Le Supplice de Phèdre/03

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 44-64).
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III


Le séjour à la mer une fois terminé, après avoir passé septembre à l’Amirauté qu’administrait bénévolement le comte de Kerbrat, Hélène avait réintégré, avec ses enfants, le silencieux appartement de la rue Vaneau. Son mari naviguait depuis près d’un mois. Il se dirigeait vers Melbourne. Sa dernière lettre était datée d’un port africain.

Lorsqu’ils s’étaient, à la fin d’août, éloignés de Brest pour se rapprocher de Quimper, une léger incident les avait émus. Marc, tourmenté visiblement, depuis quelques jours, par une mystérieuse inquiétude, s’était mis, dans le train, à pleurer si fort qu’il n’avait pu longtemps cacher sa désolation.

— Mais qu’as-tu, mon chéri ? avait dit Hélène en l’attirant sur sa poitrine pour le consoler.

Il avait répondu : « Rien, petite mère ! » puis confessé qu’il lui coûtait extraordinairement de quitter cette anse de Bretagne.

— Enfin, pour quelle raison ?

Il l’ignorait.

Hélène l’avait réconforté par de douces paroles et bientôt vu, séchant ses pleurs, retrouver son calme.

À la campagne, quatre ou cinq fois, elle l’avait surpris de nouveau ravagé par cette humeur noire qui lui paraissait sans motif. « Ce sont les nerfs, l’adolescence ! » avait-elle pensé. Elle raisonnait Marc de son mieux. Puis, comme les crises n’éclataient plus qu’à longs intervalles, elle les avait enfin traitées par l’indifférence.

Une question plus sérieuse la préoccupait. Qu’allait-elle faire de ce garçon qu’attendait la vie ? Quel supplément de connaissances joindre à son bagage et quelle profession lui choisir ? Elle avait eu pour lui, jadis, de grandes ambitions, des rêves disparates et splendides, s’était promis de faire de Marc un homme remarquable et avait dû se rendre compte, les années aidant, qu’il n’en avait pas toute l’étoffe. L’intelligence était déliée, mais sans envergure. L’esprit, flegmatique, brillait peu. L’application ne s’obtenait que par la contrainte.

Il jouirait, à coup sûr, d’une certaine aisance. Jointe à la dot qu’avait reçue autrefois sa mère, la fortune héritée de ses grands-parents produisait des rentes honorables. Mais, auraient-elles suffi à le faire vivre, qu’Hélène jamais n’aurait souffert, à son âge surtout, de le voir près d’elle désœuvré. Elle aimait le travail par instinct profond, comme une autre femme la toilette. Ni sa vertu, ni sa tendresse, ni son intérêt n’auraient pu rayonner sur un inactif.

Marc, cependant, ne trahissait aucune vocation. Les jeunes gens d’aujourd’hui sont ainsi formés que beaucoup participent, comme par contagion, au désenchantement de leurs pères. Les récits de combats leur ont fait une âme que ce qu’ils savent, pour, à toute heure, en être avertis, des difficultés d’après-guerre, ne contribue ni à grandir, ni à fortifier. Comme si, d’avance, ils s’apprêtaient à périr eux-mêmes fauchés dans leur fleur par une balle, il leur paraît au moins frivole de rien entreprendre. Pour se donner à regretter prochainement la vie, n’ont-ils pas assez des plaisirs ? Cette espèce d’envoûtement qui pesait sur Marc, sans que, d’ailleurs, il se souciât d’en saisir la cause, le détournait de se complaire aux ardents projets que, sous le gaz des salles d’études, entre deux lexiques, mûrissaient ses aînés d’une génération. Au surplus, la question lui semblait trop vaste. Il n’abordait que des problèmes étroitement cernés. Celui-ci échappait à sa compétence.

