Le Supplice de Phèdre/10

La bibliothèque libre.
Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 214-251).
◄  ix

x


Hélène riait dans l’escalier, qu’elle descendait vite, tant elle était pressée de fuir cette maudite maison, et elle rit encore dans la rue. Quelle impression de soulagement ! Quelle détente physique ! Victorieuse, apaisée, l’esprit libre enfin, comme, à présent, elle mesurait les difficultés que son entreprise comportait ! Quelle ivresse d’y penser dans la réussite ! Puis, l’invention de cette vieille femme la réjouissait tant ! Une bouffonnerie à ce point folle, elle éprise de Marc, c’était de quoi, positivement, lui tirer des larmes toutes les fois que demain et jusqu’à sa mort il lui adviendrait d’y songer ! Fallait-il que le vice eût l’agonie dure pour, à l’instant de renoncer, brandir une telle arme ! Où la rage impuissante ne descend-elle pas ? « Elle aurait pu tout aussi bien, » se disait Hélène, « m’accuser d’un meurtre ou d’un vol ! Ce qui n’empêche, » reprenait-elle, « qu’elle est allée loin et qu’une bonne gifle aurait été parfaitement placée sur sa vilaine bouche de sorcière. Je crois vraiment que j’ai eu tort de lui en faire grâce !

Ce regret lui donnant un peu d’amertume, elle recourut pour le combattre à des arguments dont l’insuffisance la surprit, puis voulut oublier l’injurieux propos. Mais sa mémoire lui présentait avec insistance l’étrange regard qu’on avait eu en le proférant et ses oreilles, comme si la voix résonnait en elle, tintaient encore des propres mots qui l’avaient formé. Soudain, de même que dans un air connu de longue date et jugé sévèrement ou dédaigneusement, à l’improviste, un trait nous frappe comme assez curieux, le « dont j’étais sûre » l’intrigua. « Sûre de quoi ? » se dit-elle, et elle réfléchit. « De cette horreur, c’est évident, (faut-il qu’elle soit folle !) mais d’où venait une certitude d’un pareil calibre et comment l’y ai-je confirmée ? Aurais-je eu, par hasard, une phrase équivoque ? » Elle rechercha sans rien trouver qui la compromît que le ton vif et chaleureux de sa discussion. « C’est donc mon accent ! » reprit-elle. « Cette éhontée pensait sans doute qu’on réclame un fils avec autant de politesse qu’un objet perdu. Oui, j’y ai mis de la hauteur et de la passion, je lui ai dit sans ménagements de dures vérités, mais toutes les mères chez qui le vice n’a pas tué l’esprit auraient fait de même à ma place. Si elles deviennent rares, il en reste ! Ce doit être cela qu’elle ne comprend pas. » L’explication qu’elle découvrait lui parut si juste que son souci, provisoirement, en fut dissipé. Le joli temps, les trottoirs secs lui donnaient des jambes. Sa rapide victoire la grisait. Elle appartint sans nulle réserve à son contentement.

Mais, dès qu’elle fut rentrée chez elle et qu’elle revit Marc, l’étrange malaise la ressaisit, plus aigu cette fois, déterminant dans sa caresse une hésitation lorsqu’elle embrassa son beau-fils. On aurait dit qu’elle se livrait à un acte impur. Quels ne furent pas son étonnement et son déchirement lorsqu’elle sentit un plaisir fou lui monter au cœur à la pensée que, désormais, sur cette joue si fraîche, ne frémiraient plus certaines lèvres ! Elle avait beau vouloir calmer une exaltation que la semence jetée en elle trois quarts d’heure plus tôt lui faisait trouver peu décente, c’était vraiment, dans sa poitrine, un chant d’allégresse qui, sous l’effort qu’elle déployait pour l’y étouffer, multipliait à l’infini ses variations et retentissait largement. Marc, écrasé dans un fauteuil, une main sur les yeux, paraissait toujours morne et méditatif. Pourquoi, dès lors, au lieu d’avoir cette contrariété qui, le matin, l’avait poussée à fuir sa présence et fait sangloter dans sa chambre, éprouvait-elle en l’observant une espèce de joie ? Si, réellement, dans son dépit, son intervention, rien n’était équivoque, ou du moins suspect, par quel effet, n’ayant rempli qu’un devoir de mère, découvrait-elle au résultat qu’elle avait acquis l’enivrante odeur d’une vengeance ? Comme elle allait s’en tourmenter, elle se rassura. « C’est assez normal ! » pensa-t-elle. « Je manquerais de caractère et vaudrais bien peu si le tort spirituel qu’elle a fait à Marc me laissait sans rancune contre cette coquine. La confusion qu’elle a subie me donne du plaisir, et pas du tout la sombre humeur où Marc est plongé ! » Pour s’en convaincre, elle fit retour sur le sentiment qui avait manqué l’émouvoir, comme, au physique, on tâte un mal avec insistance par désir de connaître où il retentit. Voyons, c’était clair ! Aucun doute ! « À la fin, » conclut-elle, « je deviens idiote ! Vais-je m’occuper des inventions d’une femme folle de rage, lorsque j’ai pour moi ma conscience ? » Elle arrêta sur son beau-fils un regard oblique dont la rigueur n’était mêlée d’aucune compassion. Puis elle quitta la pièce commune pour gagner sa chambre où, soigneusement, elle mit de l’ordre et compta du linge, se croyant enfin l’esprit libre.

Mais l’inquiétude, au fond d’elle-même, renaissait sans cesse et, sans cesse, les paroles qui l’avaient causée revenaient l’obliger à jeter une flamme. Au bout d’une heure, d’abord un livre, un ouvrage ensuite, qu’elle avait pris pour se distraire et maniés sans goût, reposaient auprès d’elle sur un guéridon et, renversée dans son fauteuil, les paupières mi-closes, une extrême lassitude lui pesant aux membres, elle s’enfonçait et se perdait dans des réflexions d’une mélancolie accablante. Tout le travail que son esprit s’était assigné consistait à trouver dans ces derniers mois de quoi fournir un démenti à l’accusation qui, décidément, l’obsédait. Où le prendre ? Il était, peut-on dire, partout et, en même temps, ne se montrait, si l’on veut, nulle part ! Sourdement ébranlée dans son assurance, elle commençait à exercer sur ses moindres actes cette critique soupçonneuse et décourageante qui, bien plutôt qu’elle n’étudie, recrée ou transforme. Aucune des vues rétrospectives qu’elle souhaitait d’elle-même n’avait proprement de netteté. Toutes baignaient dans la plus irritante des brumes. Au Luxembourg, un an plus tôt, pour prendre un exemple, elle avait fait, et de quel cœur, cette sortie furieuse. Était-ce par simple indignation ou par jalousie ? Elle tançait Marc, punissait Marc, le voyait bouder, lui rendait alors toutes ses grâces, comment savoir si la raison dictait cette clémence ou si autre chose l’inspirait ? En décidant de le distraire, avait-elle péché ? Elle s’y était plue, était-ce mal ? Plus elle donnait de son esprit à toutes ces questions, plus elle sentait comme une conscience peut être au supplice lorsqu’on s’évertue à l’y mettre. « Jeu stupide ! » finit-elle par lancer tout haut. « Réussit-on, devant la neige, même en s’appliquant, à se persuader qu’elle est noire ? »

