Le Supplice de Phèdre/05

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 85-104).
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V


Marc subit un régime odieusement sévère. Il n’était pas emprisonné, mais peu s’en fallait. Pour une réplique, une impatience, la plus légère faute, toute espèce de brimades s’abattaient sur lui. À l’instant de conclure leur première dispute par une brutale appréhension et par des soufflets, Hélène s’était reprise, avait rompu, disparu de la chambre en fouettant la porte et refermé à double tour celle-ci derrière elle. Une heure après, une des servantes pénétrait chez Marc, lui apportant sur un plateau son repas du soir. Sa belle-mère refusait de l’avoir à table.

Elle lui retrancha sa pension. Désormais, il n’eut plus d’autre argent sur lui que celui qu’il fallait pour ses omnibus. Ses cigarettes, ses menues dépenses, jusqu’aux moindres, dépendirent étroitement du plaisir d’Hélène qui, sans vergogne, lui chicanait le plus mince crédit. Se méfiant des promesses qu’il lui avait faites, elle avait établi à son intention un horaire qu’il devait scrupuleusement suivre. Et, bien souvent, il la trouvait, dans la rue Saint-Jacques, qui guettait sa sortie de la Faculté, comme jadis, à quatre heures, lorsqu’il faisait beau, elle venait l’attendre au parloir.

Rien ne semblait trop rigoureux à cette femme tenace dans les décisions qu’elle prenait. Au contraire, une mesure en dictait une autre. Son esprit s’épuisait à nourrir des craintes et sa malice, à l’instant même, les rendait caduques par de minutieuses précautions. Un subit déchirement s’était fait en elle lorsqu’elle avait, de la voiture, surpris son beau-fils caressant les doigts d’une jeune fille. L’explication venue ensuite l’avait atterrée. Jamais, fût-ce une seconde, fût-ce pour en rire, elle n’avait, de sa vie, imaginé Marc dans la posture d’un amoureux traité sérieusement. Pas même ce jour-là, jusqu’au choc. Non, vraiment, l’hypothèse ne s’était pas faite. Elle redoutait, savait-elle quoi ? quelque gaminerie, tout au plus une station entre camarades devant un verre de grenadine ou de quinquina. Pas une pareille compromission ! Pas une telle horreur ! Peut-être, oui, en cherchant bien, du goût pour le jeu. Allons, mille faiblesses, tout en somme, mais un tout propre et limité par le vraisemblable ! Tout, excepté l’avis brutal, et pour elle tragique, jeté à sa face en pleine rue, que Marc n’était plus un enfant, que sa nature, un peu tardive, se dégourdissait, en un mot, qu’il prenait sa qualité d’homme.

Cette évidence, considérée pour la première fois, l’esprit d’Hélène s’en pénétrait à la réflexion, mais son cœur et ses nerfs ne pouvaient l’admettre. Bien que normale, elle l’indignait et la révoltait. Ainsi, l’effort persévérant de plusieurs années, tant de soins déployés pour former un être et rendre sensible une conscience aboutiraient, par le seul jeu de l’instinct viril, à cette pitoyable évasion ? Après avoir, aussi longtemps, été tout pour Marc, il lui faudrait s’accommoder d’un rôle secondaire dans lequel, tout au plus, il la souffrirait ? Elle perdrait sur lui tout contrôle ? Elle le verrait tantôt plongé dans le ravissement et tantôt tourmenté, sans savoir pourquoi ? La passion de régir bouillonnait en elle lorsqu’elle tentait de méditer raisonnablement sur ces désolantes perspectives. Puis, à l’idée que son beau-fils, aujourd’hui si pur, tendrait la jambe pour des coquines du dernier étage et véhiculerait leurs parfums, elle éprouvait positivement un malaise physique et sentait l’amertume lui monter aux lèvres.