Avant que Michel ne partît, Hélène l’avait interrogé à plusieurs reprises sur la carrière qui, d’après lui, conviendrait à Marc. Ses efforts étaient restés vains. La commandant secouait la tête et faisait une moue. « Étudiez-le. Parlez-lui-en. Vous verrez vous-même. Je le connais vraiment trop peu pour me prononcer ! » avait-il, chaque fois, répondu. C’était la stricte vérité, cette affirmation. Puis, chez cet homme qui dirigeait un navire en mer avec certitude et sang-froid, la confiance dans ses vues manquait totalement dès qu’il avait à s’occuper d’un cas domestique et, trop honnête, ou, si l’on veut, trop pusillanime pour les imposer à tous risques, il préférait s’en rapporter à celles de sa femme.

Hélène, rentrée chez elle, réinstallée, s’était donc entourée de programmes d’études. Mais quoi de plus décourageant que ces feuilles volantes où, sur deux pages d’un texte fin à lasser les yeux, se trouvent, en somme, énumérées toutes les connaissances ? Dans telle préparation, dite scientifique, les notions littéraires occupaient une place incroyablement étendue, et inversement, aux belles-lettres, on formulait des exigences en mathématiques aussi ridicules qu’accablantes. C’était de quoi désespérer tout esprit moyen, et même tout esprit supérieur, mais n’ayant d’aptitudes que d’un certain ordre. Entre tant de notices, laquelle choisir ? Sur laquelle de ces voies précipiter Marc ? Le mot violent : précipiter, qu’employait Hélène, l’égayait et pourtant lui paraissait juste, tant elle connaissait son beau-fils, tant elle avait le sentiment, l’impression profonde que, pour le nantir d’une carrière, il faudrait l’y jeter par la peau du cou. Il n’offrirait, se disait-elle, aucune résistance et, une fois lancé, poursuivrait. Mais, justement, cette impulsion qui proviendrait d’elle, dont elle serait seule responsable, lui faisait un peu peur à déterminer et, quelle que fût son habitude de pourvoir à tout, elle eût aimé qu’un trait quelconque, une parole de Marc dissipât en partie ses hésitations.

Un jour, elle entra dans sa chambre. Il fredonnait, l’air insouciant, une musique de danse et s’amusait à dessiner un vase annamite.

La décision devant laquelle reculait Hélène était prise par elle depuis peu. Ou son beau-fils ferait un choix qu’elle examinerait, ou bien elle lui signifierait, et péremptoirement, ce qu’elle-même avait arrêté. De toute façon, leur entretien ne se clorait pas qu’un bon projet n’en fût sorti, net et judicieux, qu’on n’en eût tracé les grandes lignes.

Encore debout, sans s’inquiéter d’aucun préambule :

— Nous voici, lui dit-elle, au milieu d’octobre. Un peu partout, dans quelque temps, les cours reprendront et je désire que nous fixions, cet après-midi, ceux que tu suivras désormais. Y as-tu réfléchi ? Que voudrais-tu faire ?

— Je ne sais pas trop ! souffla Marc.

Hélène s’assit, les jambes croisées, bien en face de lui, dans l’unique fauteuil de la chambre.

— Voyons, Marc, ce n’est pas une réponse sérieuse ! Tu n’es ni moins intelligent, ni moins vif qu’un autre, et tes études n’ont pas été à ce point mauvaises que tu doives passer pour un cancre. Avec un peu d’application, un peu d’énergie, tu peux réussir n’importe où. Ce ne sont, certes, pas les carrières qui manquent. Me diras-tu que tu n’éprouves, quand tu t’interroges, quelque préférence, pour aucune ?

— Je ne connais, répliqua-t-il, que celle de papa, mais celle-là me déplaît extraordinairement.

— C’est un dur métier ! fit Hélène. Aussi bien, reprit-elle en secouant la tête, je te verrais avec chagrin dans une profession qui te tiendrait, ta vie durant, sans cesse éloigné. Ne parlons donc ni de la mer, ni des colonies. Nous avons Paris, toute la France. Ce champ-là peut suffire à nos ambitions.

— Surtout aux miennes ! observa Marc d’un ton cavalier qui impatienta la jeune femme.

