Le Talisman (Walter Scott)/06

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 71-82).


CHAPITRE VI.

LA TENTE DE RICHARD.


Maintenant la scène change ; que les trompettes tonnent, car nous allons réveiller le lion dans son antre.
Vieille comédie.


La scène va changer, comme vient de l’annoncer notre épigraphe, et se transporter du désert montagneux du Jourdain au camp de Richard d’Angleterre, établi alors entre Saint-Jean-d’Acre et Ascalon. Ce camp renfermait l’armée avec laquelle Cœur-de-Lion s’était promis de marcher en triomphe à Jérusalem, entreprise dans laquelle il aurait probablement réussi s’il n’en avait été empêché par la jalousie des princes chrétiens engagés dans la même expédition, et par le ressentiment qu’ils avaient conçu de l’orgueil sans frein du monarque anglais, ainsi que du mépris qu’il témoignait à des souverains ses égaux pour le rang, mais ses inférieurs en courage, en résolution et en talents militaires. De telles mésintelligences, et surtout celles qui régnaient entre Richard et Philippe de France, avaient fait naître des disputes et des obstacles qui avaient entravé toutes les mesures énergiques proposées par l’héroïque, mais impétueux Richard. D’un autre côté, l’armée des croisés était journellement diminuée, non seulement par la désertion d’individus, mais par celle de corps entiers commandés par leurs chefs suzerains, qui se retiraient d’une guerre dans laquelle ils n’avaient plus d’espoir de succès.

Les effets du climat devinrent, comme il arrive ordinairement, funestes à des soldats du Nord, d’autant que la licence et la débauche à laquelle se livraient les croisés, contraste frappant avec les principes qui leur avaient fait prendre les armes, les rendaient plus facilement victimes de l’influence insalubre des chaleurs brûlantes et des rosées glaciales. À ces causes de désastre, il fallait ajouter le fer de l’ennemi. Saladin, dont le nom est le plus grand qui ait été conservé dans l’histoire d’Orient, avait appris, par une fatale expérience, combien ses soldats armés à la légère étaient peu en état de soutenir, en bataille rangée, le choc des Francs et de leur armure de fer. Il avait également appris à redouter la valeur aventureuse de son adversaire Richard. Mais si ses armées avaient été plus d’une fois mises en déroute avec un grand carnage, le nombre de ses troupes lui avait donné l’avantage dans les escarmouches qui devenaient de plus en plus fréquentes. À mesure que les rangs des croisés s’éclaircissaient, les entreprises du sultan se multiplièrent, et il devint plus hardi dans cette manière de guerroyer. On vit le camp des Européens entouré et presque assiégé par des nuages de cavalerie légère ressemblant à des essaims de guêpes, faciles à écraser dès qu’on peut les atteindre, mais pourvues d’ailes pour échapper à des forces supérieures, et de dards pour blesser et nuire. C’étaient des attaques continuelles d’avant-postes et des combats toujours renaissants entre les fourrageurs, dans lesquels périssaient plusieurs guerriers de marque, sans aucun résultat important. Les convois étaient interceptés, et les communications interrompues. Les croisés étaient réduits à acheter les moyens de soutenir leur vie au risque de leur vie même ; et l’eau, comme celle du puits de Bethléem, après laquelle soupirait le roi David, ne pouvait s’obtenir, comme jadis, qu’en répandant du sang.

Ces maux étaient en quelque sorte contrebalancés par l’inflexible courage et l’infatigable activité du roi Richard qui, avec quelques uns de ses meilleurs chevaliers, était toujours à cheval, prêt à se porter sur tous les points où le danger se présentait : souvent il arrivait à propos non seulement pour prêter un secours inattendu aux chrétiens, mais même pour mettre les infidèles en déroute au moment où ils se croyaient le plus sûrs de la victoire. Mais la constitution de fer de Cœur-de-Lion lui-même ne put pas supporter sans atteinte les variations continuelles de ce climat malsain et cette perpétuelle activité de corps et d’esprit. Il devint la proie d’une de ces fièvres lentes et dévorantes si communes en Asie : bientôt, en dépit de sa grande force et de son courage plus grand encore, il se trouva hors d’état de monter à cheval, et même de siéger aux conseils de guerre que tenaient de temps en temps les croisés. Il était difficile de décider si cet état d’inactivité forcée était devenu plus pénible ou plus supportable au monarque anglais par la résolution qu’avait adoptée le conseil de conclure avec Saladin une trêve de trente jours ; car si d’un côté il se sentait irrité du délai qui suspendait la marche de cette grande entreprise, de l’autre il s’en consolait un peu en songeant que les autres guerriers chrétiens n’acquerraient point de lauriers pendant qu’il restait inactif sur le lit où la maladie l’enchaînait.

