Le Théâtre contemporain en Italie

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LE


THÉÂTRE CONTEMPORAIN


EN ITALIE





Une des grandes préoccupations de l’Italie a toujours été de se créer une littérature dramatique digne de rivaliser avec celle des pays voisins. Aujourd’hui encore cette préoccupation se manifeste par des efforts multipliés. Ces tentatives marquent-elles un progrès ou un affaissement? La question a été vivement débattue par les Italiens dans ces dernières années, et, pour y répondre, je crois nécessaire non-seulement d’interroger les œuvres actuelles, mais de remonter dans le passé, de rechercher si à toutes les époques de son histoire le théâtre en Italie n’a pas présenté une suite de bizarres contrastes, passant avec une rapidité singulière de la vie au sommeil et de la puissance à la faiblesse. Dans le cas où la situation présente nous offrirait quelques symptômes de défaillance, nous aurions ainsi le droit de ne pas perdre confiance dans les destinées d’une scène déjà soumise à tant de vicissitudes. Ce retour sur un passé qui après tout n’est pas sans gloire aura d’ailleurs l’avantage de nous rappeler que la comédie in-promptu, si souvent et quelquefois si finement appréciée, n’est pas tout l’art dramatique dans le beau pays ove’l si suona, et que l’Italie a aussi son théâtre classique et régulier dont quelques pages peuvent suffire à résumer l’histoire.

Un mot encore à ce sujet. Les Italiens contestent volontiers à la critique française le droit de les juger; ils prétendent qu’on les connaît peu et qu’on ne les comprend pas. Si quelques jugemens de la presse française ont pu motiver leur irritation, ils n’autorisent nullement un excès de susceptibilité qui irait jusqu’à méconnaître les droits de la critique, et si j’use de ces droits moi-même avec une sévérité que quelques personnes en Italie trouveront excessive, je crois inutile d’affirmer que cette sévérité n’est point une preuve de malveillance. Nul plus que moi n’applaudit aux efforts des descendans de Dante et de l’Arioste pour se montrer dignes de leurs pères et rajeunir leur antique gloire ; mais pourquoi leur laisser de dangereuses illusions sur la portée de ces efforts ? S’il ne s’agissait que d’assister à la fin d’un grand peuple, on pourrait, pour tempérer l’amertume de ses derniers momens, lui donner du bout des lèvres des éloges sans conséquence. Grâce à Dieu, l’Italie n’en est point là : il faut donc lui dire la vérité sans ménagemens et sans détours. Elle ne peut qu’y gagner.


I.

Quelles sont les véritables origines du théâtre italien ? Cette question est restée assez obscure. Suivant quelques-uns, il ne remonterait pas au-delà des siècles barbares du moyen âge ; mais la plupart de ceux qui en ont écrit l’histoire, tenant à lui trouver des titres de noblesse, ont cru le reconnaître dans le théâtre de l’ancienne Rome. Un seul fait est établi cependant par Apulée, Vossius, Diomède, Cassiodore, de même que par les fouilles qui nous ont livré des statuettes représentant divers personnages du théâtre ancien : c’est la continuité de la comédie populaire, héritière des Atellanes. Pour passer de ce genre à la comédie écrite et sérieuse, imitée de Plaute et de Térence, il ne fallut rien moins que la première renaissance, s’il est permis de nommer ainsi l’époque où la découverte des manuscrits réveilla le goût des lettres antiques. Encore l’imitation ne fut-elle pas immédiate. Il ne suffisait pas de le vouloir, il fallait le temps de rompre de vieilles habitudes et de s’en créer de nouvelles. Riccoboni affirme que la vraie comédie italienne dut reparaître vers le commencement du XIVe siècle ; il y a lieu de croire qu’il se trompe de cent ans environ : la première pièce régulière dont il soit question dans l’histoire du théâtre italien, la Floriana, n’a pas été imprimée avant l’année 1523, et ce n’est qu’en étudiant avec soin la langue, le style, le rhythme de cet ouvrage, que les meilleurs juges ont pu le rapporter aux premières années du siècle précédent.

Quoi qu’il en soit de ces commencemens tardifs, cent ans plus tard, l’art dramatique avait fait en Italie de sensibles progrès. Ceux qui le représentent alors, ce sont l’Arioste, le Trissin, le cardinal Bibbiena et Machiavel, dont la Mandragore, un chef-d’œuvre dans un genre peu avouable, est la seule comédie de ce temps qu’on lise encore aujourd’hui. Dès-lors néanmoins commencent ces singulières vicissitudes dont nous avons parlé. L’Arioste et Machiavel ont pour successeurs Firenzuola, Salviati, Domenichi, Lorenzino des Médicis, d’Ambra, tous écrivains presque inconnus de nos jours, et à coup sûr fort inférieurs à leurs devanciers. Leurs comédies, estimées de leur vivant, seraient depuis longtemps tout à fait oubliées, si elles n’étaient écrites dans le plus pur italien et conservées à ce titre comme textes de langue.

La tragédie, quoiqu’elle eût dans l’Italie ancienne des modèles moins populaires et moins aimables que Plante et Térence, se releva vers le même temps, grâce surtout aux efforts du Trissin et de Ruccellai. Les auteurs tragiques se conformèrent scrupuleusement aux règles traditionnelles : ils n’écrivirent qu’en vers, et même n’eurent garde d’oublier les chœurs. On ne trouve parmi eux ni un Machiavel, ni un Arioste. Leur médiocrité crut se faire admirer en renchérissant sur les atrocités que le théâtre ancien avait données en spectacle. Le parricide n’était plus l’exception, mais en quelque sorte la règle. On ne craignait pas d’apporter sur la scène des urnes qui contenaient les membres des personnages massacrés, et de les montrer tout sanglans à la foule assemblée. On reconnaît là l’exagération méridionale. Chez nous, plus rassis et plus calmes, le goût des horreurs n’est venu qu’à la suite d’une grande lassitude et d’un besoin de fortes émotions que des scènes délicates ne pouvaient plus satisfaire. Les Italiens, presque du premier coup, prirent plaisir à d’affreux spectacles. Égayés outre mesure par la comédie improvisée, ils se trouvaient bien du contraste. Ainsi auteurs, acteurs, spectateurs furent entraînés bien au-delà de ce que le goût permet; ils s’encouragèrent les uns les autres à marcher dans cette voie. Ce fut bien pis encore lorsque, après les victoires de Charles-Quint, les Espagnols se furent établis en Italie. Les Italiens apprirent d’eux à connaître et même à aimer le théâtre espagnol, qui ajoutait à l’exagération des conceptions dramatiques la constante hyperbole, l’enflure inouie du langage. Si du moins leur influence n’avait pas duré plus longtemps que leur séjour! Malheureusement ils laissèrent à leurs hôtes le goût des mauvaises tragédies et tragi-comédies dont se composait leur répertoire, et ils amenèrent en grande partie la décadence littéraire de l’Italie, si sensible au XVIIe siècle.

Alors tout sembla perdu. Il ne se produisait plus aucun ouvrage digne d’estime ou même d’attention; le public avait perdu l’intelligence des œuvres sérieuses; bientôt il enveloppa dans la proscription dont il frappait les rares et mauvaises pièces des contemporains les comédies et les tragédies estimables qui avaient réussi auprès des générations précédentes. C’était, à ce qu’on pouvait croire, la fin de la littérature dramatique : heureusement les choses ne vont pas ainsi en Italie, et de l’excès du mal sortit le remède. Dans les dernières années du XVIIe siècle, un acteur romain, Pierre Cotta, dit Celio, connu pour ses goûts studieux, s’étant mis à la tête d’une troupe de comédiens, osa le premier, non toutefois sans de grandes précautions oratoires, remettre au théâtre et faire réciter fidèlement quelques ouvrages d’un mérite incontesté, entre autres le Pastor fido de Guarini, l’Aminta du Tasse, et même quelques tragédies françaises, comme Rodogune et Iphigénie. Il n’obtint toutefois qu’un succès douteux. Les chefs-d’œuvre des classiques italiens furent froidement accueillis; ceux des classiques français soulevèrent une réprobation générale. Avides de mouvement, cherchant partout l’action extérieure et sensible, les spectateurs se plaignaient de ne trouver dans Corneille et Racine que d’interminables discours. Celio découragé se retira. Il n’avait pas, à vrai dire, tout à fait échoué dans son entreprise. Ce n’était pas en vain que l’harmonieux langage de Guarini et du Tasse avait caressé des oreilles italiennes, si bien faites pour l’apprécier. Une réforme s’opéra insensiblement dans le goût public, bien incomplète sans doute, mais suffisante pour qu’un homme de bonne volonté pût bientôt reprendre l’œuvre de Celio avec plus de chances de succès.

C’est à Riccoboni qu’appartient l’honneur d’avoir continué cette tentative. Il était acteur, acteur habile et estimé, de plus capo-comico ou chef d’une compagnie dramatique. Son nom de guerre, celui sous lequel il fut surtout connu de son vivant, était Lelio. Sur le conseil de Scipion Maffei, il reprit d’abord avec précaution quelques anciennes tragédies. C’était habile, car, à tout prendre, la tragédie pouvait vivre à côté de la comédie improvisée sans lui nuire et sans lui porter ombrage. Il n’en fallut pas moins dix ans pour acclimater de nouveau en Italie les meilleurs ouvrages tragiques qu’on eût vus s’y produire; à la fin, ces ouvrages furent assez bien accueillis pour que Riccoboni osât en présenter quelques-uns de nouveaux, entre autres la Mérope de Maffei, qu’on eût sifflée auparavant, et qui obtint le plus éclatant succès. Quant à la comédie, l’entreprise, tout aussi laborieuse, n’eut pas les mêmes résultats. Ne pouvant obtenir d’aucun écrivain en renom quelques nouveautés pour son théâtre, Riccoboni se fit auteur, quoique avec une réserve qui donne une plus haute idée de sa prudence que de son imagination. Il se borna à imiter le théâtre français, composant des pots-pourris, allongeant de petites pièces, de deux souvent n’en faisant qu’une, combinant par exemple le Chevalier à la mode avec l’Homme à bonnes fortunes, pour répondre au goût italien, qui demandait sur la scène de l’action à outrance. Ce travail d’ailleurs n’avait rien de littéraire, car, forcé par les nécessités du métier de jouer à l’impromptu, Riccoboni n’écrivait que des canevas, à la réserve de quelques bouts de scène qu’il faisait réciter mot à mot. C’est dans ce système qu’il donna, entre autres ouvrages, le Menteur, la Princesse d’Élide et Psyché. Malgré tant d’efforts et de sacrifices, Riccoboni ne parvint pas à rétablir la comédie régulière à côté de la comédie improvisée. L’ignorance, qui était alors extrême et s’étendait jusqu’à la littérature nationale, lui opposa des obstacles insurmontables. Il finit, lui aussi, par se décourager : une curieuse aventure lui fit, comme on dit vulgairement, jeter le manche après la cognée. Ayant résolu de faire représenter une pièce écrite d’un bout à l’autre et sans personnages masqués, il fit choix de la Scolastica, le meilleur ouvrage dramatique de l’Arioste, espérant que le nom de l’auteur et l’origine italienne de l’ouvrage seraient pour un parterre italien un double attrait. Du reste, il avait retouché plusieurs scènes pour les mettre en harmonie avec les mœurs du temps. Nous jugerions aujourd’hui qu’il faut représenter les œuvres anciennes dans leur originalité native, ou ne pas les représenter du tout; à cette époque, une telle condescendance était probablement nécessaire, elle n’eut d’ailleurs aucune influence sur le résultat de l’entreprise. Comme Riccoboni l’avait pensé, le nom de l’Arioste attira la foule. Malheureusement tout ce monde ignorait que le grand poète eût écrit des comédies, on s’attendait à une pièce tirée du Roland furieux; quand on ne vit paraître sur la scène aucun des personnages si connus de cette immortelle épopée de la chevalerie, on murmura, on se fâcha, on ne voulut rien entendre, et il fallut baisser le rideau avant la fin du quatrième acte. Aussitôt Riccoboni fit ses préparatifs pour quitter l’Italie : il se rendit à Paris, où il joua, non sans succès, en compagnie du fameux Dominique. Il écrivit quelques ouvrages en français, entre autres l’Histoire du théâtre italien, et s’honora d’illustres amitiés. La célèbre Mme Riccoboni fut la femme de son fils.

Au fond, malgré sa plaisante mésaventure, ses efforts n’avaient pas été infructueux. La tragédie était de nouveau en honneur, et l’introduction, à quelque titre que ce fût, des comédies françaises sur les scènes d’Italie devait, avant qu’il fût longtemps, provoquer une féconde imitation. En attendant, le talent dramatique allait se réfugier, pour quelques années, sous l’aile de la musique, où certes on ne se serait pas avisé de le chercher. Faut-il parler ici de ce Métastase, de qui Voltaire disait que certaines scènes de ses ouvrages étaient dignes de Corneille quand il n’est pas déclamateur, et de Racine quand il n’est pas faible? C’est pousser un peu loin l’éloge; pourtant Rousseau, La Harpe, Schlegel ne sont guère moins favorables à ce brillant rival de Quinault. Sans doute ses héros sont mignards, délicats, fades et doucereux : ils disent tout tendrement, jusqu’à je vous hais; mais chez Métastase la route de Tendre mène au royaume du pathétique, où il règne en maître. C’est quelque chose que d’avoir conservé sa valeur personnelle malgré les exigences du compositeur, et d’avoir su mettre de la poésie et de l’art où tant d’autres ne mettent que du métier. Qu’on oublie un moment la destination des drames lyriques de Métastase : à les prendre pour des tragédies, on les trouverait encore infiniment supérieurs à tout ce qui les précède, si l’on excepte la Mérope de Maffei. Ce dernier est dans la véritable voie de l’art. C’est un précurseur. Ce qu’il vaut, il n’est permis à personne de l’ignorer après les critiques célèbres de Voltaire. Il est poète, quelquefois trop naïf dans les situations les plus dramatiques; mais ce qui lui a surtout manqué, c’est de savoir se borner et ne chercher la gloire que par un seul chemin. Maffei voulut être militaire, historien, journaliste, en même temps que poète, il dissémina ses forces et ne put se placer au premier rang dans aucune de ces carrières. Ainsi se trouva retardée par sa faute la réforme de la tragédie, qu’il aurait pu accomplir. La comédie prit les devans : elle se personnifiait alors en deux ou trois hommes, Goldoni, Gozzi, et, si l’on veut, l’abbé Chiari.