Elle lui jeta dans la figure, presque avec colère :

— Enfin, tu aimes bien quelque chose ?

— Oui, fit-il, rappelé à la soumission. J’aime à dessiner… j’aime à peindre…

Il montrait du doigt son carton. Hélène tendit une main, saisit l’esquisse, demeura un instant à l’examiner, puis, sans paraître y attacher beaucoup d’importance, la posa près d’elle, sur un meuble.

— Évidemment, tu as du goût ! fit-elle, radoucie. C’est ordonné, c’est rigoureux, c’est honnête en diable. Pauvres qualités pour un peintre ! Veux-tu savoir quel avenir je pressens pour toi si tu te consacres aux beaux-arts ? Celui d’un homme qui habitera, vers la cinquantaine, une maison encombrée de ses propres toiles et vieillira au milieu d’elles, obscur et jaloux, plein de l’amertume des ratés, n’ayant pu, de sa vie, en placer une seule !

— Et pourquoi donc ? demanda Marc, légèrement froissé. Pourquoi, si j’ai des aptitudes et qu’on les cultive, ne parviendrais-je pas comme un autre ?

— Parce que, mon petit, il te manque le don ! En matière d’art, le savoir-faire est sans doute utile, mais le sentiment compte surtout. Comprends-tu ? fit Hélène avec bienveillance. Je veux parler de cette ivresse qui s’empare du cœur et qui donne à la main, docilement soumise, comme de merveilleuses impulsions. Tu me diras qu’il faut encore que l’objet s’y prête et que l’on brûle difficilement devant une potiche. Mais j’ai vu bien des fois de tes paysages. Ils sont sans accent, ils sont secs. On en retire cette impression que l’âme n’y est pas, que tu traces la nature sans la pénétrer. Or, à l’École, si ton talent se perfectionnait, tu n’apprendrais pas à sentir. Tu resterais modestement de ces bons élèves dont je t’ai dit que les plus riches empilaient des toiles sans aucun espoir d’en vendre une et dont les moins favorisés dessinent des bijoux. Mieux vaut ne pas se ménager de telles déceptions. C’est pourquoi je t’invite à faire un effort et à choisir, dans un domaine plus à ta portée, une occupation plus bourgeoise.

Marc avait écouté sans bouger un cil, Hormis sa bouche qu’infléchissait le mécontentement, rien ne semblait, dans sa personne, vouloir protester contre cette sévère diatribe.

— J’espère bien, dit Hélène, que tu m’as comprise. Il m’est pénible, ajouta-t-elle, de te contrarier, mais ce sont là des vérités que tu dois connaître et que je t’ai dites pour ton bien. J’aurais agi contre toi-même si je m’étais tue. Allons, mon loup, sois raisonnable ! As-tu quelque idée ?

— Non, fit-il d’une voix sourde, en haussant l’épaule.

— Réfléchis un peu…

— Vraiment rien !

— Eh ! bien, alors, déclara-t-elle, tu vas faire ton Droit !

Ses beaux yeux glauques avaient repris leur autorité et leurs regards semblaient fouiller les prunelles de Marc.

— Ah ! fit-il, vous croyez que c’est mon affaire ?

Elle eut du mal à réprimer un sourire de coin.

— C’est surtout facile, mon chéri ! Je ne sais qui définissait le diplôme de Droit : « Une peau d’âne qui s’adapte à toutes les carrures. » Cependant, il n’est pas sans utilité. S’il ne conduit à rien du tout, il ouvre mille portes. Tu le verras, dit la jeune femme, répondant à Marc dont le visage, à cet instant, reflétait un doute, quand tu seras d’un âge à prendre une situation ! Les études que l’on fait sont assez variées. Et puis, tu auras du temps libre et tu pourras le consacrer à ta chère peinture !

Elle se leva.

— Nous sommes d’accord ? Tu ne regrettes rien ?

Marc balança la tête.

— Non, petite mère !

