Le Supplice de Phèdre/08

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 159-182).
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Le surlendemain de cette surprise, dans la matinée, Hélène, encore tout étourdie, s’habillait sans hâte lorsqu’elle fut dérangée par sa femme de chambre.

— Monsieur Laroque est au salon. Il demande Madame.

— Qui ça, monsieur Laroque ?… Monsieur Laroque ?

Elle prit le temps de réfléchir et elle se souvint. Ce devait être un des grands chefs de la Société pour le compte de laquelle naviguait Michel.

— C’est bien, fit la jeune femme, dites que j’y vais.

Elle sortit de chez elle dans les cinq minutes. Le visiteur était debout auprès du piano. Il la salua d’un air gêné. Elle le fit asseoir.

— Madame, dit-il, je suis porteur d’une mauvaise nouvelle.

— Mon mari ? jeta-t-elle, subitement glacée.

— Oui, madame. Une dépêche reçue à l’instant. Le commandant rentrait en France. Il passait à Suez. Il a été frappé hier d’une insolation.

— Oh ! fit Hélène.

Elle répéta : « D’une insolation ? » comme si le mot l’interloquait, lui semblait obscur, puis demanda d’une voix rapide :

— Son état est grave ?

— Hélas ! oui… Nous craignons… Excessivement grave !… Aucun espoir, malheureusement, ne paraît permis.

— Mais enfin, cria-t-elle, que dit la dépêche ?

M. Laroque prit un air sombre et baissa les yeux.

Hélène sentit un nouveau froid lui gagner les membres en scrutant ce visage qui se dérobait. Déjà, la mort de son mari, foudroyé si loin, ne faisait pour elle aucun doute. Cependant, elle voulait une confirmation. Deviner un malheur d’une telle importance nous semble une aide ignominieuse prêtée au destin. Craintivement, elle souffla :

— Tout est-il fini ?

Le visiteur lui répondit d’un lent signe de tête. Alors, elle se mit à pleurer.

Marc, justement, était sorti, vingt minutes plus tôt, pour aller prendre une inscription à l’École de Droit. Hélène l’attendit dans les transes. Elle sanglotait, mais souffrait moins de la catastrophe que d’avoir tout à l’heure à la révéler. Dans son esprit, avant elle-même, plus directement, celle-ci frappait et son beau-fils, et ensuite sa fille. L’étendue de la perte, infinie pour elle, n’allait-elle pas déterminer dans ces jeunes natures un désordre animal d’une violence affreuse ? Quand Marc rentra et qu’il la vit le visage en pleurs, ses regards exprimèrent la stupéfaction. Elle le saisit par un poignet, l’attira près d’elle, le baisa fiévreusement à plusieurs reprises.

Dans le flot des paroles qu’elle jetait sans suite, il ne pouvait ni découvrir une raison quelconque, ni parvenir à démêler la cause de sa peine. Enfin, ces mots sonnèrent, distincts : « Ton pauvre papa ! » Ce fut, pour lui, l’évocation, sous un ciel farouche, d’un bâtiment désemparé plongeant dans la mer, de chaloupes s’éloignant à renfort de rames, de son père demeuré le dernier à bord et, sur le point de s’élancer vers un bois flottant, se trouvant aspiré par le tourbillon. Dans l’espace d’une seconde, tout un drame atroce. Lorsqu’il connut la vérité, plus humble et plus sèche, il s’abattit sur sa belle-mère en poussant un cri. Elle le sentait qui, du menton, meurtrissait sa gorge et qui, les doigts à même la peau, non sans lui faire mal, lui pressait les bras nerveusement.

Pourtant, Hélène dut constater qu’il ne pleurait pas. S’étant soustraite avec douceur à sa forte étreinte, elle quitta le salon au bout d’un instant pour avertir Marie-Thérèse qui fondit en larmes et qu’elle consola de son mieux. Puis, traînant la fillette, elle revint vers Marc. Il avait un air morne et désespéré, mais, à vrai dire, plutôt songeur qu’empreint d’émotion, et, sous son front barré de plis, ses yeux restaient secs. « C’est, » pensa-t-elle, « un homme déjà. Comme il se contient ! » Elle était loin de soupçonner que son attitude reflétait strictement sa posture morale et que, gêné de souffrir peu, il sondait son cœur sans y trouver les arguments d’une tendresse blessée.