Ecartons d’abord ce dernier. Assurément il ne manque ni de facilité ni de savoir-faire, mais il n’est guère qu’un improvisateur. Il mettait puérilement sa gloire à refaire chaque pièce nouvelle de Goldoni dans les trois jours qui en suivaient la représentation. A la prose il substituait les vers, à l’étude minutieuse de la société la fantasmagorie d’inventions invraisemblables qui plaisait encore, et il faisait jouer ces comédies ainsi transformées devant un public qu’une pareille lutte amusait. Il eut donc les succès qu’en Italie on ne refuse guère aux improvisateurs, mais il leur dut de ne jamais devenir un écrivain. Son style, plein d’afféterie et de mollesse, est languissant, terne et sans vie; ses personnages s’entretiennent avec une froideur mortelle, si bien qu’aujourd’hui l’on saurait à peine son nom, s’il n’avait été en tiers dans la grande querelle de Goldoni et de Gozzi.

On sait ce que fut cette querelle. Depuis trop longtemps la comédie improvisée régnait sans rivale pour qu’un mouvement en faveur de la comédie écrite et régulière tardât à éclater. Goldoni eut l’honneur de donner le signal. Dans le cours de sa vie aventureuse, il avait formé le projet de renouer la tradition comique de Machiavel et de l’Arioste, en s’inspirant de Molière pour les corriger et les compléter. Il apportait à son œuvre des qualités réelles. C’était un esprit froid et posé, observateur et méditatif: seulement, comme il manquait de profondeur et d’élévation, il étudia la nature humaine dans ce qu’elle a d’apparent, au lieu d’en creuser et d’en reproduire les caractères éternels. Ce qu’il peint, ce sont les mœurs italiennes de son temps. Empruntés à cette réalité qui peut quelquefois n’être pas vraisemblable, ses personnages, s’ils nous étonnent par leur singularité exceptionnelle, n’en sont pas moins des copies fidèles et souvent piquantes d’originaux pris dans la société du XVIIIe siècle. On comprend par là même pourquoi ses tableaux ont perdu de leur prix : nous ne pouvons plus en vérifier l’exactitude. Goldoni ne mérite donc pas, tant s’en faut, d’être appelé le Molière italien. Sans parler de la distance infinie qui sépare le génie d’un talent de second ordre, et qui devrait interdire toute comparaison, il n’y a entre ces deux comiques presque rien de semblable. L’habileté de Goldoni éclate surtout dans l’art d’amener le dénoûment avec un naturel parfait et sans effort. C’est là ce qui occupe le moins Molière. Goldoni manque de comique et de gaieté. S’il rit quelquefois, c’est par hasard et dans des scènes éparses qui ne suffisent pas pour animer un long ouvrage, encore moins un répertoire comme le sien. Il manque de correction, d’élégance, de distinction dans le style; il écrit mal la langue nationale et n’est à l’aise que dans le dialecte vénitien. Il est bourgeois, petit bourgeois même, et croit que, pour peindre fidèlement les hommes, il faut leur faire parler leur véritable langage dans toute son incorrection, dans toute sa platitude : erreur capitale, qui substituerait le métier à l’art et la photographie à la peinture. Entre écrire comme on parle et faire parler les gens comme on écrit, il y a un juste milieu dont Molière a donné l’incomparable modèle. Qu’y a-t-il donc de commun entre ces deux hommes? Si Goldoni a des maîtres dans la littérature française, il faut les chercher au XVIIIe siècle. Il demande, je le reconnais, l’inspiration à Molière, mais c’est de Le Sage, de Sedaine, de Diderot, qu’il la reçoit. Moins philosophe dans la forme et moins raisonneur, il écrit comme eux gravement. S’il garde quelque avantage, c’est qu’en cherchant à prouver il n’oublie pas de peindre, et qu’il a par instans quelques éclairs de comique et de gaieté, compensation bien insuffisante à ce qui lui manque du côté du style.

Mais nous en parlons bien à notre aise. En plein XVIIIe siècle, les écrivains dramatiques n’avaient guère en Italie le loisir de s’arrêter à l’élégance ou à l’idéal. C’était déjà une réforme assez hardie que de substituer aux canevas de la commedia dell’ arte des pièces écrites d’un bout à l’autre, et de ne laisser aux comédiens que la tâche de débiter l’esprit d’autrui. C’était chose plus grave encore de substituer l’observation et l’étude à la fantaisie, car l’observation semble répugner au génie italien. Demandez-lui d’exécuter à l’instant un brillant caprice lyrique, d’inventer une histoire poétique, merveilleuse, invraisemblable, il y a chance que vous soyez satisfait; mais faut-il descendre dans la rue, s’arrêter au coin des carrefours pour étudier les mœurs populaires, s’asseoir au foyer d’un ami pour y surprendre mille détails de la comédie humaine, s’il y parvient, ce ne sera pas sans faire violence à ses instincts les plus naturels. La gêne paraîtra dans la composition, dans le langage, et le novateur ne réussira qu’à la condition de lutter contre ces instincts d’abord, puis contre le public, dont il contrarie les habitudes, contre les auteurs, dont il inquiète la paresse, enfin contre les acteurs, qu’il contraint à faire, au milieu de leurs succès, une seconde et chanceuse éducation. Goldoni eut donc à soutenir l’effort d’une opposition furieuse qui éclata de toutes parts. Nous l’avons vue puérile et personnelle dans l’abbé Chiari; elle fut plus sérieuse et surtout plus généreuse chez Carlo Gozzi.

Gozzi s’était déjà signalé par des pièces de pure fantaisie, où l’on admirait, à défaut d’observation et d’étude, un style éclatant, une imagination gracieuse et hardie. Encore ne prenait-il pas toujours la peine d’écrire. Souvent, après avoir, dans un de ses drames, passé capricieusement, à l’exemple de Shakspeare, de la prose aux vers et des vers à la prose, il n’est pas rare de le voir indiquer par un simple canevas, dans une autre partie du même ouvrage, les jeux de scène aux acteurs. Il avait si bien réussi dans ce genre bizarre, qu’il combattait un peu pro domo sua quand il défendait la comédie improvisée; pourtant il est juste de dire qu’il fut surtout poussé par le désir de sauver d’une misère inévitable la compagnie dramatique de l’arlequin Sacchi, auquel il était sincèrement attaché. Après les premières pièces de Goldoni, non-seulement Gozzi persévéra dans la voie où il avait rencontré de brillans succès, mais encore, dans des préfaces merveilleusement écrites et cruelles pour ses adversaires, il défendit avec énergie la comédie plus ou moins improvisée. Il lui promit une longue durée, si longue, dit-il, qu’il n’est permis à personne d’en prévoir la fin. C’était là une prophétie téméraire, à la veille du jour où la comédie in-promptu devait se voir réduite à n’être plus qu’un divertissement populaire. C’était prendre la vive et dernière lueur de la lampe expirante pour un éclat durable et régulier. Au reste, Gozzi ne paraît pas avoir eu le jugement bien sûr. On vient de le voir commettre une erreur de fait et de goût assez grave. Voici qui passe tout le reste : il ose prétendre que Destouches, Boissy et les autres, formant ce qu’il appelle l’école de Molière, ont produit des œuvres incomparablement supérieures à celles du maître, bien que le faux goût des Français persiste à leur préférer celui-ci. Goldoni n’a jamais rien écrit de pareil.

Le triomphe du rival de Gozzi est incontesté aujourd’hui. Par malheur, il se fit attendre. L’injustice de ses concitoyens découragea Goldoni. Comme Riccoboni, il prit le chemin de la France. A Paris, la ville et la cour s’attachèrent à lui faire oublier ses mécomptes par les applaudissemens et les faveurs dont elles le comblèrent. C’est à Paris qu’il écrivit en français et fit jouer sa meilleure comédie, le Bourru bienfaisant, où il aborde enfin la vraie comédie de caractère et se montre l’émule des meilleurs héritiers de Molière. Après sa mort, son nom repassa triomphalement les Alpes, et de nos jours le mouvement national qui pousse la péninsule à exhumer toutes ses gloires l’a fait placer sur un piédestal peut-être trop élevé. On joue ses comédies, on joue la même douze fois de suite dans des villes, — à Florence par exemple, — où la police défend de représenter, sans une autorisation expresse, deux fois le même ouvrage. Qui songerait maintenant à remettre au théâtre les plus charmantes pièces de Gozzi?

Alfieri, à qui il était réservé de réformer la tragédie, eut moins d’obstacles à surmonter. 6n a dit bien souvent qu’il l’avait importée en Italie, et Ginguené, malgré sa profonde connaissance de la littérature italienne, semble s’être fait l’écho de cette opinion. Ainsi vont les choses : on ne tient nul compte de ceux qui déblaient la route, mais seulement de celui qui atteint le but. Maffei lui-même, malgré son talent incontestable, disparaît dans l’holocauste de renommées offert au génie nouveau. Ce n’est pas à dire qu’Alfieri ne fut que l’Améric Vespuce de la tragédie. S’il n’y avait rien à découvrir, il y avait à réformer; le mérite de ce grand écrivain fut de se montrer, dans ses réformes, plus radical et plus intelligent que ses prédécesseurs. On le sait : dès les premiers temps, la tragédie italienne avait suivi avec une servilité extraordinaire les règles les plus extérieures de l’art ancien; Alfieri ne fit que pousser plus loin l’imitation et s’inspirer de l’esprit plutôt que de la lettre. Ce qui donne une apparence de nouveauté à son théâtre, c’est que Corneille et Racine avaient fait oublier les précédons tragiques italiens. Sur les principales scènes d’Italie, on jouait Iphigénie ou Rodogune, et non la Sofonisba du Trissin, la Rosmonda de Ruccellai, l’Aristodeme de Dottori. Cependant, si le rôle pris par Alfieri a moins de nouveauté qu’on ne le dit d’ordinaire, l’heureuse alliance de la pensée réformatrice et d’un rare talent d’exécution ne permet pas d’en diminuer l’importance. Il sut imiter l’antique plus fidèlement que personne, rester simple et sévère sans manquer d’intérêt, enfermer, sans trop de sécheresse, les éternelles maximes de la politique et de la philosophie dans des vers concis et énergiques, transformer sa langue maternelle, lui ôter ces allures efféminées qu’elle affectait avant lui, et que ceux-là seuls qui la pratiquent peu lui reprochent encore aujourd’hui, contribuer enfin plus que personne à donner au caractère italien une virilité qu’il devient chaque jour plus injuste de lui contester. Ginguené l’a dit avec raison : si l’on va plus loin qu’Alfieri, ce ne sera jamais qu’en marchant sur ses traces. Il aurait pu ajouter qu’on peut s’inspirer d’un poète et suivre cependant une voie différente. Telle fut l’imitation libre, indépendante en quelque sorte, des écrivains dramatiques qui ouvrirent le XIXe siècle.

Ce sont des noms glorieux dans l’histoire littéraire de l’Italie que ceux de Monti, de Pindemonte, de Niccolini, de Pellico, de Manzoni; mais s’ils imitent le maître, ils ont de trop libres allures pour former une école tragique. Chez les deux premiers seulement, on trouve une certaine fidélité de disciples. Leur principal mérite est de se rapprocher de la vérité historique, en attendant que d’autres apprennent l’art de donner à l’histoire cette couleur vivante sans laquelle elle n’est que lettre morte. Les deux tragédies de Manzoni sont en réalité des drames, mieux faits pour la lecture que pour la scène, comme on l’a bien vu toutes les fois que d’imprudens amis les y ont risqués; mais enfin il est évident que le génie moderne commence à s’affranchir du joug des traditions. Les héros de l’écrivain lombard ne sont plus des Romains comme ceux de Monti, des Flamands ou des Écossais comme ceux de Pindemonte; ce sont des Italiens, les Adelchi, Carmagnola, qu’on pourrait prendre, avec un peu de bonne volonté, pour des champions de la cause nationale. Son style, merveilleusement poétique, n’a rien de la raideur, de la sécheresse d’Alfieri; il nous charme au point de nous faire illusion sur la valeur dramatique de ces deux ouvrages.

