Le Testament de Jean Meslier/Édition 1864/Chapitre b

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Texte établi par Rudolf Charles MeijerLibrairie étrangère (Tome 1p. xxiii-xxxiv).
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b. QUELQUES MOTS SUR LA THÉOLOGIE PROTESTANTE, DITE MODERNE.

Le XIXe siècle, il faut en convenir, est un véritable temps de réveil spirituel. Ce réveil se manifeste partout, on dirait presque qu’on respire, avec l’air, l’éther rafraîchissant qui le produit.

Le précédent chapitre a été consacré au récit du réveil laïque en Hollande, le présent me fournira l’occasion de dire quelques mots du réveil de l’église et de la philosophie, tant en Hollande qu’en France.

L’église qui se réveille, c’est la jeune église protestante, cette église qui, à la fondation de la Revue "de Dageraad" poussa son cri de guerre, fondit sur son hardi antagoniste et fit semblant de vouloir l’étrangler dans un suprême effort, la même église qui, après huit ans de lutte, est arrivée à prêcher les idées que proclamait la Revue, lorsque jadis elle la harcelait. Une foule de causes ont contribué à amener cet heureux changement.

Citons d’abord les travaux scientifiques du professeur F. Chr. Bauer et de son beau-fils Zeller, de Hilgenfeldt, et de tant d’autres ; de cette phalange courageuse et infatigable enfin, qu’on désigne généralement sous la dénomination collective de l’École de Tubingue. Ces travaux, s’alliant à l’oeuvre du Dr. D. Fr. Strauss, et la rectifiant souvent, furent d’abord cités avec horreur par le clergé hollandais ; l’épithète de Thubingien fut long-temps pour lui un terme d’outrage, qu’on appliquait aux jeunes théologiens, qui osaient parfois soumettre à une critique scientifique et éclairée des livres si long-temps considérés comme sacrés et dictés à leurs auteurs par le Dieu des Juifs anciens et modernes. Mais, l’impulsion une fois donnée, la vérité ne manqua pas de se faire jour jusques dans les cervelles des esclaves de la doctrine synodale de Dordrecht. Deux théologiens éminents se hasardèrent enfin à apposer aux travaux des critiques allemands le sceau de leur autorité hollandaise ; ce furent les professeurs Scholten et Kuenen de l’université de Leide, qui par leurs écrits et leurs cours de théologie transplantèrent chez nous cette nouvelle école, qui en fait de progrès a dévancé et totalement éclipsé l’ancienne école de théologie libérale, dite de Groningue, fondée par le professeur Hofstede de Groot. Mais ce qui contribua au réveil de notre église protestante, plus même ou plus radicalement du moins que l’amour renaissant de la vérité des susdits professeurs, ce fut l’étroite orthodoxie de la faculté théologique à l’université d’Utrecht, qui, incapable de gagner la sympathie des jeunes gens qui suivaient les cours de professeurs conservateurs, négligeant complètement de fixer l’attention des élèves sur les travaux des hommes du progrès, devint pour ceux-ci un puissant stimulant pour s’adonner à l’étude des critiques avancés, et pour les juger sans préjugé, libres du joug spirituel d’aucune autorité telle que celle que les savants professeurs de l’université de Leide, imposaient involontairement à l’intelligence des étudians dont ils guidaient les études. Ajoutons à ces influences directes le développement de l’esprit des laïques par la lecture de la Revue de Dageraad et de pareils écrits, développement qui comblait de plus en plus la distance intellectuelle entre les ministres de la foi et les croyants, affaiblissait par-là journellement l’autorité et l’influence des premiers, et les poussait à se mettre à la tête du courant, afin de ne pas être brisés comme des digues impuissantes, et afin de conserver leur raison d’être et leur gagne-pain qui en dépendait. Malheureusement ce réveil, qui se manifeste en Hollande depuis quelques années seulement, est celui d’un peuple libre, il est vrai, mais d’un peuple flegmatique et calculateur, après un sommeil tranquille — mais assez lourd.