De fait, le point était réglé. On n’en parla plus. Marc éprouvait du soulagement et même du plaisir à voir enfin quelque peu clair dans son proche futur et sa belle-mère était certaine, le connaissant bien, d’avoir pris le parti le plus judicieux.

Peu s’en fallut, quand le jeune homme, pour la première fois, franchit le seuil intimidant de la Faculté, qu’il ne se fît de sa personne l’idée la plus haute et ne conçût pour les études qu’il entreprenait une admiration sans limites. Il était fier de ses gants mats, d’un joli veston, de souliers en cuir fauve, étroitement lacés, découvrant des chaussettes d’une brillante nuance, et sa cravate le faisait choir dans le ravissement quand il se posait près d’une glace. La liberté dont il jouissait le grisait un peu. C’était comme si, n’ayant jamais respiré qu’un air assurément pur, mais trop doux, il recevait, à la faveur de quelque escapade, la surprenante révélation de celui des cimes. Autour de lui se bousculaient de vieux étudiants, déjà porteurs de barbes courtes et de longues moustaches, quelques-uns de monocles adroitement vissés. « Je suis leur égal ! » pensait-il. À vrai dire, cette notion l’effarait plutôt. Des professeurs, traînant leurs toges, passaient, la mine sombre. Marc trouvait délicieux qu’on n’y prît pas garde, et néanmoins, sans réfléchir, par éducation, les saluait légèrement lorsqu’ils le frôlaient.

Il rentra rue Vaneau sifflotant une marche. Dans ses regards et ses manières, son port et sa voix, se trahissait une assurance inaccoutumée.

Mais sa belle-mère n’était pas femme, sous couleur d’études ordinairement faites sans contrôle, à souffrir sa paresse et son évasion. En dirigeant cet indécis vers l’École de Droit, elle n’avait pas sous-entendu qu’elle le dispensait d’en prendre au sérieux l’enseignement. Toute connaissance lui paraissait mériter l’effort, grâce auquel, à la longue, elle serait acquise, non seulement dans ses lignes les plus générales, mais dans les plus particulières et les plus abstraites.

Moins d’une semaine après la date des premières leçons qu’avait reçues Marc rue Saint-Jacques :

— Montre-moi donc tes notes de cours, lui dit-elle un soir.

Il posa devant elle quatre ou cinq cahiers. Son écriture un peu heurtée, encore enfantine, couvrait quelques pages de chacun, dans un désordre agrémenté de plusieurs taches d’encre et de croquis faits dans les marges.

— C’est plutôt mal tenu ! gronda la jeune femme.

Elle l’interrogea sans succès. Il l’obligeait à répéter les questions trois fois, prenait un air méditatif après la troisième, comme si le point élémentaire ainsi proposé justifiait d’immenses réflexions, et levait les sourcils en guise de réponse.

— Je suis fixée ! dit-elle enfin, d’une voix mécontente. Livré à toi-même, tu t’oublies. J’aurais voulu trouver en toi plus de caractère, des dispositions plus sérieuses, et pouvoir t’accorder une certaine confiance. Tu ne le mérites pas, n’en parlons plus ! Désormais, je prétends qu’aussitôt rentré tu revoies les notes de tes cours et, comme je tiens à m’assurer qu’elles sont vraiment sues, tu viendras tous les soirs me les réciter.

— Vous les réciter ? grogna Marc. Mais, petite mère, les professeurs n’en exigent pas tant ! C’était bon pour la boîte, les récitations !

— Ce sera bon aussi longtemps qu’il me conviendra ! prononça Hélène d’un ton sec. Au surplus, fais-moi grâce de tes commentaires !

— Cependant… reprit-il, comme perdant patience.

Elle le regarda.

— Tu résistes ?

Il hésita quelques instants, tenté de dire oui, puis sortit, la tête basse, et gagna sa chambre.

