Le Théâtre contemporain et les comédies de Th. Barrière

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LE
THEATRE CONTEMPORAIN
ET LES
COMEDIES DE M. BARRIERE

Les Filles de Marbre. — Les Faux Bonshommes. — Les Parisiens. — Les Fausses Bonnes Femmes. — L’Héritage de M. Plumet. — Cendrillon, drames et comédies, par M. Théodore Barrière, 1852-1858.



On nous a reproché plusieurs fois de ne pas nous occuper assez fréquemment du théâtre. Nous acceptons le reproche, et nous n’essaierons pas d’y répondre autrement qu’en disant que notre négligence est volontaire. Le théâtre est devenu de nos jours une puissance tyrannique et exclusive, pleine de caprices absolus et de prétentions injustifiables : elle a réduit la critique en servage, et l’absorbe entièrement à son profit à l’exclusion des autres branches de la littérature. Historiens, poètes, philosophes, romanciers doivent attendre pendant des mois et des années qu’on veuille bien les présenter devant le public. Au contraire, un théâtre exhibe-t-il un méchant mélodrame ou un équivoque vaudeville, aussitôt tous les critiques taillent leurs plumes pour informer l’univers de l’apparition de ces tristes météores. La critique des livres se fait capricieusement, irrégulièrement ; mais chaque lundi ramène régulièrement une nouvelle semaine et un nouveau feuilleton théâtral. Or, je le demande, est-ce l’importance littéraire du théâtre contemporain qui justifie une pareille servitude? Non, et au fond les intérêts de la littérature n’ont rien à démêler avec cet empressement de la critique; des intérêts beaucoup moins élevés, mais beaucoup plus matériels et pratiques, sont engagés dans cette question. La critique théâtrale ne parle pas des pièces parce qu’elles sont bonnes ou mauvaises, elle en parle tout simplement parce qu’elles sont représentées. Ce n’est pas la pièce, c’est le théâtre où elle se joue qui est l’affaire principale. Il importe peu que l’auteur soit un sot, et qu’il ait accouché d’une rapsodie; mais il importe beaucoup que le public soit informé que cette rapsodie se joue dans tel ou tel théâtre, et qu’il fera plaisir au directeur du susdit théâtre, s’il veut bien aller en remplir la salle pendant un nombre indéterminé de semaines.

D’ailleurs une pièce n’a pas absolument besoin d’avoir un mérite littéraire véritable pour attirer la foule, et même, ajouterai-je, pour justifier le succès; l’auteur ne se présente pas seul, il se présente doublé d’un acteur, qui la plupart du temps pourrait s’intituler le véritable auteur de la pièce. Si la prose ou les vers de l’auteur ne valent pas la peine qu’on en parle, il n’en est pas ainsi du jeu de l’acteur qui communique la vie à cette prose inerte, et l’harmonie à ces vers informes. Il serait injuste de faire participer ces habiles interprètes à l’ostracisme légitime qui doit frapper les mauvaises œuvres. Enfin le théâtre est avant tout pour le public un divertissement, comme un bal masqué, comme une fête de nuit, comme une exhibition de clowns et de danseurs. On ne va pas au théâtre pour chercher un plaisir élevé et sérieux; on y va pour trouver un délassement, une diversion à une journée laborieuse. Il est bien rare qu’une représentation dramatique n’offre pas une particularité quelconque qui puisse vous faire passer agréablement une heure ou deux. La pièce est exécrable, mais les décors sont si beaux! L’intrigue agace les nerfs, mais avez-vous vu comme Mme L..., dans son costume d’homme, monte bien l’échelle périlleuse au troisième acte! Ce mélodrame est la profanation d’une œuvre de génie, et mériterait que l’auteur reçût les férules pour avoir permis à ses doigts malhabiles d’accomplir cette profanation; oui, mais il y a de jolies danses, et surtout un certain danseur excentrique qui se compose de deux jambes et d’un nez! Cet acteur rugit comme une bête fauve, mais regardez donc marcher le vaisseau; ne dirait-on pas qu’il navigue en pleine mer? Cette actrice est froide et sans intelligence; oui, mais sa toilette du second acte est ravissante, et puis elle a de bien jolis yeux. Rien que sa toilette et ses yeux valent l’argent payé au contrôle. Les théâtres, comme on le voit, n’ont donc pas une manière de faire parler d’eux, ils en ont cent, et par conséquent les journaux, bon gré, mal gré, sont obligés de s’occuper des productions dramatiques beaucoup plus que de toutes les autres branches de la littérature.