Toute langoureuse que puisse être la manifestation générale du réveil parmi le clergé protestant en Hollande, il faut avouer que depuis très-peu d’années un changement étonnant s’est opéré dans le ministère de la nouvelle génération surtout, et quoique les sermons et les écrits de ces théologiens hollandais dits modernes, puissent être rangés plus ou moins dans la catégorie de "la Vie de Jésus" de Mr. Renan, des œuvres de Mess. Coquerel, Martin-Paschoud, Pécaut, E. Scherer, avec moins de mérite artistique, moins de conception, moins de logique, et trop souvent moins de clarté et de conviction dans le style, on ne peut contester à quelques uns de ces théologiens modernes un amour du progrès et un noble courage, dignes d’une meilleure cause que la défense des débris vermoulus d’une baraque de charlatan, qu’eux-mêmes rougissent d’être, appelés à occuper et qu’ils démolissent aux trois quarts pour avoir le droit de se faire une guérite des faibles planches qui leur en restent, — guérite en plein champ de bataille.

Parmi les plus avancés de cette école, ou, pour mieux dire peut-être, parmi ceux qui sont déjà censés avoir quitté l’école pour être aux avant-postes de ce corps de chevaux-légers de la foi, Mr. A. Réville occupe, pour sûr, une des places les plus honorables. La Revue des deux mondes accueille ses articles, c’est assez dire.

Monsieur Réville plus qu’aucun autre était donc l’homme à pourvoir au besoin réel de l’école, à faire le manuel d’instruction religieuse, si ardemment désiré ; aussi est-il tout naturel que la publication de son œuvre ait été saluée de grands cris d’applaudissement de la part de ses coréligionnaires, de mépris et de vengeance de la part de ceux qui sont restés fidèles à la foi de leurs pères et aux dogmes synodaux.

L’intérêt que je porte à tout ce qui peut contribuer au développement de l’esprit de vérité parmi le genre humain m’engagea à prendre connaissance de cette nouvelle œuvre d’un écrivain déjà célèbre par ses écrits antérieurs et par la largeur de ses vues sur des sujets de dogmatique chrétienne. J’étais curieux surtout de connaître plus particulièrement ses opinions sur ce qu’on nomme Religion, Dieu etc. Je lus avidemment ce qu’il croyait devoir enseigner sur ces sujets abstraits, et je trouvai que lui aussi, tombant dans la faute assez grave de presque tous ceux qui prétendent briser avec un passé plein d’ignorance et d’erreur, s’embrouillait dans les mots dont il se servait pour exprimer ses idées, que lui aussi conservait la phraséologie usée de ces prédécesseurs dont il combattait les théories, que lui aussi se perdait dans un dédale de mots qui rendaient obscur et indécis le sens de ses paroles et qui cachaient ses pensées au lieu de les mettre en évidence d’une manière claire et précise. — Était-ce de propos délibéré, ou séduit par l’habitude qu’il exprimait ses opinions modernes en des termes empruntés au dictionnaire de l’ancienne croyance calviniste, je n’ose le décider, et cela ne changerait absolument rien aux conséquences que je tirai de ce galimatias ; il me suffit de me persuader que de cette manière le but ne pourrait être atteint, que l’esprit de vérité ne pourrait être servi, et que je ferais une œuvre méritoire en m’opposant à un procédé qui me révoltait et que je considérais comme pernicieux à la cause du progrès. Je l’essayai dans les articles que j’offris à la redaction de la Revue de Dageraad, et qui parurent dans les livraisons de Juillet, d’Août et d’Octobre 1863 de la dite revue. J’ai la prétention de considérer quelques uns des raisonnements que je fais dans ces articles comme si utiles et si justes, que je ne puis m’empêcher d’en traduire et d’en insérer ici les plus marquants, tout en me réservant le plaisir de reproduire ces articles en entier, dans un choix de mes Essais et de mes Paradoxes, — si on veut donner ce nom à la série d’idées que je collectionne depuis quelque temps, — que je me propose de présenter un jour au public français, quand ce public voudra se donner la peine de faire connaissance avec les observations mal stylées d’un penseur étranger, non breveté.