Les habitudes de la jeune femme se renouèrent d’elles-mêmes. Pendant plus de dix ans, presque à toute heure, elle avait surveillé le travail de Marc, soigneusement réglé sa conduite. Elle l’avait assoupli, remanié, formé. Il lui parut tout naturel qu’après une relâche, aussi courte, en somme, qu’insensible, sa vigilance recommençât, puisqu’il le fallait, à se déployer largement. Marc, à ses yeux accoutumés, ne changeait qu’à peine, grandissait et pourtant ne vieillissait pas. L’ayant toujours tenu près d’elle dans une dépendance qu’elle avait su rendre absolue, que régissait assurément une tendresse profonde, mais qui n’était parfois ni douce, ni surtout paisible, et qu’il acceptait sans un mot, elle n’avait vu ni les symptômes de l’adolescence naître en lui peu à peu et s’y développer, ni, par là même, se dessiner entre leurs personnes un obstacle encore transparent. Pour se résoudre à le laisser quelques jours son maître, elle avait dû se raisonner, faire état d’un chiffre, se persuadant qu’à l’âge de Marc, si léger qu’il fût, quelque tolérance s’imposait. L’expérience lui prouvait qu’elle avait eu tort. Nulle déception, bien au contraire. Elle était ravie.

Marc se vit gratifier d’une règle assez souple et cependant assez étroite pour le comprimer. Il s’éloignait de la maison juste pour les cours et devait rentrer à heure dite. Quelques retards peu importants, soigneusement notés, avaient dicté à sa belle-mère cette première mesure. Puis Hélène, s’engageant avec décision dans un cycle d’études tout nouveau pour elle, se mit en tête d’approfondir les ouvrages de Droit, en devoir d’élaguer de ces mastodontes ce qui lui semblait superflu, pour ne laisser, dans chacun d’eux, briller que le suc, subsister que l’utile et le substantiel. C’était isoler l’esprit même. Par ce travail, elle arrivait à combler les vides que semait l’insouciance dans les notes de Marc. Elle proposait à ses efforts un aliment net. Et elle tenait pour nécessaire, exigeait de lui qu’il l’assimilât jour par jour.

Le nouvel étudiant se montrait docile. Trop indolent pour se complaire à braver une lutte qui lui paraissait inégale, après l’accès d’indépendance qui l’avait secoué, il était retombé dans son apathie. Mille détails lui donnaient des satisfactions. Une pension de cent francs pour ses menus frais venait, chaque mois, garnir sa bourse et pouvait filer sans qu’il en dût compte à personne, la cigarette, certaines lectures lui étaient permises, les cours de Droit ressemblaient moins aux glaciales leçons qu’aux récréations du lycée, enfin, malgré la discipline et l’étroit contrôle auxquels l’astreignait sa belle-mère, il jouissait de loisirs extrêmement nombreux. Pour mutilée dans ses espoirs, contrariée qu’elle fût, son existence était charmante comparée à celle qu’il avait menée si longtemps. L’ancien captif encore privé de courir les bois s’en console aisément au fond d’un jardin.

Hélène, du reste, avait compris que pour tenir Marc dans le respect de liens plus lourds que vraiment solides, de nœuds forcément un peu lâches, il lui fallait dorer ceux-ci de si bonne façon qu’ils n’occupassent guère son esprit. « Sans cela », pensait-elle, « il s’en fatiguera. Qu’il les secoue, mon pouvoir tombe, je suis désarmée, sa nature l’emporte, il m’échappe ! » Un motif autre était venu la presser ensuite. De tout temps, elle s’était ardemment souciée d’entretenir le corps de Marc, par une forte hygiène, dans la vigueur et la santé des marmots anglais qui sont les plus roses de la terre. Sa nourriture était choisie, son sommeil réglé, l’eau, chaque matin, coulait sur lui d’une énorme éponge qu’autrefois, par scrupule, elle trempait elle-même, ses moindres heures de liberté, sauf averse ou brume, étaient consacrées à la marche. Entre toutes, elle goûtait cette dernière pratique. Elle aurait voulu la sauver. Mais pourrait-elle encore longtemps obtenir de Marc qu’à jours donnés, il la suivit, sans montrer d’humeur, jusqu’à des Joinville, des Saint-Cloud, pour le plaisir de prendre, à l’air, un peu d’exercice ? L’hiver venait, le climat rude et le ciel chargé lui rendraient cette corvée presque insupportable. Il ferait tout pour s’y soustraire. Il y parviendrait. Sa nonchalance accentuerait son désœuvrement. La seule pensée de ce grand corps, sourd à toute sagesse, occupant ses loisirs à s’intoxiquer en se traînant d’un fauteuil bas sur quelque chaise longue emplissait Hélène de dégoût.