Des nouvelles plus complètes arrivèrent bientôt. Pendant dix jours, l’appartement fut aussi glacé que si Michel avait dormi son dernier sommeil entre les cloisons d’une des chambres. Tout l’esprit de chacun se tendait vers lui et le silence ne résonnait, à longs intervalles, que de paroles dites par Hélène entre deux soupirs pour vanter ses mérites et ses perfections. Elles touchaient l’âme de Marc sans la pénétrer, comme il advient quand nos oreilles doivent subir d’autrui l’éloge d’une personne étrangère. La pensée de son père l’attristait sans doute et, dans les vues qu’il accordait à son proche futur, il ne pouvait, sans ressentir un honnête regret, méditer sur sa place éternellement vide, mais quelles empreintes relevait-il, dans sa destinée, de cet homme froid, systématique et toujours absent ? Quel lien sa mort inattendue venait-elle de rompre ? On le savait tantôt en route pour Adélaïde et tantôt naviguant sur les mers de Chine, on apprenait, plusieurs semaines après l’événement, que son navire avait souffert sur un point du globe d’une tempête qui l’avait sérieusement secoué, puis il rentrait, collectionnait des potins bretons et repartait pour quatre mois sans verser une larme. Incapable, à son tour, de pleurer sur lui, Marc attribuait le peu d’ampleur de son déchirement au faible éclat des témoignages de sollicitude qu’il avait reçus de son père. D’autres fois, il pensait : « Je dois être un monstre ! »

Ce fut l’idée que, subitement, prit Hélène de lui dans le wagon qui les portait, sous un ciel brumeux, par un jour de novembre étonnamment jaune, vers l’humble coin du Finistère, sans nom sur la carte, où la dépouille du commandant allait reposer. Le corps avait quitté Marseille, traversait la France, progressait vers le lieu de sa sépulture, la jeune femme y songeait dans le recueillement et l’émotion d’imaginer une tombe grande ouverte au point précis d’intersection de leurs deux parcours lui causait une souffrance chaque minute plus vive. Elle leva les paupières et regarda Marc. Il contemplait le paysage du même air tranquille qu’un officier de cavalerie assis à sa gauche et, tout à coup, fit à sa sœur un signe de gaieté en lui montrant des animaux dans un pâturage. Hélène, blessée dans son chagrin, détournait les yeux lorsqu’à la suite d’une réflexion de Marie-Thérèse, elle l’entendit rire presque haut. « Quelle indifférence ! » gémit-elle. « Nous irions en Bretagne pour notre agrément qu’il n’aurait pas dans sa conduite plus de liberté. Plaisante-t-on à la veille d’enterrer son père ? » Assourdie et bercée par le bruit du train, elle concentrait sur ces dix mots son indignation lorsqu’il se fit dans ses pensées comme un déchirement. Une image détestée venait d’y surgir. « Que je suis sotte ! C’est cette coquine ! Il ne voit plus qu’elle. Tout son cœur nous est pris par une intrigante ! » tels furent les traits qui se pressèrent dans l’esprit d’Hélène, tandis qu’avec le port de tête d’une femme outragée elle considérait son beau-fils. Depuis dix jours que l’obsédait la fatale nouvelle, l’incident du baiser donné sur l’épaule lui revenait à la mémoire pour la première fois. Elle fut surprise, mais estima d’un beau caractère et se fit un mérite solidement fondé d’avoir pu l’oublier pendant si longtemps.

Sa propre peine était surtout celle qu’elle s’infligeait. À sans cesse la sentir se gonfler en elle, elle ne doutait, du reste, pas qu’elle ne fût sincère. Peut-être, au pis, admettait-elle qu’un remords certain, en se mêlant à ses regrets, la rendait moins pure. Lorsqu’elle vit, à l’église, Marc, d’ailleurs correct, subir les chants des funérailles, tout près du cercueil, sans vraiment accuser aucun désespoir, il lui parut qu’elle se devait de pleurer pour deux et, fiévreusement, elle rechercha de nouvelles raisons dont se pût grossir son chagrin. Artifice étonnant de puérilité ! Touchant manège d’une pénitente qui poursuit des torts jusqu’aux replis de sa conscience les moins engorgés pour doubler le volume de sa contrition ! De la douceur de son mari, de sa loyauté, de sa confiance et de l’amour qu’il avait pour elle, elle s’appliquait à dégager les traits les plus nets, à les parer d’une intention de délicatesse dont le raffinement l’attendrit, puis s’étudiait et rapprochait de ces témoignages l’abominable ingratitude qu’elle avait montrée. Mais, constamment, elle suspendait cette méditation pour éloigner de son esprit le sujet d’une autre, importune et tenace comme une mauvaise mouche. Même aux accents du Dies Iræ, qu’entonnèrent les chantres avec autant d’incompétence que de détachement, elle ne put se flatter d’une complète fusion dans le souvenir de Michel. Ses pleurs coulaient, dans sa poitrine soufflait une tempête, tout le poids du grand hymne accablait sa nuque et, par éclairs désordonnés, elle revoyait Marc se penchant sur l’épaule de sa vieille danseuse. Elle avait beau se répéter que c’était indigne, l’instant d’après, du fond d’elle-même, ces deux figures liées revenaient traverser la figure du mort. Pour se sentir provisoirement enfin délivrée de cette obsession révoltante, il lui fallut le choc sans nom de la mise en terre. Alors, brisée, elle sanglota. Marc, aussi, pleurait.