"La Religion", dit Mr. Réville, "c’est la croyance qu’au-dessus ou au-dessous des apparences premières des choses il y a un être ou des êtres supérieurs à l’homme, dont celui-ci dépend et qu’il se sent porté à adorer."

D’après mon avis le mot de "religion" n’a rien de commun avec la "croyance à" ou même la conception "d’un être ou d’êtres supérieurs à l’homme."

Le sentiment reliant et commun, qui fait de l’homme un être social et qui lui fait coopérer sciemment au procédé vital, comme une partie inaliénable d’un tout vivant, se manifeste en amour du vrai, du bien et du beau.

Ce sentiment religieux peut s’être assimilé chez Mr. Réville et chez des milliers de personnes comme lui, avec la tendance à une croyance à un être supérieur, dont l’homme dépend etc. ; mais pour cela il n’est pas inséparable de cette tendance, ni par conséquent un avec cette tendance. Moi-même, par exemple, je prétends être très-religieux, quoique je ne puisse aucunement accepter l’existence de l’être ou des êtres dont parle Mr. Réville et moins encore les adorer.

L’injuste acception, dans laquelle on se sert ordinairement du mot religion, a induit en erreur Mr. Réville. La définition qu’il donne s’applique au mot Lâtrie, et non pas à Religion.

Le Sentiment religieux a en soi un élément de vénération, d’attraction vers l’objet de la vénération, de tendance vers le perfectionnement ; il est inné à l’homme, il est commun à tous et constitue ainsi l’état normal de l’esprit.

Le Sentiment lâtre porte à l’adoration, à la sacrification de soi-même à l’objet de l’adoration, à l’extase hystérique ; il se développe chez l’homme par l’exaltation, il est personnel, local et temporel, et constitue de cette façon l’état anomal de l’esprit.

Le Sentiment religieux se développe par la science, le sentiment lâtre par la foi.

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À l’égard du mot dieu, il y a chez Mr. Réville un embrouillement d’idées non moins palpable qu’à l’égard du mot religion.

Dieu est la cause indéfinie du premier effet défini. La circonférence de l’indéfini, perdant à mesure que gagne la circonférence du défini, Dieu, l’antithèse de la Nature, perd de son domaine à chaque victoire que la science remporte.

Dieu serait tout pour un peuple complètement ignorant ; Dieu ne serait plus rien pour un peuple omni-scient.

L’indéfini — Dieu — et le défini — la Nature — forment ensemble l’unité, l’omni-être.


L’espace que je me suis reservé dans cet ouvrage ne me permet pas de faire plus de citations de ma susdite critique. Ces quelques passages auront cependant suffi, je pense, à faire connaître la méthode que j’ai suivie pour arriver à débrouiller les idées de Mr. Réville et de la majeure partie des penseurs actuels.

Le lecteur comprendra facilement que le livre de Mr. Renan, qui parut un peu plus tard que le Manuel et qui est un produit de cette école philosophique qui marche en France de pair avec la théologie moderne, a été très, très-loin de trouver grâce à mes yeux. Grâce ! — Bien au contraire, je souscris des deux mains aux paroles suivantes que je trouve page XI (introduction) de l’Histoire élémentaire et critique de Jésus par Mr. A. Peyrat.

"La tempête, qu’a soulevée le livre de M. Renan fait peu d’honneur à notre temps. Quand on pense qu’après le XVIIIe siècle, après Voltaire et Fréret, après Diderot et Montesquieu…, un livre, où la divinité de Jésus est niée avec tant de ménagements et de si habiles circonlocutions, a été considéré non seulement comme un scandale, mais comme nouveauté, on reste confondu d’étonnement."