Silvio Pellico, dans son théâtre, voulait suivre la même voie : ses forces le trahirent. Ceux-là seuls qui avaient attendu pour le lire qu’une troupe italienne vînt jouer sous nos yeux son chef-d’œuvre ont pu s’étonner de la faible valeur de Françoise de Rimini. Depuis 1819, époque où l’ouvrage fit son apparition sur la scène, on a eu le temps de le juger. Silvio est absolument dépourvu de qualités dramatiques. Il manque d’étude, de variété dans le style et dans les caractères, de mouvement, de force dans l’action. S’il nous touche, c’est par hasard, et parce qu’il a rencontré dans la vie intime quelque sentiment tendre et délicat. Niccolini du moins mérite sa réputation. Il a eu la singulière destinée de suivre deux maîtres en sa vie. Dans la première moitié de sa carrière, il s’inspire exclusivement d’Alfieri et des Grecs, et par son énergie comme par sa simplicité il n’est pas indigne de ses modèles. Dans la seconde, séparée de la première par dix ans d’intervalle, il suit la voie nouvelle, indiquée plutôt que tracée par Manzoni, et il laisse loin derrière lui cet habile écrivain, moins heureux au théâtre que dans le roman. Ses premiers succès ne l’empêchent point de changer de manière. Scrupuleux observateur des règles antiques, il n’hésite pas à admettre la liberté que le romantisme avait introduite au théâtre, et il s’attache à la rendre compatible avec les exigences scéniques, trop négligées par la, plupart de ses devanciers. Aussi ses meilleurs ouvrages, Foscarini, Arnaldo de Brescia, ont pu être joués et sont devenus populaires. Comme Manzoni, il est patriote, mais il l’est autrement que lui. Loin de tout subordonner à l’église, il n’en espère rien; il la regarde même comme le principal obstacle à l’affranchissement, à l’émancipation de l’Italie, et lui déclare ouvertement la guerre. C’est contre la papauté qu’il écrivit son Arnaldo, et ses sentimens n’ont jamais varié, même au milieu des transports d’enthousiasme qu’excitèrent les premiers actes de Pie IX. Aut aliquis latet error. Puis, quand les événemens lui ont donné raison, désolé de n’avoir pas eu tort, il s’est enseveli dans la solitude et le silence, trop tôt pour nous sans doute, mais trop tard pour que sa renommée pût en souffrir.

Ceux qui l’ont suivi dans la carrière dramatique ne sauraient lui être comparés. Faut-il nommer M. Battaglia, le plus habile, M. Révere, le plus distingué de tous, M. Brofferio, qui n’aurait pas d’égal, si l’esprit pouvait suffire, MM. Turotti, César délia Valle (duc de Ventignano), et Marenco, dont le public français connaît aujourd’hui la Pia dei Tolomei, tous écrivains de talent, mais médiocrement doués des qualités par lesquelles on réussit au théâtre? Il leur manque à tous ce je ne sais quoi qui permet de distinguer l’art du métier, l’inspiration d’une banale habileté; il leur manque la notion claire et précise de ce qu’ils doivent peindre, l’intelligence de cette vérité humaine qui est la même sous toutes les formes, en tous les temps, sous tous les climats.

La comédie a été moins heureuse au début de ce siècle. Goldoni était mort en 1792. Ses successeurs, s’il en a eu, ne sont guère que des collatéraux. Après le succès, tout français à l’origine, du Bourru bienfaisant et de tant d’autres œuvres remarquables ou estimables, la comédie écrite et régulière restait seule possible pour les classes éclairées de la société. Cependant le goût pour l’impromptu était si tenace, que les prétendus héritiers de Goldoni y revinrent autant qu’ils le purent. Ils en conservèrent les allures, le ton, tout enfin, excepté l’improvisation. Ainsi procédèrent Federici, Sografi, surtout Giraud, dont l’esprit est aussi français que le nom, et qui nous rappelle par ses ouvrages, toutes proportions gardées, les ingénieuses fantaisies de M. de Musset. Joignez à ces écrivains le baron Cosenza, Napolitain dont la fécondité est le principal mérite; Genoino, un abbé, un Berquin manqué; Albert Nota, Piémontais, réputation surfaite, auteur de comédies sages, mais froides; Brofferio, toujours amusant, mais trop superficiel, et quelques autres qu’on me permettra de passer sous silence : voilà ce que nous offre la comédie jusqu’à ces dernières années. Évidemment elle a, dans les premières années du siècle, cédé le pas à la tragédie ou au drame tragique; mais une période commence, qui semble promettre le triomphe aux vaincus. L’équilibre se rétablirait donc un moment entre les deux tendances dramatiques qui sollicitent tour à tour l’Italie.

II.

Ce qui distingue l’ère nouvelle dans laquelle paraît entrer le théâtre italien, c’est le nombre considérable des œuvres qui s’y produisent. Les désastres de 1849 auraient dû, ce semble, achever d’abattre ce malheureux peuple : ils n’ont fait qu’accroître son ardeur. Dans l’excès même de sa misère il puise de nouvelles forces, ou du moins la suprême espérance des vaincus. Ainsi à Florence, la saison du carnaval en 1855 a vu éclore trois comédies, quatorze drames, une tragédie, huit pochades, sans compter les importations. Cette activité, fût-elle impuissante, serait encore méritoire, car tout conspire à détourner du théâtre les jeunes talens. Le public d’abord : il ne respecte pas les droits de la fiction, il croit à outrance à la réalité. Les Italiens s’obstinent à voir dans les personnages d’une comédie des portraits, des caricatures de leurs amis, de leurs parens ou d’eux-mêmes, comme au temps d’Aristophane. Un auteur ne peut faire choix d’un nom vulgaire, indiquer, pour plus de précision, la rue où est censé loger tel personnage imaginaire, sans qu’on aille vérifier l’exactitude de ses assertions, sans qu’on lui reproche des allusions dont il n’a pas eu la pensée. De là des démentis, des insultes, des provocations. Comment ce naïf et bizarre travers n’a-t-il pas été déjà mis à la scène ou ridiculisé par le roman ? Ce serait le meilleur moyen de corriger des spectateurs dont les susceptibilités puériles et les tendances réalistes chassent la vérité du théâtre. Il y a là un bon sujet de comédie.

Ce n’est pas tout encore, puisque nous parlons des difficultés toutes matérielles que rencontre le théâtre en Italie, il faut signaler les exigences des habitués qui louent les loges pour une saison.

Il leur faut du nouveau, n’en fùt-il plus au monde.

Les directeurs n’ont garde de mécontenter les auditeurs qui leur assurent presque seuls des recettes; chaque ouvrage est condamné ainsi à ne faire qu’un petit nombre d’apparitions, et l’on comprend avec quelle répugnance les impresarii montent des pièces nouvelles qui nécessitent des frais de mise en scène et les obligent à payer des droits d’auteur[1]. Les gouvernemens, il est vrai, se croient tenus d’encourager le développement de la littérature nationale et proposent des primes pour les meilleurs ouvrages mis au théâtre, ou, ce qui est plus économique, ils contraignent les entrepreneurs dramatiques à représenter chaque année un certain nombre d’ouvrages nouveaux; mais, assurés d’y perdre, ces entrepreneurs n’obéissent qu’à leur corps défendant et lésinent sur tout, sur les décors, sur les costumes, sur les répétitions, sur les droits d’auteur. Je ne dirai pas que de là vient la chute des pièces représentées; il faut avouer du moins que ces conditions si difficiles expliquent en partie le découragement des auteurs, et par suite la faiblesse des ouvrages. Et ces embarras atteignent jusqu’aux écrivains les plus connus et les plus appréciés. Croirait-on que le baron Cosenza, comparé par les Napolitains à M. Scribe pour sa fécondité, son talent et ses succès, fut obligé de renoncer aux théâtres ordinaires et d’en faire construire un dans son propre palais, où il fit jouer, je me trompe, où il joua lui-même, en compagnie de sa femme et de quelques amis, les nombreuses pièces qu’il composait?

Des conditions toutes particulières sont faites, on le voit, aux auteurs dramatiques en Italie. Dans les autres pays, chaque théâtre a son genre, qui se maintient en dépit des changemens de direction. Au-delà des Alpes, un théâtre n’est qu’une salle occupée tour à tour par diverses troupes de comédiens nomades qui ne séjournent guère dans une ville plus d’une saison. Le Théâtre Alfieri ou du Cocomero (Florence), Gerbino ou Carignan (Turin), la compagnie Dondini, la compagnie Righetti, la compagnie Salvini, selon les expressions usitées et compréhensibles en Italie[2], n’ont qu’une analogie bien lointaine avec notre Théâtre-Français. Encore ces expressions n’impliquent-elles aucun genre; chacune de ces troupes dramatiques les aborde tous. Si Florence et Turin semblent conserver ou acquérir une sorte de prééminence, c’est que l’une se souvient d’avoir été l’Italie, et que dans l’autre règne la liberté. Soumises du reste aux usages italiens, elles permettent rarement qu’un ouvrage paraisse plusieurs fois à la scène, et elles ne sont guère pour les compagnies de comédiens qu’une sorte d’hôtellerie. On comprend à quel point de telles mœurs sont funestes à l’art : il n’y a pas, à proprement parler, de scène qui fasse autorité; chaque écrivain fait jouer ses pièces sur le théâtre de la ville qu’il habite; il attend pour cela qu’il passe une troupe à sa convenance, et il lui faut quelquefois attendre longtemps. La nécessité d’être nomades dispense en effet les capi-comici d’avoir un répertoire varié, une mise en scène convenable, une troupe complète et satisfaisante; il leur suffit de quelques pièces à effet et d’un acteur hors ligne : l’intermittence des plaisirs dramatiques rend le public facile à contenter. De leur côté, les comédiens n’ont pas besoin de travailler : la brièveté de leur séjour fait paraître supportables les plus insuffisans d’entre eux, et les chefs-d’œuvre classiques qui demanderaient surtout de longues études préparatoires affrontent rarement l’indifférence générale. Pour que la représentation en soit possible, il faut une scène privilégiée, riche de ces traditions qui survivent aux hommes, et font la précieuse identité d’un théâtre, alors même que le personnel s’est entièrement renouvelé. Il faut que l’état, par ses encouragemens, permette aux comédiens de songer moins au métier qu’à l’art, et ne réserve pas exclusivement sa faveur aux scènes lyriques. En définitive, réduction du nombre des théâtres, compagnies dramatiques sédentaires, études sérieuses de la part des acteurs, goût sévère et intelligent du public, protection éclairée et généreuse des gouvernemens, voilà, si je ne me trompe, les conditions du progrès pour le théâtre en Italie, les moyens d’attirer, d’inspirer les hommes de talent. En attendant, les auteurs dramatiques d’au-delà des monts doivent être armés en guerre et avoir sur la poitrine ce triple airain dont parle Horace pour ne pas quitter le champ de bataille dès la première heure du combat.

L’estime qu’on accorde à leur courage, leurs œuvres la méritent-elles au même degré? Ici je ne ferai point une réponse collective qui serait une collective injustice : il faut séparer soigneusement les trois genres, tragédie, drame, comédie.

Il n’est pas de pays qui ait gardé plus sincèrement que l’Italie le culte de la tragédie. Les moindres élucubrations en ce genre trouvent le chemin de la scène, et le groupe des poètes tragiques en Italie ressemble fort à une armée. Ne tenons compte ici que des succès. Nommerai-je MM. Rubieri, Cocchetti, Franceschi, Ricciardi, Pieri, Marenco fils, Tomignani, pseudonyme sous lequel se cache un nom de femme, et la pléiade complètement ignorée des tragiques napolitains? Parmi les écrivains que l’opinion place au premier rang en Italie, plusieurs sont doués de quelque talent réel : on ne peut leur contester l’élégance ou l’énergie du style, la noblesse des sentimens, quelquefois même une certaine habileté scénique; mais il manque à tous la vie et l’originalité. Ils ont les meilleures intentions du monde, ils fouillent soigneusement l’histoire moderne pour y trouver des sujets propres à captiver l’attention de la foule; le drame seul reste en chemin : il ne sort de leurs veilles qu’une tragédie vieille avant de naître, tant elle ressemble à ses sœurs aînées. Ou bien si le poète, homme de cœur comme MM. Ricciardi et Rubieri, se laisse emporter par ses sentimens patriotiques, il sent bien que son œuvre n’ira pas au théâtre, et ainsi la tragédie, condamnée à l’avance, n’est plus qu’un exercice littéraire, à peine l’ombre de ce qu’elle aurait pu être avec un rayon de liberté.

Malgré les efforts persévérans des poètes, il est hors de doute que le public italien n’accueille plus la tragédie qu’avec une extrême froideur. S’il accourt encore quelquefois, c’est qu’un acteur d’élite s’est chargé de l’interpréter. Que cet acteur parte, la foule se retire, et de nouveau le désert se fait au théâtre, même quand une administration plus soucieuse de sa dignité que de ses intérêts s’avise de maintenir au répertoire les plus incontestables chefs-d’œuvre tragiques. Si le goût public ne peut sans aberration étendre cette aversion pour la tragédie jusqu’aux chefs-d’œuvre, n’a-t-on pas quelque raison de s’attaquer au genre? Une forme nouvelle se présente, une forme qui répond mieux au goût des spectateurs et peut-être aussi aux exigences de notre temps : c’est le drame. L’exemple de Niccolini n’a trouvé malheureusement que peu d’imitateurs. Au lieu de continuer ses nobles tentatives, la plupart des dramaturges italiens tournent les yeux vers les pièces qu’on applaudit sur nos boulevards. Il y a aujourd’hui en Italie comme en France d’honnêtes gens qui font tout consister dans la composition et l’arrangement, et à qui il manque, entre autres choses, de savoir composer et arranger. Du reste, nul souci littéraire : voulant faire du drame, ils font du mélodrame. Je tairais volontiers leurs noms, si je ne craignais d’être accusé d’ignorance, et peut-être de voir ériger en grands hommes ceux que j’aurais omis; mais quand j’aurai dit que les drames de MM. Vollo, Daneo, Poggiali, Saredo, Monticini, Chiossone (l’auteur de cette Suonatrice d’Arpa que les amis de l’Italie ont eu le regret de voir représenter à Paris), Ivaldi, Depaoli, Bensi, Mattei, Oddone, Codebo, Uda Baylle, Ch. Jouhaud, dit Napoléon Giotti, etc., ont été joués avec plus ou moins de succès, qu’ajouterai-je, sinon que la sévérité envers quelques-uns n’a été que justice, et que les bravos qui ont accueilli les autres ne peuvent être pris que comme un encouragement?