Toutefois, ce que Richard pouvait le moins excuser, c’était l’inactivité générale qui régna dans le camp des croisés du moment où l’on y apprit que sa maladie prenait un aspect sérieux. Les nouvelles qu’il en arrachait à ceux dont il était entouré, malgré leur répugnance à s’expliquer sur ce point, lui faisaient comprendre que les espérances de l’armée s’étaient affaiblies à mesure que sa maladie devenait grave. Enfin, il voyait cet intervalle de trêve employé non pas à renforcer les troupes, à ranimer leur courage, à exalter en elles l’esprit de conquête, et à les préparer à marcher promptement sur la Cité sainte, qui était le but de l’expédition, mais à fortifier le camp, à l’entourer de tranchées, de palissades et d’autres moyens de défense, comme si les croisés se préparaient plutôt à repousser l’attaque d’un ennemi puissant, dès le renouvellement des hostilités, qu’à prendre l’attitude altière d’agresseurs et de conquérants.

Le roi anglais s’irritait à ces rapports comme le lion emprisonné qui contemple sa proie à travers les barreaux de fer de sa cage. Naturellement emporté et fougueux, son impétuosité le dévorait. Il était l’effroi des gens de sa suite, et les médecins eux-mêmes craignaient de prendre sur lui cette autorité qu’il leur est indispensable d’exercer sur leurs malades pour réussir à les guérir. Un fidèle baron, peut-être à cause du rapport qui existait entre leurs caractères, s’était exclusivement dévoué à la personne du roi, et osait seul s’interposer entre le lion et sa colère : son calme et sa fermeté lui assuraient sur ce dangereux malade un empire que personne n’osait prendre ; et si Thomas de Multon lui-même était arrivé à ce point d’autorité, c’est qu’il estimait la vie et l’honneur de son souverain bien au dessus du degré de faveur qu’il risquait de perdre ; c’est qu’il savait mépriser les périls auxquels il s’exposait personnellement en soignant un malade d’un naturel indomptable, et dont le mécontentement pouvait être fatal.

Sir Thomas était lord de Gilsland, dans le Cumberland. Dans un siècle où les surnoms et les titres n’étaient pas, comme de nos jours, invariablement attachés aux individus, il était appelé par les Normands le lord de Vaux ; mais les Saxons, qui restaient attachés à leur langue et étaient fiers de la part de sang saxon qui coulait dans les veines de cet illustre guerrier, le nommaient en anglais Thomas des Gills, désignant ainsi les étroites vallées d’où ses vastes domaines avaient tiré leur appellation bien connue.

Ce chef valeureux avait été engagé dans presque toutes les guerres qui avaient eu lieu entre l’Angleterre et l’Écosse, et dans les différentes factions intestines qui déchiraient alors le premier de ces deux pays : partout il s’était distingué tant par ses talents militaires que par sa valeur personnelle. C’était d’ailleurs un soldat grossier, brusque et négligé dans ses manières ; taciturne, et même presque insociable dans ses habitudes, ou semblant dédaigner du moins cette politesse adroite qui réussit à la cour. Néanmoins, quelques uns de ces esprits qui prétendent pénétrer le cœur des hommes assuraient que, malgré sa rudesse et sa brusquerie, lord de Vaux n’en était pas moins ambitieux et rusé : ils pensaient qu’en s’assimilant au caractère de hardiesse et de brusque franchise qui distinguait le roi, il avait en vue d’établir sa faveur et d’assouvir son ambition secrète. Néanmoins, personne ne se souciait de s’opposer à ses desseins, s’il était vrai qu’il en eût de semblables, en lui disputant le dangereux emploi de veiller auprès du lit du patient, dont le mal avait été jugé contagieux : on se rappelait surtout que le malade était Richard Cœur-de-Lion, souffrant avec toute l’impatience frénétique d’un guerrier privé de combats, d’un monarque sevré d’autorité. Les simples soldats, du moins ceux de l’armée anglaise, pensaient généralement que de Vaux soignait le roi comme il eût soigné tout autre camarade, avec le désintéressement et l’honnête franchise d’une amitié de frères d’armes, si naturelle entre hommes qui partagent tous les jours les mêmes dangers.