Et malgré tout cela, jamais peut-être un livre n’a eu autant de succès en si peu de temps, que n’a eu l’Histoire de Jésus par Mr. E. Renan, et jamais à mon avis, un livre ne l’a moins mérité. Monsieur Renan, il n’y a pas à en douter a voulu faire un chef-d’œuvre de critique et de bon-sens ; le public a accueilli son œuvre comme un fanal lumineux, qui menait en ligne directe à la perdition ou à la science, selon la mesure de la foi du juge, tandis que moi je trouve que la vie de Jésus de Mr. Renan, ayant complètement manqué au but que l’auteur s’était probablement tracé, est devenu, malgré lui une charmante conception, propre à faire époque dans la littérature romantique.

Si on voit maintenant qu’un pareil ouvrage, en plein XIXe siècle, est considèré par le clergé et par les laïques comme une production très-scientifique et très-dangereuse à l’ancienne foi chrétienne, on convient facilement avec M. Peyrat que le succès de cette étude romantique parmi la classe civilisée de la société actuelle, fait peu d’honneur à notre siècle, mais si on remonte aux sources de ce succès, on ne s’en étonne pas, comme le fait Mr. Peyrat ; — on le trouve tout naturel dans la France de 1863.

La classe civilisée, en France surtout, a tellement dégénéré, grâce au venin de la réaction, que cent ans après le siècle d’un Meslier, d’un Holbach, d’un Helvétius, d’un la Mettrie, des grands auteurs de la grande Encyclopédie enfin, les hommes les plus avancés, les grands penseurs du temps, les porte-drapeau du parti libéral pâlissent et se récrient chaque fois qu’à la moindre imprudence de leur part, leurs antagonistes aux abois leur jettent dédaigneusement au visage l’épithète d’athée ou l’accusation d’athéisme.

Tant que les plus éclairés n’osent s’avouer athées, s’ils le sont, et qu’ils n’ont pas le courage de leurs opinions, on n’a pas à s’étonner que les rêveries moitié mystiques, moitié fantastiques de Mr. Renan aient eu ce succès prodigieux. En France plus qu’ailleurs, la forme a étouffé la pensée, les mots ont conservé leur prestige long-temps après que l’idée est abandonnée, et ceux qui ignorent complètement l’histoire des religions, — du christianisme y compris, — croient aveuglement aux dogmes de leur église, à l’infaillibilité du pape ou à l’inspiration divine de la Bible, à un créateur de leur imagination, à une vie éternelle après une végétation plus que suffisante, à la réalité personnelle de la respiration, ce signe de vie dont le temps et l’ignorance ont su fabriquer l’âme. Et, quoique le clergé se plaigne du peu de piété de ses ouailles, et quoique les libéraux se glorifient de leur incrédulité en brisant les vitres d’une église ou en insultant un vieux prêtre, le progrès a fort peu de défenseurs, la foi est encore terriblement encrassée dans l’esprit de l’humanité actuelle, ses vestiges se retrouvent partout, — et quoique la conviction soi-disant religieuse, la foi militante, ne fasse plus de chefs-d’œuvre d’art, quoiqu’elle ne produise plus de saintes victimes du fanatisme et de l’hystérie, quoiqu’elle n’élève plus de bûchers ou de poteaux, la foi latente règne comme par le passé, elle règne soit dans les pensées, soit dans les mots, elle règne par l’ignorance, par la cupidité ou par la lâcheté. Tout croit en Dieu ou fait semblant d’y croire, — un siècle après Meslier, Diderot et d’Alembert.