De louables efforts ont été faits sans doute pour relever le drame du discrédit que tant d’essais malheureux font peser sur lui. Je voudrais fixer un instant l’attention du lecteur sur deux ouvrages dont les auteurs me paraissent recommandables, l’un par le soin qu’il apporte au choix et à l’étude de son sujet, l’autre par la forme poétique dont il a su revêtir sa pensée. Le premier de ces deux drames est intitulé : Emma Liona, ou les martyrs de Naples. L’auteur, M. David Lévi, a voulu faire une œuvre de parti, et la crudité avec laquelle il exprime ses opinions a dû rendre la représentation si difficile, qu’il a fort mauvaise grâce à se plaindre de la censure. En 1851, la censure, maintenue uniquement pour les œuvres dramatiques comme dans les pays les plus libres, avait cessé d’être redoutable à Turin, et si elle a supprimé, pour les convenances de la scène, mainte phrase trop ardente, maint personnage dont le portrait peu flatté eût pu brouiller le gouvernement piémontais avec l’Angleterre, les Deux-Siciles, les états du pape, qui donc, excepté M. Lévi, songerait à l’en blâmer ? Au reste, à cet égard, nous n’en sommes point réduit aux conjectures : après avoir cédé, pour que son drame parût au théâtre, à la raison du plus fort et cette fois du plus sage, M. Lévi le publie dans son intégrité native, et nous permet de constater que les rigueurs de la censure n’ont rien eu d’exagéré. On aurait peine à comprendre, par exemple, qu’elle eût laissé passer la phrase suivante, qui termine l’ouvrage : « peuples de l’Italie future ! je vous lègue un seul mot en mourant : Quand votre heure sera venue, soyez inexorables ! »

Quoique médiocrement écrit, le drame de M. Lévi retrouve à la lecture les conditions d’intérêt qu’il devait perdre nécessairement au théâtre. Puisque M. Lévi voulait plaider la cause des peuples opprimés, on doit reconnaître qu’il a fait son siège assez habilement. Quoi de plus propre à prouver sa thèse que cette fin héroïque de la république parthénopéenne en 1799 ? L’insuffisance des chefs républicains en tant qu’hommes politiques ne saurait être contestée ; mais aux prises avec les plus terribles difficultés, abandonnés de la France, qui avait alors assez à faire de se défendre elle-même, ils surent rester honnêtes, combattre en braves et bien mourir. Qui ne connaît au contraire la lamentable histoire de cette capitulation aussitôt violée que signée, de ces intrigues honteuses et sanglantes de la courtisane Emma Liona, devenue lady Hamilton, femme d’ambassadeur, maîtresse de Nelson, amie et complice de la reine Caroline ? Qui ne se rappelle ces trente mille patriotes jetés dans les prisons de Naples, cet amiral pendu à la grande vergue du vaisseau de Nelson, ces échafauds où périrent les meilleurs citoyens ? C’étaient de telles horreurs qui arrachaient au secrétaire de Nelson et au généreux Fox des paroles vengeresses que l’histoire a conservées, et que M. Lévi met un peu audacieusement sur d’autres lèvres. M. Lévi a eu raison de penser que tout l’intérêt était ici pour les victimes, quelles que fussent les opinions du lecteur. À défaut des trois unités d’Aristote, il y a du moins dans son drame l’unité d’intérêt.

Il s’en faut cependant qu’il y ait dans l’exécution autant d’habileté que dans le choix du sujet. Si l’auteur d’Emma Liona connaît l’histoire et la reproduit avec cette fidélité respectueuse dont peu d’Italiens osent s’affranchir, il ne sait pas assez y mêler la fiction et l’imprévu, sans lesquels le drame manque de péripéties et se traîne languissant. À vrai dire, il a mis l’histoire en dialogue. Je ne songerais pas à l’en blâmer, s’il n’avait destiné son ouvrage à la scène. Plusieurs écrivains français ont raconté dans ce système certains épisodes historiques, et leur récit y a gagné de l’animation et de la variété; mais ils se sont bien gardés de risquer ces essais au théâtre. Les dissertations politiques de M. Lévi, militaires, philosophiques même, n’y peuvent faire que mauvaise figure, et la représentation de son drame serait insoutenable, si ces hors-d’œuvre, exprimés d’ailleurs avec beaucoup de force, n’étaient rachetés par des tableaux saisissans et pleins de vie. N’y a-t-il pas autant de mouvement que de vérité, par exemple, dans toutes les scènes où les lazzaroni paraissent avec leurs sanguinaires caprices, avec leurs mobiles impressions? Nous ne citerons que celle-ci :

« UNE FOULE DE LAZZARONI. — Vive le roi et la sainte foi!

« PREMIER LAZZARONE. — Courage! le feu va s’éteindre! Alimentez! soufflez, soufflez; du bois, des os de jacobins !

« DEUXIEME LAZZARONE. — Voyez! voyez! Duecce et Mammone traînent un autre corbeau tout encapuchonné... (On amène un moine couvert de sa cape et chargé de liens.)

« PREMIER LAZZARONE. — Jetons-le vif ici dedans, tout vif.

« DEUXIEME LAZZARONE. — Non, il faut le voir auparavant à la potence, et d’abord la bastonnade!

« UNE FOULE DE LAZZARONI. — Oui, oui, la bastonnade.

« DUECCE. — Amis, avant tout, silence! Vous êtes gens de bien, honnêtes, amis de l’ordre?

« UNE FOULE DE LAZZARONI. — Oui, honnêtes et amis de l’ordre.

« DUECCE. — Alors procédons au jugement des accusés avec régularité et surtout selon la légalité. Examinons avec soin le procès, puis, si c’est votre avis, nous pendrons avec ordre et modération.

« PREMIER LAZZARONE. — Sois le juge, toi. — Vive saint Janvier! Sois le juge!

« DEUXIEME LAZZARONE. — A bas saint Janvier et ceux qui l’invoquent ! Il est devenu jacobin, saint Janvier! Nous l’avons destitué.

« LA FOULE. — Mort à qui l’invoque! à bas saint Janvier!

« PREMIER LAZZARONE. — Pardon, la langue m’a fourché. Le cheval tombe, quoiqu’il ait quatre jambes; le prêtre se trompe en disant la messe; ne puis-je me tromper, moi aussi? Vive saint Antoine!

« DEUXIEME LAZZARONE. — Vive saint Antoine! Sois le juge, toi.

« DUECCE (Il jette un chiffon sur sa tête et s’assied gravement sur une planche). — Voici ma robe, ma toque et mon capuchon. Voici la barre. Faites avancer l’accusé. Qui es-tu? (Le moine ne répond pas.) As-tu donc porté ta langue à la boucherie? Mais non, tu l’as encore dans la bouche, si je m’en souviens bien. Allons, réponds.

« LE MOINE. — Je ne répondrai que devant Dieu.

« DUECCE. — Tu répondras devant Belzébuth, vers qui je t’expédierai dans un instant. Je dirai, moi, pour ceux qui ne le reconnaissent pas, je dirai qui il est.

« TOUS. — Dis, dis. « DUECCE. — Ce coquin-là, c’est… frère Bennoni.

« TOUS. — Au feu ! jetons-le au feu !

« DUECCE. — Il prêchait l’égalité au nom de saint François ; maintenant il faut qu’il subisse le châtiment de quelque grand saint… De qui, voyons… Laissez-moi y penser… Donnez le calendrier… Ah ! le supplice de saint Jean-Baptiste. Qu’on lui sépare la tête du cou ; puis élevez-la en l’air sur vos fourches, et nous verrons si, du haut de cette chaire-là, il continuera à croasser. Allez. (On emmène le moine. Arrivent d’autres lazzaroni qui conduisent un boucher, et portent des cordes)

« UN LAZZARONE. — Celui-ci, c’est Christophe le boucher. Sa maison était marquée de trois croix rouges. Nous entrons, et voici le paquet de cordes que nous trouvons sous nos pieds.

« DUECCE. — Ah ! chien ! Tu étais de la conspiration, dis ? tu en étais ? Tu voulais avec des cordes étrangler les pauvres lazzaroni ! Mais saint Antoine a révélé ta trame infernale au cardinal, et ces cordes…

« LE BOUCHER. — Je vous jure que c’était pour le service de l’abattoir.

« DUECCE. — Et moi, je te jure qu’elles vont servir à t’étrangler.

« TOUS. — A la potence ! à la potence ! (On l’entraîne.) »


Malheureusement ces scènes animées et vraies sont elles-mêmes des hors-d’œuvre, ou du moins elles ne contribuent en rien au développement de l’action dramatique. À ce reproche M. Lévi répondrait, j’imagine, qu’il n’a pas voulu détourner l’attention des malheurs publics pour les reporter sur l’infortune privée de tel ou tel de ses personnages, et que ce que nous prenons pour des hors-d’œuvre, c’est le drame même. Cette réponse ne saurait le justifier entièrement. L’intérêt ne peut pas toujours être collectif ; il faut que le spectateur puisse s’attacher à l’un des principaux personnages et le suivre, sans trop de distractions, dans toutes les vicissitudes de sa fortune pendant le temps que dure l’action. C’est à cause de lui qu’on s’intéresse à ceux qui l’entourent, et suivant une loi de l’esprit humain qui est en même temps une règle dramatique, nous passons ainsi du particulier au général. Sans cela, l’auteur a beau faire, il nous laisse froids, sinon indifférens. Or c’est là encore un défaut de l’ouvrage qui nous occupe. Emma Liona fait horreur malgré les circonstances atténuantes que M. Lévi prétend trouver dans les malheurs qui ont affligé son enfance. Qu’on lui pardonne ses nuits de débauche et cette facilité honteuse qui la pousse des bras d’un palefrenier dans ceux d’un roi, en passant par tous les degrés de l’échelle sociale, j’y consens ; mais comment excuser l’emploi qu’elle fait de sa beauté flétrie pour perdre son pays et servir de royales fureurs ? Qu’importe qu’elle ait aimé sincèrement le chef patriote Caraffa, qu’elle ait même été sa maîtresse, puisque telle est sa seule manière d’aimer ? qu’importent ses projets de vengeance pour un abandon mérité, et ses remords tardifs pour une catastrophe qu’elle a causée ? Non, l’intérêt ne peut s’attacher à cette femme ; il répugne même de la voir aux côtés de son ancien amant près de mourir, rivalisant de soins et de tendresses avec l’épouse légitime de ce malheureux, une noble figure que M. Lévi a eu le tort de trop laisser dans l’ombre. Par de tels repentirs, on se réhabilite moins qu’on ne souille les autres.

Si M. Lévi manque sous plus d’un rapport aux règles élémentaires du drame, s’il ne satisfait pas toujours notre goût, il parvient souvent à nous émouvoir. Il comprend surtout et rend bien tous les sentimens énergiques. Ainsi la vengeance et la vanité parlent un langage vrai par la bouche de ce Vincent Spéciale, assassin et forçat que la clémence intéressée de Ferdinand avait fait homme libre et juge suprême des vaincus. Ecoutons-le au moment où va comparaître devant lui le fils de sa victime, dont les justes poursuites l’avaient fait jadis envoyer au bagne :


« Seul avec Caraffa ! Que de souvenirs ce nom éveille en moi ! Il y a vingt ans, je me trouvai, seul aussi, avec son père. Il faisait nuit comme à présent, et mon poignard régla nos comptes... Maintenant je vais être seul avec son fils, et un mot de moi suffit pour lui ôter la vie ! Seul avec Caraffa ! Combien je l’ai désiré, ce moment! Que de fois je t’ai invoquée, ô vengeance, au milieu des angoisses d’un procès, des tourmens du cachot et du bagne! Lève-toi maintenant terrible et complète. Le comte Della Rua Caraffa est à mes pieds; que je fasse un signe, il n’est plus que poussière ! Mais un instant encore... Avant lui doivent disparaître les dernières traces du sang versé; lui-même il faut qu’il lave les taches dont m’a souillé le sang de son père. Il faut absolument que je les aie, ces papiers ! Une fois détruits, quelle différence y a-t-il entre moi et les autres hommes? Un peu d’eau et tout disparaît; il ne reste plus rien, pas la moindre tache rouge! Tout est muet, religieusement muet. Les morts ne parlent pas, non plus que mon cœur. Oh ! il me les faut, ces papiers!... Puis le père, le fils, les témoins, les preuves, les juges, le souvenir de ce temps, tout disparaîtra. Il ne restera plus que moi, moi Vincent Spéciale, juge suprême!... Speciale, Speciale..., que ne puis-je aussi changer de nom! Changer tout! effacer tout! Mais non; on dira Speciale et Nelson, Speciale et Ferdinand, comme on disait autrefois Spéciale et Panedigrana le galérien. Mettons notre nom là, dans l’histoire, là, près du trône. Qu’il reste comme une tache, mais qu’il reste! Comme une tache? Et pourquoi? Après tout, ce n’est pas moi qui ai violé la capitulation, ce n’est pas moi qui ai pendu Caracciolo ! Je me venge, j’obéis, je me défends. Mais ce Nelson, mais ce roi qui me donnent la main sur le seuil des galères! Ah! je m’élève, et vous vous abaissez! »


Un mot complétera la physionomie de ce caractère ; il peint bien l’homme et le pays. Speciale charge Duecce, ce Duecce qu’on a vu présider au jugement grotesque et horrible de frère Bennoni, d’aller à Castellamare et de jeter dans la poudrière un tison enflammé. « Oui, tout sautera en l’air, dit le lazzarone; mais moi, excellence? — Toi? le cardinal y a pourvu. Prends cette médaille; c’est celle qui sauva Daniel de la fournaise ardente. Juge si elle ne suffira pas à te sauver! Et puis elle est bénite par le cardinal. — Puisqu’il en est ainsi, reprend Duecce, je m’en rapporte à vous, et vive la sainte foi! »

Tous les coupables ont leur châtiment dans ce drame, sinon sur l’échafaud, que réhabilitent pour un moment les nobles victimes qu’on y fait monter, du moins devant la morale et la conscience. A Ferdinand, à Caroline, l’apparition menaçante du cadavre de Caracciolo, que les flots rejettent et portent sous leurs yeux; à Speciale, la crainte de ne pouvoir être un homme comme un autre; au cardinal, la honte de cette capitulation violée, fruit inattendu, désavoué de ses œuvres sanglantes; à Nelson enfin, le mépris de ses subordonnés. Voyons encore cette scène, si complète dans sa brièveté. Un capitaine et un commodore de l’escadre anglaise se présentent devant l’amiral. A ses côtés est Emma Liona.