Sur le déclin d’un de ces jours brûlants qui dévorent la Syrie, Richard était étendu sur sa couche ; son esprit la maudissait intérieurement, son corps, irrité par la maladie, en était fatigué. Son œil bleu, qui brillait dans tous les temps d’une vivacité et d’un éclat extraordinaires, encore animé par l’ardeur de la fièvre et par l’impatience qui le dévorait, étincelait sous ses longues boucles de cheveux blonds en désordre, et lançait des jets de lumière aussi rapides, aussi éclatants que les derniers reflets du soleil qui illuminent encore les nuages précurseurs de la tempête. Ses traits mâles attestaient par leur changement les progrès de la maladie qui le consumait ; sa barbe négligée, et qui depuis long-temps n’avait pas été rasée, couvrait son menton et ses lèvres. Se jetant alternativement de l’un et de l’autre côté de son lit, tantôt il attirait à lui ses couvertures, le moment d’après il les repoussait impatiemment : le désordre de sa couche et l’irritation de ses gestes montraient l’énergie et la fougue indomptable d’un caractère dont la sphère naturelle était le mouvement et l’activité.

À côté de la couche royale se tenait sir Thomas de Vaux, dont la figure, l’attitude et les manières offraient le plus grand de tous les contrastes avec le monarque malade. Sa taille était presque gigantesque, et ses cheveux, pour leur épaisseur, auraient pu rappeler ceux de Samson, après toutefois que le champion israélite eut passé par le ciseau philistin ; car de Vaux portait sa chevelure fort courte, afin de pouvoir la renfermer sous son casque. L’éclat de son œil grand et ouvert, d’un brun fauve, ressemblait à celui d’une matinée d’automne ; il ne se troublait que par une sorte de contre-coup des marques violentes d’agitation et d’inquiétude que donnait de temps en temps le roi Richard. Ses traits, quoique aussi massifs que sa personne, pouvaient avoir été beaux avant d’être défigurés par des cicatrices. Sa lèvre supérieure, d’après la mode des Normands, était couverte d’une épaisse moustache, qui avait pris assez de développement pour se joindre à ses cheveux ; moustache et chevelure étaient d’un châtain foncé, et commençaient également à grisonner. La charpente de son corps était de celles qui semblent le plus en état de défier la fatigue et les changements de climat : il avait la taille élancée, la poitrine large, les bras longs et les membres robustes. Il y avait plus de trois nuits qu’il n’avait ôté son justaucorps de buffle, et depuis il n’avait pris que ce repos momentané et interrompu auquel pouvait se livrer par intervalle et à l’échappée le gardien d’un monarque malade. Il changeait rarement de posture, excepté pour administrer à Richard les médicaments ou les boissons qu’aucun des autres serviteurs ne pouvait faire accepter à l’impatient monarque : il y avait quelque chose de touchant dans la manière gauche mais affectueuse dont le vieux soldat s’acquittait de soins si étrangement opposés à ses habitudes et à ses manières.