Mais, tout à coup, elle tressaillit. Ses paupières battirent. Un long moment, elle oublia sa respiration, comme sous l’effet du saisissement que produit un choc. Promenés autour d’elle avec détachement, ses yeux venaient de rencontrer, sur une étagère, la seule image de son mari qu’elle eût dans sa chambre. Alors, comme si, de ce portrait, jaillissait, aigu, l’argument jusque-là recherché en vain, une épouvante inexprimable et qui fit tache d’huile s’empara d’Hélène effondrée, Qu’on se figure une somnambule reprenant ses sens pour voir briller dans sa main droite la lame d’un poignard et pour buter, l’instant d’après, sur le corps d’un homme. Quelle surprise et quel cri d’incrédulité ! Quelle chute, ensuite, de la stupeur dans le désespoir ! Quelle déchirante malédiction jetée par une folle à tel fond trouble et passionné qu’elle se prête soudain ! Comme elle se sonde, comme elle se presse, comme elle se torture pour éclaircir l’obscurité qui baignait son âme lorsqu’elle a commis son forfait ! Dans les minutes qui précédèrent le retour d’Hélène à une apparence de sang-froid, ces réactions, qu’elle subit toutes, lui brisèrent l’esprit, comme si, vraiment, le pire des crimes ou la pire des hontes justifiait de leur part tous les paroxysmes. Assez vite, sous les pleurs, cet excès tomba. Mais pour ouvrir à la pensée quelle atroce carrière ! D’un phénomène longtemps jugé d’éloignement physique sans complication d’aucune sorte, se dégageait expressément un sens effroyable. La vérité prenait, au jour, la face de l’inceste. Non, Michel, en trois mois, n’avait pas changé ! Si, brusquement, à l’indulgence envers sa personne (on peut même dire à cet oubli que donne l’habitude), le dégoût le plus vif avait succédé, c’était que Marc, à la faveur de l’adolescence, s’était saisi, dans un cœur vide, d’une place importante. Et fallait-il que ce cœur-là fut aveugle et sourd ! Mille traits auraient dû l’avertir. De relâchement, d’admiration, d’intérêt, d’orgueil, à l’examen le plus rapide, ils se distinguaient. Peut-être, hélas ! tandis qu’au bal, secrètement maudite, votre bouche surprenait par son amertume, méditiez-vous douloureusement sur votre abandon, trop honnête visage de Michel ! Mornes yeux, front glacé, vous cherchiez vos torts ! Comment sentir celui d’avoir, près d’une femme indigne, placé naguère, avec confiance, un fils trop charmant ? Plus perspicace, lisant en elle, éprouvant leurs nœuds, eussiez-vous cru qu’elle le formait à sa propre image pour pouvoir, un jour, l’adorer ? Ô détours hypocrites d’une concupiscence ! Comme elle se voile, comme, soigneusement, elle efface ses pas ! L’esprit d’Hélène tâtait une cause aussi nette que forte, puis stupéfait qu’elle se trahît sans s’être annoncée, hésitait encore à l’admettre. Tant de signes concordants l’emplissaient d’angoisse, mais n’était-ce pas son inquiétude et son déchirement qui les imputaient à l’amour ? « Non ! » jetait puissamment une voix intérieure. Lorsqu’en nous la conscience fait jaillir son cri, bientôt nos doutes, intimidés, vacillent et s’éteignent, comme le chant d’un poltron dans l’obscurité. Hélène, en proie, par intervalles, au murmure des siens, frissonnait alors même de sa certitude et ressentait pour sa personne une horreur si grande qu’elle se reprochait d’être en vie. Dans un élan de contrition, dès ses premières larmes, elle avait pris sur l’étagère l’image de Michel. Plusieurs fois par minute, elle la contemplait. Un long baiser désespéré suivait chaque regard et, puérilement, la langue en pointe, elle posait ses lèvres à l’endroit même où se marquaient celles de l’effigie, pour mieux faire amende honorable. À cette figure déjà fanée, jaunie par le temps, elle adressait avec passion des mots bien plus doux que les plus doux qu’eussent reçus d’elle, aux plus belles des heures, les grandes oreilles inexpressives qu’on y voyait poindre. Son index en lissait légèrement les traits. Elle finissait, à force d’âme et de recueillement, par lui découvrir une noblesse. Elle lui criait son désespoir, lui jurait sa foi et implorait d’elle son pardon.

Ces transports de chagrin durèrent jusqu’au soir. Quand arriva l’heure du dîner, elle se mit au lit. Elle avait, fit-elle dire, une migraine affreuse et défendait absolument que, sous nul prétexte, on vint la troubler dans sa chambre. Allongée, yeux ouverts, au cœur des ténèbres, elle continua de méditer sur son infamie, mais avec la résignation de qui a tout vu et ne saurait, en conséquence, ni vraiment s’instruire, ni s’offusquer outrancièrement d’un détail nouveau. Ce qui la surprenait de plus en plus, c’était la paix ou, pour mieux dire, l’ignorance totale dans laquelle, jusque-là, elle avait vécu. En admettant que le séjour à l’Amirauté, la scène violente avec son père, mille indices plus vagues se fussent produits sans lui causer nulle espèce d’alarme, se pouvait-il que ses faiblesses du dernier automne ne l’eussent pas, au moins, tourmentée ? N’étaient-elles pas en désaccord avec toute sa vie ? Manquaient elles de suite, d’étendue ? Jusqu’à ses modes abandonnées pour complaire à Marc ! Puis, souffrait-on de jalousie sans savoir de quoi, et n’était-ce pas d’une jalousie caractérisée qu’elle avait souffert si longtemps ? Dévorée de ses flammes avant son veuvage, elle la sentait brûler son cœur, sans pouvoir la vaincre, à l’enterrement même de Michel, la subissait à toute minute, la traînait partout et lui cédait dans sa démarche à l’Agence Privée comme dans sa visite d’aujourd’hui. Lorsqu’elle songeait aux témoignages prodigués par elle de cette passion que son objet rendait monstrueuse, elle redoutait que son beau-fils, en les observant, ne les eût qualifiés comme ils devaient l’être, tant, à cette heure, ils la frappaient et lui semblaient clairs. Alors, sa honte croissait soudain dans une telle mesure qu’elle cachait sa tête sous son drap. Jusqu’au moment où le sommeil finit par la prendre, elle vécut traversée de cette crainte affreuse comme les élancements d’une colique, se demandant ce qu’elle ferait le matin suivant si, trop lasse ou trop molle pour dompter ses nerfs, elle manquait du courage de rencontrer Marc.

Reposée, elle le vit sans appréhension. Un examen plus méthodique, fait d’une tête plus froide, avait suffi, dès son réveil, à lui persuader qu’elle s’était émue gratuitement. À quel degré, presque infernal, de la corruption supposait-elle donc son beau-fils pour lui avoir jamais prêté pareille conjecture ? D’un si bas égarement, elle se méprisa. Mais, déchargée de son angoisse, elle se sentit libre, un peu, vraiment, comme si ce trouble était sa faute même. Les plus pressants de ses remords avaient disparu. Sa pensée aurait pu se traduire ainsi : « J’ai pour Marc un amour réputé coupable, mais dès l’instant qu’il n’en sait rien, que j’en souffre seule, si je préfère cette souffrance-là à la quiétude, je suis bien maîtresse de l’aimer ! » Elle se grisa jusqu’au vertige de ce raisonnement. Grâce à lui, elle pouvait considérer Marc sous un aspect de sa personne tout nouveau pour elle et qui lui sembla délicieux. Dans le visage qu’elle admirait, les organes des sens, séparés des fonctions qu’ils accomplissaient, prirent cette valeur d’ornements purs, d’inutiles merveilles que prête aux traits dont elle s’enchante une passion totale. Aucun désir proprement dit n’agitait Hélène, mais le bonheur de contempler son charmant pupille la rendait légère comme l’oiseau. Rien d’amer n’existait lorsqu’il était là. De son absence momentanée provenait toute ombre et de sa présence toute clarté. « Innocente folie ! » pensa-t-elle. Au moindre mot que lançait Marc, elle se pâmait d’aise.