La seule méthode qu’elle connût bien était la violence. Assurément, elle en avait dans le caractère, mais surtout elle l’aimait et la pratiquait par tradition et par mépris d’un siècle énervé. Depuis les premières pages de cette étude, on se sera probablement aperçu mainte fois que la logique n’inspirait pas les actions d’Hélène avec une rigueur sans défaut. C’est qu’en elle, aux leçons pleines d’humanité qu’elle avait reçues de son père, venait souvent à s’opposer le sang féodal qui la baignait d’autrement loin, et par deux courants. Il lui était fort habituel de penser en sage et de se conduire en despote. Une victoire marchandée lui semblait sans goût. Celle que, peut-être, elle eût acquise en raisonnant Marc, le sentiment de la devoir à une complaisance, selon ses principes, indigne d’elle, l’aurait rendue presque humiliante pour son amour-propre. On ne s’impose de ménagements qu’envers un égal. Chez un subordonné, l’orgueil s’abat, les tentatives d’indépendance doivent être écrasées. C’est lui faire trop d’honneur que d’en discourir.

Mais elle s’embrouillait dans ses coups. Craignant bien moins d’en faire pleuvoir sans utilité que d’en négliger d’efficaces, elle en portait aveuglément et de trop nombreux. L’incertitude se révélait dans toute sa défense, comme dans le jeu d’un escrimeur qu’a déconcerté une attaque imprévue de son adversaire, Confiante dans sa méthode, dans son empire, tant qu’au hasard de la rencontre et sans colère vraie elle n’avait eu à réprimer que des peccadilles, elle hésitait et s’effarait devant une menace qui lui semblait, en raison même de sa discrétion, d’une insaisissable étendue. Ses sentiments l’avertissaient qu’elle frappait en vain. Elle abandonnait tout espoir. Puis, la fureur s’emparait d’elle et la possédait avec une violence redoublée, son naturel autoritaire reprenait du souffle et, sans se faire grande illusion sur leur influence, elle accentuait tyranniquement de gauches représailles.

Marc lui donnait le réconfort de voir qu’elles portaient. Quatre ou cinq jours après la scène du jardin public, en quittant l’École, rue Soufflot, il avait dû saluer Alice Vulmont, qui stationnait, en compagnie d’une servante âgée, devant un bureau d’omnibus, et n’avait reçu d’elle qu’un farouche regard, Tout concourait, dans cette rencontre, à le persuader que sa belle-mère avait tenu sans respect humain son impitoyable engagement. Pouvait-il deviner qu’à la réflexion l’inélégance d’un procédé bon pour une dévote avait sollicité l’esprit d’Hélène et l’avait arrêtée sur le point d’écrire ? Un tel retour était si peu dans ses habitudes ! Blessé dans son orgueil, sa chevalerie, en même temps qu’énervé par certaines brimades dont il mesurait l’arbitraire, l’adolescent, pas assez brave pour entrer en lutte, s’était contracté sous l’assaut. Mais son silence couvrait un fond d’animosité qui transparaissait malgré lui et chaque atteinte qu’il endurait, loin de l’amender, l’affermissait plus étroitement dans sa muette révolte.

À différentes reprises, l’espace d’une heure, sous le coup d’un abus plus exaspérant, il avait songé à s’enfuir. Savoir sa belle-mère dans les transes, l’imaginer le signalant au commissariat et maudissant le déploiement de sévérité qui la réduisait à cette fin lui paraissait, dans sa colère, une chose délicieuse. Mais, d’abord, l’argent lui manquait. Puis, sa nature, tout en souhaitant de l’indépendance, appréhendait confusément d’en posséder trop et, d’autre part, il redoutait les suites inconnues qui serviraient de conclusion à son escapade. En résumé, plus il pensait à briser ses liens, moins il les trouvait fastidieux. Pour en souffrir continuellement et avec excès, il lui fallait les supporter dans une soumission qui les lui faisait mieux sentir, comme un captif, s’il ne bouge pas, ses entraves le blessent, le poids des fers non déplacés lui meurtrit les muscles, leurs cruelles arêtes l’excorient. Alors, l’aigreur lui fournissait des inspirations et, sans aller jusqu’à faire preuve d’un vrai caractère, il s’accordait audacieusement de modiques revanches.