Le pavillon où étaient ces personnages offrait, comme il convenait au temps et au caractère personnel de Richard, un aspect plus guerrier que magnifique et royal. Des armes offensives et défensives, dont quelques unes étaient d’une forme bizarre et d’invention moderne, étaient dispersées sous la tente ou appendues aux piliers qui la soutenaient. Des peaux d’animaux tués à la chasse étaient étendues à terre, et sur un monceau de ces dépouilles des hôtes des forêts reposaient trois alans, suivant le nom qu’on leur donnait alors (c’est-à-dire trois lévriers), tous trois de la plus haute taille et aussi blancs que la neige. Leurs museaux marqués de plus d’une cicatrice de griffes et de serres indiquaient qu’ils avaient participé à la conquête des trophées sur lesquels ils reposaient, et leurs yeux, qui de temps en temps s’ouvraient d’une manière expressive et se fixaient sur le lit de Richard, leurs yeux témoignaient à quel point ils s’étonnaient et se fatiguaient de l’inactivité inaccoutumée qu’ils étaient forcés de partager. Jusque-là rien n’indiquait que les attributs du chasseur et du guerrier ; mais sur une petite table, à côté du lit, était placé un bouclier d’acier travaillé, de forme triangulaire, portant les trois lions passants qu’adopta, le premier, ce monarque chevaleresque ; et tout auprès, on voyait le diadème d’or ressemblant beaucoup à une couronne ducale, si ce n’est qu’il était plus haut devant que derrière : ce diadème, avec la tiare de velours pourpre brodé qui le doublait, était alors l’insigne de la souveraineté d’Angleterre. À côté, et comme toute prête à défendre le diadème, était une énorme hache d’armes qui aurait fatigué tout autre bras que celui de Cœur-de-Lion.

Dans une autre division de la tente se tenaient deux ou trois officiers de la maison du roi, abattus, inquiets sur la santé de leur maître ainsi que sur leur propre sort dans le cas où il viendrait à mourir. Ces sombres craintes s’étendaient sur jusque les gardes de la porte, qui se promenaient à grands pas et en silence, avec l’air du découragement, ou, se reposant sur leur pique, restaient immobiles à leurs postes, plutôt comme des trophées d’armes que comme des guerriers vivants.

« Ainsi, tu n’as pas de meilleures nouvelles à m’apprendre du dehors, sir Thomas, » dit le roi après un long et inquiet silence passé dans l’agitation brûlante que nous avons essayé de décrire. « Eh quoi ! tous nos chevaliers sont devenus des femmes, toutes nos dames sont devenues dévotes, et il n’y a plus une étincelle de valeur et de bravoure pour ranimer ce camp qui renferme la fleur de la chevalerie d’Europe ? Ah !

— La trêve, milord, » reprit de Vaux avec la même patience qu’il avait mise à répéter vingt fois cette explication ; « la trêve nous empêche de nous comporter en hommes d’action. Quant aux dames, Votre Majesté sait bien que je me mêle peu à leurs fêtes et que j’échange rarement le buffle et l’acier pour le velours et l’or ; mais j’ai entendu dire que nos plus célèbres beautés accompagnent notre gracieuse reine et la princesse Édith dans un pélerinage au couvent d’Engaddi, pour accomplir le vœu qu’elles ont fait dans l’espoir d’obtenir la guérison de Votre Altesse.

— Et convient-il, » s’écria Richard avec l’irritation que donne la maladie, « convient-il que des matrones et des filles royales s’exposent dans un pays souillé par des chiens d’infidèles, aussi perfides envers les hommes que parjures au vrai Dieu ?

— Mais, milord, objecta de Vaux, elles ont la parole de Saladin pour garantie de leur sûreté.

— C’est vrai, c’est vrai, dit Richard. J’étais injuste envers le soudan païen ; je lui dois une réparation. Plût à Dieu que je fusse en état de la lui offrir corps à corps, entre les deux armées, avec tous les chrétiens et tous les infidèles pour témoins ! »

Tout en parlant, Richard sortit du lit son bras droit nu jusqu’à l’épaule, et se levant avec peine sur sa couche, il secoua son poing fermé comme s’il tenait une épée ou une hache, et comme s’il brandissait son arme sur le turban du soudan. Ce ne fut pas sans un certain degré de violence, violence que le roi n’aurait pas soufferte de tout autre, que de Vaux, en sa qualité de garde-malade, força son royal maître à se remettre dans son lit : il fit rentrer son bras nerveux sous les couvertures, et ramena celles-ci jusque sur les épaules du malade avec le même soin qu’une mère donne à un enfant impatient.

« Tu es une garde un peu brusque quoique fort zélée, de Vaux, » dit le roi avec un sourire amer, tout en se soumettant à une contrainte à laquelle il était hors d’état de résister. « Il ne te manque plus qu’une coiffe sur tes traits austères ; cela te siérait aussi bien qu’à moi un béguin. Nous ferions, toi et moi, une nourrice et un nourrisson capables d’effrayer les petites filles.