De la dizaine d’alliés et proches dans le cœur de qui avait pu retentir la mort de Michel, le plus atteint était sans doute le comte de Kerbrat. Persuadé que sa fille souffrait cruellement, il ne prit que le temps, les obsèques finies, de boucler une vieille malle dont les panneaux jouaient et s’en fut à Paris par le premier train. L’excellent homme voulait qu’Hélène, dans son affliction, retrouvât, au besoin, pour s’y engourdir les bras puissants et délicats qui l’avaient bercée. Son arrivée fut accueillie presque avec transport. La jeune femme, que rongeait une sombre amertume, vit dans son père l’unique personne de son entourage dont l’attachement et la tendresse ne l’eussent pas déçue. Elle se souvint du différend qui, trois mois plus tôt, les avait opposés à l’Amirauté, se repentit de sa violence à cette occasion et se reconnut tous les torts. Le sujet valait-il une si chaude querelle ? Quelle fantaisie l’avait poussée à nier l’évidence en faveur de l’ingrat qu’était son beau-fils ? Que le talent de celui-ci fût ou non goûté, elle ne s’en souciait vraiment plus ! Aussi bien, qu’il fit donc ce qu’il lui plaisait ! Si sa nature était grossière, ses appétits bas, sa personne à son aise dans l’avilissement, après avoir, pour l’amender, tout donné d’elle-même, allait-elle s’épuiser à poursuivre une tâche vouée d’avance à l’échec et au ridicule ? N’était-il pas, pour une jeune femme, de buts plus gracieux que le salut d’un libertin, doublé d’un cœur sec, qui n’était pas même son enfant ? Ces derniers mots, qu’elle se disait pour la première fois sans éveiller dans sa poitrine un regret confus, l’aidaient à prendre son parti d’une situation malgré tout humiliante pour son amour-propre. Ils lui servaient à placer Marc au rang d’un pupille dont les écarts en apparence les plus outrageants manquaient de pointe pour la blesser avec profondeur. Dans les baisers qu’elle lui donnait, et qu’elle voulait froids, dans les regards indifférents qu’elle posait sur lui, leur intervention s’exerçait. Elle qui, jadis, entre leurs goûts et leurs caractères, recherchait fiévreusement des similitudes mettait la même avidité, depuis l’enterrement, à en noter les disparates et les distinctions.

Tant que son père fut auprès d’elle, cette humeur dura. Puis, subitement, demeurée seule, en l’espace d’un jour et à une allure d’invasion, elle sentit revenir toutes ses inquiétudes. Les cours de Droit avaient repris leur cadence normale et, comme d’ailleurs il le faisait l’année précédente, Marc s’absentait matin et soir pour y assister. Hélène, de qui le détachement était surtout dû à l’assurance que le grand deuil suspendait pour lui les plaisirs équivoques du Sémiramis, se mit en tête qu’il profitait de sa liberté pour rencontrer, savait-elle où, Mme Aliscan. Sa présomption ne reposait sur rien d’effectif, mais elle voyait à son beau-fils une figure paisible et se disait que si l’intrigue à peine ébauchée avait été interrompue par les circonstances elle l’aurait bien lu sur ses traits. Deux ou trois fois, elle se promit d’interroger Marc. Mais sa présence lui retirait toute espèce d’audace et, au moment d’articuler une première question, sa langue se glaçait dans sa bouche. Ce qu’elle tenait pour un devoir des plus rigoureux lui causait toute la gêne d’une indiscrétion. Elle redoutait d’être accueillie soit avec froideur, soit, pis encore, avec bravoure et impertinence et sentait bien que le moindre air de désinvolture l’aurait confondue sur-le-champ. Puis, qu’eût-ce été si le jeune homme s’était mis à nier ? Ou ses soupçons, reconnus vains, lui auraient fait honte, ou, faute de preuves, elle aurait dû, sûre d’être abusée, prendre son parti d’un mensonge. Pouvait-on concevoir position plus sotte ?

