, excluait toute parure, tout enjolivement, toute audace dont la mode eût été flattée par un sacrifice au bon goût. Le veston de Michel, le costume d’Hélène, tous deux d’étoffes légères et sombres, avaient ces longues lignes où se lit mieux l’art d’un tailleur ou d’une couturière qu’aux ajustements compliqués. Par ce détail se révélait dans leurs caractères un égal mépris du gracieux, au bénéfice de qualités moins brillantes peut-être, autrement solides et durables.

Les peignoirs des enfants formaient un tas clair, Marie-Thérèse eut une révolte en entrant dans l’eau et jeta sur sa mère, qui la surveillait, un regard tout empreint d’une poignante détresse. Mais, sans doute, la menace qui pesait sur elle lui donna-t-elle à réfléchir aux suites d’un éclat, car la défense qu’elle esquissait fut des plus réduites et elle se laissa immerger.

Hélène et son mari, coude contre coude, se mirent à marcher sur le sable du grand pas lent et méthodique qu’ils affectionnaient, mais sans échanger une parole. Le commandant baissait la tête et semblait soucieux. Soudain, se tournant vers sa femme :

— Oui, fit-il, reprenant la conversation au point précis où, brusquement, cinq minutes plus tôt, elle avait été suspendue, quand j’entends résonner de vos paradoxes, je me demande où vous puisez de pareilles idées !

— M’en avez-vous donc connu d’autres ? Les aurais-je prises en quatre mois ? demanda Hélène.

— Assurément, non ! dit Michel. Mais, à chacun de mes voyages, ou elles m’étonnent plus, ou je les déplore davantage.

— Vraiment ? Vous êtes certain ? Pour quelle raison ?

Le marin déploya un geste évasif.

— Elles sont si loin de celles du monde dont nous sommes issus ! Elles s’apparentent si étroitement à celles de milieux que vous n’aimez guère fréquenter !

— On peut penser avec sagesse, répartit Hélène, sans avoir toujours les mains propres.

Le commandant haussa l’épaule d’un air affligé et fit quelques pas en silence. Tout à coup, s’arrêtant et secouant la tête :

— Ce n’est pas tout ! déclara-t-il. Non, ce n’est pas tout ! Je vais encore vous ennuyer, mais ce n’est pas tout ! Il n’y a pas que cette question de la société. Sans me croire ni plus fin, ni plus fort qu’un autre, je vois en moi-même assez clair et je sais parfaitement la cause de mon trouble. Surtout, Hélène, prenez ceci sans arrière-pensée, n’allez pas me prêter de la malveillance ! Je dis ce que j’ai sur le cœur. Mon expérience me montre une faute et je crie : casse-cou ! C’est, je crois, mon devoir de chef de famille. Je vous ai vue élever Marc dans l’irréligion sans intervenir entre vous, me donnant pour excuse qu’un homme est un homme et qu’après tout j’en connaissais qui vivaient honnêtes sans un fond solide de croyances. Raison misérable ? Il n’importe ! Elle m’épargnait le gros ennui de vous contrarier. Mais, à présent, ma chère petite, il s’agit d’une fille et les circonstances sont tout autres. Bien des femmes ne sont pas des femmes supérieures et, faute d’avoir naturellement d’assez grandes ressources, elles ont besoin, pour résister, d’un appui moral quand la tentation s’empare d’elles. Laissons même de côté cet argument-là ! Voyons les choses plus étroitement et plus pratiquement ! Croyez-vous sans danger pour Marie-Thérèse, et je veux dire pour son bonheur, son futur mariage, car enfin ces choses-là se préparent de loin, l’impiété systématique dans laquelle elle pousse ? La religion garde chez nous un prestige énorme et vous n’êtes pas sans fréquenter des mères d’une foi tiède qui rougiraient d’avoir pour bru une libre-penseuse. Que de maisons pourraient ainsi lui être fermées ! Un peu de complaisance de votre part entretiendrait Marie-Thérèse dans les vieux principes et suffirait à l’éloigner d’épreuves fort pénibles. Je ne vous demande pas votre conversion, mais un sacrifice aux usages.

Hélène avait laissé couler sans interruption l’exposé de conscience fait par son mari. Lorsqu’il se tut, un peu gêné de ce long discours qui dérogeait singulièrement à ses habitudes :

— Mais, Michel, les enfants sont-ils donc des monstres ? lui demanda-t-elle légèrement. À vous entendre, on pourrait croire que je les néglige, ou, qui pis est, que je les gâte, qu’ils me font tourner, que je leur inculque une morale…

— Vous m’avez compris, dit Michel. À Dieu ne plaise que j’aventure la moindre critique sur l’éducation qu’ils reçoivent ! Ils sont conduits supérieurement… mais comme des païens.

— Plaignez-vous ! jeta-t-elle de sa belle voix gaie. Plaignez-vous, Marc a fait sa première communion, Marie-Thérèse est baptisée et fera la sienne, tout cela par égard pour vos sentiments. Plus d’une autre, à ma place, s’en fût moins souciée ! Car, enfin, reprit-elle en dressant la tête, vous m’avez toujours laissée libre !