— Nous avons bien effrayé des hommes dans notre temps, sire, répondit de Vaux ; et je me flatte que nous vivrons encore assez long-temps pour en effrayer d’autres. Qu’est-ce qu’un accès de fièvre que nous ne puissions le supporter patiemment afin de nous en débarrasser plus vite ?

— Un accès de fièvre ! » s’écria Richard avec impétuosité ; « tu peux croire que je n’ai, moi, qu’un accès de fièvre ; mais que me diras-tu de tous ces autres princes chrétiens ? de Philippe de France, du lourd Autrichien, du marquis de Montferrat, du grand-maître des Hospitaliers et de celui des Templiers ? Quel est le mal qui les tient ? Je m’en vais te le dire, moi ! C’est une paralysie, c’est une léthargie mortelle qui les prive de la faculté d’agir et de parler ; un ver qui a rongé jusqu’au cœur ce qu’il y avait de noble, de chevaleresque et de vertueux parmi eux ; qui les a rendus parjures au serment le plus saint que chevaliers aient jamais fait ; qui leur fait négliger leur gloire et oublier leur Dieu.

— Pour l’amour du ciel, milord, dit de Vaux, prenez les choses, avec moins de violence ; on vous entendra du dehors, et Dieu sait que de semblables discours ne se répètent déjà que trop parmi les simples soldats, engendrant les querelles et la discorde dans l’armée chrétienne. Songez que votre maladie paralyse le principal ressort de la sainte entreprise. On fera plutôt agir un mangonneau sans cordes et levier que l’armée chrétienne sans le roi Richard.

— Tu me flattes, de Vaux, » dit Richard, qui n’était pas entièrement insensible au pouvoir de la louange, et il appuya sa tête sur son oreiller avec plus de calme qu’il n’avait encore fait. Mais Thomas de Vaux n’était pas un courtisan. S’il avait prononcé ces paroles, c’est qu’elles s’étaient offertes naturellement sur ses lèvres, et il ignorait l’art d’insister sur ce sujet flatteur de manière à entretenir la sensation agréable qu’il avait excitée. Il garda donc le silence, et permit au roi de retomber dans de sombres méditations dont il ne sortit que pour s’écrier brusquement : « De par Dieu ! voilà qui était bien dit pour flatter un malade ! mais une ligue de monarques, une réunion de nobles, une assemblée de toute la chevalerie de l’Europe, languissent-elles à cause de la maladie d’un seul, quand bien même il arrive que ce soit le roi d’Angleterre ? Pourquoi la maladie ou la mort de Richard arrêterait-elle la marche de trente mille hommes aussi braves que lui ? Quand le cerf dix cors est abattu, sa troupe se disperse-t-elle aussitôt ? Quand le faucon frappe la grue conductrice, une autre prend sa place à la tête du vol. Pourquoi les puissances ne s’assemblent-elles pas pour choisir un homme à qui elles puissent confier la conduite de l’armée ?

— Parbleu ! sous le bon plaisir de Votre Majesté, reprit de Vaux, j’ai entendu dire qu’il y avait eu à ce sujet quelques délibérations entre les chefs souverains.

— Ah, ah ! » s’écria Richard, dont la jalousie soudainement éveillée donnait un autre cours à son irritabilité, « suis-je oublié par mes alliés avant d’avoir reçu le dernier sacrement ? Me tiennent-ils déjà pour mort ?… Mais non, non, ils ont raison. Et qui choisissent-ils pour chef de l’armée chrétienne ?

— La prééminence du rang désigne le roi de France, répondit de Vaux.

— Oh, oh ! Philippe de France et de Navarre[1], Montjoie, saint Denis, Sa Majesté très chrétienne ! Grands mots qui remplissent bien la bouche ! Il n’y a qu’une chose à craindre, c’est qu’il ne se trompe de mots, et prenant en arrière pour en avant, ne nous ramène à Paris au lieu de marcher sur Jérusalem. Sa cervelle politique a fait l’expérience qu’il y a plus de profit à opprimer ses feudataires et à piller ses alliés qu’à combattre contre les Turcs pour le Saint-Sépulcre.

— On pourrait choisir le duc d’Autriche.