Cet état fortuné dura plusieurs jours. Quelques symptômes de soulagement notés avec joie dans l’attitude de son beau-fils pendant cette période eurent pour effet et d’endurcir la confiance d’Hélène, et d’imprégner ses sentiments d’une plus vive chaleur en lui montrant Marc plus proche d’elle. Mais, un matin, elle lui trouva la figure couverte et le sut retombé dans son humeur noire. Ce fut assez pour lui causer une peine effroyable. Elle avait beau voir dans cette crise la preuve la plus nette que Mme Aliscan n’avait pas faibli, de cette pensée ne lui venait, bien qu’elle lui fût douce, que le plus médiocre apaisement. Le sourire disparu lui manquait par trop. Comment, hélas ! le faire renaître et le faire durer ? Il eût fallu pouvoir tromper l’inquiétude de Marc par des plaisirs que le grand deuil leur interdisait. Hélène, cédant à sa passion, l’aurait fait sans doute, mais elle craignit de se sentir sévèrement jugée si, par malheur, elle offensait dans l’âme du jeune homme la mémoire trop fraîche de son père. Un voyage ? Ç’eût été une sérieuse dépense. Puis, quel motif, en cette saison, l’aurait justifié ? « Laissons faire le temps ! » conclut-elle. Chaque journée lui semblait d’une longueur affreuse et ses nuits s’écoulaient dans l’agitation.

Marc, cependant, ne vivait pas des heures moins troublées. Aussitôt terminée sa convalescence, il avait fiévreusement griffonné dix pages pour demander à sa maîtresse des nouvelles, un mot, son silence l’étonnant et le tourmentant. Aucune réponse n’étant venue à cette première lettre, il l’avait appuyée d’une seconde, plus courte. Des télégrammes étaient ensuite partis l’un sur l’autre. Après trois jours de ce manège, fou d’incertitude, tremblant d’apprendre une maladie ou une mort subite, il s’était présenté à l’appartement. La domestique lui avait dit qu’on n’était pas là, remis en même temps une enveloppe.

C’était, en cinq lignes, son congé. Sans une syllabe d’explication, ni même une tendresse. Le sec avis d’un dégagement jugé raisonnable. Rien qui permît de soupçonner les souffrances, les pleurs du feu desquels était sortie cette formule glacée, minutieusement remise au point, patiemment réduite jusqu’à la dernière concision. D’abord frappé d’un saisissement facile à comprendre, Marc avait dû relire ce texte à plusieurs reprisés avant d’être sûr d’y voir clair. Puis, il était, sur le trottoir, resté confondu. Sauf de rares cas, le jeune amant d’une femme déjà mûre n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse le tromper. Il sait trop à quel point il est tout pour elle. Certains accents qu’il n’entendra que d’une bouche flétrie, déjà son cœur, par un instinct singulièrement fort, l’avertit qu’ils expriment quelque chose d’unique. À mille lieues du motif de cet abandon, Marc avait fait, séance tenante, plusieurs conjectures sans en trouver une d’acceptable. La plus sensée, à l’examen, s’en allait en poudre. De nouveau, le soir même, il avait écrit. Mais, redoutant une défaillance de sa volonté, la pauvre femme qu’il implorait n’ouvrait plus ses lettres et sa chaleur, son désespoir étaient restés vains.

En lui, du coup, s’était produite et consolidée une révolution surprenante. Il n’avait plus pour sa maîtresse, depuis fort longtemps, qu’un désir traversé par des répulsions. S’il l’avait recherchée aussitôt guéri, c’était par suite moins d’une langueur ou d’une inquiétude que d’un vif dépit d’amour-propre. Brusquement, privé d’elle, il s’était rongé. Pour sa tête et son cœur pareillement fiévreux, rien, dans la ville où respirait Mme Aliscan, n’avait plus compté que cette femme. Les grands reproches qu’il lui faisait s’étaient évanouis. Occupant sa mémoire sans rivalité, peu à peu revêtue par sa convoitise jusque des grâces qu’en déclinant la jeunesse emporte, elle s’était mise à rayonner sur son existence comme la figure même de l’amour. Et de quels gémissements il la poursuivait ! Plein de quels remords, de quel feu ! À la pensée qu’il l’avait eue et l’avait perdue, l’indignation le transportait non seulement contre elle, mais contre lui qui, de guerre lasse, s’était convaincu que sa froideur était la cause de son abandon. Se pouvait-il que, par sa faute, la plus belle des chances se fût gâtée jusqu’à finir dans cette catastrophe ? Nuit et jour, dormant peu, ne mangeant qu’à peine, influencé par le chagrin au point d’en maigrir, il recherchait passionnément, mais sans résultat, le moyen de fléchir Mme Aliscan. Toutes les puissances de persuasion dont il disposait, il les avait mises dans ses lettres. Devant elle, trop ému, il aurait tremblé. L’adolescence n’a pas encore cet œil audacieux qui, d’un ensemble examiné d’événements contraires, dégage le succès d’une manœuvre. L’unique façon que connût Marc d’obtenir une grâce était d’aller avec tendresse la solliciter en donnant l’assurance de sa contrition. Sa belle-mère, autrefois, l’y avait rompu. Mais, pour user de cette ressource envers sa maîtresse, encore eût-il au moins fallu qu’il la vît chez elle et l’idée même d’y parvenir en forçant sa porte ne l’avait jamais effleuré.

Chaque matin ajoutait à son désespoir. C’est qu’avec lui ressuscitait, pour mourir bientôt, l’agitation liée dans les âmes que torture l’attente au premier passage du facteur. Ce feu tombé, son jeune visage légèrement défait regagnait à l’instant toute son amertume. En constatant que sa douleur persistait ainsi, Hélène fut prise d’un inquiétude à ce point violente qu’elle détesta comme un conseil de sa nonchalance le propos d’inaction qu’elle avait formé. N’avait-elle pas d’autres moyens d’intéresser Marc que les frivoles divertissements de la vie mondaine ? À quoi donc lui servait son intelligence ? Témoignait-il si peu d’amour des choses de l’esprit qu’elles ne pussent être utilisées comme dérivatif ? L’entourer, le chérir dans son abattement, telle était la méthode à mettre en pratique, au lieu de celle qui consistait à s’en détourner, comme le ferait d’une plaie du corps qui lui répugne trop quelque négligente infirmière. Sans hésiter, bien que d’abord elle eût à se vaincre, ni se laisser décourager par la maussaderie, elle commença d’exécuter une de ces approches dont on dirait, à voir les femmes les mener à bien, qu’elles sont pourvues d’un sixième sens ou disposent d’antennes. Toute minute opportune lui devint précieuse. À la douceur de caractère qui lui manquait tant, une espèce de génie vint se susbtituer, Elle ne songeait qu’à baigner Marc dans son affection.

