Le Testament d’un excentrique/II/1

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Hetzel (p. 233-246).

SECONDE PARTIE

I

le parc national.

C’était le 15 mai, à midi, au Post Office de Fort Riley, que Max Réal avait reçu le télégramme envoyé le jour même de Chicago. Dix, par cinq et cinq, tel avait été le nombre de points de ce tirage, qui s’appliquait au second coup de dés du premier partenaire.

À compter de la huitième case, État du Kansas, avec dix points, le joueur tombe sur une des cases de l’Illinois. Aussi la règle l’oblige-t-elle à doubler ce nombre, de telle sorte que vingt points le conduisent à la vingt-huitième case, État du Wyoming.

« Une heureuse chance ! dit Max Réal, lorsque Tommy et lui furent rentrés à l’hôtel.

— Si mon maître est content, répondit le jeune garçon, je dois l’être…

— Il l’est, déclara Max Réal, et pour les deux raisons que voici : la première, c’est que le voyage ne sera pas long, car le Kansas et le Wyoming se touchent presque à l’un de leurs angles ; la seconde, c’est que nous aurons le temps de visiter la plus belle région des États-Unis, ce merveilleux Parc National du Yellowstone que je ne connais pas encore. Voilà bien ma bonne étoile, la voilà !… Avoir tiré précisément ce point de dix qui me gratifie d’une double enjambée et met le Wyoming sur mon itinéraire !… Comprends-tu, Tommy, comprends-tu ?…

— Non, mon maître ! » répondit Tommy.

Et la vérité est que Tommy en était encore à comprendre ces ingénieuses combinaisons du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique qui enchantaient le jeune peintre.

Peu importait, d’ailleurs, et Max Réal ne pouvait que se féliciter de ce second tirage, bien qu’il fût encore en arrière de Lissy Wag et du commodore Urrican, — ce dernier, on le sait, condamné à recommencer la partie. En effet, non seulement ce voyage ne comporterait aucune fatigue, mais il permettrait au premier partenaire de visiter cet admirable coin du Wyoming.

Or, voulant y consacrer le plus de temps possible, et ne disposant que de quinze jours, du 15 au 29 mai, il résolut de quitter immédiatement la petite ville de Fort Riley.

C’était à Cheyenne, la capitale du Wyoming, que Max Réal devait trouver la prochaine dépêche expédiée à son adresse, — à moins que la partie n’eût été gagnée auparavant. Et, au total, il suffisait que Hodge Urrican amenât le point de dix pour atteindre la soixante-troisième et dernière case, puisque du premier coup, en grande avance sur tous ses concurrents, il avait été porté à la cinquante-troisième.

« Il en est bien capable, cet homme terrible ! avait dit Max Réal, lorsque les journaux publièrent ce résultat. Alors plus d’héritage, et je ne pourrai pas t’acheter, mon pauvre Tommy !… Enfin, j’aurai toujours visité les régions du Yellowstone !… Vil esclave, boucle nos valises, et en route pour le Parc National ! »

Le vil esclave, très honoré, fit en toute hâte les préparatifs du départ.

Si Max Réal se fût borné à se rendre de Fort Riley à Cheyenne, il aurait fait ce voyage de quatre cent cinquante milles en une seule journée par les railroads qui réunissent les deux villes. Toutefois, puisque son intention était de remonter jusqu’à l’angle nord-ouest du Wyoming occupé par le Parc National, il fallait compter que cette distance serait au moins doublée.

On ne s’étonnera pas si, dès le reçu de la dépêche, Max Réal eût étudié les itinéraires du réseau ferré, afin de choisir le plus court. Or, de cette étude, il résultait que deux lignes de l’Union Pacific offraient à peu près les mêmes garanties de rapidité.

La première s’élève du Kansas au Nebraska, et, par Marysville, Kearney City, North Platte, Ogallalla, Antelope, atteint l’angle sud-est du Wyoming et conduit à Cheyenne.

La seconde, par Salina, Ellis, Oakley, Monument, Wallace, touche la frontière du Colorado à Monotony, se dirige vers Denver, capitale de l’État, et par Jersey, Brighton, La Salle, Dover, gagne la frontière du Wyoming pour s’arrêter à Cheyenne.