Est-ce un reproche que nous adressons à la critique hebdomadaire des feuilles quotidiennes? Pas le moins du monde. En agissant comme ils le font, les journaux restent dans leur rôle, qui est celui d’informateurs publics. Le public ne veut pas savoir seulement si la pièce est bonne ou mauvaise; il veut savoir encore si les acteurs sont divertissans, si les actrices sont jolies, si les décors sont beaux. En un mot, il veut savoir s’il y a pour lui une raison quelconque de se déranger, et si en échange de son argent on lui donnera un plaisir, quel qu’il soit. La multiplicité complexe des intérêts engagés dans le métier dramatique ne permet donc pas aux théâtres de se passer des recommandations de la presse, et cela est si vrai que les comptes-rendus hebdomadaires ne leur suffisent pas, et qu’il leur faut comme à l’industrie des feuilles spéciales toutes dévouées à leur service. Ces intérêts sont fort recommandables sans doute, mais ils nous laissent assez froids, nous devons l’avouer, car ils ne touchent que fort indirectement aux intérêts de la littérature. Pour nous, le théâtre représente simplement une des formes de l’art, une des manifestations de la pensée humaine; le directeur, l’acteur, le costumier, le décorateur, nous sont parfaitement indifférens, ou pour mieux dire nous ne les connaissons pas. Dans le théâtre, nous ne connaissons que l’auteur; c’est à lui seul que revient le privilège de nous occuper.

Nous disions que les journaux étaient dans leur rôle en acceptant l’espèce de servitude que leur imposent les «théâtres, parce qu’ils sont avant tout des informateurs publics. Un journal sans compte-rendu théâtral hebdomadaire serait en effet aussi incomplet qu’un journal sans faits divers et sans compte-rendu judiciaire. Ils sont dans leur rôle, tâchons par conséquent de rester dans le nôtre. Si les théâtres sont une affaire d’industrie, renvoyons la question aux économistes. Si c’est une affaire de morale administrative et de bonne police, laissons la censure s’occuper d’eux à notre place. Si on les considère comme une affaire de divertissement, ils nous intéressent beaucoup moins encore; nous n’avons aucune raison de nous faire les ciceroni des plaisirs publics, et d’informer les oisifs des lieux où ils peuvent aller passer leur soirée plus ou moins agréablement. Les intérêts seuls de la littérature ont donc le droit de nous toucher. Réduite à ces termes, la question devient très simple, et notre devoir est tout tracé. Nous devons faire pour le théâtre ce que nous faisons pour toutes les autres branches de la production intellectuelle. La librairie met au jour chaque semaine des centaines de volumes ; où en serions-nous, nous et nos confrères de la presse, s’il nous fallait nous occuper également de toutes ces publications? La critique est venue au monde précisément pour séparer le froment de l’ivraie, les bonnes œuvres des mauvaises, car qui dit critique dit jugement et discernement, et par conséquent, si le critique est condamné à tout lire et à tout voir, il doit bien se garder de parler indifféremment de ce qu’il a vu ou de ce qu’il a lu. Vous êtes-vous jamais trouvé pour quelques heures dans une société mélangée et vulgaire où pleuvaient les coq-à-l’âne, les plaisanteries saugrenues, les inepties absurdes des absurdes