Elle le mit d’un tennis, lui fit faire des armes ; c’était l’obliger adroitement à déployer hors de ses cours, comme elle le souhaitait, une activité salutaire.

Mais la culture de son esprit, la culture gracieuse, celle qui fait l’honnête homme d’un homme éclairé et le distingue dans la mesure où il s’y complaît, l’intéressait au moins autant que celle de ses muscles. Marc, en toute chose, ne possédait que des connaissances. Bourré de rudiment par sa belle-mère, qui professait que l’on n’élève une architecture que sur de solides fondations et déclarait fort inutile d’orner les sous-sols, il n’avait eu ni l’occasion de former son goût, ni le temps nécessaire à cette entreprise. Aussi bien manquait-il de précocité. C’est une pensée qu’il faut avoir constamment présente, si l’on veut juger cette figure, que mille pratiques avaient tendu délibérément à empêcher qu’elle ne perdît la fleur de l’enfance. Nous n’en citerons qu’un exemple : Marc, à quinze ans, malgré sa taille et malgré la mode, portait encore, sauf au lycée, le costume d’Eton, avec la veste à pointe légère s’arrêtant aux reins. « Qu’il gagne ses galons ! Rien ne presse. Il ne manquerait plus qu’il jouât à l’homme ! » disait Hélène à son mari, en haussant l’épaule, pour lui expliquer cette tenue. « Habillé en gamin, il obéit mieux. Puis, voyez donc ses camarades, avec leurs complets : le veston les engonce, ils ont l’air de singes ! » La vérité était qu’elle-même eût été gênée, bien que fort éloignée de la coquetterie, de promener, comme son beau-fils, un adolescent dont la mise trop virile eût accusé l’âge et qu’elle tenait à le garder naïvement vêtu pour le faire paraître plus jeune.

Devenue ambitieuse de le policer, elle lui avait d’abord prêté quelques-uns des livres dont sa piquante maturité restait éblouie. Il aimait la lecture et les dévorait. Mais ce qui surprit sa belle-mère, ce fut de voir qu’un sens critique naturellement juste lui faisait discerner les plus remarquables, qu’entre tous il goûtait les volumes de vers. Sur cette femme raisonnable et si positive, la poésie, surtout lyrique, avait un pouvoir qui la transportait hors d’elle-même. Elle émouvait dans sa nature ce fonds généreux qu’avait trahi lumineusement, dix années plus tôt, le sacrifice qu’elle avait fait pour adopter Marc. Lorsqu’elle eut observé que lui-même vibrait à certaines strophes des romantiques qu’elle savait par cœur, que Verlaine excitait sa mélancolie, mais qu’il sortait des Fleurs du Mal comme d’un envoûtement, il lui parut qu’à ses efforts souvent inutiles elle voyait poindre une récompense étonnamment belle. Cet enfant commençait à l’intéresser. Elle prit confiance, le mesura, se pencha sur lui, et soudain s’aperçut qu’elle faisait par goût ce qu’elle croyait faire par devoir. À tout propos, se nouèrent entre eux des conversations qu’un mois avant, quelquefois même une semaine plus tôt, elle aurait jugées impossibles. Marc y tenait ordinairement le rôle d’auditeur, tandis qu’Hélène y déployait cette passion d’instruire qui, supposé qu’elle l’eût saisie pauvre et roturière, l’eût donnée certainement au professorat.