Pendant qu’ainsi, fiévreuse et lâche, elle tergiversait sans parvenir à se fixer dans une direction, la terrible impatience qui grondait en elle lui inspirait les mille mesures qui soutiennent la crainte et demeurent sans effet sur la certitude. C’était un peu comme une revanche de ses intentions sur son manque total d’énergie. À chaque retour de son beau-fils, lorsqu’il l’embrassait, elle promenait sur sa cravate un regard méfiant, elle s’attardait à respirer son visage tendu, tâchant d’y surprendre une odeur, Mais le nœud d’une cravate peut se rectifier et les parfums ne laissent pas tous une odeur tenace. Un seul moyen, surveiller Marc à travers Paris, aurait donné, songeait Hélène, rapidement naissance à un résultat non douteux. Cependant, elle tremblait à l’examiner. Entre le Marc suivi par elle moins d’un an plus tôt et celui qu’à cette heure il faudrait surprendre, la différence lui paraissait à tel point frappante que c’était comme celle de deux êtres. L’appréhender par une oreille dans le Luxembourg n’avait été, lui semblait-il, qu’exercer un droit, tandis qu’épier résolument ses mœurs d’aujourd’hui excédait, à ses yeux, ses attributions. Dans les moments où l’inquiétude la tourmentait trop, le dessein, malgré tout, cheminait en elle. Sa détresse y puisait un peu d’apaisement, avant qu’un tour de son esprit me l’eût écrasé, ainsi qu’une ressource interdite.

Il prit une forme inattendue un jour de l’hiver. Hélène, passant, l’après-midi, dans une rue du centre, remarqua, sur un mur, une immense affiche, C’était celle d’une agence de police privée. Des inscriptions y rayonnaient, en caractères bleus, autour de l’image d’une serrure par le trou de laquelle un œil grand ouvert luisait d’un éclat surprenant.

Après avoir machinalement déchiffré les textes, elle commença par écarter comme une infamie la pensée qui, soudain, l’avait traversée. Une femme honnête ne recourt pas à des procédés qui l’obligent à se mettre en étroit contact avec ce qu’une nation compte de plus bas. Même grimés en soutiens de l’ordre établi, les délateurs ne sont-ils pas les voisins des traîtres ? « Plus répugnants que ces derniers, » se disait Hélène, « puisque, dans l’ombre où ils s’agitent, couverts par les lois, ils n’ont pas même à témoigner d’un certain courage. » Mais quel pouvoir de séduction exerçait sur elle la perspective d’être informée des actions de Marc sans se livrer personnellement à l’odieux contrôle qu’elle brûlait, au fond, d’instituer ! Quatre ou cinq jours, elle fit effort pour se dérober à la tentation grandissante. Justement, plusieurs murs se couvraient d’affiches où s’étalaient, crus et perfides, la serrure et l’œil, et toutes les fois que la jeune femme avait à sortir son regard tombait sur quelqu’une. À chaque rencontre, elle se disait que, pour que l’agence pût engager une telle dépense de publicité, il lui fallait avoir déjà un gros train d’affaires, une clientèle considérable et donc bien servie. C’était la preuve que les scrupules qui l’importunaient étaient assez peu partagés. Bientôt, elle-même s’en soucia moins, puis les sentit fondre. Le seul obstacle encore dressé devant son envie était l’idée de l’humiliante et vilaine démarche qu’elle serait forcée d’accomplir. Un matin, brusquement, elle se décida. Un vif mépris de sa personne lui pinçait la bouche, tandis qu’un fiacre, au fond duquel elle se tapissait, la menait à l’office de la rue Vignon.

Les bureaux occupaient un étage entier. Hélène, d’abord, fut introduite dans une salle d’attente juste assez grande pour contenir deux fauteuils cannés et que flanquaient symétriquement, à droite et à gauche, trois ou quatre réduits de même dimension. Cette ordonnance lui fit sentir l’abjection du lieu par le souci qu’elle trahissait bien ouvertement d’éviter à chacun le regard d’autrui. Les quatre murs entre lesquels elle était captive lui semblaient contrarier sa respiration. « Quel séjour ! » pensa-t-elle en se retournant. » Cette dégoûtante petite cabine a tout vu du monde, excepté, je suppose, une âme un peu noble ! » Un instant, révoltée, elle voulut s’enfuir, préférant ses alarmes à l’ignominie dont elle paierait la certitude qui lui manquait tant. Mais, déjà, le garçon la priait d’entrer.