Hélène l’apprit un jeudi soir, où, cherchant un livre, elle ne put finalement le trouver nulle part. Marc l’avait eu entre les mains une semaine plus tôt. Interrogé, il devint rouge, parut hésiter, puis déclara se souvenir qu’après l’avoir lu il l’avait remis à sa place. La jeune femme, étonnée de son attitude, voulut avoir des renseignements plus circonstanciés et multiplia les questions. Il s’agissait d’un Don Quichotte avec des gravures auquel elle tenait spécialement. Marc avoua tout à coup qu’il l’avait vendu.

— Comment vendu ? s’écria-t-elle d’un air intrigué, comme si le mot qu’elle reprenait lui semblait obscur, pouvait présenter plusieurs sens.

— Pour me faire de l’argent, oui, précisa Marc. J’ai porté le volume chez un bouquiniste.

— Et tu en as tiré ?

— Soixante-cinq francs.

Elle le considéra sans une parole, l’examinant avec lenteur de la tête aux pieds comme pour bien s’assurer qu’il était lui-même, puis haussa les épaules et quitta la pièce.

Telle était la violence de son saisissement que la pensée de faire entendre une menace quelconque ne l’avait même pas effleurée. Dans sa mémoire tourbillonnaient cent images de Marc mis en pénitence ou battu, souvenirs encore chauds d’une domination dont l’ébranlement définitif et le discrédit lui étaient signifiés pour la première fois. Réfugiée dans sa chambre, elle pleura longtemps. Tout n’était pas, dans son chagrin, que peine d’amour-propre et dépit provoqué par son impuissance. L’idée que Marc avait souffert du besoin d’argent au point de commettre une chose laide la bouleversait comme de se dire que, faute d’une aumône, un malheureux avait, par elle, enduré la faim. Jamais, depuis que son beau-fils, en se développant, l’avait contrainte à renoncer aux expédients simples et aux arguments péremptoires, elle n’avait apprécié comme à cette minute la difficulté d’une tactique. « Je n’ai en vue que son bonheur, sa moralité, je ne veux que le bien de cet imbécile ! » gémissait-elle, d’une voix brisée, entre deux sanglots, s’épuisant à couvrir de ces assurances les maladresses dont l’incident qui s’était produit lui avait apporté la révélation. Mais tout au plus en tirait-elle un peu d’apaisement, car leur accent sonnait en elle singulièrement faux et sa conscience lui reprochait avec une grande force d’avoir moins recherché l’intérêt de Marc que suivi les conseils de son caractère.

Sans animosité, sans malveillance, redoutant au contraire de le prendre en faute, elle observa l’adolescent, pendant plusieurs jours, plus attentivement que jamais. Mise en éveil par une audace toute nouvelle chez lui, elle désirait se pénétrer des secrètes nuances de son attitude envers elle. Ce qu’elle découvrit l’étonna. Sous les dehors d’une soumission plus ou moins maussade et d’une politesse résignée, une gêne constante et sourcilleuse se sentait chez Marc, la méfiance transpirait dans toutes ses actions. Fréquemment, ses répliques en portaient l’empreinte. Il n’était pas jusqu’aux regards qu’il posait sur vous qui ne manquassent et de franchise, et de liberté. Son pas même accusait, par ses précautions, comme une volonté d’effacement.

— Tout à fait le courlis ! se disait Hélène.