Ce fut à ce dernier itinéraire que le Pavillon Violet, — c’était la couleur du premier partenaire, on ne l’a point oublié, — donna la préférence. Lorsqu’il serait à Cheyenne, il en combinerait un autre, afin d’arriver dans le plus bref délai au quadrilatère du Parc National.

Max Réal partit donc, l’après-midi du 16, avec son attirail de peintre, Tommy chargé de la valise, et tous deux montèrent dans le train. Immenses, sans rampes ni pentes, ces plaines occidentales du Kansas, arrosées par le cours de l’Arkansas, qui descend des White Mountains du Colorado. Et combien la construction de ces voies ferrées fut facile ! À mesure que les rails étaient posés sur les traverses, la locomotive les utilisait, et la voie s’établissait ainsi à raison de plusieurs milles par jour. Il est vrai, ces interminables steppes ne présentent rien de très curieux aux yeux d’un artiste ; mais les sites deviendraient variés, étranges, superbes, dans la partie montagneuse du Colorado.

Pendant la nuit, le train franchit la frontière géométrique des deux États, et s’arrêta de grand matin à Denver.

Voir cette ville, ne fût-ce qu’une heure, Max Réal n’en eut pas le temps. Le train pour Cheyenne allait partir, et à ne pas le prendre il y aurait eu un retard de toute une journée. Une centaine de milles, en laissant dans l’ouest le magnifique panorama des Snowy Ranges, dominés par les cimes du Long’s Peak, ce trajet fut rapidement enlevé.

Qu’est-ce que Cheyenne ? C’est le nom d’une rivière et d’une cité, c’est aussi celui des Indiens qui habitaient autrefois la contrée, — ou plutôt « les Chiens » dont le langage populaire fait par corruption les Cheyennes.

Quant à la ville, elle est née de l’un de ces campements où foisonnaient les premiers chercheurs d’or. Aux tentes succédèrent les cabanes, aux cabanes les maisons, bordant des rues et des places. Le réseau ferré se forma autour, et actuellement Cheyenne compte près de douze mille habitants. Bâtie à une altitude de mille toises, elle est station, et station importante de ce grand chemin de fer du Pacifique.

Le Wyoming n’a point de limites naturelles. Il est réduit à celles que la géodésie lui a fixées, c’est-à-dire aux lignes droites d’un carré long. C’est un pays de montagnes imposantes et de vallées profondes, entre lesquelles le Colorado, la Columbia, le Missouri, prennent leurs sources. Et, lorsqu’on a donné naissance à ces trois cours d’eau, si considérables dans l’hydrographie américaine, on est digne d’ajouter une étoile à celles qui brillent au pavillon des États-Unis.

Suivant son habitude, Max Réal garda le plus complet incognito. Cheyenne ne sut pas que ce jour-là elle possédait l’un des joueurs du match Hypperbone qu’elle n’attendait pas sitôt, d’ailleurs, et saurait bien trouver le 29 à son poste. Il évita donc les réceptions, banquets indigestes, cérémonies fastidieuses, dont il eût été l’objet, sans doute, de la part d’une population prompte à l’emballement et dans laquelle eussent certainement figuré les femmes qui ont le droit de vote en cet heureux État du Wyoming.

Débarqué le matin du 16 mai, Max Réal prit ses mesures pour se rendre sans retard au Parc National. Avec plus de temps à sa disposition, il aurait pu faire le voyage en voiture, en stage, s’arrêtant à sa fantaisie, furetant à travers cette région de Laramie Ranges, ces hautes plaines dont le fond argileux fut jadis celui d’un immense lac, passant à gué les innombrables creeks, capricieux affluents de la North Forth et de la Platte River, visitant les cirques de ce magnifique système orographique, les sinueuses vallées, les épaisses forêts, et le multiple réseau des tributaires de la Columbia, enfin toute cette contrée que dominent à plus de deux mille toises l’Union Peak, l’Hayden Peak, le Fremont Peak, et ce farouche mont Ouragans, des Wide Water Mountains, d’où est peut-être venu le nom de l’Oregon, et qui, grand entraîneur de bourrasques et de tempêtes, peut rivaliser avec le non moins farouche commodore Urrican.