Il en éprouva du bien-être. Assez d’empire avait jadis rayonné sur lui de cette belle-mère intransigeante et parfois hautaine pour que, toujours, dans une mesure plus ou moins sensible, il goûtât les faveurs qu’elle lui accordait. Sa solitude était, du reste, une des grandes raisons du ravage que la peine avait fait en lui. En le privant de camarades par tendresse jalouse, Hélène avait, sans le vouloir, rendue ombrageuse une âme ni plus mélancolique, ni plus lâche qu’une autre, mais assurément susceptible. Il vivait trop, ordinairement, replié sur soi. Entouré d’habiles attentions, on put le voir qui s’entrouvrait, comme, vingt mois plus tôt, quand le souci de le former intellectuellement avait occupé sa belle-mère, bien que, sans doute, avec un zèle et une franchise moindres. Quelquefois, sa disgrâce le tourmentait trop. Alors, blessé par l’enjouement d’une sollicitude qui n’en pouvait faire aucun cas, il n’était pas sans témoigner des caprices d’humeur. Mais ces derniers étaient, en somme, relativement rares. Son attitude la plus courante, à défaut d’entrain, respirait la douceur et la complaisance.

Hélène avait le cœur trop lourd pour demander plus. Un clin d’œil, un sourire, une curiosité, un simple mot qui sonnât clair et parût senti la payait largement du plus grand effort. Elle en tirait la certitude du retour de Marc à son insouciance d’autrefois. Le plus souvent, leurs entretiens naissaient d’une lecture, ou bien alors d’une anecdote que puisait Hélène dans son existence de jeune fille. En tâtant son beau-fils pour le mieux manier, elle avait remarqué qu’il s’intéressait à cette figure depuis longtemps évanouie d’elle-même, comme il l’eût fait, si le conteur avait su s’y prendre, à quelque chronique d’un autre âge. Les petites mœurs d’une petite ville pleine de traditions avaient pour lui le même piquant et la même saveur qu’un récit de la vie au xive siècle. Or, Hélène, sur ce point, ne tarissait pas. On l’eût surprise en lui disant qu’elle s’y passionnait, s’ouvrant à Marc comme une jeune femme folle de son mari, qui veut lui montrer tout son cœur. Ambitieuse moins de plaire que de persuader et, principalement, d’attendrir, sa voix prenait de ces notes graves mêlées de fraîcheur qui rendent vivantes et pathétiques nos vieilles émotions. Sans choix, sans ordre, au gré des chances, n’en perdant pas une, elle livrait ainsi toutes les siennes : ses sympathies, ses répulsions, ses plaisirs, ses rêves, et tels débris de souvenirs secrètement gardés, dont beaucoup la frappaient comme des découvertes.

Ce fut un soir qu’elle fut saisie d’un désir atroce. Marc était auprès d’elle sur le grand sofa. Par un caprice de leurs postures, leurs jambes se touchaient, et tout en eux favorisait presque au même degré cette intimité d’attitude. Jamais encore, depuis qu’armée d’une brûlante patience elle s’était consacrée à son soulagement, Hélène n’avait senti si proche l’âme de son beau-fils. Un bouillonnement d’hésitation semblait y frémir. Elle allait verser dans la sienne. On aurait dit qu’entre les deux, pour les séparer, il n’existait plus qu’une membrane. Folle de joie, sûre de vaincre, elle s’y attaquait. Tous ses efforts se concentrèrent sans pouvoir la rompre. En même temps lui venait l’impression très nette que, pour finir par triompher de ce frêle obstacle, elle manquait du moyen qu’il aurait fallu. Singulière défense ! Qu’inventer ? Les yeux de Marc étaient empreints d’une riante chaleur, mais leur clarté ne rayonnait qu’à travers un voile, comme celle d’une eau que couvre encore la brume du matin. Subitement, une secousse, et la certitude : « Ce qui m’intrigue s’évanouirait en moins d’une seconde si je le baisais sur la bouche ! » La rougeur de la honte envahit Hélène. Elle se leva, comme sous l’action d’une pointe de couteau, puis, retrouvant assez d’empire pour dompter ses nerfs, fit l’effort de s’asseoir sur une chaise voisine.

Aucune peinture ne rendrait bien la nuit qu’elle passa. Suppliciée, peut-on dire, et de toutes manières. Jusque-là, ses alarmes avaient été vives, mais elle n’avait considéré dans son affreux mal qu’un accident qui, de lui-même, guérirait un jour. À la faveur de la pensée qu’elle venait d’avoir, elle en découvrit l’étendue. Ses regards s’y perdirent sans en voir le fond et, qui pis est, elle en vint vite à l’imgainer brusquement converti en infâmes délices. De la minute où son esprit, battant la campagne, rencontra ce piège monstrueux, où, l’ayant reconnu, il s’y engagea, ce qui, d’abord, n’avait été qu’une torture morale se compliqua de telles épreuves qu’à les endurer elle criait son effroi plus que son plaisir. Sous la réserve à peine sensible observée chez Marc, elle avait deviné ce besoin d’une femme plus impérieux, à dix-neuf ans, que l’amour d’aucune. Par avance, il souhaitait celle qui s’offrirait. « Moi comme une autre, aussi bien moi ! » gémissait Hélène, parfaitement sûre que la caresse un instant rêvée n’aurait causé à son beau-fils aucune répulsion. Elle le voyait s’y complaisant, l’œil encore stupide. Puis leurs audaces s’entr’excitaient comme des chiennes qui jouent, leurs mains se fermaient sur des proies, leurs bouches fiévreuses, réciproquement, se désaltéraient et, balbutiant moins de surprise que d’éblouissement, ils glissaient à des joies vraiment démoniaques. Veut-on croire que la pire révoltait Hélène ? Qu’on se détourne et de son corps farouchement tendu, et du cerveau qu’à chaque paresse elle congestionnait pour donner aux images une vigueur plus grande ! Dans l’épouvante, le désespoir, les cris et les larmes, elle vivait là sa première nuit d’amour passionné. Sous des caresses qui l’épuisaient, elle sondait l’enfer. Par moments terrassée d’un sommeil de brute, elle en sortait, geignant d’angoisse et la tête trempée, sur une vision qu’à peine rompue elle reconstituait pour s’en délecter avidement. Le plaisir consommé, elle s’aspergait d’eau. Vers les approches du crépuscule, elle dormit enfin.

Mais quel trouble et quel feu lorsqu’elle revit Marc ! Si, dans son cœur, languissait bien une espèce de honte, conséquence naturelle de la dépression où l’avait plongée l’insomnie, le désir la ceignait de mille pointes d’acier. Nul apaisement de son esprit, nulle relâche physique. C’était à croire, tout au contraire, qu’aussi exténuants qu’ils fussent les mirages de la nuit l’avaient mise en goût. Étudiant, contemplant son trop cher beau-fils, non d’une vue dégagée de toute influence, mais sous le signe de ce pouvoir presque diabolique qu’elle lui connaissait sur son corps, elle pensait l’admirer pour la première fois. Quelle trahison était, en somme, cette image de lui dont les audaces multipliées l’avaient rendue folle ! La lèvre insatiable ? Ombre indigne ! Cette bouche vive était celle qu’elle souhaitait baiser. Quand ses regards, conduits vers elle d’une force invincible, un instant s’arrêtaient sur sa chair si tendre, sa propre bouche se contractait, ses paupières battaient, elle flottait, comme saisie d’un étourdissement. À mainte reprise, dans la journée, sans motif sérieux, elle tapota négligemment la figure de Marc ou vint l’embrasser sur une joue. Toutes les fois, déplorant son manque de hardiesse. C’était, pour elle, une certitude, acquise le matin, devenue obsédante en se fortifiant, qu’un seul contact où se seraient mélangés leurs souffles l’aurait rendue, jusqu’à sa mort, parfaitement heureuse. « Qu’ai-je à craindre ? Il suffit, » songeait-elle, « d’oser ! » Avant d’aller se mettre au lit, elle se décida. Marc reçut le baiser avec étonnement, mais l’intention qui le guidait lui resta cachée et, n’y voyant qu’une maladresse, il ne fit qu’en rire.