Sans mentir, c’était plus fort qu’elle ! Le souvenir de cette histoire presque insignifiante, bien des fois contée par son père, lui était revenu d’excessivement loin et maintenant il l’occupait jusqu’à l’obsession. Sous un beau crépuscule, dans une broussaille, elle distinguait, tenant l’affût par désœuvrement, le jeune chasseur qu’était alors le comte de Kerbrat et, près de lui, l’oiseau grisâtre aux pattes décharnées qu’il venait d’abattre en plein vol. De tous côtés, retentissaient les cris courts et faibles des congénères de la victime qui rentraient des plaines se mettre à l’abri pour la nuit. Tout à coup, le chasseur détournait la tête. Un léger bruit d’herbes froissées, comme du bout d’une canne, s’était élevé derrière lui et il voyait la maigre bête qu’il avait crue morte qui, redressée sur ses longues pattes, cherchait à s’enfuir. « À l’instant même, » expliquait-il, « le délire m’a pris. Oui, vraiment, le délire, je n’exagère pas ! D’un seul bond, j’ai rejoint le courlis blessé, je l’ai frappé à coups de crosse, broyé du talon, j’en ai fait à mes pieds une bouillie sanglante. Dans la prudence désespérée de ce pauvre oiseau, j’avais flairé l’horrible crainte et la répulsion que lui inspirait ma personne. Il me donnait honte, comprends-tu ? Ce jour-là, mon enfant, j’ai jugé la chasse. Et, de ma vie, » concluait-il en secouant la tête, « je n’ai plus tiré une cartouche. »

Le rapprochement qui se faisait dans l’esprit d’Hélène entre le sort de son beau-fils et cette anecdote était arbitraire, enfantin, surprenait chez une femme aussi réfléchie, mais suffisait à lui fournir de sérieux scrupules. Sans encore se résoudre à plus d’indulgence, elle redoutait d’avoir tenu le rôle d’une marâtre, avec le sens péjoratif qu’elle prêtait au mot. Plus elle cherchait à dissiper cette appréhension, plus elle s’y trouvait confirmée. Des gentillesses, de bonnes paroles, des sourires aimables, des tentatives qu’elle esquissa, durant cette période, pour remettre Marc en confiance, loin d’obtenir le résultat qu’elle en espérait, aboutirent à l’échec le plus humiliant. Un matin, elle pensa : « Mais il me déteste ! » Comme elle souhaitait avant toute chose d’être respectée, elle voulut s’assurer qu’il importait peu, qu’entre elle et Marc, si les rapports demeuraient corrects et si les principes restaient saufs, l’affection n’était pas un lien nécessaire. « C’est pour lui, non pour moi, » se répétait-elle, « que je me suis donné la tâche de sa formation. Le principal est que j’en fasse un homme accompli. Son ingratitude, je m’en moque ! » Cependant, au milieu de l’indifférence qu’elle s’appliquait à cultiver par ce raisonnement, tous les jours plus aigu, tous les jours plus net, se glissait un malaise qui la rendait lourde et qu’elle ne pouvait surmonter. C’était comme si, voulant dormir après une fatigue, elle s’était vue à tout instant tirée du sommeil par une impression d’étouffement. L’idée que Marc ne l’aimait plus l’indignait parfois et, d’autres fois, la pénétrait de l’amère jouissance que goûte en face de la rancune une âme impérieuse, mais, plus souvent, jetait en elle une contrariété dont s’obscurcissait toute sa vie. Bientôt, la gêne qu’elle éprouvait fut insupportable. Le chagrin apparut pour la compliquer. Dans sa conscience, l’hostilité qu’elle s’était acquise prit les proportions d’un malheur.