Elle le mena voir des musées. L’inclination de Marc pour la peinture lui avait conseillé ce divertissement, qui, d’ailleurs, elle-même, l’enchantait. Bridée par ses fonctions d’éducatrice, tout au plus, en dix ans de vie parisienne, avait-elle pu se l’accorder, à longs intervalles, une douzaine de fois sans scrupule. Mais toute espèce de catalogues et d’ouvrages sur l’art qu’elle se procurait avidement, des albums de gravures, des photographies l’avaient toujours entretenue dans l’admiration et dans l’atmosphère des merveilles dont les originaux lui restaient cachés. Comme ces visiteurs de province qui, renseignés par la lecture d’innombrables guides, montrent leur ville aux naturels de la Plaine-Monceau, elle connaissait Carnavalet et le Luxembourg, une partie du Louvre et Guimet, à pouvoir diriger à travers leurs salles la plupart des flâneurs et des ennuyés qui les croient pour eux sans mystère. Un goût très fin lui permettait de masquer les vides que présentait nécessairement son érudition. Elle était des rares femmes qui, sans pédanterie, trouvent quantité de choses à dire devant un tableau.

Son beau-fils l’écoutait avec recueillement. Rien ne flattait ce cœur timide, cet esprit docile comme de voir la personne qui l’avait formé l’élever jusqu’à elle dans leurs entretiens. L’affection qu’il lui vouait redoublait d’ardeur à la sentir préoccupée de son instruction sans qu’il eût pourtant à la craindre. Levait-elle un doigt vers une toile, il observait sa main si fine dans le gant brodé et jouissait mieux de la douceur du geste accompli quand sa mémoire le reportait aux cinglantes taloches dont, si souvent et si longtemps, pour des fautes légères, l’avait gratifié la même main. Certaines leçons d’un philosophe au Collège de France, puis des conférences qu’ils suivirent donnèrent à Marc, déjà séduit par l’accent des maîtres, la vanité de recevoir, sur différents points, un enseignement qui, puisqu’Hélène en prenait sa part, les rendait, pour une heure, strictement égaux. Elle désira qu’il eût une teinte de l’art dramatique et le conduisit aux Français ; de l’art lyrique et, négligeant son goût personnel qui n’y était, sans l’exécrer, que fort peu sensible, lui fit voir plusieurs opéras. Il vibrait d’enthousiasme à la comédie, mais la musique le pénétrait de l’ennui profond que l’on éprouve, à la campagne, par un jour pluvieux, lorsque le ciel, interrogé toutes les cinq minutes, se présente partout chargé d’eau. N’eût été sa belle-mère, il se fût enfui. Elle suffisait à le garder de trop d’impatience et, par quelques observations spirituelles et justes, lui rendait la soirée presque supportable.

Hélène finit par renoncer à toute tentative de l’initier aux molles jouissances que procurent les sons, comme autrefois, après deux ans d’une lutte opiniâtre, elle lui avait, découragée, fait grâce du piano. Par ambition de conserver son empire sur lui, elle évitait rigoureusement de le contrarier sans nécessité véritable et imposait certaines limites à ses exigences. En même temps, elle tâchait à le captiver par le moyen de distractions pour elle assez froides, mais dont l’accueil que leur faisait une génération lui témoignait que sa jeunesse pouvait être avide. Rien que reniât l’intelligence ne la passionnait. Dans le sport, par exemple, elle voyait un jeu et n’appréciait guère qu’une hygiène. Qu’on pût placer son amour-propre à franchir une barre un pouce plus haut que tel Croate ou tel Scandinave, à courir plus vite que tel Grec, à projeter un bloc de fonte, une massue, un dard à telle distance, enregistrée jusqu’aux millimètres, que n’atteignait pas tel Hindou, lui paraissait d’un ridicule que dépassaient seuls les chroniqueurs qui célébraient de pareils exploits. Cependant, elle s’enquit des lieux consacrés au culte public des athlètes et, lorsqu’elle sut qu’avec l’hiver ils restaient chez eux, conduisit Marc au vélodrome où ce qu’elle goûta fut la débauche de l’enthousiasme aux places populaires. À dire vrai, le milieu la gênait plutôt. Ni les figures, ni les accents, ni les boustifailles n’offraient de quoi se concilier, dans l’odeur des pipes, cette républicaine convaincue à qui manquait pour être à l’aise dans ses opinions de supporter sans répugnance la vulgarité.