Le peuple croit tout bonnement parceque son labeur de chaque jour ne lui laisse pas le temps de s’occuper d’un autre but que de celui de prolonger son existence ; l’aristocratie croit par paresse ou bien elle fait semblant de croire, parcequ’elle trouve son compte à l’ignorance du peuple. Je comprends tout cela et je le deplore ; mais je ne m’en indigne pas. Si au contraire, parmi les gens du peuple et parmi les gens du monde, je vois de ces individus qui ont la prétention de vouloir faire exception, qui se posent en moralistes, en législateurs, en prophètes, qui combattent les préjugés, qui s’attaquent aux mœurs et aux usages de leurs temps, qui s’indignent des abus de pouvoir, des mensonges officiels, de l’anthropomorphisme systématique des docteurs et de la servitude spirituelle des laïques, je rougis de ceux-là qui se disent appelés à régénérer la société ! car tout ce qu’ils font par la pression naturelle de leur bon-sens, ils ne le font qu’avec les ménagements et les circonlocutions nécessaires à des succès plus bruyants qu’utiles ; ils ont peur de dire la vérité, pleine et entière, le courage leur manque pour se servir des mots qui seuls expriment leurs idées. De là, ces disputes inutiles sur le sens d’un mot, ces dissentiments sur l’opinion du maître, entre les disciples d’un penseur défunt, cette guerre ouverte entre les apôtres du progrès, de là enfin la lenteur désespérante dans la marche de la civilisation.

Tandis que l’Allemagne actuelle semble vouloir expier l’obscurité des œuvres de ses philosophes par la critique scientifique de ses théologiens modernes, et nommément par les travaux de l’école de Tubingue et par la secousse qu’elle a donnée à la popularisation des sciences naturelles, la France du XIXe siècle renie son glorieux passé, sa grande ère des encyclopédistes, et tout en s’associant aux travaux des naturalistes allemands et en les surpassant même pour ce qui regarde la forme élégante, attrayante et vraiment populaire de ses écrits scientifiques, elle reste loin en arrière de la franchise simple et naïve de ses philosophes du siècle passé, loin en arrière de cette clarté de style, de cet amour sincère de la vérité et de la justice, parfois, de ce gai badinage qui caractérisaient les écrits de ses libres penseurs d’il y a cent ans.

Retrempée par l’étude des sciences positives, la jeune Allemagne secoue graduellement le fardeau des théories et des systèmes de sa philosophie spéculative indigeste, et les petits-fils des encyclopédistes recueillent pieusement cette défroque informe, et se font les imitateurs de ceux qui n’ont su marcher de front avec leurs courageux ancêtres.

Enfant du XIXe siècle, j’ose le dire hautement, et je veux par-là faire acte de mon amour de la vérité et de la justice : le siècle actuel a en soi le germe des grandes choses, que le XVIIIe siècle a déposé dans une terre fertile et généreuse ; mais les frimas de la restauration ont passé par-là, et la lourde croûte qu’ils ont déposée sur ce sol fécondé, oppresse encore le germe et entrave son développement. La génération actuelle regarde l’ère des d’Alembert et des Helvetius à travers l’époque de Joseph de Maistre et de Chateaubriand. Les successeurs des encyclopédistes viennent seulement de naître en France ou tout au plus ils reposent encore emmaillottés dans les langes de la réaction ; mais ils grandiront à vue d’oeil, ils marcheront à grands pas vers l’âge de la maturité, et alors ils ressaisiront le sceptre de leurs aïeux, ce vieux esprit gaulois, ce bon-sens français, cet amour de la vérité, que les évenements peuvent paralyser pour un temps, mais que le fanatisme et le mensonge de la réaction ne sauraient jamais détruire ; car le XIXe siècle a devant lui un avenir brillant, autant que le XVIIIe lui fait dans les annales de la libre pensée un passé plein d’éclat.