Le directeur était un homme de l’air d’un gendarme, avec un nez carré du bout, des sourcils épais, de fortes moustaches, des yeux durs. Pas du tout le visage qu’attendait Hélène. Il la salua d’un signe de tête et la fit asseoir, puis demanda sur un ton bref, poli, mais cassant, bien que le timbre de la voix fut parfaitement doux :

— Quel service, madame, puis-je vous rendre ?

Elle murmura des mots sans suite. Il l’interrompit.

— Vous avez intérêt à tout m’expliquer. Si vous voulez que notre tâche soit rapidement faite, fournissez-nous les renseignements qui nous sont utiles, gardez-vous de jouer sur les mots. Autrement, ce serait une visite perdue. Quantité de personnes qui s’adressent à nous commencent, madame, par nous cacher des points importants, ce qui nous met dans l’embarras, sans profit pour elles. La fois suivante, elles se confessent. Qu’y ont-elles gagné ?

— Rien du tout ! fit Hélène. Vous avez raison.

— Alors, madame, je vous écoute !

Elle parla fort peu. L’autorité de cet homme sec assis à une table où elle pensait ne rencontrer qu’un louche sacristain avait suffi à dissiper momentanément ses plus ombrageuses préventions. Le mouchard, ainsi fait, lui semblait moins vil. De temps à autre, elle s’arrêtait dans son exposé pour réfléchir et s’assurer qu’elle disait bien tout, qu’elle n’omettait rien d’essentiel. Lui, l’écoutait en griffonnant quelquefois des notes.

Lorsqu’elle eut terminé, il les parcourut.

— Voyons… la rue Vaneau… jeune homme en deuil… sur la personne de la maîtresse, aucune présomption… J’en fais mon affaire ! conclut-il.

Puis, se levant et s’emparant d’un carnet à souches qui trainait derrière lui sur une étagère :

— L’habitude est, madame, de payer d’avance. Comme il s’agit d’une surveillance qui peut être longue et d’une enquête probablement assez délicate si vos conjectures sont fondées, je ne puis vous fixer un prix forfaitaire. Une provision de cinq cents francs suffira sans doute… mettons six cents pour tenir compte du gros imprévu, corrigea-t-il en remplissant une feuille du carnet, mais je ne donne à cet égard aucune garantie. Tout dépendra du temps passé par mon inspecteur.

Hélène compta d’une main fiévreuse la somme demandée et la déposa sur la table.

— Un dernier mot ! J’ignore, madame, si vous êtes mariée, si le courrier vous est remis sans intermédiaire. Pourrons-nous adresser le rapport chez vous ?

— Mais, pourquoi pas ? répondit-elle. Certainement, monsieur !

Elle était toute surprise que ce fût fini. L’instant d’après, dans sa conscience, au plus grand désordre, succédait l’apaisement le plus absolu et, dans ses membres, à la fatigue, un bien-être étrange, comme une légèreté d’hirondelle. Sur le trottoir, encore mouillé d’une récente averse, qu’elle descendit jusqu’au Printemps d’un pas allongé, l’indiscrétion d’un pâle soleil lui parut charmante. Elle jugeait d’assez haut ses anciens scrupules et s’étonnait ingénûment d’avoir hésité devant une démarche aussi simple.

Répit factice, et dont, en somme, elle devait peu jouir ! Le soir même l’impatience la gagnait déjà. Le jour suivant, au déjeuner, elle observait Marc et ne pouvait, sans ressentir un profond malaise, subir l’idée qu’à son départ pour l’École de Droit, qui s’était produit vers neuf heures, des policiers lancés par elle l’avaient espionné. Jamais encore, sur son visage, dans sa manière d’être, elle n’avait vu se refléter autant d’insouciance, dans ses regards briller le feu d’une jeunesse plus chaste, et elle mettait de la passion à se persuader que la mesure qu’elle avait prise était superflue. Cependant, le rapport lui serait précieux. Jusqu’au rapport, elle savait trop qu’elle dormirait mal et qu’au plus doux de sa confiance de cruels soupçons viendraient constamment l’ébranler. Nulle impression n’était de force à détruire en elle le baiser sur l’épaule du Sémiramis. Faisant la part de l’âge de Marc et de l’entraînement, elle admettait que ce pût être une de ces folies qui n’ont pratiquement aucune suite, mais refusait de s’en donner la moindre assurance avant d’y être autorisée par un témoignage. Cinq journées s’écoulèrent dans une vaine attente. Hélène, sur des charbons, ne sortait plus, guettait, aux heures où se faisaient les distributions, le coup de sonnette du concierge et, entre temps, se fatiguait à conjecturer tantôt la cause de ce délai, pour elle anormal, tantôt le mot même de l’enquête. Elle écrivit pour demander qu’on pressât celle-ci. Mais, répugnant à ce que l’homme de la rue Vignon eût dans les mains sa signature au bas d’un rappel, sur le point de jeter sa lettre à la poste, elle la déchira toute timbrée.