De temps à autre, elle s’ébrouait, se tournait vers Marc.

— Tu t’amuses, mon chéri ?

— Oui, disait-il.

— Quels phénomènes que ces gens-là ! murmurait Hélène. Plus la course dure, plus ils vont. Moi, je crois que le bleu va régler l’orange.

Et elle tirait de son étui une petite lorgnette pour contempler au-dessus d’elle mille visages serrés que transfigurait l’émotion.

Ce fut un soir, comme ils sortaient d’une séance de boxe, les oreilles pleines du mugissement des automobiles et des cris aigus des voyous, que Marc lui dit, avec ce timbre étonnamment faux qu’imprimait à sa voix la moindre hardiesse :

— Une chose me surprend, petite mère ! Comment, avec vote nature, vos délicatesses, pouvez-vous rechercher des exhibitions aussi dégoûtantes que celle-ci ?

— Rechercher ! fit Hélène qui resta sur place.

Elle partait du cirque écœurée. Non seulement dans la boxe elle n’estimait rien, mais la bassesse de ce spectacle et la vue du sang lui avaient donné honte d’elle-même.

— Oui, c’est étrange ! poursuivit Marc en suçant ses mots, comme si la crainte l’avait tenu de parler trop fort, d’employer un terme un peu vif. Plus je médite sur la question, moins je la comprends. Vous n’appréciez au monde que les belles choses, je vous ai entendue proclamer cent fois que si, chez vous, l’intelligence n’était pas émue tout plaisir vous semblait une stupidité, et vous trouvez de l’agrément, entre deux lectures, à regarder, sur une estrade, des brutes qui s’assomment !

— Ah ! çà, dit Hélène, es-tu fou ? Moi, cria-t-elle, comme outragée, la figure défaite, moi, de l’agrément à la boxe ! D’où peut bien te venir une pareille pensée ? Mon pauvre enfant, elle me répugne et je la déteste !

— Alors, pourquoi, demanda-t-il, m’y conduisez-vous ?

— Mais, pour changer un peu… pour te distraire !

Ce fut à son tour de bondir. Il le fit en gamin, les talons claquant, les mains battant l’une contre l’autre à coups rapprochés, la tête agitée furieusement. Souvent, ainsi, de réflexions chagrines ou sérieuses qui semblaient l’occuper avec insistance, on le voyait, sans transition, plonger dans la joie.

— Çà, me distraire ! dit-il enfin, recouvrant son calme, aussi comique de suffisance qu’un instant plus tôt d’abandon tapageur et de naïveté. Comme un sauvage de Baltimore ? Comme une brute d’Anglais ? Ah ! vous avez plutôt de moi une sale opinion ! Des batailles de gouapes, me distraire ! Alors, dites donc, le vélodrome, c’est peut-être aussi… Oh ! oh ! oh ! lança-t-il d’une voix suraiguë, les écureuils pour mon plaisir, vraiment ça passe tout ! Si je prévoyais cette réponse…

Et, ressaisi par la gaieté, s’écartant d’un pas, il pivota sur le trottoir, les bras étendus.

— Marc, dit Hélène, tiens-toi tranquille, tu es assommant !

Il rit encore.

— Que voulez-vous ? Je trouve ça si drôle !

— Bien, fit-elle d’un voix sèche, légèrement vexée de s’être trompée sur son compte. Ce n’est pas une raison pour faire le pantin ! Puisque ces endroits-là ne t’amusent pas, désormais, mon enfant, nous irons ailleurs. Et, conclut-elle, n’en parlons plus !… Redresse ton chapeau.