Oui, cheminer ainsi, en voiture, à cheval, à pied, en toute liberté, s’arrêter à loisir devant les plus beaux sites de ce domaine, planter sa tente ici ou là sans être pressé par les heures, quoi de plus séduisant pour un peintre, et avec quel enchantement Max Réal eût effectué son voyage dans ces conditions !… Mais pouvait-il oublier qu’en lui l’artiste se doublait d’un partenaire, qu’il ne s’appartenait pas, que, jouet du hasard, il était à sa merci, qu’il dépendait d’un coup de dés, qu’il avait l’obligation d’évoluer entre des dates fixes, d’être traité comme un pion d’échiquier ?… Au fond, cela ne laissait pas de l’humilier.

« Un pion que le sort fait manœuvrer à sa guise, se disait-il, il est pourtant vrai que je ne suis plus autre chose !… C’est l’abandon de toute dignité humaine, et pour une chance sur sept d’empocher l’héritage de cet excentrique défunt !… La rougeur me monte au front quand ce moricaud de Tommy me regarde !… J’aurais dû envoyer maître Tornbrock au diable, ne point prendre part à cette ridicule partie, dont il serait sage de me retirer à la grande satisfaction des Titbury, des Crabbe, des Kymbale et autres Urrican !… Je ne parle pas de la douce et modeste Lissy Wag, car cette jeune fille m’a paru peu charmée de figurer dans le groupe des Sept !… Oui… au diable, et je le ferais à l’instant, et je resterais au Wyoming à ma convenance, n’était ma brave femme de mère, qui ne me pardonnerait pas d’avoir déserté !… Enfin, puisque je suis dans cet invraisemblable pays du Yellowstone, voyons tout ce qu’on en peut voir en une dizaine de jours ! »

Ainsi raisonnait Max Réal, et ce n’était point mal raisonner, après avoir étudié l’itinéraire le mieux approprié aux circonstances. D’ailleurs, à voyager comme il l’aurait voulu, il se fût exposé non seulement à des retards, mais à des dangers. Ces plaines et ces vallées du Wyoming central sont loin d’être sûres, lorsqu’on les parcourt sans escorte… En outre de rencontre possible avec les fauves, ours et autres carnassiers qui les fréquentent, il y a lieu de redouter quelque attaque des Indiens, de ces Sioux nomades, qui ne sont pas tous cantonnés dans leurs réserves.

Aussi, lors des explorations que le gouvernement fédéral organisa en 1870 afin de reconnaître la contrée du Yellowstone, MM. Doane, Langford et le docteur Hayden furent-ils militairement accompagnés, de manière à garantir leur mission. Et c’est deux ans après, le 1ermars 1872, que le Congrès déclara Parc National cette région digne, à plus d’un titre, d’être dénommée la huitième merveille du monde.

Deux lignes transcontinentales relient New York à San Francisco ; la première, l’Union Pacific, qui prend le nom de Oregon Short Line à partir de Granger, longue, en chiffres ronds, de trois mille trois cent quatre-vingts milles, passe par Ogden ; la seconde, longue de cinq mille trois cents, passe par Topeka, Denver et remonte à Cheyenne sur la première ligne. À partir de cette ville, le railroad traverse le Wyoming, l’Utah, la Nevada, la Californie, et vient aboutir à l’Océan Pacifique.

Dans l’Utah, à Ogden, se détache un embranchement qui rejoint l’Union Pacific à Pocatello, d’où l’Oregon Short Line monte jusqu’à Helena City dans le Montana. Cette ligne passe à courte distance du Parc National, dont le territoire appartient pour une petite partie aux deux États susdits, et au troisième pour la plus grande.

Or, de Cheyenne à Ogden, le parcours n’est que de cinq cent quinze milles, et d’Ogden à Monida, la station la plus rapprochée du Parc National, de quatre cent cinquante seulement, — au total, moins de mille milles. Il était donc tout indiqué que Max Réal, désireux de se rendre par le plus court à l’angle nord-ouest du Wyoming, fit choix de cet itinéraire, qui, s’il l’allongeait quelque peu, lui permettrait de visiter Ogden.

Le soir même, non moins inconnus à leur départ qu’ils l’avaient été à leur arrivée, Max Réal et Tommy s’installaient dans le train, traversaient les longues plaines lacustres de Laramie, et ils dormaient d’un imperturbable sommeil, lorsqu’ils atteignaient la station de Benton City, une de ces villes qui poussent à la surface du Far West comme des champignons, — un peu vénéneuses, peut-être, à leur naissance, mais bientôt détoxiquées par de bons procédés de culture. Puis, sans qu’ils se fussent réveillés, le train laissa en arrière Laramie, Rawlins, Halville, Granger, Separation, les Buttes-Noires, Green River, qui se joint à Grand River pour former le Colorado en suivant le cours de la Muddy Fork jusqu’à la station d’Aspen près de la frontière de l’Utah, puis il pénétra sur le territoire de ce nom, et, dans la matinée du 27, vint stopper à Ogden.