— Quoi ! parce qu’il est gros et gras comme toi, Thomas, et qu’il a le crâne presque aussi épais, quoiqu’il n’ait pas cependant ton indifférence dans le danger, et la même facilité à oublier une offense ! Je te dirai que dans toute cette masse de chair autrichienne, il n’y a pas plus de hardiesse et de courage que la colère n’en peut donner à une guêpe ou à un roitelet. Fi de lui ! Lui ! conduire la chevalerie à de nobles faits d’armes ! Donnez-lui plutôt un baril de vin du Rhin à boire avec ses lourds barons allemands.

— Il y a le grand-maître des templiers, » continua le baron, qui n’était pas fâché de tenir l’attention de son maître occupée de toute autre chose que de sa maladie, fût-ce même aux dépens des princes et des potentats ; « il y a, continua-t-il, le grand-maître des templiers, intrépide, habile, brave dans le combat, sage dans le conseil, n’ayant pas de royaume à lui dont les intérêts puissent le détourner de la délivrance de la Terre-Sainte. Que pense Votre Majesté du grand-maître pour chef général de l’armée chrétienne ?

— Ah ! Beau-séant ? répondit le roi. Oh ! il n’y a rien à dire contre le frère Gilles Amaury. Il entend l’ordre d’une bataille, et sait combattre en face quand le signal est donné. Mais, sir Thomas, serait-il juste de prendre la Terre-Sainte au païen Saladin si rempli de toutes les vertus qui peuvent distinguer un homme qui n’est pas chrétien, pour la donner à Gilles Amaury, cent fois plus païen que lui ; un idolâtre, un adorateur du diable, un nécromancien qui, dans des caveaux et autres lieux secrets d’abomination et de ténèbres, commet chaque jour les crimes les plus noirs, ceux qui révoltent le plus la nature ?

— La renommée n’accuse le grand-maître des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ni d’hérésie, ni de magie.

— Mais n’est-il pas d’une avarice sordide ? n’a-t-il pas été soupçonné, et même plus que soupçonné d’avoir vendu aux infidèles des succès qu’ils n’auraient jamais obtenus par la force. Bah ! il vaudrait mieux trafiquer les intérêts de l’armée avec les matelots vénitiens, ou les colporteurs lombards, que la confier au grand-maître de Saint-Jean[2].

— Eh bien donc ! je n’en nommerai plus qu’un seul : que dit Votre Majesté du brave marquis de Montferrat, si sage et si brillant, et si habile homme d’armes ?

— Sage, c’est-à-dire rusé, répliqua Richard ; brillant, soit, dans la chambre d’une dame… Oh, oh ! qui ne connaît ce fanfaron de Conrad ? Politique et versatile, il change de dessein aussi souvent qu’il renouvelle la garniture de son manteau, et ce n’est jamais la couleur extérieure de ses habits qui vous fera deviner celle de la doublure… Un habile homme d’armes, dis-tu ? oui, vraiment, il monte bien à cheval, et se comporte noblement dans un champ clos, quand les épées sont émoulues et que les lances sont garnies de bois au lieu de fer. N’étais-tu pas avec moi, lorsque je dis à ce brillant marquis : Nous voici trois bons chrétiens, et je vois là-bas, dans la plaine, une soixantaine de Sarrasins : si nous allions fondre sur eux à l’improviste, ils ne sont que vingt infidèles et mécréants contre un loyal chevalier ?

— Je me le rappelle, le marquis vous répondit que ses membres étaient de chair et non de bronze, qu’il aimait mieux porter un cœur d’homme que le cœur d’aucun animal, fût-ce même d’un lion. Mais je vois ce qu’il en est. Nous finirons comme nous avons commencé, sans espoir de prier au Saint-Sépulcre, à moins que le ciel ne rende la santé au roi Richard. »