Le sixième jour, dans la soirée, le rapport parvint. Son texte occupait trois grandes pages. Avant même de le lire, rien qu’à sa longueur, Hélène comprit que ses alarmes avaient une raison, qu’au résultat d’une surveillance vraiment inutile on n’aurait consacré qu’un bien moindre espace. Ses yeux, d’abord, le parcoururent en sautant des lignes. Dès qu’il semblait lui apporter une révélation, elle glissait rapidement sur le paragraphe où palpitait, vêtue de mots, cette ombre effrayante. Puis, délibérément, phrase après phrase, elle prit connaissance de l’ensemble. Alors ses mains, déjà toutes moites, se mirent à trembler et, à mesure qu’elle progressait, respirant à peine, elle sentait que son dos se refroidissait.

Rien n’était ambigu dans l’ignoble écrit. Trois jours plus tôt, et la veille même à deux heures moins vingt, Marc s’était dirigé, par telle et telle rue, vers une maison du petit square de Latour-Maubourg. On l’avait vu s’y arrêter au troisième étage et pénétrer chez une dame veuve du nom d’Aliscan. Il en était, chaque fois, sorti peu après quatre heures pour rentrer rue Vaneau par un omnibus. Une personne de confiance, habilement sondée, avait donné pour habituelles, depuis plus d’un mois, ces visites du jeune homme dans l’après-midi. La locataire le recevait en déshabillé. On tenait pour certain qu’elle fût sa maîtresse.

La face d’Hélène, à cet endroit, prit une telle chaleur qu’il lui parut confusément, l’espace d’une seconde, qu’elle allait tomber évanouie. Dans son esprit, le mot : maîtresse, comme dans un ciel noir, s’inscrivait sans relâche en zig-zags de feu et ses oreilles en bourdonnaient jusqu’à la souffrance. Tout à coup, sous son doigt, elle sentit une feuille que retenait une courte épingle à l’avant-dernière dont elle n’avait pas la surface. Les trois plus grandes la lui avaient complètement cachée. Elle fit effort sur sa douleur et put lire ceci :

« Mme A. est âgée de 46 ans. Née Thérèse-Bernadette-Augustine Perroux, elle est la veuve de Charles-Édouard, ancien coulissier, décédé à Paris en 1920. On lui connaît une fille mariée qui habite Bordeaux et un fils, officier sorti de Saint-Cyr, actuellement en garnison à Clermont-Ferrand. L’intéressée passe pour avoir une certaine fortune. Relations bien posées, mais qu’elle cultive peu. À en croire des personnes qui la touchent de près et qui, toutes, paraissent dignes de foi, sa conduite, sans verser dans la galanterie, serait plutôt assez légère, et même dissolue, bien qu’à cette heure le demandé soit son seul amant. Si des détails complémentaires et toutes précisions étaient désirés sur ce point on pourrait entreprendre une nouvelle enquête. »

Les mots : complémentaires, toutes précisions, étaient soulignés par deux fois.

Subitement révoltée par l’odieux rapport :

— De vrais coquins ! se dit Hélène en froissant les feuilles qu’elle serra nerveusement au fond d’un tiroir. Quelle horreur de penser que la loi les couvre ! Ah ! comme une balle de revolver, reprit-elle tout haut, serait bien à sa place dans ces têtes d’espions !

Précisément, à cette minute, Marc frappa chez elle. Il venait la prier de lui rendre un livre et s’arrêta non moins surpris de son expression que de la couleur de son teint.

— Tiens, fit-il, petite mère, comme vous voilà drôle ! Seriez-vous souffrante ?

— Non, dit-elle.

Il insista, mais, sans répondre, elle quitta son siège et, lui mettant entre les mains l’ouvrage demandé, l’invita d’un ton bref à la laisser seule.