Quel interprète est plus docile qu’un amour anxieux ? Le témoignage de complaisance le moins déguisé n’eût pas mis la jeune femme dans un autre état. S’attendait-elle, sans se l’avouer, à une réaction, toujours est-il que, d’une gaieté franche et naturelle, elle tira l’assurance qu’elle avait ému. Aussitôt sa pensée s’inquiéta des suites. Avec l’absence de tout scrupule et cet égarement qui caractérisent la passion, elle entrevit pour elle et Marc un bonheur si proche que le temps même de l’apprêter et d’en jouir d’avance allait certainement lui manquer. Le lien social qu’elle profanerait l’occupa sans doute. Mais fugitivement, et si peu ! N’était-il pas, tout bien pesé, de pure convention. Si l’union consanguine inspirait l’horreur, pour les enfants du premier lit d’un veuf remarié, la seconde mère n’était jamais qu’une éducatrice, et depuis quand des relations de maître à disciple étaient-elles réputées constituer l’inceste ? La malheureuse, en construisant un pareil sophisme, oubliait jusqu’au nœud, celui-là réel, qui unissait Marc à sa fille. Qu’elle pût, un jour, se voir enceinte, elle n’y songeait pas. Dans son esprit ne trouvaient place, en images de feu, que les plaisirs de toute nature qu’elle se promettait de sa vie intime avec Marc. Cependant, la chair même en était absente. Comme, après la folie que cause une grande joie, nous dénombrons, encore tout chauds de notre enthousiasme, les précieuses conséquences qu’elle aura pour nous, c’était alors sur mille détails du train journalier que se portait la meilleure part de son attention. Par exemple, elle goûtait un bonheur total à la pensée que son beau-fils, pour venir chez elle, n’aurait, le soir, qu’à traverser l’étroite salle de bains par laquelle leurs deux chambres étaient séparées. Elle se voyait l’accompagnant au théâtre, aux courses, dans maint endroit qu’elle aimait peu ou connaissait mal, mais où elle courrait pour lui plaire, et, parmi tant de gens qu’elle émerveillerait, seule à savoir, avec lui-même, qu’ils étaient amants. Les imprévus de leur union l’occupaient enfin. Comme elle saurait ou les faire naître, ou les manœuvrer pour qu’ils contribuassent à leur joie !

Les deux jours qui suivirent furent de pleine démence. Hélène les vécut comme une chatte. Ce qu’elle gardait de dignité s’y anéantit. Persuadée que la chute ne pouvait tarder, à la fois impatiente d’en arriver là et rougissant à la pensée, chaque minute plus ferme, d’accomplir la première le pas décisif, elle descendit à un manège de provocatrice pour faire tomber Marc dans ses bras. Comment noter les mille détours de cette coquetterie ? Comment, surtout, les indiquer sans souffrir soi-même de l’égarement où les ravages d’un goût monstrueux peuvent jeter une conscience fortement trempée ? Avec des regards, des frôlements, ce furent des mots, des inflexions, des sourires, des poses, trop d’oublis, une manière d’humecter ses lèvres, certains effets tirés à point du mouvement d’une jupe ou de l’ouverture d’un corsage. Hors celui de défier et les pires audaces, tout expédient dont peut user la femme la plus rouée fut, par elle, mis en œuvre à la perfection. Où l’expérience faisait défaut, elle trouva l’instinct. Quarante-huit heures de cette recherche et de cette conduite l’avancèrent davantage dans les voies du vice que n’avait fait progressivement, depuis son mariage, toute son existence antérieure.

Cependant, ses nerfs s’épuisaient. Le second soir, en se couchant, elle était à bout. Pas une seule fois, ne fût-ce qu’à peine et fugitivement, elle n’avait vu ni s’altérer le visage de Marc, ni quelque chose répondre en lui aux efforts sans nom qu’elle avait tentés pour lui plaire. Toute sa nuit s’écoula dans des inquiétudes. Déjà, le fort de sa confiance et son espoir même étaient sévèrement ébranlés. Peut-être allait-elle risquer tout. Brusquement, le matin, elle subit un choc et s’aperçut, en observant le regard de Marc, qu’il était posé sur sa gorge.

Ce fut pour elle une émotion dont elle devint pâle.

Par deux fois, coup sur coup, elle tourna les yeux et, par deux fois, surprit encore son beau-fils troublé, les prunelles parcourues d’une étrange lueur.

Alors, quel vertige la saisit ? Devinée, enfin, et comprise, n’ayant à faire, paraissait-il, que la moindre avance pour voir tomber sur sa poitrine la proie convoitée, elle se leva, sortit d’un trait, s’enferma chez elle, se laissa choir dans un fauteuil et fondit en larmes. Mais la passion n’était pour rien dans ce désespoir. Il était causé par la honte. Aussitôt vérifiée l’attitude de Marc, et avant même que dans ses yeux attachés sur elle elle n’eût distingué l’impure flamme, elle avait éprouvé le même soulèvement que si la main de son beau-fils, dans une discussion, s’était abattue sur sa joue. Voilà, pourtant, le résultat qu’elle avait souhaité ! Cette fin misérable, outrageante, à la fois folle de prétention et grossière d’oubli, c’était en vue de l’obtenir qu’elle avait tout fait ! Ah ! ça, quelle femme était-elle donc, ou plutôt quel monstre ? Quelle aveugle aussi, par surcroît ? Avait-elle pu, dans son délire penser sincèrement qu’entre elle et Marc, sauf une barrière faite de préjugés, il ne se dressait nul obstacle ? Quinze années d’habitudes, n’en était-ce pas un ? Suffisait-il qu’à l’improviste un désir naquit pour qu’un ordre nouveau s’instituât sans heurt dans des sentiments bouleversés ? Cruellement déchiré par ces réflexions, l’esprit d’Hélène avait encore à subir les coups que lui portaient, comme des fuyards couvrant leur retraite, certains des rêves conduits par elle, sous l’empire des sens, à de monstrueux développements. Ces dernières attaques l’écrasaient. Aux plus violentes, les yeux cachés et geignant tout haut, elle bouchait ses oreilles avec ses deux pouces. Il lui semblait qu’elle voyait luire le regard de Marc, qu’elle entendait sonner près d’elle son rire de mépris.

Subitement, une pensée la préoccupa. Le repentir, la confusion ne réglaient pas tout. Comment, après l’ignominie d’une telle aventure, allait-elle pouvoir vivre avec son beau-fils ? L’un et l’autre oppressés d’un infâme secret, n’étaient-ils pas de ces maudits qu’entreblessent leurs souffles et que seule soulagerait une séparation ? Oublier ensemble ? Et leurs cœurs ! Humilié, misérable et découragé, celui d’Hélène brûlait toujours d’une flamme aussi vive. Même faisant abstraction de son amour-propre et s’appliquant, par sa conduite, à persuader Marc qu’il s’était trompé sur son compte, pouvait-elle prévoir le futur, garantir que nulle part un orage nouveau n’y était encore suspendu. Sûre d’elle-même en partie, l’était-elle de Marc ? La tentation, qui, pour les perdre, agirait sans trêve, n’était-elle pas deux fois à craindre, et partout plus fort, possédant désormais deux entrées chez eux ? Aussi bien, cette maison lui faisait horreur, et ses nerfs, plus encore que le raisonnement, dans le désordre où elle était, la poussaient à fuir.

— Sans délai ! conclut-elle, les mâchoires serrées, Le plus tôt possible ! Il le faut !