«NELSON. — Bonjour, capitaine. Commodore, vous venez de Naples? Quelles nouvelles?

« LE CAPITAINE. — De tristes nouvelles.

« NELSON. — Parlez. La radieuse sérénité du ciel suffira bientôt à dissiper toute trace de soucis.

« LE COMMODORE. — Pût-elle effacer pareillement toute trace de crime!

« LE CAPITAINE. — Lord amiral, nous venons vous demander notre congé.

« NELSON. — Comment! vous voulez nous quitter? Tous les deux?

« LE CAPITAINE, LE COMMODORE. — Tous les deux.

« NELSON, souriant. — Naples n’est pas loin de Capoue. Aurait-elle été funeste à mes vaillans officiers ?

« LE CAPITAINE, gravement. — Nous avons suivi votre flotte à travers les glaces du pôle et les tempêtes de l’Atlantique. Entre les balles et les orages, à Copenhague comme à Aboukir, nous étions heureux et fiers d’être à vos côtés. Ici, c’est autre chose. Nous désirons nous retirer.

« NELSON. — Mais nous sommes entourés d’ennemis! Naples même...

« LE CAPITAINE. — Naples est tranquille. Nous en avons parcouru les rues sombres comme le désert, nous avons vu ses palais muets comme la tombe. De ce silence funèbre, que rompent seuls de temps en temps les gémissemens d’un peuple trahi, il ne s’élève qu’une voix, un cri de malédiction contre l’Angleterre qui l’a livré.

« NELSON. — Taisez-vous, taisez-vous.

« LE CAPITAINE. — A quoi bon me taire, si un peuple tout entier parle, si les cadavres parlent, si bientôt il n’est bruit d’autre chose en Europe? Ce n’était pas assez : un vieux guerrier qui a donné dans nos rangs des preuves merveilleuses de sa bravoure, le vénérable prince Caracciolo, est venu se remettre entre nos mains, se confier à la parole de ses anciens compagnons d’armes, et nous, nous l’avons livré honteusement à ses bourreaux!

« NELSON. — Il a été jugé.

« LE CAPITAINE. — Assassiné. Les juges n’ont rien trouvé à lui reprocher. Oh! que de telles infamies retombent sur les coupables et non sur notre patrie! De tout temps Albion a été le boulevard de la liberté; Dieu la plaça comme sur un rocher immobile, entre deux mondes, pour répandre les germes de la liberté dans les deux hémisphères. De l’Afrique à l’Océanie, un de nos vaisseaux a-t-il jamais jeté l’ancre sur quelque rivage sans y déposer des germes féconds? Partout où aborde un de nos colons, ne fait-il pas souche d’hommes libres? Et ici, au cœur de l’Europe, en pleine civilisation, nous nous couvririons d’infamie pour servir le plus stupide des rois !

« NELSON. — Audacieux! oubliez-vous qui vous êtes et à qui vous parlez?

« LE CAPITAINE. — Je me rappelle que les fils de la vieille et libre Angleterre ont sucé avec le lait la foi du serment, l’amour de la justice, le respect des vaincus. Beaucoup de sang va couler; qu’il retombe sur qui de droit, mais point sur le nom honoré de l’Angleterre !

« NELSON. — C’est peut-être le sang anglais qui va couler?

« LE CAPITAINE. — Non, mais c’est l’honneur anglais qui coule par tous les pores.

« NELSON. — Les lois de la guerre ne me permettent pas de vous donner votre congé-

« LE CAPITAINE. — Il y a des lois en Angleterre, et sur quelque plage que ce soit, sur quelque mer qu’il se trouve, l’Anglais est libre.

« NELSON. — Ici, la loi, c’est moi.

« LE COMMODORE. — Amiral, il y a encore une tribune libre en Angleterre, et au-dessus de cette tribune, au-dessus de cette majorité vendue à Pitt, il y a l’opinion publique.

« NELSON. — Allez. Vous recevrez mes ordres. »


Peut-être trouvera-t-on que ces deux officiers sont, par leur langage, sinon par leurs sentimens, plus Italiens qu’Anglais; en tout cas, il faut se rappeler que Fox n’était pas le seul à protester en Angleterre contre la politique de Pitt; sa voix éloquente trouvait de l’écho dans la chambre des communes et au dehors. Il est à regretter que M. Lévi se soit créé comme à plaisir d’insurmontables difficultés en cherchant le sujet d’un drame dans l’histoire politique. Se placer sur ce terrain, c’est renoncer aux œuvres durables pour dresser des machines de guerre d’un effet bien douteux, puisqu’il faut d’ordinaire qu’avant de servir à la lutte, elles passent par les mains de l’ennemi. Il est à regretter aussi que cette disposition belliqueuse soit générale en Italie, dans la vie active comme dans les lettres, au théâtre comme dans le roman. Combien ne serait-il pas plus profitable d’étudier les mœurs nationales, d’en faire ressortir le côté faible, et de s’attacher à perfectionner les hommes, au lieu de les pousser à la vengeance! Mais les Italiens hésitent à entrer dans cette voie. Ceux de leurs dramaturges qui ne font pas de politique font de l’histoire, comme M. Alcide Oliari dans sa Béatrice Cenci. M. Oliari est fort jeune encore, et, si je ne me trompe, Béatrice Cenci est son œuvre de début. Ce drame n’a pas subi, que je sache, l’épreuve de la scène, sans qu’il y ait à cela d’autres raisons que celles qui en ont si longtemps tenu éloignés les proverbes de M. de Musset; sa Béatrice s’est produite récemment dans un des recueils les plus estimés de l’Italie, sous le patronage honorable et avec une préface de M. D. Capellina, professeur à l’université de Turin. Si ce drame atteste beaucoup d’inexpérience, il y en a peu, parmi ceux qui ont vu le jour pendant ces dernières années, de plus recommandables par la vigueur et la pureté du style. Nous ne parlerons pas de la conception même. On connaît cette triste histoire des Cenci et toutes les difficultés que doit surmonter le poète qui veut appeler l’intérêt sur l’étrange personnage de Béatrice. M. Oliari a eu le tort, en traitant ce sujet, de se souvenir d’un emphatique roman de M. Guerrazzi plus que du beau drame de Shelley; mais il y a dans la forme vigoureuse et châtiée de ce drame l’indice d’un retour à la voie ouverte par Niccolini, la seule où le drame italien puisse rencontrer des succès sérieux, pourvu seulement qu’il ne limite pas son cercle d’études au terrain un peu étroit de l’histoire nationale.


III.

Plus heureuse que la tragédie et le drame, la comédie semble aujourd’hui être en progrès. Pendant longtemps, elle avait sommeillé, un peu, il faut le dire, sous l’influence du caractère italien. La comédie vit en effet des travers et des ridicules de l’espèce humaine, et les Italiens, comme on l’a dit justement, sont peu choqués des ridicules : ils ne les tiennent que pour des manières d’être fâcheuses et n’y trouvent point sujet de rire. De là cette absence presque absolue de comique et de gaieté dans leurs comédies. Sérieuse, digne et froide, si la comédie italienne intéresse, c’est par le sentiment, à la façon du drame; si elle mérite d’être étudiée, c’est que les auteurs ont observé et reproduit les mœurs de leur pays, mais cette observation est toujours grave, sans malice, sans ironie, sans spontanéité, sans bonne humeur. Pourquoi donc abandonner cet heureux tour comique à la comédie improvisée, qu’on aurait pu si facilement supplanter en s’appropriant ce qu’elle a de vivant et d’animé? Un demi-siècle après Goldoni, à peine la comédie régulière ose-t-elle croire à son droit d’exister, et dans tous les cas elle se regarde comme un genre tellement secondaire, que sur cette terre de poètes il n’est pas, que je sache, un seul auteur qui en ait osé écrire une d’un bout à l’autre en vers.

Je le répète cependant, si le progrès est quelque part au théâtre italien, c’est dans la comédie. Tributaires, durant de longues années, de nos écrivains en renom, les Italiens, à l’heure du réveil, ont voulu secouer, à défaut du joug politique, le joug littéraire qui commençait à leur peser. C’est pourquoi ils ont fait tout à coup le plus froid accueil aux pièces traduites du français, qui, la veille encore, avaient toutes leurs préférences, et réservé leurs applaudissemens pour les œuvres nationales, quelle qu’en fût la faiblesse. Ces encouragemens intelligens devaient porter et ont porté leurs fruits. Sûrs désormais de n’être plus dédaignés, de jeunes écrivains se sont mis avec ardeur au travail, et quelques-unes de leurs œuvres ont obtenu un incontestable succès. Que cette réaction ait été excessive, que les nouvelles comédies soient fort loin, par leur mérite réel, de justifier les éloges dont une critique partiale les a comblées, cela ne saurait être contesté ; mais elles ont du moins en général un caractère de vitalité qui manque au drame historique, et qui explique le jugement favorable et presque unanime des Italiens. Demandez-leur quels écrivains représentent chez eux le drame : l’un nommera M. Battaglia, un autre M. Révère, un troisième M. Brofferio ; mais s’il s’agit d’auteurs comiques, ils tomberont d’accord pour désigner MM. Martini, Vollo, Gherardi del Testa et Ferrari.

Sur ces quatre noms, j’écarte tout d’abord les deux derniers. De toutes les comédies que M. Ferrari (de Modène) a composées, une seule, Goldoni e le sue sedici commedie, a obtenu un grand et incontestable succès. De bons juges affirment que cet ouvrage est de beaucoup le meilleur qui ait paru depuis longtemps sur les scènes de l’Italie, et je ne demanderais pas mieux que de les croire sur parole ; mais M. Ferrari paraît avoir craint que sa comédie ne produisît pas à la lecture autant d’effet qu’à la représentation, et il ne l’a point fait imprimer. Quant aux autres ouvrages de M. Ferrari, ils ont été loin d’obtenir la même faveur ; qui sait même si le succès de Goldoni e le sue sedici commedie ne provient pas en grande partie des sentimens patriotiques et italiens dont s’inspire l’auteur ? Des raisons d’un ordre différent m’engagent à ne pas parler non plus de M. Gherardi del Testa. Je sais tout ce qu’on peut dire à l’éloge de ce jeune écrivain. Volontaire de la campagne de Lombardie, il a vaillamment payé sa dette à son pays et rapporté du champ de bataille une glorieuse blessure ; auteur dramatique, il a fait preuve, dans ses nombreux ouvrages, d’un esprit vif et pétillant, plein de gaieté et d’entrain ; malheureusement il échappe à la critique, ne s’étant jamais élevé jusqu’à la comédie. Formé à l’école de nos vaudevillistes, il les imite, peut-être sans le savoir ; dans tous les cas, il ne devrait pas profiter de ce que l’usage en Italie ne permet pas les couplets pour afficher des prétentions littéraires que démentent ses intrigues légères et sans portée, invraisemblables ou rebattues, et son style, vraiment trop négligé.

M. Martini n’est entré que tard dans la carrière des lettres. Jusqu’à ces dernières années, on n’avait vu en lui qu’un employé supérieur de je ne sais quel ministère à Florence et un habitué des plus brillans salons; mais, doué d’un vif esprit d’observation, il avait mis à profit le temps qu’il consacrait au monde, étudiant sans but d’abord, comme par plaisir, les mœurs, les caractères, les travers des originaux qui posaient devant lui; puis un beau jour l’idée lui est venue de peindre cette société qu’il connaissait à merveille, et il s’est mis à l’œuvre. Le principal mérite de ces peintures, au dire des Italiens, c’est une parfaite exactitude. Jamais le portrait ne dégénère en caricature, ce qui témoigne assurément d’une certaine puissance. Seulement, s’il s’interdit la charge, M. Martini se prive trop souvent du comique, que le génie sait presque toujours en séparer. Ses comédies sont donc de consciencieuses études, trop peu animées; elles sont infiniment moins gaies que celles de Goldoni, qui, lui-même, n’a que d’assez rares accès de gaieté. Si parfois elles attachent, c’est par je ne sais quel intérêt romanesque qui s’y glisse. Le style est élégant, de bonne compagnie, également éloigné de l’afféterie et du trivial, mais dépourvu d’élévation, d’imprévu, d’originalité. M. Martini a de commun avec Goldoni une sorte d’embarras à entrer en matière. Ses intrigues sont banales, ses personnages peu variés; c’est par la vérité de quelques portraits qu’il rachète ces défauts.