C’est là, on l’a dit, que l’Union Pacific, avant de contourner le Great Salt Lake par sa courbe supérieure, pour aller vers l’ouest, jette un embranchement de quatre cent cinquante milles jusqu’à Helena City. À ce même point, il en projette un second vers le sud, qui raccorde Ogden avec Great Salt Lake City, la capitale de l’État, la grande cité mormone, qui a tant fait parler d’elle, et pas toujours à son avantage.

Quelle occasion avait là Max Réal, sans s’écarter de plus de trente-six milles, de rendre visite à cette ville fameuse entre toutes ! Il s’en abstint, cependant, et qui sait si les aléas de la partie ne le ramèneraient pas à la Cité des Saints, illustrée par les exploits matrimoniaux de Brigham Young et de ses polygames compatriotes ?…

La journée du 17 fut employée à remonter l’Idaho, en laissant à l’est la frontière du Wyoming, le long de la base des Bear River Mountains, par Utah Hot Springs, et le train franchit la limite de l’Idaho, à Oxford.

L’Idaho appartient au bassin de la Columbia, riche en gisements miniers qui attirent la tumultueuse foule des laveurs d’or, et dont les agriculteurs auront utilisé les plaines méridionales dans un avenir assez rapproché. Boise City, avec ses deux mille cinq cents habitants, est la capitale de ce territoire qui possède certaines réserves affectées aux Pieds-Noirs, aux Nez-Percés, aux Cœurs-d’Alène, sans compter les Chinois, mêlés en assez grand nombre à la population blanche.

La Terrasse de Cléopâtre. — Vallée du Yellowstone.

Le Montana, lui, est un pays de montagnes, ainsi que son nom l’indique. L’un des plus vastes de l’Union, impropre à la culture, mais favorable à l’élève du bétail, il est très riche en gisements d’or, d’argent et de cuivre. De tous les États, c’est celui dans lequel les Indiens occupent les plus vastes enclaves du Far West, les Têtes- Plates, les Gros-Ventres, les Corbeaux, les Modoks, les Cheyennes, les Assiniboines, dont l’Américain ne supporte pas sans peine le turbulent voisinage.

Virginia City, la capitale de l’État, semblait au début, devoir prospérer comme tant d’autres villes de ces territoires de l’Ouest. Actuellement elle est délaissée au profit de Butte City et d’Helena, bien que la première ait vu aussi décroître le chiffre de ses habitants.

Il va de soi que de rapides et confortables moyens de communication existent entre le Parc National et la station de Monida, où s’arrêta le premier partenaire, et qu’ils se multiplieront encore au profit de ces légions de touristes de l’Ancien et du Nouveau Monde, conviés par le gouvernement fédéral à visiter le domaine du Yellowstone.

Max Réal put donc quitter immédiatement Monida, grâce à un service de stages parfaitement organisé, et quelques heures après, accompagné de Tommy, il arrivait à destination.

Les parcs nationaux, pourrait-on dire, sont au territoire de la République ce que les squares sont à ses grandes cités. D’autres que celui du Yellowstone ont été créés ou se créeront à court délai, — tel celui du Crater Lake, dans la région volcanique du nord-ouest, telle cette Suisse américaine, ce Jardin des Dieux, magnifiquement encadré dans la zone montagneuse du Colorado.

À la fin de février 1872, le Sénat et la Chambre des représentants entendirent la lecture d’un rapport sur une proposition à soumettre au Congrès.

Il s’agissait de soustraire à toute occupation par des particuliers et de mettre sous la protection de l’État une partie du sol de l’Union de cinquante-cinq milles sur soixante-cinq milles, située vers les sources du Yellowstone et du Missouri. Cette région serait désormais un Parc National, dont la jouissance pleine et entière resterait réservée au peuple américain.