Jusqu’au matin du jour suivant, elle s’y excita. Quelque chose en elle résistait. Avant qu’une barque échouée au port ne glisse sur le flot, un instant, de sa quille, elle déchire le sable. Puis, quel prétexte invoquerait-elle pour partir si vite ? Justement, à huit heures, elle reçut une lettre. C’était, ou jamais, l’occasion. Elle feignit de la lire en s’y absorbant, secoua la tête et dit à Marc d’un air dégagé :

— La santé de grand-père me tourmente un peu… Décidément, il va falloir que je quitte Paris !

— Pas pour longtemps, je suppose bien !

— Pour toujours, peut-être.

— Hein ? fit-il, comme frappé d’incompréhension.

— Cela t’étonne ? Oui, reprit-elle, que je quitte Paris ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’y pense, mon loup !

— Mais, pourquoi faire ? demanda-t-il.

— Mon devoir ! dit-elle. À l’âge qu’il a, rhumatisant, goutteux comme il l’est, ton grand-père ne peut plus circuler beaucoup. D’autre part, tu sais bien qu’il ne voit personne. Les journées sont longues quelquefois ! Quand il m’aura, sa vie courante le fatiguera moins.

— Alors, Marie-Thérèse ?

— Je l’emmènerai.

— Eh ! bien, et moi ?

— Toi, tu es grand ! Toi, tu es un homme ! Toi, tu n’as plus, de ma présence, un besoin constant ! Ton grand-père, il se peut qu’il s’en aille bientôt. Je m’arrangerai pour te trouver un appartement et tu poursuivras tes études.

La voix d’Hélène tremblait un peu. Marc baissa la tête.

— Et, souffla-t-il, votre départ, ce serait pour quand ?

— Tu m’en demandes trop ! fit Hélène. Rien n’est encore, à cet égard, complètement fixé. Je verrai en prenant mes dispositions. Mettons la fin du mois… peut-être juin…

Le jeune homme parut réfléchir. Tout à coup, redressant un visage défait :

— Décidément, murmura-t-il, quelque chose m’échappe !

Hélène s’inquiéta :

— Dis, mon loup ?

Il dut faire un effort pour articuler :

— Comment grand-père qui, jusqu’ici, ne s’était pas plaint, se trouve-t-il aujourd’hui subitement si mal ?

— Mais il ne se plaint pas ! Te l’aurais-je dit ? Je me serai mal exprimée ! fit Hélène d’un trait. Il est vieux, ce n’est pas la même chose du tout. Il a ses douleurs, ses manies…

— Comme l’an dernier, comme l’an d’avant, comme toujours ! dit Marc. Sa goutte n’est pas une nouveauté ! reprit-il sèchement.

— Oh ! mon chéri, que tu es dur !

— Dur ? fit-il. En quoi ?

Il hésita, puis déclara d’un ton radouci :

— Je ne vois pas pour quelle raison vous m’abandonnez.

Hélène, à son tour, devint pâle.

— T’abandonner ! s’écria-t-elle en quittant sa place pour venir prendre avec amour et désolation la face du jeune homme dans ses mains. En est-il question, mon grand fou ? Rends-moi justice, t’ai-je négligé, m’as-tu connue froide, et, aujourd’hui, peux-tu douter une seconde de moi ? Je n’ai en vue que ton bonheur, tu le sais fort bien.

— Alors, restez ! murmura-t-il.

Elle secoua la tête.

— Voyons, réfléchis !… Ton grand-père…

— Ce n’est pas lui qui vous réclame ! interrompit Marc. Tout à l’heure, petite mère, vous l’avez avoué ! Il a ses bouquins, ses bibelots… Tant qu’un grimoire non déchiffré le sollicitera, soyez sûre que grand-père supportera la vie sans demander rien à personne… Moi, si vous me laissez, que deviendrai-je ?

Il avait dit ces derniers mots avec déchirement. En même temps, son visage, d’un mouvement câlin, s’était blotti contre la taille de sa jeune belle-mère qui, se penchant, le vit sous elle, les paupières mi-closes, les traits empreints de l’expression qu’il avait jadis lorsqu’il implorait une faveur. Bouleversée, mais vaillante et encore lucide, elle mesura d’un vif coup d’œil cette force inconsciente et les moyens de résistance dont elle disposait. Tout à coup, elle sentit qu’elle allait faiblir. Ce fut assez, tant les menaces d’un futur commun se dépeignirent à son esprit avec précision, pour lui faire détester l’attitude de Marc qui, stupidement, par des prières, ébranlait son cœur et compromettait leur salut. Une révolte obscure la saisit. Et, sans peser si sa colère était juste ou non :

— Égoïste ! fit-elle d’un accent furieux.

Elle s’éloigna de plusieurs pas. Ses prunelles flambaient. Marc, étourdi, la parcourait d’un timide regard et, sans pouvoir trouver un mot, balançait la tête et remuait la bouche nerveusement. Alors, d’un air impitoyable, elle revint sur lui :

— Pas autre chose ! protesta-t-elle, un bras étendu, si bien le jouet de son dépit qu’elle roulait des yeux et vociférait comme une folle. Égoïste ! Égoïste ! (Elle le dit vingt fois.) Je t’ai trop choyé, trop gâté ! Tu m’as trop vue, sans doute sévère, par instants brutale, et délibérément, avec délices, tant ma faiblesse me faisait honte, tant elle m’indignait, soumettre aux tiennes, imbécilement, toutes mes fantaisies. Aujourd’hui, je devrais te sacrifier tout ! Eh ! bien, mon ami, n’y compte pas ! Si tu te moques de savoir seul ton grand-père malade, moi, j’estime que ma place est marquée chez lui. J’ai décidé de le rejoindre et je partirai ! Tu me demandais quand ? D’ici huit jours ! Si je reviendrais ? Non, et non ! Comment toi-même tu t’arrangerais ? Je t’ai répondu ! Rien, comme tu vois, conclut Hélène, ne reste à régler. À présent, pleure, supplie, je n’écouterai pas !

Elle pivota sur ses talons, aussitôt parlé, et sortit de la salle en fouettant la porte.

Marc tomba subitement dans le désespoir. Comme la joie, l’enthousiasme et l’exaltation, chez un jeune homme, qui discute moins qu’il ne s’abandonne, il atteint sans palier toute sa profondeur. Hors d’état de saisir les secrètes raisons d’où sa belle-mère avait tiré sa rude apostrophe, estimant ne l’avoir méritée en rien, par ailleurs déjà déprimé, il eut tôt fait de mettre au compte de l’antipathie ce qu’avait inspiré son furieux contraire. Pour un motif sans doute puissant, mais resté dans l’ombre, il était tout à coup détesté, maudit. Quel besoin d’en chercher une explication ? Surtout, quel besoin d’en gémir ? N’avait-il pas déjà connu pareille infortune ? Dans son esprit, s’établissait, pour le déchirer, une similitude aveuglante entre l’acte d’Hélène renonçant à lui et le traitement jadis reçu de sa vieille maîtresse. Même imprévu, mystère égal, même résolution. Ici et là, l’hostilité la plus déclarée succédant aux transports les plus affectueux. Cependant, à mesure que du parallèle naissaient pour lui les éléments d’une plus vive douleur, son attention se détachait du choc le plus proche pour se donner plus fiévreusement à celui des deux qu’on aurait pu croire moins sensible. C’était comme si, par enchantement, la retraite d’Hélène lui avait démasqué Mme Aliscan. Et dans quel rayonnement elle se dessina ! Qu’elle lui parut belle, tendre et bonne ! Quels reproches il se fit de l’avoir perdue ! Vue à distance, la soumission qu’il avait montrée le révolta comme si n’ayant qu’à vouloir pour vaincre il avait accepté une totale défaite. Ah ! résignation digne d’un sot ! Où en étaient la récompense et les avantages ? Ce docile effacement, loin d’être admiré, n’était-il pas peut-être encore secrètement maudit ? Le feu d’une femme qui n’est plus jeune tombe-t-il donc si vite quand s’offre à lui (près d’expirer faute de combustible) un amant novice à brûler ? Marc aspira passionnément à ce rôle de proie. Bientôt, victime des illusions que sécrètent nos vœux, il lui parut que, nonobstant la rupture d’hier, il pouvait toujours y prétendre. Ce n’était, tout pesé, qu’une question d’audace. À des cris, des serments, des supplications, aux mille moyens de se traduire et de persuader qu’inventerait sans effort, à l’instant critique, sa sincérité débordante, quelle résistance pourrait offrir Mme Aliscan ? Par ailleurs, sa détresse constituait une force, et d’une puissance, lui semblait-il, à tout emporter.

