Le Talisman, morceaux choisis/Pensée

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A. Levasseur et F. Astoin, éditeurs — Giraldon-Bovinet (p. 29-32).


PENSÉE.


Non, ce n’est pas une vaine illusion que la magie de souvenirs ; non, l’ame ne se ferme pas à ce qui s’éloigne d’elle après l’avoir fait vivre de bonheur. Mais ce souvenir est-il toujours un bien ? — Si doux !… si amer !… si doux quand on est heureux, — lorsqu’au souvenir se mêle l’espoir, lorsqu’on peut se dire : C’était hier, — ce sera demain ! — Si doux, quand l’ame tranquille est encore pleine des émotions qu’il retrace, quand il provoque un soupir qui n’amène pas de larmes ! — Si amer, lorsqu’il apparaît comme le spectre de ce qui n’est plus, après l’avoir évoqué doux et consolant ; si rien ne répond ; s’il faut se traîner à genoux devant une ombre qui fuit, lui tendre les bras sans pouvoir la saisir, et se retrouver seule !…

C’est là ce souvenir dont le poids écrase ! — c’est là ce souvenir qui tue !

J’ai été heureuse aussi, — et la vie passait courte et légère ; tout était riant ; je n’avais pas été ébranlée par ces coups qui frappent de mort ! — J’étais heureuse ! — Mais l’avenir n’a plus de promesses quand le passé a été décevant. — Du bonheur ! où y en a-t-il ?

Oh ! si vous savez quelque chose qui froisse le cœur plus que l’oubli ! si vous savez ce qui le rend indifférent à ces blessures profondes dites-le, toutes les âmes fatiguées vous comprendront, car la mémoire est le pire de tous les maux quand on a tout perdu.

Tant de jours délicieux ! tant de joies ! Puis… rien ! — L’attendre sans agitation ! le revoir sans délire !

Qu’il vienne ! et qu’il me dise encore : Je t’aime… je te rends ma vie… Et moi, j’oublierai tout, je pardonnerai tout. Qu’il vienne ! et, s’il a encore pour moi des paroles de tendresse, je les croirai, et je le bénirai comme si je n’étais pas offensée.

Erreur ! illusion ! Qui pourrait combler l’abîme que le temps a mis entre nous ? Que puis-je contre lui ? Vous rappeler ces jours qui, pour vous, ne sont pins que songes importuns ? vous dire que je vous aimais ? Non, l’amour ne s’adresse qu’à l’amour, et le désaccord est blessant quand un cœur seul se souvient. Tous dire que je vous aime encore. Eh ! vous en douteriez !… Vous ne m’avez jamais comprise !

Il y a entre la passion et la tendresse une différence que les hommes ne sentent pas. — En eux, l’une ne succède pas à l’autre : la passion détruite, — c’est le néant. Entre nous, rien désormais !

Amour ! tu es bien petit dans un cœur d’homme, puisque, même quand tu es vrai, tu es si prompt à oublier !

Celle qu’il aime ! elle est jeune sans doute, belle, radieuse ; — dans ses yeux, la joie et son ivresse ; sur sa bouche, le sourire et son charme Mais bientôt après la satiété, — elle deviendra pâle aussi, languissante et triste ; — ses yeux seront rouges, ses joues creuses, sa voix tremblante, les larmes la tueront aussi.

Oh ! qu’elle le sache de moi, si je la connais un jour ! qu’elle éprouve d’avance la torture de la crainte ; qu’elle connaisse la dureté avec laquelle il rejette un cœur dont il ne veut plus, et qu’elle tremble ; car son avenir est le mien. Elle rit de moi, l’insensée ! ignorante qu’elle est de ce qui la menace ! Elle vit d’illusions : les illusions sont si douces ! Et le réveil, qui vient toujours, viendra pour elle ; il l’oubliera aussi !

Il l’oubliera… et que m’importe ? Il ne reviendra pas à moi. Il ne sait pas que rien n’altère une vraie tendresse de femme, et qu’à sa voix, à son regard, à son seul désir, ma vie serait encore toute à lui. Il ne sait pas qu’un ressentiment est impossible à l’ame qui aime ; que je voudrais pouvoir le haïr ; — car alors je ne pleurerais plus.

De la haine ! si j’en puis avoir ! c’est pour celle qu’il m’a préférée, — pour celle qui est heureuse de ces paroles dont j’étais heureuse ; — elle qui peut fixer sur ses yeux ardens des yeux attendris et pleins d’amour !

Oh ! folie de se briser le cœur avec ces tristes pensers !

À lui ! toujours et malgré tout, du bonheur ! À elle, malheur et malédiction !!

Mme Constance Aubert.