Elle rendit à Marc sa pension. Pour ses retours, elle composa, se montra moins stricte et cessa notamment de l’importuner par des surprises qui l’humiliaient, comme passées d’époque. Mais on eût dit de ces largesses qu’elles lui étaient dues, qu’il ne faisait que recueillir petitement en elles les effets d’un remords sans aucun mérite, tant elles semblèrent peu l’émouvoir. Cette attitude, dont aurait pu se vexer Hélène qu’elle payait mal de son effort vers le renoncement, au contraire, l’excita par son imprévu, la stimula dans son désir de rentrer en grâce, car elle y sentait celle d’un homme. Après quelques faveurs, quelque indulgence, devant des mines et des transports d’enfant pardonné, tout son esprit d’autorité l’aurait ressaisie. Négligée, elle comprit qu’elle faisait trop peu. Par induction, la peur lui vint que de longues racines eussent déjà fortifié dans le cœur de Marc le ressentiment qu’il lui vouait et, sur une crise de désespoir qui dura des heures, elle résolut, sans nul égard pour sa dignité, de les extirper à tout prix.

La peinture lui offrait un premier moyen. Marc continuait à s’y livrer avec une passion qui n’était certes pas dans son ordinaire. En moins d’une semaine, discrètement, la jeune femme découvrit au fond d’une impasse un vieil artiste à qui l’effort le plus consciencieux n’avait pas valu grande fortune, et, lorsqu’il eut frémi d’orgueil, en la remerciant, à l’idée toute nouvelle d’enseigner son art, elle mena chez lui son beau-fils. Le franc sourire de gratitude dont elle fut payée lui parut doux comme de revoir après une absence un être cher dont le retour, longtemps attendu, n’était plus tenu pour certain. « Comment n’ai-je pas songé plus tôt, » se reprocha-t-elle, « à lui accorder ce plaisir ? Je me plaignais de son humeur, de sa maussaderie, je tremblais de le voir s’éloigner de moi pour se jeter, avec le feu qu’ils ont à cet âge, dans la société des coquines, quand j’avais là, sans m’en servir, le meilleur remède ! Fallait-il que je fusse égarée ou sotte ! » De ce jour, elle n’eut pas d’ambition plus vive que de trouver pour son beau-fils des divertissements dont, sans révolte, il se vît lié comme d’une chaîne fleurie. La faible estime qu’elle octroyait à certains d’entre eux n’était pas une raison pour les écarter. Au contraire, se méfiant de son naturel, elle comptait plus sur ces derniers pour amuser Marc que sur ceux que, par goût, elle aurait choisis.

C’est ainsi qu’un matin elle lui demanda :

— Que dirais-tu si je prenais des dispositions pour te faire apprendre à danser ?

— À danser ? fit-il, interdit.

Il connaissait depuis longtemps l’aversion farouche qu’avait pour le monde sa belle-mère et n’eût pas ressenti plus de saisissement en l’entendant lui proposer d’entrer dans les Ordres.

— Mais, naturellement, à danser ! Que trouves-tu donc d’extraordinaire dans cette idée-là ? Te voilà devenu presque un jeune homme. Il est bon, mon chéri, que tu sortes un peu. Te figures-tu, reprit Hélène, que je me soucie d’avoir pour fils un grand nigaud qu’on ne voit nulle part ?

— C’est très bien ! Mais, dit Marc, si le monde m’ennuie ?

— Tu ne pourras t’en rendre compte qu’après expérience. On en raffole ou on l’exècre, et les deux s’expliquent, mais il faut premièrement en avoir tâté. D’ailleurs, pourquoi t’ennuierait-il ? Quelle sotte prévention ! Tu n’es ni vulgaire, ni mal fait, et j’en connais de plus stupides.

Hélène soupira.

— Tiens ! fit-elle tout à coup d’un ton brusque et tendre, avec ton air et cette malice qu’ont parfois tes yeux, tu plairas, j’en suis sûre, à toutes les jeunes filles !

I! répondit, flatté :

— Nous verrons bien !