Il prit son chapeau, descendit.

Jamais son cœur n’avait battu plus impétueusement. Dans la voiture, il trépignait, le buste incliné, comme si les signes désordonnés de son impatience avaient dû augmenter la vitesse du fiacre.

Trois étages. Il sonna, n’eut aucune réponse. Deux autres coups, plus appuyés, retentirent en vain. Marc posa son oreille contre la serrure, mais nul bruit ne venait de l’appartement.

Il reprit l’escalier en serrant la rampe.

Chez la concierge, il demanda d’une voix toute menue :

— Madame Aliscan n’est pas là ?

— Elle est partie voici dix jours, répondit cette femme. Oui, pour les Indes, ajouta-t-elle en se rengorgeant devant la mine désappointée qu’elle voyait à Marc. Et peut-être, après ça, pour le tour du monde !

— Vous dites ? fit-il, anéanti. Pour le tour du monde ?

— C’était, du moins, son intention en quittant Paris. Maintenant, si Madame change d’avis en route…

Marc secoua la tête stupidement.

— Mais savez-vous à quelle adresse on peut lui écrire ?

— Non, monsieur. Jusqu’ici, nous n’avons pas d’ordres. Nous gardons le courrier, reprit la concierge en désignant d’un geste vague une case pleine de lettres.

Il sortit sans jeter un remerciement. Une voiture tournait dans l’impasse. Il y sauta, donna l’adresse de la rue Vaneau et se tint raide sur la banquette, les mâchoires serrées. Obsédé qu’il était par le nom des Indes, on ne peut pas dire qu’il pensait. Dans son esprit, s’entre-éclipsaient, comme des langues de feu, des visions d’éléphants, de pagodes, de bonzes.

Le fiacre avançait d’un bon train. Quand il stoppa, bien que le choc eût été peu rude, il se fit une secousse dans la carrosserie et Marc, tiré de sa torpeur comme par un soufflet, eut un douloureux tressaillement. Le chauffeur congédié, il leva la tête et promena sur sa maison le regard d’un homme qui contemple une façade pour la première fois.

Aussitôt à l’étage, il gagna sa chambre.

Dans un tiroir de sa commode existait une arme. En mauvais état, toute rouillée. Le revolver, d’ancien modèle, gros et terrifiant, possédé jadis par son père. Marc l’avait là, comme une relique, avec une longue-vue, un portefeuille d’où s’échappaient des papiers flétris et divers objets familiers. Il s’en saisit, l’examina, le chargea d’une balle, puis, d’un geste impatient, sans se dévêtir, en appuya sur sa poitrine la forte embouchure, pressa la détente des deux mains.

Au bruit de la détonation, Hélène accourut. Elle fit, dès la porte, un grand cri. De stupeur, elle pensa qu’elle allait tomber. Mais l’énergie de sa nature la maintint d’aplomb. Elle partit, comme une folle, dans le corridor :

— Vite, le docteur ! Un accident ! Voyez au plus près ! Monsieur Marc s’est blessé en maniant une arme !

La cuisinière était une femme solidement construite qui put l’aider, bien que geignant qu’elle craignait les morts, à déposer Marc sur son lit. Il était en syncope, d’une pâleur de cierge et saignait du flanc gauche avec abondance. Déjà Hélène avait repris sa lucidité. Elle se fit apporter une paire de ciseaux. Déboutonnant et déchirant, décousant, taillant, elle eut tôt fait de mettre à nu le côté blessé, prit des serviettes, masqua les plaies, comprima leurs bords. On lui donna de l’eau bouillie dont elle les lava.

Quand parut le docteur, Marc ouvrait les yeux. Ce fut à peine si, de ses lèvres, avec un soupir, sortit un confus gémissement. Sa belle-mère l’embrassa sans lui dire un mot. Rien, pour Hélène, à cette minute, n’existait au monde que l’homme en gris qui s’appliquait à conjecturer le trajet suivi par la balle.

Le pansement terminé, dans le vestibule :

— Eh ! bien, fit-elle, en s’arrêtant, d’une voix pleine d’angoisse.

— Eh ! bien, madame, votre beau-fils l’a échappé belle ! Aucun point sérieux n’est touché. C’est un bonheur, et peu fréquent, nota le médecin, dans les accidents de cet ordre, que le coup soit parti à brûler sa veste. Un peu plus de distance, il était perdu !

— Et tel qu’il est ? dit la jeune femme.

Le docteur sourit.

— Tel qu’il est, dans quinze jours vous l’aurez sur pied. Mais oui, madame, pas davantage, tout au plus quinze jours, et j’en ai vu, dans le même cas, guérir plus vivement ! Si, par hasard, la nuit prochaine était agitée, un peu de quinine, comme j’ai dit. Je reviendrai demain matin. Mes hommages, madame !

Ce fut alors seulement, cet homme parti, qu’Hélène tirée de l’inquiétude qui, depuis une heure, absorbait à l’envi toutes ses facultés, se trouva moralement en présence de l’acte. Mais, déjà, son esprit l’avait qualifié. À l’instant même où, bondissant dans le corridor, elle avait employé le mot d’accident pour crier le malheur à ses domestiques, tout en elle concluait avec certitude à la tentative de suicide. Le revolver, elle le savait, n’était pas chargé, et quelle raison aurait eue Marc d’y glisser une balle au retour d’une absence de vingt-cinq minutes ? Là s’étaient limitées toutes ses réflexions. Les services qu’aussitôt elle avait dû rendre l’avaient empêchée d’en faire d’autres.

À présent, dévorée d’un cruel chagrin, elle recherchait à cette folie une cause vraisemblable. Les deux bras allongés sur la couverture, dans le jour faible et reposant, mais comme sablé d’or, que laissaient pénétrer les persiennes fermées, son beau-fils dormait sous ses yeux. Hélène, assise dans un fauteuil, se mordant un doigt, contemplait avidement cette figure chérie, comme dans l’attente d’y voir s’inscrire le mobile secret qui l’avait armée contre elle-même. Subterfuge dont elle jouait envers sa conscience ! Ce mobile, à tout prendre, elle le soupçonnait, mais ne voulait pas se l’avouer. Ou, pour mieux dire, elle refusait de considérer un mobile qui, d’abord, semblait évident bien qu’en fait inexact et d’invention pure. Brusquement, elle sentit sa défense se rompre et les circonstances l’accablèrent. Jamais son âme n’avait subi une pareille secousse. L’hésitation, même complaisante, même de mauvaise foi, n’était plus ni permise, ni seulement possible. Tout se liait, s’enchaînait et s’expliquait trop.