diseurs de rien de M. Henri Monnier, et ne vous est-il pas arrivé de faire effort sur vous-même pour effacer de votre mémoire le souvenir de ces insignifiantes conversations? Le critique aussi doit tout écouter, à la condition d’oublier tout ce qui est insignifiant et vulgaire. Il ne doit pas plus désirer entretenir le public d’une œuvre insignifiante qu’il ne voudrait rappeler devant des hommes sensés le souvenir des conversations ridicules qu’il a eu le malheur d’écouter. Le droit et le devoir du critique est de choisir; il exerce ce droit et ce devoir sur le roman, sur la poésie, sur la philosophie, sur l’histoire, et il ne pourrait pas l’exercer sur le théâtre! Ce roman est exécrable, il le jette au feu; ce gros livre de morale balbutie dans sa lourde prose tous les éternels lieux-communs qui courent les écoles depuis que l’homme a commencé à penser, il le dépose dans le panier aux inutilités; ce prétendu livre d’histoire reflète les brillans événemens du passé comme un miroir d’auberge reflète votre image, il s’en détourne avec dégoût. Cependant toutes ces mauvaises œuvres lui ont fait la politesse de venir le trouver à domicile, et une méchante production dramatique aurait droit à plus d’indulgence, parce qu’il a fallu au contraire aller la chercher dans un brillant théâtre, parce qu’elle est exécutée devant une assemblée nombreuse, par des mimes habiles, au milieu des féeries artificielles du décorateur! Est-ce que par hasard la critique devrait payer un léger tribut pour les feux du lustre et les dorures des loges? Non, l’oubli et le silence qui enveloppent le mauvais roman, le mauvais poème, le mauvais livre d’histoire, doivent également envelopper les mauvaises productions dramatiques, du moment que la critique ne considère dans le théâtre que les intérêts de la littérature.

Nous avons cependant voulu faire acte de bonne volonté. Aucune des productions nouvelles ne se recommandant par un mérite quelconque (jamais hiver n’a été plus stérile), nous avons eu un instant la pensée de jeter un coup d’œil sur la littérature dramatique des dernières années, et d’exposer en même temps la situation du théâtre moderne. Hélas! il s’est trouvé que nous avions, sans nous en douter, épuisé la question il y a un peu plus d’un an déjà, en parlant de M. Dumas fils et de M. Augier, les deux représentans les plus sérieux de l’art dramatique contemporain, et qu’il ne nous restait presque rien à dire. En eux, en eux seuls à peu près, se résument bien nettement la situation et les tendances du théâtre à l’heure où nous écrivons. Avec M. Dumas fils, la réalité crue, cynique, brutale, déjà maîtresse dans les domaines du roman, fait son entrée triomphale au théâtre. Tous ceux qui, de près ou de loin, essaient de s’inspirer de la réalité ne sont que des copistes plus ou moins maladroits de ses sèches et vigoureuses photographies. Avec M. Augier, l’art élevé et les traditions littéraires essaient de lutter contre cette invasion violente de la réalité : lutte habile, et non sans gloire, que le poète, à moitié gagné à la cause de ses adversaires, déclare lui-même inutile, et à laquelle il renoncera bientôt pour passer, avec le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres, dans le camp ennemi. Ainsi un seul mot suffit pour caractériser la