Les leçons de danse l’amusèrent. Son professeur était une femme de la cinquantaine dont les pieds minces, les jambes très fines, et pourtant musclées, qu’elle découvrait jusqu’aux genoux pour montrer les pas, supportaient avec peine une énorme croupe. Malgré cette excessive protubérance, elle allait et venait, merveilleusement prompte, aussi surprenante dans son genre que, dans le sien, le gaillard sec et d’aspect chétif qui défie les hercules des baraques foraines. Marc l’avait prise en affection, dès les premières fois, pour sa tapageuse bonne humeur et la façon qu’elle vous avait de morigéner les élèves moustachus qui suivaient son cours. Il était souple : elle le donnait en exemple aux autres. Il faisait avec elle des progrès rapides.

Cependant, sa belle-mère se multipliait. D’une vie effacée et sérieuse, méthodique, régulière comme celle des provinces, occupée par les livres et l’éducation, subitement, facilement, presque avec plaisir, elle s’était consacrée à une existence que, même jeune fille, quand son bonheur en pouvait dépendre, elle n’avait pas su s’imposer. Par des visites à la douzaine de petites parentes qu’elle se connaissait dans Paris, il s’agissait d’ouvrir à Marc la carrière du monde. Chacune recevait à jour fixe. Autour de son fauteuil, de sa théière, non en vertu des agréments qu’on lui concédait, mais d’une tradition familiale, chacune ainsi réunissait, une fois par semaine, quelques mûres personnes répandues, toutes persuadées qu’en sacrifiant une heure de leur temps à cette démarche aussi coûteuse qu’une macération elles acquéraient, en vue du ciel, des mérites certains. Beaucoup étaient originaires de la Basse-Bretagne. D’autres tenaient à cette région soit par leur alliance, soit par des nœuds de cousinage assez compliqués qu’elles défaisaient vaniteusement à la moindre invite. Chez la plupart, on découvrait, à côté de Vogue, quelque sage gazette quimpéroise, comme, au chevet d’un millionnaire sorti des faubourgs, la casquette ou l’outil de ses jeunes années. Ce fut près d’elles qu’Hélène quêta des invitations, lorsque, servie par le beau nom que portait son père, elle se fut glissée dans leur cercle. Toutes n’eurent pas d’enthousiasme à l’y voir entrer. Les plus dévotes lui reprochaient une posture impie, les plus royalistes une foi bleue, qui, notoires à l’époque de leurs vingt-huit ans, avaient fait scandale autour d’elles. Mais un jeune cavalier ne se refuse pas.

Les débuts de Marc furent heureux. Hélène, du reste, avait tout fait pour qu’ils réussissent. De sa cravate de satin noir à ses escarpins, il n’était pas un seul détail de toute sa toilette qu’elle n’eût vérifié soigneusement. Elle l’avait, au surplus, chapitré, stylé, entraîné aux façons qu’elle voulait lui voir par des exercices de chaque jour, l’obligeant à venir lui baiser la main, réglant sur toute chose sa conduite. Lorsqu’il parut, ce mercredi, précédé par elle, dans le premier des deux salons de Mme d’Aunoux, un murmure s’éleva qui visait la femme et que celle-ci crut provoqué par la fine silhouette qu’offrait aux regards son beau-fils. Avec sa blanche tunique, sa coiffure basse et ce grand buste avantageux qu’elle portait en reine, sans une ombre de morgue ou de coquetterie, elle semblait ignorer qu’elle était charmante. Le piano préludait à quelque fox-trott. Quatre ou cinq dames d’un certain âge entourèrent Hélène qui sentit son cœur se serrer. Quand Marc dansa, son attention, bien qu’assez discrète, se trahit constamment par de brèves œillades et ce lui fut un vrai supplice, au bout d’un instant, que de le voir s’embarrasser dans ses premiers pas sans pouvoir l’aider d’un conseil. La cadence ressaisie, elle respira mieux. Des hommes lui firent des compliments qu’elle rompit bientôt, mais que, d’abord, elle écouta presque avec plaisir. Ses réflexions, au demeurant, n’en furent pas changées. Jusqu’à minuit, elle ne cessa de surveiller Marc, à la fois traversée de mille inquiétudes et ravie de le voir se tirer d’affaire avec une gracieuse assurance.