Elle ne pouvait, littéralement, supporter sa vue. Il lui inspirait du dégoût. Ses traits si purs lui semblaient suer un vice effroyable. Tantôt sa bouche s’offrant à elle, et tantôt ses yeux, elle frissonnait d’y découvrir au moindre examen mille des signes extérieurs de l’hypocrisie, ou bien certaines de ses paroles la persécutaient et, devinant de quel langage il était capable, elle en détestait l’innocence. Toute la nuit, sa douleur la tint éveillée. Brûlée de fièvre, elle voyait Marc, et à divers âges, occupant, au lieu d’elle, Mme Aliscan. L’horrible femme était pour lui belle-mère et maîtresse. Voici, gamin, qu’elle le grondait et qu’elle le secouait, puis, l’attirant sur sa poitrine, dénudait sa gorge et la lui donnait à baiser. Dieu ! dans ses prunelles, quels éclairs ! Après des mois et des années d’un commerce infâme, elle le renversait sur son lit. Dès lors, l’enfant désemparé, devenu sa proie, ne vivait plus que pour offrir à des chairs sans nom un rafraîchissement perpétuel. À chaque tableau qu’elle se faisait de cette basse débauche, Hélène mêlait son personnage comme celui d’une folle de qui les plaintes et les blasphèmes réjouissaient l’amante sans toucher les entrailles de sa jeune victime. En vain ses cris suppliaient-ils et maudissaient-ils, le couple affreux tournait vers elle des regards cyniques et n’en perdait pas une caresse. Sa poitrine éclatait sous l’indignation, le désespoir de l’impuissance lui tordait les membres, et tout à coup soufflait en elle une horreur plus vive qui la raidissait dans les draps. Un instant, ses yeux secs déchiraient la nuit. Puis, ses pensées prenaient un cours moins extravagant et elle se mettait à pleurer.

Lorsqu’au matin elle revit Marc et qu’il l’embrassa, elle était épuisée, mais beaucoup plus calme. Déjà, le sens de son devoir, maîtrisant ses nerfs, rendait à son cœur l’énergie. Mieux à même de juger la situation, elle reconnut avec sagesse et qu’elle était grave, et, en même temps, que sa douleur l’avait amplifiée. La folie d’un jeune homme, n’est-ce pas chose courante ? Cela vaut-il qu’on s’en émeuve comme d’une catastrophe ? Dans le domaine pathologique, s’effraie-t-on d’un rhume, va-t-on trembler ridiculement pour une simple grippe que quelques soins élémentaires suffisent à combattre ? Puisque Marc n’avait pas cette délicatesse grâce à laquelle certaines natures prennent toujours le pas sur leurs impulsions dégradantes, le mieux était de remédier, sans chercher plus loin, au désordre inquiétant de ses nouvelles mœurs. Aussi bien pouvait-on conserver l’espoir que l’égarement qu’il subissait serait peu durable et qu’une manœuvre assez facile en viendrait à bout.

« Mais par où l’engager ? » se disait Hélène. « Comment agir, dans un temps bref, sur cet imbécile, à la fois discrètement et d’une manière sûre ? » Le procédé le plus direct, une explication, n’effleura même pas sa pensée. Pour rien au monde, elle n’eût voulu paraître avertie. Non seulement sa fierté en aurait souffert, mais le fait même de reprocher une maîtresse à Marc l’aurait choquée dans sa pudeur, sans qu’elle sût pourquoi, comme une formidable indécence. L’unique ressource était d’user de pondération et d’essayer, par une série de timides appels à ses sentiments d’autrefois, d’amener le jeune homme à se confesser. Tâche ingrate et si peu dans ses aptitudes ! Elle n’en avait encore passé qu’un bref examen que déjà, se tâtant, elle s’en effarait et s’y présumait inférieure. Puis, sur la foi de quelle donnée prêtait-elle à Marc le repentir que postulait un tel abandon ? Supposé qu’il en eût ou qu’il lui en vint, serait-ce avant de longues semaines, maint effort stérile, des alternatives innombrables, qu’un résultat définitif pourrait être acquis ? La jeune femme n’avait pas le courage patient. Moins que jamais dans cette affaire où toute heure perdue lui semblait consacrer un échec plus grave.