Après avoir déclaré que l’espace compris dans les limites indiquées n’était pas susceptible d’une culture productive, le rapporteur ajoutait :

« La loi proposée n’apporterait aucune diminution aux revenus de l’État, et elle serait accueillie par le monde entier comme une mesure conforme à l’esprit de progrès, et comme un titre d’honneur pour le Congrès et pour la Nation. »

Les conclusions du rapport furent adoptées. Le Parc National du Yellowstone passa sous l’administration du Secrétaire de l’Intérieur, et si le monde entier ne lui a pas encore rendu visite, on peut compter que l’avenir réalisera ces vœux du Congrès.

En ce coin privilégié du vaste ensemble des États-Unis, il n’y a, paraît-il, rien à attendre de la culture, ni sur les plateaux, ni dans les vallées, ni dans les plaines placées à sept mille pieds d’altitude moyenne. Là, le climat est extrêmement dur, puisque pas un mois ne se passe sans qu’il gèle. Aussi, rien de l’élevage du bétail, qui ne résisterait pas à ces rudes températures, rien non plus du rendement minéral d’un sol généralement volcanique, semé de matières éruptives, dévoré par les ardeurs plutoniennes, et enserré d’un cadre de montagnes, dont les crêtes se dessinent à mille toises au-dessus du niveau de la mer.

C’est donc le pays le plus inutile du monde, pourtant l’un des plus célèbres, dont la valeur est uniquement due à ses beautés, à ses étrangetés naturelles, et auquel la main de l’homme ne pourrait ajouter.

Cette main est intervenue, cependant, dans le but d’attirer les excursionnistes des cinq parties du monde, dont le rapport officiel prévoyait et provoquait l’exode par milliers. La circulation est facilitée par des routes carrossables à travers ce dédale chahotique. Des établissements se sont élevés, où l’élégance le dispute au confort. On peut parcourir le domaine en toute sécurité. Ce qui est plutôt à craindre, c’est qu’il ne devienne une station thermale, une immense ville d’eaux, où foisonneront les malades, attirés par les sources chaudes du Fire Hole et du Yellowstone.

Et, en outre, ainsi que le fait observer Élisée Reclus, ces parcs nationaux sont déjà devenus d’immenses domaines de chasse pour les directeurs de compagnies financières, qui en possèdent les chemins de fer d’accès et les principaux hôtels. C’est ainsi que l’établissement de Terrasse Mammoth est le centre d’une véritable principauté. Qui l’aurait cru ?… Une principauté dans la grande République Nord-Américaine !

Ce fut là — et malheureusement à cette époque de l’année nombre de visiteurs encombraient le caravansérail — que s’écoula tout le temps dont Max Réal pouvait disposer. Par bonheur, personne ne le soupçonnait d’être un des tenants du match Hypperbone, car il aurait été escorté ou, pour mieux dire, assailli d’importuns par centaines. Il put donc aller et venir, admirant ces curiosités naturelles qui ne provoquaient point, il faut l’avouer, l’admiration de Tommy, ébauchant plusieurs toiles que le jeune noir trouvait toujours infiniment supérieures aux sites qu’elles représentaient. Non, jamais Max Réal ne devait oublier ces inoubliables merveilles du Parc National.

« Et pourvu, se disait-il parfois, qu’il ne m’arrive pas de manquer le rendez-vous du 29 de Cheyenne ! Grand Dieu !… Que dirait ma chère bonne mère ? »

Elle est vraiment magnifique, cette vallée du Yellowstone, jalonnée de massifs basaltiques dans lesquels on taillerait un palais tout entier, avec ses pics déchiquetés qui se dressent tout autour, ses cimes blanches dont les neiges s’écoulent en mille ramifications de rios et de creeks à travers la profondeur des forêts de pins, ses cañons, à parois verticales très rapprochées, interminables corridors qui sillonnent ce domaine. Là se multiplient les efforts d’une nature sauvage et convulsionnée. Là s’étendent des champs de laves, des plaines où s’accumulent les éjections volcaniques. Là se dressent des entrecolonnements taillés dans les falaises noirâtres, zébrés de rayures jaunes et rouges, modèles à imiter pour l’architecture polychrome. Là s’entassent les restes des forêts pétrifiées sous le vomissement des cratères maintenant refroidis. Là se sent toujours le formidable travail souterrain, dont l’action se manifeste à travers le sol par l’échappement de deux mille sources thermales.