Ils n’étaient pas dans la voiture qu’elle le prit au cou. Son visage exprimait une tendresse profonde et ses prunelles resplendissaient, en contemplant Marc, de l’orgueil d’une mère passionnée.

— Mon chéri ! lui dit-elle, je suis fière de toi ! Pour un début, c’est merveilleux, pas un tâtonnement, pas une maladresse, pas une faute ! As-tu vu, de toutes parts, comme on t’observait ? Je suis certaine qu’à cette heure-ci les langues vont leur train et qu’il n’est bruit dans le salon de Mme d’Aunoux que du beau météore qui l’a parcouru. Quantité d’imbéciles grimaçaient d’envie. C’est qu’aussi, mon loup, tu danses bien ! Sans en avoir l’air, je rapprochais ta petite personne des cinq ou six qui me semblaient les moins négligeables et je t’assure qu’à tous égards, physique et manières, tu pouvais supporter la comparaison. Si j’étais seule de mon avis, j’en serais surprise… Au moins, t’es-tu bien amusé ?

— Beaucoup ! dit Marc.

Il ajouta :

— Moi, j’adore la danse !

— Et tu fais très bien ! dit Hélène. Quand on commence à réussir dans un exercice, il est si naturel qu’on en prenne le goût !

Elle continuait à lui sourire, lui flattait une main et lui pinçait délicatement le lobe d’une oreille, comme autrefois, lorsqu’il avait, en version latine, obtenu, par hasard, une des premières places.

Abandonnée sur son épaule et secouant la tête :

— Ce qui me tourmente, reprit-il, c’est de savoir si nous serons invités souvent.

— Invités ? Ah ! fit-elle, tu verras, mon loup !

En effet, leurs sorties se multiplièrent. C’était l’époque où, sur le point de fuir la chaleur en quittant Paris pour les eaux, beaucoup d’oisifs, par les plaisirs de soirées intimes, se préparent aux fêtes de l’été. Il semble alors qu’une frénésie toute particulière agite le faubourg Saint-Germain, délivré du carême depuis deux bons mois et remis de l’espèce de convalescence qui, régulièrement, y fait suite. Grâce au prestige que lui valait son nom de jeune fille, Hélène, à qui ni son mariage, ni ses opinions n’avaient fait prendre en franche estime un monde moins fermé, était reçue comme une égale dans certaines demeures petitement entr’ouvertes à la bourgeoisie. Elle les jugeait sans indulgence, mais elle s’y plaisait. Son milieu naturel se rencontrait là. Puisque Marc était d’âge à courir les bals, elle préférait qu’il s’y frottât à des gens médiocres, mais, pour la plupart, bien élevés, qu’à des esprits souvent plus libres, et parfois plus forts, au gré de qui, devant l’argent, tout mérite cédait. L’intelligence et le travail honnêtement compris grandissaient un être à ses yeux. Mais elle tenait pour dégradante la cupidité et elle exécrait l’avarice.

Entre elle et Marc, les distractions qu’ils prenaient ensemble instituèrent assez vite des rapports nouveaux. Ce n’était, certes, pas une camaraderie, car l’étudiant, devant Hélène, demeurait timide, comme elle-même gardait ses distances, mais, à présent, trop de soucis leur étaient communs pour que, souvent, ils ne vinssent pas à les aborder dans une fugitive conjonction. Hélène, alors, se repliait au niveau de Marc qui, lui-même, s’efforçait de monter au sien. Curieuse de tâter son jugement, elle l’amenait à lui parler de certaines figures par quelque détail remarquables, en prenant soin de le lancer non sur les brillantes, mais sur les plus rébarbatives et les plus burlesques. Les saillies du jeune homme provoquaient son rire. Elle en goûtait l’outrance comique, le tour imprévu, se disait tout bas : « Qu’il est drôle ! » Quelquefois même, avec mesure, elle y ajoutait, pour le plaisir de le pousser dans sa diatribe à la plus furieuse injustice. Puis, retrouvant sa dignité, elle arrêtait Marc et, d’un mot, soulignait les excès commis, avec la rigueur d’un arbitre, sans pour cela se départir de son enjouement.