situation du théâtre contemporain : par ses deux plus habiles interprètes, il proclame le triomphe définitif, irrécusable, de la réalité. Il y a bien encore les tentatives désespérées des derniers sectateurs de l’école romantique, qui continuent à proclamer les droits souverains de la poésie au théâtre, et qui prétendent qu’un drame doit être une succession d’élégies, d’odes et d’idylles, cousues les unes aux autres tant bien que mal, une succession de chants alternés comme les églogues de Virgile; mais ces tentatives sont aussi stériles que désespérées, et nous avons regret de voir de jeunes poètes consacrer à défendre une cause perdue des facultés précieuses qui méritent de trouver un meilleur emploi d’elles-mêmes. En dehors de M. Dumas fils et de M. Augier, en dehors de M. Octave Feuillet et de M. Jules Sandeau, le théâtre contemporain ne nous offre que le spectacle de la plus complète impuissance : rien, mais rien, pas le plus petit relief d’ortolan, pas le plus petit grain de mil à offrir à nos lecteurs, pas une seule obole dont l’effigie nette et bien frappée nous oblige à rendre hommage au monnayeur. J’ai lu et relu, avec une attention qui méritait une meilleure récompense, une vingtaine de pièces choisies des deux dernières années : inutile labeur! j’ai déjà tout oublié. Ma mémoire ne me rappelle pas un mot, pas une scène, pas un caractère. Les actions les plus insignifiantes de chaque journée qui passe laissent une plus longue trace dans le souvenir. J’ai ressenti l’impression qu’éprouve le promeneur qui s’est engagé trop avant sur une bruyère stérile ou dans une lande sablonneuse; il appelle la vie de tous ses désirs, et regarde avec une ardente curiosité s’il n’apercevra pas quelques marques de la puissance créatrice. Une touffe d’herbes, le chant d’un grillon, un reptile qui s’enfuit à votre approche, les objets les plus infimes seront les bienvenus dans un tel moment. L’âme humaine n’est exigeante que lorsqu’elle est environnée d’opulence; mais dans l’absolue pauvreté elle se contente de peu de chose, et se montre reconnaissante de ce que le ciel lui envoie. C’est aussi ce qui m’est arrivé dans mon excursion dramatique, dont je serais revenu complètement désappointé, si, au milieu de la foule de pâles ombres qui m’entouraient, je n’avais remarqué certaines créatures vulgaires et bizarres que je ne pouvais prendre pour des ombres, car elles accusaient leur existence par leur mimique fiévreuse, leur physionomie agitée, leurs regards provocateurs et même impertinens. Ces créatures vivantes rencontrées au milieu des ombres sont les personnages des drames de M. Théodore Barrière. Qu’ils soient les bienvenus, ma foi! Si grossiers qu’ils paraissent, je leur suis reconnaissant de m’avoir arraché à un cauchemar désagréable, et comme je ne suis pas ingrat, je ne veux pas permettre qu’on les confonde avec ces pâles ombres parmi lesquelles je les ai rencontrés. J’atteste donc qu’ils sont vivans, oui, vivans comme votre portier, votre bottier ou votre blanchisseuse. Qu’importe après tout? La turbulente liqueur de la vie fait battre leurs ridicules cœurs de pauvres diables, la flamme de la vie brille dans leurs yeux bêtes et cupides. Ils jouissent du plus grand de tous les privilèges, de celui du goujat debout sur l’empereur enterré.