Quelle horreur profonde elle prit d’elle ! Ah ! ce pli de la bouche qu’elle garda longtemps et ces regards noirs d’épouvante, ce tragique silence dont elle couvrit Marc endormi ! Près d’une armoire, une petite glace suspendue au mur lui renvoyait confusément l’image de ses traits qui, soudain, lui parurent ceux d’une meurtrière. À la pensée que son beau-fils, rendu amoureux, avait tenté de se soustraire par une mort violente à la perspective de la perdre, elle se sentait aussi coupable, et plus malignement, que si elle-même l’avait armé ou elle-même frappé. En dernière analyse, qu’avait-elle fait d’autre ? Par quelle nuance se distinguait de l’assassinat l’odieux manège d’une femme coquette bouleversant un cœur pour ensuite le jeter dans le désespoir ? Mais, une femme coquette, qu’était-ce dire ? Cette bénigne expression la qualifiait-elle ? Une femme coquette respecte au moins les frontières sacrées. « Pour les franchir, » songeait Hélène en serrant les dents, « ce n’est pas une coquette, c’est une chienne qu’il faut ! » Ne pouvant s’abstenir de regarder Marc, elle retrouvait dans son visage étonnamment jeune et que le sommeil détendait celui même de l’enfant qu’il avait été. L’adolescence ne s’y marquait par rien d’essentiel. Avait-il dix-neuf ou douze ans ? Le veillait-elle, gardé au lit par un léger rhume ou encore pâle d’avoir voulu abréger sa vie au moyen d’une balle en plein cœur ? Décidément, pour s’être éprise avec cette violence d’un objet si naïf, bien que délicieux, quelque chose, plusieurs mois, lui avait manqué, il avait fallu qu’elle fût folle ! Mais s’était-elle profondément, sincèrement éprise ? Révoltée aujourd’hui de ses conséquences, elle en venait à mettre en doute, de la meilleure foi, la terrible pulsion qui l’avait secouée. Ce qu’elle voyait lui paraissait d’une horreur si grande et la tourmentait à tel point que ses pires déchirements, en comparaison, ne lui semblaient que les caprices. les plus accentués d’un amour de tête opiniâtre. Ainsi nions-nous dans tout malheur une autre infortune. Cet excès d’injustice vis-à-vis d’elle-même, si la jeune femme en retirait le vague soulagement d’être en droit d’espérer un futur moins noir, s’imagine-t-on quel supplément de cruels remords il pouvait d’abord lui causer ? Son excuse, et la seule, en était détruite. À l’origine de l’acte affreux décidé par Marc, au lieu des flammes d’un égarement qui, pour sa décharge, aurait pu invoquer sa fatale chaleur, ne brillait plus, telle qu’un charbon aux pans durs et froids, qu’une ignominieuse fantaisie. Plus Hélène s’enfonçait dans cette assurance, plus son esprit lui fournissait, pour la justifier, d’arguments solides, péremptoires. Quels reproches, quel supplice, quelle désolation !

L’après-midi coulait pour elle sans qu’elle y prît garde. Tout à coup, Marc gémit et ouvrit les yeux.

Hélène se pencha sur son lit.

— Eh ! bien, mon loup, demanda-t-elle, comment te sens-tu ?

Il répondit qu’il souffrait peu. Puis, d’une voix inquiète :

— Suis-je gravement blessé ? Vais-je mourir ?…

Ce dernier mot, que soulignait un regard poignant, pénétra comme une flèche dans le cœur d’Hélène.

— Mourir ! cria-t-elle. Es-tu fou ? Dans une semaine, tout au plus deux, tu seras sur pied, et tu sortiras dans vingt jours. La balle n’a fait qu’une déchirure sans nulle gravité. Le docteur me l’a dit en quittant la chambre. Mais, c’est égal, soupira-t-elle en embrassant Marc, quel épouvantable accident !

Il y eut une minute de silence entre eux. Le jeune homme semblait réfléchir. Sa belle-mère, tendrement, lui saisit une main. Secouant alors un peu la tête, il laissa tomber :

— Pas un accident… J’ai voulu !

— Comment ? fit Hélène. Voulu quoi ?

— Voulu tirer, précisa-t-il. Je l’ai fait exprès !

D’une voix sans timbre, elle murmura :

— Mais pour quelle raison ?

Marc esquissa de la main gauche un geste évasif.

— Voyons, mon loup, pour quelle raison ?

Il baissa les yeux. Puis, d’un air excédé, comme elle insistait :

— Votre départ… La solitude… Ce bouleversement… Je ne sais plus trop ! souffla-t-il.

Hélène s’attendait à bien pis.

— Vilain nerveux ! s’écria-t-elle, presque avec bonheur. Et tu n’as pas honte ? reprit-elle. Voilà donc la confiance que tu mets en moi ! Au lieu de me parler, d’ouvrir ton cœur, (elle oubliait, à cette minute, les supplications si brutalement découragées, quelques heures plus tôt, par ses rigoureuses apostrophes), tu préfères accomplir une pareille folie ! Mon chagrin, mes angoisses, celles de ton grand-père, y as-tu réfléchi ou seulement pensé ?… Voyons, Marc, n’as-tu plus d’affection pour nous ?… Oui, je sais bien, j’aurais mieux fait de te préparer, d’amener la chose plus doucement. Pouvais-je prévoir qu’elle te mettrait dans un tel état ?

Le jeune homme écoutait sans remuer un cil.

Hélène sentit que, dans son âme, elle ne touchait rien.

Brusquement, traversée d’une inspiration :

— Sois sincère, mon chéri !… Va… Ce n’est pas tout ! Il y a quelque chose que tu veux cacher. J’attends ! fit-elle avec tendresse, inclinée vers lui, frôlant du lobe de son oreille la bouche silencieuse. C’est cette mauvaise femme… Oui, n’est-ce pas ?

Marc était subitement devenu très rouge.

— Ah ! vous savez ? murmura-t-il.

— Pauvre mien ! dit-elle.

Il appuya sur sa belle-mère qui le caressait un regard étonné où brillaient des larmes.

Puis, d’une voix modeste, un peu rauque :

— Elle est partie… Elle est en route pour le tour du monde… C’est tout à l’heure… en vous quittant… quand j’ai appris ça…

Il parut à Hélène qu’on lui rendait l’air. Positivement, elle respira, d’une poitrine profonde, avec une joie de se sentir en parfaite santé assez vive pour lui mettre une teinte rose aux joues. Ainsi, ses craintes et ses remords étaient sans fondement ! Non seulement elle n’avait aucune part directe dans l’effroyable tentative faite par son beau-fils, mais rien d’elle-même, de sa vertu, de son caractère, n’était compromis à ses yeux. Telle était la confiance qu’il lui accordait qu’elle avait pu, sans éveiller de soupçons chez lui, jouer à fond la partie la plus équivoque. Sa dignité sortait à peine de l’ornière du vice et il la voyait sans une tache. Sous l’effet du bonheur que tirait Hélène de ces différentes certitudes, en appuyant sur son épaule d’une certaine façon, on l’aurait fait s’agenouiller et remercier Dieu. Les grandes grâces de la vie nous surprennent toujours.

Marc la regardait sans un mot.

Elle se pencha, lui mit au front le baiser d’une mère, lui repoussa derrière l’oreille une mèche qui pendait. Puis, d’une voix ébranlée par le ravissement :

— Je resterai… Va, n’aie pas peur, mon enfant chéri !… Tant qu’il te plaira ! reprit-elle. On trouve toujours sa vieille maman quand il vous la faut, pauvre petit homme de deux sous !


Juillet 1925 — Septembre 1926.