La Femme de quarante ans, de M. Martini, remet sous nos yeux un type complaisamment étudié par MM. de Balzac et Charles de Bernard. Le tort de ce personnage, c’est de nous offrir une énigme qui pique médiocrement la curiosité. La Malvina de M. Martini n’est guère autre chose. A-t-elle un amant ou simplement un ami de cœur? La question pourrait sembler indiscrète, si nous n’assistions à des scènes intimes qui devraient, ce semble, déchirer le voile. Or il n’en est rien. Tout indique des relations qui ne laissent rien à désirer, le despotisme de la femme, le tutoiement, et surtout la lassitude du jeune homme; mais d’autre part, à entendre cette beauté sur le retour, il n’y a place dans son cœur que pour les sentimens les plus purs ! Après tout, ce manque de clarté est peut-être un reste de pudeur. La pièce est-elle amusante? C’est tout ce qu’on demande aujourd’hui. Répondre par l’affirmative, ce serait trop dire peut-être; au moins la Femme de quarante ans intéresse comme un drame romanesque qui finit sans catastrophe tragique. Elle est, si je ne me trompe, non pas le meilleur ouvrage de M. Martini, mais le plus agréable à la lecture et peut-être à la représentation. J’en voudrais donner une idée et faire connaître, par une courte citation, cette prestigieuse créature dont tout le monde s’affole malgré son incontestable maturité. Voyons-la donc en tête à tête avec l’ami de cœur, qui cherche un prétexte pour rompre et contracter un bon mariage. « MALVINA. — Mon ami, je vous ai fait attendre. J’en suis fâchée.

« FRÉDÉRIC. — Oh ! je ne prétends pas...

« MALVINA. — Qu’est-ce? qu’avez-vous?

« FRÉDÉRIC. — Moi? rien.

« MALVINA. — Comment, rien? Croyez-vous que je ne vous connaisse pas? Vous êtes troublé, vous venez plus tard qu’à l’ordinaire. Que vous arrive-t-il?

« FRÉDÉRIC. — Rien, je vous assure.

« MALVINA. — Mais alors...

« FRÉDÉRIC. — Combien y a-t-il que vous n’avez vu mon cousin Achille?

« MALVINA. — Qu’a donc votre cousin à voir dans tout ceci?

« FRÉDÉRIC. — Madame, il n’a que trop à y voir. Vous savez qu’il y a cinq ans que je vous aime?

« MALVINA. — Eh bien!

«FRÉDÉRIC. — Eh bien! je m’aperçois que depuis quelque temps vous n’êtes plus la même pour moi, mon amour...

« MALVINA. — Mais que dites-vous là?

« FRÉDÉRIC. — Je n’ai pas le droit de me plaindre. Vous êtes femme d’esprit, tout le monde le sait, et mon caractère maussade...

« MALVINA. — Pas un mot de plus. Vous me récitez un discours préparé, et vous le récitez mal. Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Épargnez-moi donc ces préambules inutiles, et dites-moi tout de suite ce que vous avez à me dire.

« FRÉDÉRIC. — J’ai à vous dire que je n’ai ni le droit, ni la prétention de vous imposer des amis, ni d’exclure aucun de ceux qu’il vous plait d’accueillir; mais je puis bien désirer de ne pas lutter inutilement, au prix de grands sacrifices d’amour-propre, contre ceux qui savent se faire préférer, non parce qu’ils ont plus d’amour, mais parce qu’ils ont plus d’esprit que moi.

« MALVINA. — Et quel est mon préféré, malheureux?

« FRÉDÉRIC. — Ne craignez rien, je ne me plains pas. J’aime infiniment mon rival, je reconnais moi-même sa supériorité, et je vous donne raison. Je vous dis seulement...

« MALVINA. — Frédéric, finissons. De quoi s’agit-il?

« FRÉDÉRIC, montrant la carte de visite d’Achille, qu’il a trouvée en entrant et qu’il tient à la main.

— Mais... il me semble...

« MALVINA. — Que vous semble-t-il? (Elle lui arrache la carte.) Eh bien?

« FRÉDÉRIC, s’animant. — Eh bien ! mon cousin vous plaît. Vous avez raison, vous dis-je. Vous vous donnez beaucoup de mal pour me témoigner encore un sentiment que vous n’éprouvez plus; ainsi nous souffrons tous les deux inutilement. Ce n’est pas la première fois que je vous le dis. J’ai regret de vous perdre, oui, sincèrement; mais qu’y faire? Je saurai me vaincre.

« MALVINA. — Et cela, tout cela pour une carte de visite?

« FRÉDÉRIC. — Non, tout cela n’est pas pour une carte de visite; mais vous savez que je suis jaloux d’Achille, et cependant Achille est ici à tout instant. J’en souffre, vous le voyez, je vous l’ai dit encore hier au soir; vous m’avez promis,... et pourtant il revient ce matin.

« MALVINA. — Eh bien?

« FRÉDÉRIC. — Eh bien! s’il persiste, c’est que vous encouragez ses espérances. « MALVINA. — Ah ! je les encourage, quand cette carte même vous prouve qu’il a voulu me voir et que je ne l’ai pas reçu!

« FRÉDÉRIC, à part. — Ah! mon Dieu! c’est vrai.

« MALVINA. — Frédéric, venez ici; asseyez-vous un moment. Je vous ai dit que votre discours était préparé et que vous le récitiez mal. Etes-vous venu jouer la comédie? Ce serait indigne de vous et de moi. Laissez donc toute feinte et parlez-moi franchement. J’ai trop souffert dans la vie pour n’être pas accoutumée à la douleur. Celle-ci, je l’attends depuis longtemps. Vous vous mariez, Frédéric?

« FRÉDÉRIC. — Moi?

« MALVINA. — Allons, soyez sincère. Cela devait arriver un jour. J’espérais que ce serait plus tard, mais j’y suis préparée.

« FRÉDÉRIC, à part. — Pauvre Malvina! (Haut.) Non, ma chère, je vous assure. Peut-être mon oncle le désirerait-il, et si je devais suivre ses conseils...

« MALVINA. — Quelle est votre fiancée?

« FRÉDÉRIC. — Mais quand je vous dis...

« MALVINA. — Non, je veux le savoir. Ce n’est de ma part ni curiosité, ni jalousie; c’est affection, affection profonde. Frédéric, dis-moi quelle est ta fiancée, car j’ai besoin que tu sois heureux. Je n’ai eu que des chagrins dans ma vie. Sacrifiée très jeune à un homme qui avait trente ans de plus que moi, le mariage m’a semblé une profanation de l’amour. Mon mari était pourtant un honnête homme; mais son cœur, naturellement froid, desséché par de longues études sur le droit criminel... Mon Dieu! jamais une parole d’affection qui fît écho dans mon âme. Plus tard, je crus avoir trouvé un homme qui savait aimer. Il était franc, généreux, sensible... Je m’étais trompée. Bientôt vint l’occasion de le mettre à l’épreuve; l’épreuve tua l’illusion et coûta du sang. Le peu d’années qui s’écoulèrent ensuite jusqu’à la mort de mon mari furent des siècles d’amertume et de douleur.

« FRÉDÉRIC. — Je le sais, je ne le sais que trop.

« MALVINA. — Que savez-vous? Heureux âge de présomption! Le temps t’apprendra la science de la douleur, et alors tu comprendras ce que souffre une femme qui ne sait où reposer son cœur vide de toute tendre affection, une femme qui trouve un maître froid et sévère en celui qu’on lui impose pour époux, une femme qui n’a pas de fils sur qui exercer son infinie puissance d’aimer. Mais non, jamais, jamais ! les hommes ne le comprendront jamais.

« FRÉDÉRIC. — Écoutez-moi, mon amie. J’ai peut-être eu tort de vous reprocher les assiduités de mon cousin; mais vous devez voir par là tout le prix que j’attache à votre amitié. Maintenant, croyez-le, vous vous alarmez à tort.

« MALVINA. — Quelle est donc ta fiancée, Frédéric?

« FRÉDÉRIC. — Je vous jure...

« MALVINA. — Pourquoi veux-tu m’en faire un mystère? Crois-tu donc que je veuille t’adresser des reproches? Crois-tu que je ne sois pas prête depuis longtemps à perdre ma dernière illusion? Crois-tu que je n’aie pas le courage de me sacrifier à ton bonheur?

« FRÉDÉRIC. — Malvina, mon bonheur est ici, près de vous; je n’en veux pas d’autre. Mon oncle voudrait me marier, cela est vrai, vous le savez; mais….. « MALVINA. — Il t’a proposé une femme?

« FRÉDÉRIC. — Non...

« MALVINA. — Ne me trompe pas.

« FRÉDÉRIC. — Non, mais il répète toujours les mêmes choses. Il est riche, il n’est plus jeune, il voudrait voir l’emploi de sa succession arrêtée. C’est là son thème favori; mais enfin j’ai le droit de prendre du temps : il s’agit de l’affaire la plus importante de la vie. Qui sait?...

« MALVINA. — Alors attends. Si notre amitié suffit encore quelque temps à ton bonheur, attends. Quand le jour sera venu, tu pourras... Moi, mon rôle dans le monde sera fini.

« FRÉDÉRIC. — Viendrez-vous ce soir à la fête de mon oncle?

« MALVINA. — Oh! non, certainement. Le bruit des fêtes ne m’attire plus depuis longtemps. Il me reste encore pour quelques jours les joies de l’intimité,... et puis... »


Cependant Malvina se ravise. Le désir d’éclipser sa rivale, de ramener son amant, son ami à ses pieds, la conduit à cette fête dont elle est bientôt la reine. Elle triomphe avec autant de bon goût que d’éclat, mais elle dédaigne de profiter de sa victoire, et elle part pour ne pas profiter d’une surprise du cœur, laissant Frédéric au désespoir. Il faut reconnaître que cette femme qui sacrifie, ne fût-ce que momentanément, la paix d’un être aimé au vain désir de ne pas paraître vaincue, est bien étudiée et prise sur nature. On regrette seulement que les autres personnages ne soient guère là que pour lui donner la réplique, que certains détails de cette comédie touchent de bien près au gros drame, et que les autres soient plutôt des propos de salon sténographiés avec soin que des conversations dignes de la scène par leur intérêt, leur originalité ou leur élévation.

Le Misanthrope en société, qui a suivi de près la Femme de quarante ans, n’a pas rencontré moins de faveur. Cet ouvrage ne me paraît pas cependant avoir tenu les promesses du précédent. Rien de plus fâcheux que ce titre, car il rappelle le chef-d’œuvre de Molière; rien de plus faux, car Maurice, le héros de la pièce, n’est point un misanthrope, mais tout simplement un jeune élégant malheureux en amour, et qui, dans le premier feu de sa douleur, voit la vie en noir. Peut-on du moins s’intéresser à cette banale infortune? L’action est à peine indiquée; on ne voit guère pendant cinq longs actes qu’interminables dissertations sur l’amour et la galanterie; on a peine à comprendre quelle vengeance Maurice prépare et savoure à l’avance : s’il en parle, c’est toujours à mots couverts, et elle n’aboutit pas. Ici, comme dans la Femme de quarante ans, il faut louer une certaine simplicité dans l’intrigue; mais rien ne nous attache et ne nous fait désirer de savoir la fin.

Le Chevalier d’industrie, le troisième ouvrage de M. Martini, est supérieur à ses aînés par la nouveauté et la vérité du caractère principal. Ce n’est point un être imaginaire que cet élégant sur le retour. que ce fripon émérite couvert de chaînes d’or, de bagues, d’épingles et de tout l’appareil d’un luxe suspect, affectant la grandeur dans les manières, la délicatesse dans les goûts, prodiguant à propos une fortune d’emprunt, tranchant du grand seigneur, et tellement identifié avec son rôle, que les plus graves complications troublent à peine sa présence d’esprit et son sang-froid. C’est ainsi qu’il faut être quand on veut exploiter largement la crédulité publique. Pourquoi M. Martini nous gâte-t-il une donnée intéressante, un caractère jusque-là bien présenté, en attribuant à M. Le baron de Newdork (un baron citoyen des États-Unis !) je ne sais quel vol grossier et vulgaire qui devrait répugner aux habitudes élégantes de cet exquis chevalier d’industrie ? En vain l’auteur allègue-t-il pour sa défense que son héros est sur le point de prendre la fuite, et qu’il n’a plus rien à ménager, pas même sa réputation ; la vulgarité doit lui répugner pour elle-même. Il y a des gens chez qui tout est élégant, même le vice et le crime. On passerait plus volontiers sur ce défaut, si M. Martini avait moins sacrifié les personnages secondaires au caractère principal, dont il semble s’occuper exclusivement, s’il avait surtout fait preuve de plus d’imagination. Malheureusement des femmes éhontées, des dupes sans esprit, qui s’agitent, mais que personne ne mène, pas même l’auteur, une action trop lente dans les deux premiers actes, trop précipitée dans les deux derniers, des procédés scéniques qui sont devenus un lieu commun du métier, voilà les défauts qui ont compromis le succès de cet ouvrage ailleurs qu’à Florence.