Laissons-les un instant faire antichambre, les jolis métiers qu’ils exercent dans la vie les y ont souvent obligés, car il n’en est pour ainsi dire pas un qui, parlant de lui-même, ne pût s’écrier, comme le héros d’Aristophane : « J’en atteste les dieux, j’appartiens à la canaille! » Agioteurs véreux, hommes d’affaires tarés, exploiteurs impudens, tous ces personnages sont habitués dans la vie à avoir toujours le chapeau à la main; ils ne se sentiront pas humiliés d’attendre pendant que je vous apprendrai dans quelles régions dramatiques je les ai rencontrés. Eh ! mon Dieu! je les ai rencontrés là où, parmi la foule des drames mort-nés et des comédies étiolées, on rencontre encore quelques productions dramatiques douées de force et de vitalité, dans des théâtres autrefois réputés secondaires, et qui aujourd’hui ont le double privilège d’attirer la masse des spectateurs et l’élite des lettrés, au Vaudeville et au Gymnase. Je vais très probablement affliger les fidèles adorateurs des grandes traditions littéraires, et mon cœur en saigne; mais, dans le siècle où ils ont eu le malheur de vivre, il leur a fallu subir tant de révolutions romantiques ou autres, et gémir tant de fois sur la disparition du poème didactique ou de l’épître en vers, qu’une mauvaise nouvelle de plus ou de moins n’ajoutera pas beaucoup à leur incurable désespoir. Je leur annonce donc, à mon grand déplaisir, que le drame contemporain n’habite plus le Théâtre-Français, mais a élu domicile dans ces deux petits théâtres dédaignés des tragiques, le Vaudeville et le Gymnase. C’est là qu’habite la muse Thalie pendant les rares séjours qu’elle fait encore parmi nous. Est-ce volontairement ou malgré son désir qu’elle a déserté son ancienne demeure? A-t-elle trouvé la porte fermée un certain jour qu’elle voulait rentrer, ou bien s’est-elle trouvée trop à l’étroit dans son vieux domicile, et a-t-elle cru se rajeunir en allant habiter des quartiers plus bruyans et plus animés? Nous ne savons; mais, quels que soient les motifs de cette désertion, un fait est certain, c’est que la Comédie-Française n’est plus guère que la solennelle nécropole où dorment les glorieux morts du passé. Oh! qu’ils doivent bien dormir, ces morts! Le tapage des vivans ne trouble pas leur repos. Si jadis ils ont été réveillés en sursaut par les vacarmes d’Henri III et d’Hernani, ils n’ont plus rien à craindre de pareil aujourd’hui : chaque soir, fête des ombres, qu’interrompent de loin en loin seulement les productions chevrotantes de vieux vaudevillistes à la voix affaiblie, que, par respect pour leur grand âge, spectateurs et critiques font semblant d’entendre, alors même qu’ils n’ont pu saisir aucune syllabe de leurs séniles radotages; dans les grands jours, visites de la littérature officielle, qui, en personne bien élevée qu’elle est, sait qu’il est malséant de parler haut, et qu’il est de bon goût de chuchoter à voix basse. Chuchotemens, murmures, voix affaiblies, il n’y a pas dans tout cela de quoi troubler le sommeil léger d’un vieillard. En vérité le Théâtre-Français, à l’heure qu’il est, fait penser à ces paisibles villages de province qui sont à peine plus bruyans que le cimetière autour duquel ils sont bâtis. Je me trompe cependant : il y a des jours où le silence de ce mausolée est troublé par d’autres pas que les pas discrets des poètes inoffensifs et des vaudevillistes sur le retour. Les personnes les plus respectables et les plus soigneuses de leur dignité, les plus difficiles dans le choix de leurs amis, prennent souvent en vieillissant une indulgence extraordinaire qu’on ne sait comment s’expliquer. Un beau jour il leur vient l’envie de déroger à leurs habitudes et d’élargir le cercle de leur intimité. Vous croyez que leur choix va tomber sur les hommes qui, n’étant pas de leur monde, peuvent cependant fréquenter leur société sans y faire ombre : détrompez-vous. Un certain soir, dans ce salon, plein de grands artistes, d’habiles diplomates et d’hommes du monde accomplis, vous voyez arriver... un intrus, que personne ne connaît et ne voudrait connaître. On se regarde avec étonnement et on se chuchote à l’oreille : « Quel est donc ce mystère? » Il valait bien la peine, ma foi, d’être si scrupuleux pour devenir un jour si peu difficile! Ce mystère, si vous tenez à le connaître, vous sera expliqué par une fable de La Fontaine intitulée le Héron et les Poissons. Le dédaigneux héron, après avoir trouvé que la carpe et la tanche n’étaient pas un déjeuner convenable pour sa seigneurie, se trouve trop heureux à la fin de rencontrer un colimaçon.