Elle relisait avec douleur, pour la vingtième fois, le rapport établi par les détectives lorsqu’un soir, brusquement, une pensée lui vint. Si, pourtant, Marc, fanatisé par sa vieille maîtresse, se faisait illusion sur l’âge de cette femme ? « Ridicule hypothèse ! » se dit-elle d’abord, tant la passion qui l’animait depuis plusieurs jours défigurait dans sa mémoire Mme Aliscan. Il n’aurait pas été besoin d’insister beaucoup pour lui faire déclarer de la meilleure foi que cette personne était boiteuse, ou bossue, ou bigle, — en tout cas, qu’elle eût l’air d’une quinquagénaire, ne faisait pour elle aucun doute. Mais, de romans qui prétendaient à offrir de l’homme une peinture exacte et complète, elle avait retenu qu’en matière galante l’aveuglement sur les défauts les plus manifestes était de règle aussi commune que la confiance même et bientôt le soupçon qu’elle avait formé prit dans son âme, toujours ouverte aux lueurs de l’espoir, une extraordinaire consistance. Un détail, au surplus, l’y affermissait. Marc ignorant que sa maîtresse eût de son mariage deux enfants à cette heure tous deux établis, un élément des plus précieux, d’une valeur unique, lui manquait pour se faire une opinion juste. Rien ne semblait plus indiqué que de l’en instruire. « Si, réellement, j’étais sa mère, » pensait la jeune femme, « hésiterais-je une seconde dans un pareil cas ?… C’est là mon fort. Il saura tout. Je la démasquerai ! » se promit-elle énergiquement lorsqu’elle fut au lit. L’agitation qu’elle éprouvait la tint éveillée. Elle calculait avec bonheur l’effet saisissant que produirait sur la passion de l’écervelé une révélation si formelle.

Cependant, il fallait y trouver prétexte. Des jours durant, l’esprit d’Hélène n’eut d’autre ambition que d’enfermer le renseignement qu’elle voulait fournir dans un fait habilement provoqué par elle et qui pût sembler tout fortuit. Après avoir consciencieusement étudié dix plans, elle tenta, pour finir, d’en dégager un et s’aperçut que le moins fou restait insensé. Mille obstacles empêchaient son exécution. N’allait-il pas jusqu’à prévoir des complicités dans la famille de la personne qu’elle brûlait d’atteindre et son entourage immédiat ? Alors la chance qui rayonnait s’obscurcit d’un coup et, de nouveau, le désespoir s’empara d’Hélène. Cette fois-ci, non plus lâche, mais presque furieux. Se sentant sur la voie d’un succès prochain, elle enrageait d’être arrêtée dans sa progression par un accident matériel. C’était comme si, voyant enfin triompher sa cause d’appétits présomptueux sur un héritage, elle ne pouvait, faute d’un papier, toucher cette fortune. À quoi bon la prudence et les ménagements ? Ce qui n’était qu’une prétention devenant un droit, toute espèce de tactique lui parut indigne et toute précaution dégradante. Payer d’audace, intimider, désarmer sans lutte, telle était la tendance de son caractère, et n’était-ce pas la seule méthode vraiment honorable ? Quel égarement l’avait conduite à des tentatives dont elle rougissait aujourd’hui ?

Le principal était pour elle d’en terminer vite. Que ce fût habilement lui importait peu. Le soir même, au dîner, se tournant vers Marc, elle lui dit sans trahir la moindre émotion :

— Tiens ! j’oubliais… C’est pourtant drôle ! Paris n’est pas grand. Tu sais bien, ta danseuse du Sémiramis ?

— Ma danseuse ? fit-il. Quelle danseuse ?

— Voyons, cette blonde… Rappelle-toi donc ! Tu m’as dit son nom.

Il murmura d’un air gêné :

— Madame Aliscan ?

— Aliscan, oui, c’est ça ! Madame Aliscan… Figure-toi que je l’ai rencontrée au Louvre !

— Ah ! fit Marc.

— Tout à l’heure ! poursuivit Hélène. Elle s’y trouvait avec son fils. Il est bien son fils ! Menu comme elle, mais élégant, d’une jolie tournure… L’échantillon le plus complet du jeune officier !

Marc était devenu d’une extrême rougeur.

— Et comment donc avez-vous su que c’était son fils ? demanda-t-il avec effort, d’une voix qui tremblait.

— Mais, sans chercher ! s’écria-t-elle. Par lui-même, mon loup ! Je marchais derrière eux dans une foule énorme. Quand on appelle, comme il l’a fait, une personne : maman, selon moi, c’est assez significatif !

Elle agita gaiement la tête et se mit à rire. Marc était sur le point de verser des larmes. Un instant, les traits durs, la poitrine battante, elle le regarda fixement, tourmentée par l’envie de le questionner et d’obtenir qu’il lui livrât la cause de son trouble. Mais la présence de sa fillette lui rendit du calme. Elle saisit une cuiller, se servit d’un mets. Puis elle reprit avec l’accent de l’admiration :

— Elle est étonnante, cette femme-là ! Avoir un fils… je ne sais pas… d’au moins vingt-cinq ans, peut-être marié, déjà père, et danser comme une folle au Sémiramis… Je voudrais bien lui ressembler quand j’aurai son âge !