Si la plus récente comédie de M. Martini, le Mari et l’Amant, a obtenu en Toscane les applaudissemens qu’on ne refuse guère à un nom connu, personne ne s’en est dissimulé l’infériorité. Elle reflète trop d’ailleurs les mœurs françaises pour avoir ce mérite d’observation italienne qui recommande ses aînées, et elle est trop visiblement imitée d’Une Chaîne, de M. Scribe, pour qu’on en puisse louer l’invention. Elle a aussi l’inconvénient d’être un plaidoyer plutôt qu’une peinture. La cause du moins est-elle soutenable ? L’auteur prétend que la femme séduite n’est pas responsable de sa faute, ce qui revient à dire qu’il y a des hommes irrésistibles, ou que la complicité figure à tort au code pénal. Cette morale est de la force de celle que M. Martini tire lui-même de son Chevalier d’industrie. « Femmes, dit-il par l’organe du sage de la pièce, préférez les Italiens aux étrangers. » Quoi donc ? N’y aurait-il pas de fripons en Italie ? J’aime à croire que M. Martini saura justifier sa réputation par des travaux plus complets. Qu’il s’attache à penser par lui-même, à créer quelque chose, car l’observation n’est pas tout au théâtre, et jusqu’à présent l’on ne peut voir en lui, si j’ose le dire, qu’un miroir intelligent.

Si du moins, comme on l’assure, il est un miroir fidèle, si son théâtre est un portrait exact de la bonne société italienne, que faut-il penser de cette société? En quoi diffère-t-elle de la société française? Les ressemblances, je l’avoue, me frappent plus que les différences : même frivolité, même puérilité, même vanité des deux côtés des Alpes. A entendre causer cette jeunesse dorée de Florence, à voir ces femmes insignifiantes ou légères, on se croirait à Tortoni ou dans un de nos salons, quelquefois aussi, faut-il le dire? dans ce demi-monde dont on fatigue nos yeux et nos oreilles depuis trop longtemps. Que cette ressemblance ne soit qu’apparente, je le crois très fermement; mais n’est-ce pas trop que cette liberté dont jouissent les veuves d’aimer à la face du ciel qui bon leur semble, et de rester honorables, si volages qu’elles soient, pourvu qu’elles s’interdisent le cumul et les amours intéressés? Cette familiarité caractéristique, ces mœurs peu sévères sont reproduites dans les comédies de M. Martini avec une crudité de couleurs que les demi-teintes du langage tempèrent à peine, et avec une fidélité de pinceau que je me garderais bien de louer, si les Florentins eux-mêmes n’avaient été les premiers à la célébrer et à se reconnaître.

Pendant que M. Martini poursuit à Florence le cours de ses faciles succès, un écrivain piémontais essaie de lui disputer le premier rang sur la scène italienne. Pour que cette ambition paraisse légitime, il faut juger M. Joseph Vollo sur son dernier ouvrage, car ni ses deux drames en vers, Foscari et Mahomet II, ni ses deux précédentes comédies, le Génie vendu et la Brasseuse, ne semblaient l’appeler à de bien hautes destinées. Assurément les uns et les autres témoignaient d’un esprit inventif et fécond; mais l’oubli des conditions du théâtre et même du plus simple bon sens marque la place de ces ouvrages parmi les essais trop nombreux qui naissent aujourd’hui pour mourir demain. Il n’en est pas tout à fait ainsi de la comédie intitulée les Journaux, qui a fait connaître M. Vollo sous un nouvel aspect. Ceux-là même qui se sont montrés le plus opposés à cette œuvre n’en ont pas dissimulé l’importance, et du choc des opinions au parterre et dans la presse est résultée pour l’auteur une célébrité qu’il serait puéril de contester. Le gouvernement sarde lui a accordé l’un des prix fondés pour récompenser les meilleurs ouvrages dramatiques représentés à Turin; la presse périodique au contraire a déclaré que la faveur ministérielle s’était égarée, et que la dernière comédie de M. Vollo ne soutenait pas l’examen. A qui donner raison, du gouvernement ou des journaux? C’est ce qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner.

Frappé des abus qu’entraîne l’établissement de la presse périodique, tout récent en Piémont, et des dangers que, d’après son opinion, ces excès font courir à la liberté, M. Vollo a mis les journaux, les journalistes et leurs patrons sur la scène, et, à vrai dire, il ne les a pas flattés. De là grande colère de certaines feuilles qui ont cru être plus particulièrement attaquées. M. Vollo s’est vu aussitôt poursuivi, condamné au nom des principes les plus contraires; mais toutes ces critiques étaient trop intéressées pour inspirer une grande confiance, d’ailleurs elles ont souvent porté à faux. Ce n’est pas à dire que l’auteur fût invulnérable : il est certain que les excès de la presse sont trop naturels dans les premiers temps qui en suivent l’établissement pour qu’il soit équitable de les lui imputer à crime. Que n’opposait-on à la vigoureuse, mais intempestive sortie de M. Vollo cette fine réflexion de Benjamin Constant! « On laisse, dit-il, quelques jours de liberté à la presse. Inexpérimentée, elle en abuse. On la supprime, lorsque le bon sens public et son propre intérêt allaient lui apprendre à se modérer. La voilà esclave. Elle devient forte, elle éclate, elle est libre, et les mêmes abus inévitables amènent les mêmes restrictions imprudentes. » En réalité, la comédie de M. Vollo n’a point la portée politique et sociale à laquelle elle semble prétendre : elle ne prouve rien contre les journaux, car la satire est trop violente; elle ne les rendra pas odieux, car personne ne s’y trompera; elle ne les corrigera pas, car aucun d’eux ne voudra se reconnaître dans un portrait ainsi chargé. Prenons cet ouvrage pour ce qu’il est, non pour ce qu’il veut être; n’y voyons qu’une étude exceptionnelle, que l’histoire d’un homme de cœur fortuitement réduit par la misère à vendre sa plume, et souffrant plus qu’on ne peut dire des mille intrigues qui s’agitent et se croisent autour de lui, jusqu’à ce qu’enfin, par un coup d’éclat, il ait reconquis son honneur et sa liberté. On prendra intérêt à cette peinture, on y reconnaîtra une part de vérité, on concevra qu’une récompense ait été donnée à l’auteur. A titre d’exception, le journaliste Wolfang n’est pas invraisemblable, et les personnages qui l’entourent, le ministre, le député, sa femme, sont des types bien observés et vivement rendus. L’un gouverne par les petits moyens, par l’intrigue et même par la corruption ; l’autre cherche à se faire un marchepied de sa propre bassesse, et sa digne compagne ne songe, en se mêlant aux affaires publiques, qu’à assouvir ses passions surannées et à augmenter son capital. Sont-ce là encore des exceptions? J’y consens; mais ces exceptions-là, nous les avons connues, et je crains bien que, si elles confirment la règle, ce ne soit pas dans le sens qu’on attache d’ordinaire à ce mot. Il est clair que, dans un naïf esprit d’opposition, M. Vollo a voulu peindre les mœurs constitutionnelles du Piémont, son pays; seulement les nécessités de la représentation, les exigences de la police, l’ont conduit à placer la scène dans la capitale d’un état allemand, — il ne s’explique pas avec plus de clarté sur le lieu de l’action, — et à donner à ses personnages des noms ridicules ou impossibles pour des oreilles et des bouches italiennes. Encore s’est-il trouvé que ses précautions n’étaient pas suffisantes. La censure a fait du ministre un gouverneur, du député un conseiller aulique; elle a exigé que la phraséologie constitutionnelle fût remplacée par les termes en usage sous le régime absolu. Elle eût pu sans danger se montrer moins chatouilleuse. M. Vollo, lui, a fait preuve de sens en ne marchandant pas les concessions, sauf, quand il imprimerait sa pièce, à rétablir le texte dans son intégrité. En homme d’esprit, il avait compris que ce qui déplaisait à Turin ferait le succès de l’ouvrage dans les autres états de l’Italie.

Voici d’ailleurs une scène assez vivement traitée qui fera connaître la manière de M. Vollo, Wolfang s’est aperçu que le député baron de Rossembourg, qui donne au journal la haute impulsion politique, le pousse dans les eaux du ministère, quoiqu’il eût été convenu qu’on ferait une opposition modérée, mais ferme. Wolfang est de si mauvaise humeur, qu’il renvoie brutalement Emma, sa femme bien-aimée, pour rester seul avec le baron.


« LE BARON, regardant les deux époux avec son lorgnon. — Ah ! ah ! des scènes conjugales, des scènes intimes ! Je connais cela depuis longtemps. Venons à nos affaires. J’espère que ce terrible accès de mauvaise humeur ne retombera pas sur moi ?

« WOLFANG. — Ma mauvaise humeur, c’est précisément vous qui l’avez causée !

« LE BARON. — Ah bah!

« WOLFANG. — Elle est née dans l’antichambre du ministre, et l’impatience d’attendre l’a encore assombrie.

« LE BARON. — Expliquez-vous promptement, car votre femme a raison, il est l’heure d’aller diner.

« WOLFANG. — Deux mots seulement. Répondez. Me suis-je engagé avec vous à écrire une feuille ministérielle ?

« LE BARON. — Ta, ta, ta! De quoi avez-vous à vous plaindre?

« WOLFANG. — Je me plains de ce que mes articles subissent une mystérieuse censure, et paraissent mutilés, remaniés, méconnaissables.

« LE BARON. — Une bagatelle! une misère! Mutilés! remaniés! méconnaissables! Nous protesterons contre le typographe. Vous avez raison, un million de fois raison.

« WOLFANG. — Eh! non, monsieur...

« LE BARON. — Comment! auriez-vous tort ?

« WOLFANG. — Je dis qu’il ne s’agit pas de fautes d’impression, mais de modifications opérées par une main mystérieuse dans mes articles.

« LE BARON. — Ah! ah! je comprends maintenant. Il se pourrait... Des niaiseries, des misères, des choses de rien... Je comprends la susceptibilité de l’auteur; mais, je le répète, niaiseries, misères, choses de rien, quelques phrases qu’on mutile, quelques coupures par manque d’espace, quelques variantes de forme, toutes choses auxquelles un rédacteur doit se résigner pour que le journal ait de l’unité.

« WOLFANG. — J’ai accepté un programme, non une révision; mais en admettant que les modifications fussent sans importance, pourquoi n’ai-je pas été consulté ? pourquoi ?…

« LE BARON. — Oh ! ici, vous avez un million de fois raison, et plus encore. D’un côté il y a eu manque de tact. Il fallait, je le comprends maintenant, vous parler avec franchise, et je le ferai désormais après cette ouverture dont vous m’honorez ; mais d’un autre côté le respect pour le talent, la crainte d’une délicatesse mal appréciée… Vous comprenez bien… Je ne sais si vous me comprenez bien.

« WOLFANG. — Pour comprendre, il me reste à connaître la main mystérieuse…

« LE BARON. — Ah ! je vais vous le dire à l’instant. Le conseil de direction…

« WOLFANG. — Dont le chef secret est peut-être… Le ministre ?

« LE BARON. — Le ministre ? Impossible, il n’en est rien. Calomnie, c’est une calomnie. Je voudrais bien voir ! Notre journal est, vive Dieu ! un journal d’opposition,… polie, convenable, avec des gants, mais enfin d’opposition ;… Le dernier anneau de l’opposition, si vous voulez, qui unit l’opinion publique au pouvoir.

« WOLFANG. — Unir ? c’est enchaîner que vous voulez dire, enchaîner comme le forçat. Une opposition qu’on voit et qu’on ne voit pas, homœopathie, prestidigitation. Appelez-la opposition concertée, ad usum delphini, opposition ministérielle.

« LE BARON. — Non, de par tous les diables, non, et mille fois non. Le ministre n’a rien à voir, si ce n’est comme Pilate, dans notre credo politique.

« WOLFANG, lui montrant des épreuves. — Et pourquoi alors a-t-il quelque chose à voir dans mes articles ?

« LE BARON. (Apres un long silence, il se jette sur le sopha, éclate de rire, et se tient le ventre.) — Ah ! ah ! ah ! bravo, Wolfang ! vive Wolfang ! bravo ! bravissimo ! Je vois que vous êtes bien informé, que vous avez compris ; je vois qu’il fallait venir à vous franchement, que vous avez plus d’intelligence et de pratique du monde que je ne le soupçonnais. Bravo ! bravo ! Voyons, excusez-moi si je vous ai fait le tort involontaire de me tromper en vous tâtant le pouls, de vous croire les nerfs susceptibles, le cerveau sujet aux congestions, un de ces pauvres estomacs de papier mâché qui se resserrent à la moindre bouchée et qui ne s’ouvrent à l’appétit que grâce aux pastilles d’ipécacuanha. Que parlé-je d’ipécacuanha ? De quelque drogue que soient les pilules, il faut les dorer, et l’appétit ne manque pas, n’est-il pas vrai ? Bravo ! bravo ! vous avez conduit l’affaire de manière à faire honneur à un agent de change. M’amener en un clin d’œil et par des voies détournées au point où vous me vouliez, me forcer à une explication, à jouer cartes sur table, et cela avec cette réputation d’intégrité sentimentale, avec cet air émouvant d’un Caton politique ! ah ! ah ! Le revers de la médaille… Moi, avec la réputation d’avoir la manche large, je ne songe qu’à l’intérêt, je suis un bonhomme d’une ignorance classique ; vous, sévère, désintéressé, fin matois, romantique… ah ! ah ! ah ! Et tous deux une femme charmante à nos côtés ! ah ! ah ! ah ! Là, là, touchons-nous la main ; tu m’as mis dans le sac, mais tu l’as fait avec tant de grâce que tu mérites un bon sac de thalers…

« WOLFANG. (A part.) — Je suffoque ; mais il faut feindre d’être aussi rusé qu’ils le supposent pour sortir du mauvais pas où je suis engagé. « LE BARON. — Vous ne répondez pas? (Il lui offre au tabac.) Ah! ah! ah!