Si l’on veut rencontrer le drame contemporain, ce n’est donc pas au théâtre qui s’intitule fièrement le Théâtre-Français qu’il faut aller le chercher. Pas un seul des grands succès dramatiques des dernières années ne s’est produit sur la scène de la rue Richelieu. Les drames et les comédies de M. Dumas fils, les Faux Bonshommes, Dalila, ont fait leur apparition sur les scènes du Gymnase et du Vaudeville. M. Ponsard et M. Augier, qu’on aurait pu croire cependant les poètes assermentés du Théâtre-Français, ont obtenu à l’Odéon leurs meilleurs succès. Inexplicable à tous égards est la conduite du Théâtre-Français. S’il a tant de dédain pour les nouveaux poètes et pour les nouveaux dramaturges, il ferait mieux de prononcer un ostracisme absolu que de s’obstiner dans la ligne de conduite qu’il suit depuis quelques années. Il veut et ne veut pas, il accueille et il repousse. Est-ce coquetterie de sa part, est-ce diplomatie? Si c’est coquetterie, elle lui a mal réussi, car il lui est arrivé ce qui arrive généralement aux coquettes, d’être abandonnées de leurs courtisans et de leurs adorateurs. Si c’est diplomatie, elle lui a moins réussi encore, car il n’est généralement pas heureux dans ses rapports avec les auteurs nouveaux. Toutes les fois qu’il consent à représenter une de leurs pièces, c’est presque toujours une œuvre inférieure à tout ce qu’ils ont fait, une erreur de leur talent. II s’empresse de représenter le Joueur de Flûte de M. Augier, mais il laisse aller la Jeunesse à l’Odéon et le Gendre de M. Poirier au Gymnase. S’il s’adresse à M. Octave Feuillet, ce n’est pas, soyez-en sûr, pour produire Dalila sur la scène. Si on lui avait parlé des Faux Bonshommes, il se serait voilé d’un crêpe ; cependant quelques mois auparavant il avait accepté de M. Théodore Barrière une rapsodie dramatique tirée d’un roman célèbre, le Lys dans la Vallée. Il semble que ce théâtre ait un goût particulier pour les œuvres médiocres, goût que depuis quelques années il satisfait à cœur-joie, et sans aucun souci de l’opinion publique.

Bref la situation du Théâtre-Français manque de netteté et de franchise. Il est temps qu’il dise enfin ce qu’il veut et ce qu’il prétend être, en un mot qu’il adopte un parti. S’il ne renonce pas à la littérature contemporaine, qu’il prenne donc à l’avenir ses mesures, et qu’il ne se résigne plus à accepter les productions inférieures de cette littérature. S’il y renonce au contraire, eh bien! qu’il y renonce tout à fait; qu’il se renferme dans son rôle de gardien des grandes traditions littéraires et d’interprète des chefs-d’œuvre de l’art français; mais, pour Dieu! qu’il tienne alors ses portes bien fermées, et qu’il ne les ouvre plus à deux battans devant la première rapsodie qui passe. S’il pense que le vieux répertoire soit le seul digne de lui, qu’a-t-il besoin d’accueillir des vaudevilles comme Feu Lionel et des comédies comme le Luxe? Il y a dans une telle conduite une erreur de jugement qui frappe à bon droit tous les esprits. Et maintenant que nous avons constaté la présente inertie et l’insignifiance, momentanée seulement, nous l’espérons, du Théâtre-Français, retournons là où nous trouvons encore un peu de vie et de chaleur, quelques efforts dignes d’intérêt, un semblant de passion, un reste de verve comique.