Ce n’est pas une prophétie que je viens de faire, c’est un calcul. L’état actuel de la société proclame à haute voix la vérité de ce que j’avance ; les lois d’harmonie et de progrès, qui régissent la nature, le démontrent d’une manière irréfutable. Tout ce qui existe tend au développement, l’avenir provient du présent, comme le présent est le résultat du passé. L’Histoire n’est que la connaissance des filiations de causes et d’effets, de la marche de la vérité et de la justice à travers les sentiers tortueux et les labyrinthes de l’égoïsme vulgaire ; cette marche est tantôt ouverte et triomphante, tantôt couverte et pénible ; mais toujours elle avance, jamais elle ne retrograde. Rompu, brisé par l’impétueux élan des dernières années du XVIIIe siècle, l’esprit humain, l’esprit de vérité et de justice, s’est affaissé pour un temps sous l’ivraie et les broussailles qui encombrent sa route ; sa marche est lente et saccadée, l’oeil scrutateur ne la suit qu’avec le plus grand effort, tant que suivre lui est possible. Elle se montre tantôt sous une forme mystique, tantôt dans une œuvre sociale, elle se révèle un jour par la suppression, l’amendement ou l’adoption de quelque loi, l’autre jour par les discussions soulevées à l’occasion d’une canonisation ou de quelque décret théocratique semblable. Les encyclopédistes sont morts, leurs os sont tombés en poussière, leurs livres ne se réimpriment plus, mais leur esprit vit toujours et prépare dans le monde des idées de notre époque, la grande ère qui va venir. Je ne suis ni Saint-Simonien, ni Positiviste, je ne suis ni Socialiste, ni Communiste, mais je suis convaincu que tous ces systèmes, plus ou moins mystiques, sont les fruits du siècle qui suit la glorieuse époque des encyclopédistes, et que tous ces systèmes, malgré les formes maladives de l’époque d’épuisement d’abord et de transition ensuite, qui les a vus naître, sont les preuves irrécusables et les manifestations de la marche du progrès pendant le XIXe siècle. Donc cette marche n’est pas interrompue, mais elle s’est ralentie ; l’armée des défenseurs de la vérité et de la justice n’est pas détruite, mais démoralisée par l’oppression, sous laquelle elle se courbe, depuis l’aveu de son démembrement et de sa faiblesse, elle ne combat plus avec la franchise et la loyauté qui la caractérisèrent un jour et qui seules lui conviennent ; elle cache ses armes et se rend ridicule par des efforts impuissants, ou bien elle emprunte les armes de ses adversaires, et tache d’opprobre la sainte cause qu’elle est appelée à défendre. Au lieu de combattre le parti conservateur par des arguments puisés dans la science, ou dictés par le bon sens, des arguments cohérents d’une logique implacable, d’une clarté immaculée, au lieu de prouver la fausseté des croyances en mettant à nu les racines de l’arbre dont elles sont les fruits, on fouille le magasin de verbiage des plaideurs de tribunal, on fausse le sens des mots, on forge des phrases à double entente, on veut tout dire, mais on craint le monde, on s’efforce donc de parler et de ne se faire comprendre que par un petit nombre d’initiés, et même de façon à pouvoir donner un démenti à ces initiés mêmes, si quelqu’intérêt personnel demande ce reniement sacrilège. Et cependant on dit que parmi ces gens-là, il y en a de sincères et même de très-respectables. Je ne veux pas dire le contraire et porter un jugement précipité, injuste peut-être, contre qui que ce soit ; mais j’avoue franchement que je n’y comprends rien, à moins qu’on n’accepte chez eux l’absence complète de bon sens, ou l’endoctrinement méthodique des théories creuses et obscures de leurs professeurs.

Ces soi-disant libres penseurs du siècle actuel et la théologie protestante dite moderne, me sont parfaitement antipathiques ; je ne vois en eux que les hybrides d’un époque de réveil après un engourdissement complet, réveil si l’on veut, mais réveil plein de délire. Je sais respecter toutes les convictions, j’estime tous ceux qui parlent et qui agissent d’après la leur, je ne fais pas de reproche de leur foi à ceux qui ne savent que croire, mais j’ai en horreur le mensonge et l’hypocrisie, et je ne saurais marcher avec ceux en qui je n’ai aucune confiance. À eux, aux philosophes et aux théologiens modernes, la lutte contre l’orthodoxie par la diplomatie, par la ruse et par le poison ! À moi la guerre pour le progrès à la façon des encyclopédistes — je ne dis pas du prince des penseurs — la visière levée et la lance au poing, la guerre à la façon de Jean Meslier — que voici.