— J’ai toujours eu confiance en vous, répartit Michel. Une femme plus droite, plus consciencieuse, plus intelligente, j’aurais pu la chercher autour de la terre sans jamais trouver son fantôme. C’est pourquoi, plus je vais, plus je réfléchis, moins je m’explique certains détails de votre conduite. Tenez, prenons Marc, par exemple ! L’enfant sortait de mains chrétiennes quand vous l’avez eu. Vous aurait-il coûté beaucoup, même ne croyant pas, de continuer à le nourrir dans une religion qui est, malgré vous, celle des nôtres ?

— J’ai essayé, fit la jeune femme d’un accent rêveur.

Son mari parut incrédule.

— Oh ! pas longtemps ! corrigea-t-elle. Pas longtemps, c’est vrai ! Juste assez, mon ami, pour m’apercevoir qu’à présenter ce que je tiens pour des billevesées comme des vérités essentielles, je perdais simplement toute ma dignité. Ne joue pas qui veut d’une doctrine ! C’est affaire d’équilibre et de complexion. L’acte de foi peut humilier quand il n’enflamme pas.

— Cependant, fit Michel, dans de jeunes natures…

— Si vous saviez, reprit Hélène riant à pleine gorge, comme une bonne punition est meilleure que Dieu pour tenir un enfant dans l’obéissance ! Regardez donc Marie-Thérèse, comme elle est tranquille ! Tout à l’heure, quand son frère l’a plongée dans l’eau, nous l’avons à peine entendue. Si, au lieu de la peur d’une solide râclée, elle avait eu simplement celle d’attrister son ange ou de faire pleurer la Sainte Vierge, supposez-vous qu’elle nous aurait épargné ses cris ?

— Ceci n’est pas un argument ! observa Michel Loin de mettre un obstacle à la discipline, les principes chrétiens la renforcent.

— Bon ! mais encore faut-il que l’enfant s’y prête ! Ce qu’on appelle l’âge de raison n’est pas un vain mot. Allez donc vous répandre en exhortations que vous jugez au fond de vous sottes et mensongères quand vous sentez qu’elles sont reçues dans l’indifférence ! À l’approche du sublime et du mystérieux, certaines natures, ni plus mauvaises, ni meilleures que d’autres, d’instinct se replient et font boule. Que de fois ne l’ai-je pas constaté chez Marc !

Un court silence, déjà très doux, suivit cette réplique. Michel Soré n’était pas homme à tenir longtemps devant une défense de sa femme.

— Rien ne dit que sa sœur eût été comme lui, laissa-t-il tomber d’une voix molle.

— Allons donc ! fit Hélène. Je la connais bien ! Moralement, c’est tout moi, cette enfant, Michel.

Ils s’étaient arrêtés sur le bord de l’eau. Le commandant pointa sa canne dans une direction où deux têtes rapprochées émergeaient des vagues, parut hésiter une seconde, puis demanda soupçonneusement, les paupières clignées :

— Qu’est-ce que c’est donc que cette personne qui nage avec Marc ?

— La petite Vulmont, dit Hélène. C’est la fille d’un docteur du quartier Monceau.

— Ah ! Bonne famille ? Faites attention ! Avant-hier, déjà… Et puis, je trouve, reprit Michel, qu’ils vont un peu loin. Tenez, regardez-les, je crois qu’ils causent… Vous, ça ne vous offusque pas cette camaraderie ?

Hélène, du coup, se mit à rire comme une pensionnaire.

— Mais pas le moins du monde ! Quel mal font-ils ? Ils se sont vus deux ou trois fois dans des excursions et Marc la rencontre au tennis… Avec tout ça, vous m’amusez et j’en oublie l’heure ! ajouta-t-elle en consultant une toute petite montre que retenait à son poignet une ganse de moire bleue.

Une main près de la bouche, elle cria :

— Marc !

L’adolescent, à cet appel, leva les deux bras et se laissa couler sur place, en manière de jeu.

— Marc ! fit-elle de nouveau, lorsqu’il reparut.

Mais il filait le long du flot, la joue gauche couchée et le visage, de temps en temps, caché par la mer.

Une puissante expression de mécontentement se peignit tout à coup sur les traits d’Hélène. Laissant là son mari qui remuait des algues, elle fit sortir Marie-Thérèse, lui mit son peignoir et la poussa d’un pas rapide jusqu’à la cabine.

À peine en avait-elle fermé la porte que Marc, hors d’haleine, y frappait.

— Que signifie ? s’écria-t-elle en l’apercevant, avec la sèche intonation, l’air de tête furieux, la posture que l’on prend pour gronder un mioche. Un quart d’heure, à présent, ne te suffit plus ? Je te fais signe de revenir et tu vas plus loin ?

— L’eau était si bonne ! souffla-t-il.

Sa belle-mère, agacée, le fit taire du geste.

— Inutile de partir dans tes sottes répliques ! Retiens ceci, poursuivit-elle, un doigt battant l’air : une fois pour toutes, je te dispense de tes réflexions, tes explications, je m’en moque ! Je te prie de rentrer lorsque je t’appelle… et pas cinq minutes après, sur-le-champ !

L’adolescent baissa la tête sous cette algarade et commença silencieusement à se dévêtir du maillot de laine bleue qui collait à lui.