« WOLFANG. (Il prend du tabac et rit avec affectation.) Ah! ah! ah! Ainsi nous sommes d’accord?

« LE BARON. — Parfaitement. Il n’est plus besoin d’explications.

« WOLFANG. — Non, non. J’aurai au contraire besoin d’éclaircissemens plus particuliers, et même d’une espèce de programme secret, car je sais bien que les journaux qui émanent du pouvoir sont faits pour diriger l’opinion, pour constituer et discipliner le parti de la majorité, et surtout pour troubler le sens politique, préoccuper les lecteurs et les abonnés des autres journaux, de manière à leur rendre la vie impossible. Jusque-là, rien de mieux : l’écrivain ministériel est comme l’écrivain à la solde de l’opposition, du parti qui aspire au pouvoir; mais quelquefois, je suppose, il y a d’autres intérêts spéciaux et secrets à servir, quelquefois...

« LE BARON. — Quel coup d’œil ! quelle forte tête ! que de tact ! Assurément il y a d’autres intérêts. Par exemple, un ministre a la passion du jeu; mais comme il n’est pas séant qu’il joue, si ce n’est quelques parties d’écarté entre une valse et une mazurka, à une soirée diplomatique, pendant le carnaval... pour se divertir,... il joue... sur les fonds publics.

« WOLFANG. — Ah ! (A part.) Voilà précisément ce que je voulais savoir.

« LE BARON. — Sans doute... en société, et sous le nom d’un autre...

« WOLFANG. — Qui se fait directeur d’un journal...

« LE BARON. — Et du télégraphe électrique...

« WOLFANG. — Pour opérer sur les nouvelles... vraies...

« LE BARON. — Ou fausses...

« WOLFANG. — La hausse...

« LE BARON. — Ou la baisse des valeurs...

« WOLFANG. (A part.) — Je suis perdu. Je désespère de rester honnête dans un pareil monde. (Haut.) Ainsi...

« LE BARON. — Ainsi nous nous entendons. On élèvera le chiffre de vos appointemens, les gratifications ne vous manqueront pas, non plus que les moyens d’employer votre influence. »


Cette scène ne manque pas de franchise et de réalité; mais pourquoi voir en tout le mauvais côté et prendre pour un mal hideux l’inconvénient inséparable du bien? C’est que M. Vollo, doué d’ailleurs d’une certaine faculté d’observation, se laisse trop emporter par l’impétuosité de son esprit. Il est en tout l’opposé de M. Martini : chez lui, c’est l’imagination qui joue le principal rôle. Peut-être cependant s’aide-t-il aussi trop souvent de sa mémoire : j’imagine qu’il croit inventer quand il ne fait que se souvenir; mais il abuse des réminiscences, et il se souvient fréquemment de ce qui ne mériterait pas d’être retenu. Son dénouement, scène de bal masqué où Wolfang arrache tous les masques et dit à chacun son fait, est visiblement emprunté à un vaudeville qui a fait quelque bruit il y a plusieurs années. Au début, il y a tel récit du journaliste Esprit qui nous remet en mémoire des monologues bien connus. Est-ce ainsi, je le demande, qu’on fait une comédie sérieuse? Ces réserves faites, il y aurait de l’injustice à méconnaître les qualités qui, malgré tant de défauts, donnent de la vie au dernier ouvrage de M. Vollo. Que M. Vollo s’attache à concevoir un sujet plus simplement et surtout plus nettement, qu’il évite les longueurs, qu’il se défie de sa mémoire, qu’il écrive enfin d’un style plus clair, plus précis, plus châtié : il n’a pas moins à faire s’il veut répondre aux espérances de ses amis. Jusqu’ici a il fait du bruit, j’allais dire du scandale; des efforts persévérans et bien dirigés peuvent seuls lui assurer une solide et durable réputation.

On sait maintenant à quoi s’en tenir sur les auteurs dramatiques que l’opinion met au premier rang en Italie. Je me crois dès-lors dispensé de parler en détail de ceux que le public a moins remarqués, Mme Zauli-Sajani, MM. Liverani, Bensi, Guala, Villa, Sabatini, Gattinelli, Fambri-Salmini, Bellotti-Bon. Ai-je besoin de faire remarquer que tous les auteurs comiques de l’Italie vivent et écrivent dans les états du nord et du centre de l’Italie, c’est-à-dire à Florence, à Modène, à Turin, à Milan ou à Venise? dans les états de l’église, la comédie populaire a seule la parole. Quant aux Napolitains, malheureusement pour eux ils peuvent écrire, on les y encourage même; mais MM. Cuciniello, Mastriani, Ricci, qui tiennent la plume en ce moment, n’auront pas même, on peut le leur prédire, le succès relatif de l’abbé Genoino, du baron Cosenza, du duc de Ventignano, leurs devanciers immédiats. On a beau parler des entraves que le gouvernement et les mœurs du pays mettent à toute publicité : il n’en est pas moins vrai qu’avec la passion unitaire qui domine aujourd’hui en Italie, un auteur célèbre à Naples, s’il avait un mérite réel, ne demeurerait pas ignoré dans le reste de la péninsule.

Telle est donc l’histoire, telle est la situation présente du théâtre italien. Si l’on cherche dans le passé ce que pourra être l’avenir, on reconnaîtra que l’art dramatique traverse en ce moment, chez nos voisins, une de ces crises d’où il est déjà sorti plus d’une fois transformé. Attendons la phase nouvelle qui s’annonce, et gardons-nous, pour quelques jours d’engourdissement, de nier la force vitale. Non, cette nation italienne, si heureusement douée, ne manque pas du génie dramatique. La gloire d’Alfieri et de Goldoni protesterait au besoin contre cet injuste arrêt de l’opinion en France. Sans doute Alfieri descendrait du premier rang dans la patrie de Shakspeare, de Goethe ou de Corneille, et Goldoni, trop rabaissé peut-être hors de l’Italie, est trop exalté par des concitoyens intéressés à sa gloire; mais ils occupent tous les deux une place considérable dans l’histoire de l’art. Quant au peuple ingénieux qui comprend si bien leurs chefs-d’œuvre, que de son sein naissent à toutes les époques d’illustres ou d’habiles acteurs pour les interpréter, comment serait-il incapable de suivre la trace des maîtres? Que manque-t-il à l’Italie pour s’élever de l’interprétation à la création? N’a-t-elle pas les plus rares aptitudes? ne possède-t-elle pas une langue poétique incomparable, une prose formée par des classiques immortels? Ce qu’il lui faut, c’est un peu de confiance en elle-même et de calme dans les esprits.

Si la tragédie doit triompher quelque part de l’éloignement qu’ont pour elle presque toutes les nations modernes, ce sera sûrement en Italie, puisque aujourd’hui encore elle y tente tout le monde; mais que les hommes sérieux se hâtent moins de chausser le cothurne, et se défient davantage de la facilité qu’on a dans leur pays à faire des vers médiocres. Qu’ils sachent aussi étendre le domaine de l’art. Au lieu d’engager une lutte impossible contre la simplicité du génie grec, la tragédie doit désormais puiser aux mêmes sources que le drame historique. Comme le drame, elle peut s’inspirer des épisodes héroïques de l’histoire nationale, de ces titres de noblesse des peuples qu’il est bon et moral de remettre quelquefois au grand jour. Il est à souhaiter aussi que les efforts des poètes italiens se tournent vers le drame de mœurs. Ce qu’il y a de grave, d’émouvant dans la vie privée n’est pas indigne du théâtre; pourquoi refuserait-on d’en tirer des enseignemens moins relevés peut-être, mais tout aussi efficaces que ceux de l’histoire? Jusqu’à ce jour cependant, les Italiens, peu curieux de ce genre, ne s’y sont distingués ni par la qualité de leurs œuvres, ni par le nombre. Les préoccupations politiques, la difficulté de pénétrer dans la vie intime, leur impatience, si peu faite pour l’observation, leur malheureuse habitude de mêler à la réalité les souvenirs de leurs lectures les moins avouables, tout semble les en détourner.

Grâce aux études sérieuses de quelques écrivains, la comédie semble entrer dans une meilleure voie, quoiqu’elle ait encore fort à faire. Craignant de compromettre sa dignité par quelque ressemblance avec la comédie improvisée, son heureuse rivale, elle affecte une gravité, une froideur qui ne lui conviennent point, et renonce au mouvement, à la saillie, à l’imprévu, à toutes les qualités, en un mot, qui ont perpétué le succès des théâtres populaires, malgré la victoire théorique de Goldoni. Le divorce est complet : c’est là une erreur regrettable. De l’heureuse et nécessaire alliance de la comédie écrite et de la comédie populaire dépend en partie l’avenir.

Pour mériter tout à fait l’estime et les applaudissemens auxquels ils aspirent, les auteurs comiques auraient encore autre chose à faire. On a le droit de leur demander des peintures plus originales et plus morales. Ce n’est pas nous faire connaître la vie italienne que de représenter au théâtre les mœurs de ce pays dans ce qu’elles ont de moins particulier. Il y a pour tous les peuples un fonds commun de pensées, de sentimens et de manières d’être : c’est au philosophe, au moraliste, à l’historien qu’il appartient de signaler ces rapports ; le poète doit s’attacher surtout aux différences, aux traits caractéristiques, et c’est ce dont les auteurs dramatiques italiens ne semblent pas assez pénétrés. Comme nous, comme tout autre peuple, nos voisins ont des défauts, des travers nationaux qu’il est superflu d’indiquer ici ; voilà les plaies que je voudrais voir sonder avec précision et fermeté, car elles sont pour beaucoup dans leur impuissance. Si l’on faisait ressortir en même temps les aimables, les solides qualités qui les distinguent, leur théâtre, plus instructif pour eux, n’en deviendrait que plus intéressant pour nous. En général, il manque aussi de moralité. Ce n’est pas à dire qu’il faille bannir le vice de la scène ; mais il ne faut pas qu’il y règne seul. Le contraste, nécessaire pour l’agrément, ne l’est pas moins pour que de l’action ressorte un enseignement final. Sans aller, n’en déplaise à Rousseau, jusqu’à condamner l’Avare de Molière comme une pièce immorale, parce que le fils d’Harpagon est un impertinent, la critique peut désirer que la comédie au-delà des Alpes se préoccupe un peu plus de l’esprit philosophique et raisonneur de notre temps, qu’elle applique plus résolument l’invention des caractères et les combinaisons de l’intrigue à la démonstration d’une vérité morale.

Que les auteurs comiques en Italie se pénètrent bien de ce double devoir du poète dramatique, et ils parviendront sans doute à faire applaudir des productions moins incomplètes ; ils comprendront aussi que la prose n’est pas le langage nécessaire du poète comique. L’exemple de Plaute, de Térence, de Molière aussi, prouve ce que la pensée gagne de relief et de précision à s’exprimer en vers. Quelques essais en ce genre auraient encore pour les Italiens un autre avantage. Ils les forceraient en quelque sorte à rapprocher leur langue poétique de la prose et à créer un genre intermédiaire qui leur manque, le vers comique, si je puis m’exprimer ainsi. Il leur manque pour le théâtre quelque chose de semblable à l’iambique de Térence, à l’alexandrin de Molière. Il y a là pour le vrai talent, en Italie, une veine neuve et féconde à exploiter. La timidité, la routine, la haine de la fatigue et la crainte de l’inconnu seront-ils pour nos voisins des obstacles insurmontables au progrès, au développement de leur littérature dramatique ? Ne nous hâtons pas de désespérer. Puisqu’ils ont conscience de leur mal, puisqu’ils multiplient les efforts pour le combattre, rien n’est perdu. Il est permis de dire des lettres italiennes ce que Sénèque disait de la fortune : Ad imum deatlus es ? Nunc est resurgendi locus. Vous êtes à terre ? C’est donc le moment de vous relever.


F.-T. PERRENS.

  1. Ce n’est pas que ces droits d’auteur soient ruineux, car on assure que, dans certaines parties de l’Italie, ils n’excèdent jamais 400 francs, si la pièce est représentée pour la première fois, et 17 francs s’il s’agit d’une reprise; mais quoi! pour 15 francs n’a-t-on pas une traduction présentable d’une pièce française ?
  2. Cependant à Naples, au Teatro Nuovo, et quelquefois à Turin, au théâtre Carignan, il y a une troupe sédentaire; mais l’influence du nonchalant public napolitain sur les destinées de l’art est à peu près nulle, et à Turin le titre de compagnie royale accordé de temps à autre à telle ou telle troupe de comédiens est purement honorifique : sous prétexte de vacances, ceux qui la composent passent la moitié de l’année à courir les autres villes de l’Italie. C’est ainsi que Mme Ristori, pensionnaire pendant plusieurs années de la compagnie royale de Turin, profitait de ses mois de congé, qui étaient en même temps ceux de son directeur et de ses camarades, pour donner avec eux à Florence et à Rome des représentations qui ont contribué pour une bonne part à sa célébrité en Italie.