Et que dire du lac de Yellowstone, avec ses rives semées d’obsidiennes, creusé dans un plateau à plus de sept mille pieds d’altitude ? Cette cuvette aux eaux pures comme du cristal, de trois cent trente milles carrés, possède des îles montagneuses, et, en maint endroit, les panaches de vapeurs jaillissent non seulement sur ses grèves, mais aussi à sa surface. C’est une nappe profonde et calme, où pullulent les truites par myriades, que domine un système orographique d’une incomparable splendeur.

Et c’est ainsi que Max Réal, sans le souci des heures et des jours qui s’écoulaient, fit provision d’impérissables souvenirs devant le spectacle de ces magnificences. Il visita en touriste infatigable les environs du lac Yellowstone, les bassins aux ondes empourprées qui l’avoisinent, échevelées d’algues aux éclatantes couleurs. Il remonta dans le nord jusqu’à cet éblouissant étalage des vasques des Mammoth Springs. Il se baigna dans leurs piscines basaltiques, disposées en demi-cercle, emplies d’eau tiède, et entourbillonnées de vapeurs. Il s’étourdit aux fracas tumultueux des deux cataractes du Yellowstone, qui, pendant un demi-mille, en chutes, en rapides, en cascades, s’épanchent à travers un lit resserré, éperonné de roches laviques, pour finir au milieu d’une poussière liquide par un saut de cent vingt pieds. Il circula entre les trous à feu qui bordent le torrent du Fire Hole. Là, dans cette vallée rongée par l’impétueux tributaire de la Madison, se chiffrent par centaines les sources chaudes, les fontaines de boue, les geysers avec lesquels ne peuvent rivaliser les plus célèbres de l’Islande.

Et quel panorama développe aux regards, le long de ses rives, ce sinueux et capricieux Fire Hole, sorti d’un lagon, en se déroulant vers le nord. À tous les étages des massifs qui s’abaissent jusqu’à son lit se succèdent les cratères d’où fusent les geysers aux dénominations descriptives. Ici c’est l’Old Faithful, le « Vieux Fidèle », avec ses jets réguliers, dont la fidélité commence à décroître par suite d’intermittences moins précises. Là, c’est le « Château-Fort », sur le bord d’un étang marécageux, en forme de vieux donjon, dont les murs s’inondent sous la pluie de ses vapeurs condensées. C’est la « Ruche », puits monstrueux dont la margelle s’élève au-dessus du sol comme un tronçon de tour, le « Grand Geyser », qui met un intervalle de trente-deux heures entre ses éruptions, le « Géant » dont les liquides panachés flottent à cent vingt pieds, moins puissant que la « Géante », qui porte les siens à plus du double.

il s’étourdit au fracas tumultueux des deux cataractes du yellowstone.

Dans le bassin supérieur se déploie l’« Éventail », avec ses lamelles parées de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, lorsque les rayons solaires s’y réfractent. Non loin, l’« Excelsior », dont la colonne centrale, sur une circonférence d’une trentaine de toises, s’élève à soixante, en évacuant, dans les poussées de sa formidable gerbe, des débris de pierres et de laves arrachés à l’écorce terrestre. À un mille de là, se rencontre le « Geyser de la Grotte », ou plutôt « de la Source », qui couronne de ses aigrettes aqueuses d’énormes blocs en arcades, orifices des sombres cavités où travaillent incessamment les forces plutoniennes. Enfin, le « Blood Geyser », expectoré d’un cratère aux parois d’argile rougeâtre qu’il délaie au passage, semble s’épanouir en gerbe de sang.

Tel est le domaine, sans rival au monde, dont Max Réal parcourut les vallées, les cañons, les fonds lacustres, allant de merveille en merveille, d’admiration en admiration. Dans cet angle du Wyoming, arrosé par le Fire Hole et le Yellowstone supérieur, dont le sol frémit sous le pied comme les tôles d’une chaudière, se mélangent, s’amalgament, se combinent, les substances telluriques sous l’action des feux internes inépuisablement alimentés au foyer central, et dont les mugissements s’échappent par mille bouches. Là se produisent les phénomènes les plus inattendus, semblables à ces effets scéniques d’une féerie provoqués par la baguette du magicien, au milieu des prodiges de ce Parc National du Yellowstone, dont on ne saurait trouver l’équivalent en n’importe quelle autre contrée du globe.