Cette relative complicité lui semblait normale, mais une chose l’étonnait dans sa nouvelle vie. C’était l’aisance avec laquelle elle s’y était faite, quand elle aurait cru en souffrir. Deux mois plus tôt, la perspective de sortir un soir aurait suffi à l’assombrir plusieurs jours d’avance et maintenant qu’elle recevait des invitations à la cadence de deux ou trois dans la même semaine elle ne songeait pas à s’en plaindre. Marc, il est vrai, de contentement, trépignait à toutes et, redoutant qu’elle ne donnât des signes de fatigue, usait près d’elle de mines gracieuses et de cajoleries pour qu’aucune ne fût écartée. D’un bal, elle rentra toute vibrante. Comme elle buvait, servie par Marc, un verre d’orangeade, elle avait, derrière elle, entendu deux dames. Leurs voix portaient un peu plus loin qu’elles n’auraient pensé et, soudain, l’une avait glissé dans l’oreille de l’autre : « Vous dites sa belle-mère ? Allons donc ! On la prendrait plus volontiers pour sa sœur aînée ! » Ce propos la troubla de sérieuse manière. Elle en fit part à son beau-fils, ils en rirent tous deux, mais désormais, dans les salons, quand régnaient les danses, elle l’eut constamment à l’esprit. C’était pour elle moins un sujet de méditation que comme une caresse intérieure. Elle s’en délectait avidement. Expérience qu’autrefois elle eût méprisée, elle essaya de déchiffrer dans les yeux des hommes l’impression produite par son âge. En même temps, l’atmosphère de plaisir facile qui, jusqu’alors, l’avait laissée sans grande émotion, la baignant mieux, lui parut douce, excita son cœur, commença d’agir sur ses nerfs, lui fit porter, malgré sa tête, des regards plus froids sur sa solitude de jadis. Elle soupçonna combien l’orgueil nourrissait en elle l’amour exclusif qu’elle lui vouait. Ses raisons d’y tenir lui semblèrent moins fortes.

Paris se vidait peu à peu. Tous les matins, le vieux Faubourg, un instant secoué, regagnait une once de son calme et rabattait sur ses façades de nouvelles persiennes. Marc fut admis à l’examen de première année avec des notes qui lui valurent l’éloge d’un des maîtres. Hélène en conçut une grande joie. Bien qu’elle sût le jeune homme absolument prêt, elle avait craint, les derniers temps, l’influence fâcheuse que, sur le cours de ses études poursuivies sans goût, auraient pu avoir ses plaisirs. Une déception l’aurait jetée dans d’amers reproches. Le succès de Marc l’exalta.

Ce fut à peine quarante-huit heures après cette issue que, profitant de la chaleur qu’avait mise en elle un repas composé comme elle les aimait, elle lui dit légèrement en quittant la table :

— J’irai demain, dans la journée, chez Mlle Vence, avec les Paulin d’Abancourt.

— Et pourquoi faire ? demanda-t-il. Chez Mlle Vence ?

C’était le nom du professeur qui, deux mois plus tôt, lui avait appris à danser.

— Prendre avec elle, dit la jeune femme, ma première leçon !

Il la regarda.

— Vous ? fit-il.

Elle eut un rire de gorge, un rire voulu. Puis, sur un ton d’impertinence qui trahit sa gêne, mais d’une voix mesurée dans ses inflexions :

— Et pourquoi pas ? répliqua-t-elle. D’autres le font bien ! J’en ai assez, quand nous sortons, de compter les couples. En fait de plaisir, c’est médiocre ! Je ne suis pas encore une grand’mère, tu sais !