À cette grave remarque, Richard partit d’un rire bruyant, le seul qui lui fût échappé depuis quelque temps. « Vois un peu ce que c’est que la conscience, dit-il, puisqu’un baron du Nord, qui n’a pas l’esprit plus subtil que toi, a pu amener son souverain à faire l’aveu de sa faiblesse ! Il est vrai que s’ils ne se présentaient pour tenir mon bâton de commandement, je ne me serais guère soucié de dépouiller de leurs oripeaux ces marionnettes que tu viens de me faire passer en revue… Que m’importerait à moi qu’ils se couvrissent des manteaux éclatants dans lesquels ils se pavanent, si on ne les nommait pas mes rivaux dans la glorieuse entreprise à laquelle je me suis voué !… Oui, de Vaux, je confesse ma faiblesse et la témérité de mon ambition… Le camp chrétien renferme sans doute plus d’un meilleur chevalier que Richard d’Angleterre, et il serait juste et sage de confier au plus digne la conduite de l’armée. Mais, » continua le belliqueux monarque en se levant sur son lit et jetant sa couverture, tandis que ses yeux brillaient comme la veille d’une bataille, « si un tel chevalier plantait la bannière de la croix sur le temple de Jérusalem pendant que je suis incapable de participer à cette noble expédition, aussitôt que j’aurais la force de mettre une lance en arrêt, il recevrait mon défi au combat à mort, pour m’avoir ravi ma gloire, en courant sans moi vers le but de mon entreprise. Mais, écoute, quelles sont ces trompettes que j’entends dans le lointain ?

— Ce sont celles de Philippe, à ce qu’il me semble, mon souverain, » répondit le brave Anglais.

« Tu as l’oreille bien dure, Thomas, » s’écria le roi en essayant de se lever ; « n’entends-tu pas ces sons aigus et perçants ? De par Dieu ! les Turcs sont dans le camp ; j’entends leurs cris de guerre. »

Il essaya encore de sortir du lit, et de Vaux fut obligé d’employer toute sa force, et d’appeler à son aide les chambellans de la tente extérieure pour réussir à le contenir.

« Tu es un perfide… un traître… Thomas de Vaux, » dit le monarque irrité, lorsque épuisé et hors d’haleine il fut obligé de céder à une force supérieure, et de se laisser aller sur sa couche. « Je voudrais être seulement assez fort pour te faire sauter la cervelle avec ma hache d’armes.

— Je voudrais aussi que vous en eussiez la force, ô mon roi, répliqua de Vaux ; et je m’exposerais volontiers au risque de vous en voir faire cet usage ; il serait fort à désirer pour la chrétienté, aux dépens des jours de Thomas Multon, que Richard fût redevenu lui-même.

— Mon brave et fidèle serviteur, » dit Richard en tendant la main au baron, qui la baisa respectueusement, « pardonne à ton maître cette irritation de caractère ; c’est à cette fièvre dévorante que tu dois t’en prendre, et non à ton bon souverain, Richard d’Angleterre. Mais, va, je t’en conjure, et reviens me dire quels sont les étrangers arrivés dans le camp, car ces sons-là n’appartiennent pas à la chrétienté. »

De Vaux laissa le pavillon pour remplir la commission dont il était chargé, et en son absence, qu’il résolut de rendre aussi courte que possible, il recommanda aux pages et aux domestiques de la chambre de redoubler de vigilance auprès de leur souverain, en les menaçant de les rendre responsables de ce qui pourrait arriver ; mais cette menace augmenta plutôt qu’elle ne guérit la timidité avec laquelle ils remplissaient leur devoir ; car, après la colère du monarque lui-même, ce qu’ils redoutaient le plus au monde était celle du sévère et inexorable lord Gilsland.



  1. Est-il bien sûr que Walter Scott ne fasse pas ici un anachronisme en donnant le titre de roi de Navarre et de sa majesté très chrétienne aux rois de France de cette époque ? a. m.
  2. En général, il est bon de se méfier des sorties que Walter Scott met dans la bouche de Richard contre les templiers. Il les a peints d’après les manuscrits des moines, les adversaires les plus implacables de ces chevaliers qui rapportèrent d’Orient la véritable doctrine du Christ, non telle que leurs ennemis l’ont faite, altérée, mutilée au gré des intérêts du sacerdoce, mais telle que Jean l’apôtre la conserva et la remit à ses disciples, dont les descendants la confièrent, vers l’an 1118, à Hugues des Païens, premier grand-maître des templiers ; doctrine dont l’influence devint la cause secrète de leur condamnation en 1514 ; doctrine sublime, pure de superstitions et de mensonges, et qui pourrait contribuer singulièrement à l’émancipation du genre humain. Une dernière preuve de la vertu des templiers, c’est que Richard Cœur-de-Lion ne voulut se confier qu’à des chevaliers du Temple pour revenir de Palestine en Europe. a. m.