C’est par devoir beaucoup plus que par plaisir que nous venons parler ici de M. Théodore Barrière. Il serait impossible de tracer une esquisse complète du théâtre contemporain sans s’arrêter un instant devant cette physionomie, et cependant je ne sais pas d’auteur dramatique qui rende aussi difficile la tâche du critique. Connaissez-vous ces jours mêlés de pluie, de soleil, de neige et de vent, si pleins de contrastes subits et de caprices irritans, qu’on ne saurait dire s’il fait beau ou mauvais temps? Connaissez-vous ces visages dont l’inquiétante mobilité vous attire et vous éloigne, qu’on ne surprend jamais au repos, et dont on ne peut saisir le trait caractéristique? Tel est le talent de M. Théodore Barrière, violent, affecté, inégal, heurté, naïf et artificiel, sincère et retors, exalté et prosaïque, il autorise les jugemens les plus contradictoires, rebute la sympathie qu’il appelle, fatigue l’attention qu’il commande, rend excusable la sévérité à outrance et difficile la justice. Il connaît à fond toutes les ficelles de la scène, et il ignore les premières lois de la composition. On ne sait avec lui si on a affaire à un mélodramaturge, à un auteur comique ou à un vaudevilliste. Et sa fortune dramatique ressemble à son talent : il marche de chute en succès et de succès en chute; il tombe, se relève, retombe encore. Il tente les genres les plus divers, le drame passionné à la manière de M. Dumas fils, la comédie sentimentale, la comédie de mœurs. Il a fait des pamphlets dramatiques qui donnaient à croire qu’il aspirait à la gloire d’un Aristophane du boulevard. Le lendemain, il écrivait des comédies maladroites qui témoignaient d’une étude aussi patiente que stérile du dialogue et du style de Molière. Sa carrière dramatique est pleine d’efforts honorables et de tentatives variées pour atteindre à un genre nouveau qui se dérobe à ses poursuites, et pleine en même temps-de ces précipitations et de ces négligences qu’on ne pardonne aisément qu’aux hommes qui ne se prennent pas au sérieux. Nature évidemment spontanée et mobile, la patience et la volonté lui font défaut. Il exécute ses projets, non pas avec énergie, mais avec fièvre. Il n’a pas pour ses idées la tendresse et la sollicitude nécessaires à l’artiste; il les traite avec brusquerie, et ne se donne pas le temps de connaître familièrement ces-enfans de son esprit. Il produit comme on agiote, sans réfléchir, avec précipitation et en se remettant aux chances du hasard. Faut-il s’étonner si la conséquence de ce jeu, au théâtre comme à la Bourse, est quelquefois une spéculation heureuse, et le plus souvent une belle et bonne faillite? Sans doute M. Barrière se relève heureusement de ses faillites; mais voilà bien des fois qu’on l’exécute à la bourse du Vaudeville et du Gymnase.

Cette mobilité d’intentions bonnes et mauvaises, cette macédoine de qualités et de défauts, cette alliance extraordinaire d’efforts sérieux et de négligences, l’inconsistance inexplicable de cette nature bien douée, rendent extrêmement difficile la tâche du critique. Le plus dur jugement peut-être que je puisse porter sur lui est de déclarer qu’après avoir cherché longtemps comment je devais m’y prendre pour expliquer son talent au lecteur, j’ai dû renoncer à mettre de l’unité dans mes impressions. Ses œuvres me frappent par des contrastes inattendus dont je ne puis parvenir à me rendre compte; ses qualités ne m’expliquent pas ses défauts, et ses défauts ne me rendent pas compte de ses qualités. Comment mes impressions auraient-elles de l’unité alors que l’unité manque entièrement au talent qui me les a données? Ordinairement le talent consiste dans un mélange de qualités et de défauts fondus comme une sorte de métal de Corinthe au feu de l’âme et de l’intelligence. Le critique qui examine ce métal surprend immédiatement la nature du mélange et la valeur des métaux qui le composent; il pourrait dire le degré de chaleur qui a opéré la fusion, et par conséquent si cette fusion est complète ou incomplète; il retrouve la forme du moule dans la forme que garde le métal. Ici rien de semblable. Tous les élémens nécessaires à cette fusion existent, mais elle-même n’est pas accomplie. Je vois bien la fournaise, mais elle est froide; les métaux, mais ils sont à l’état de minerai. Le combustible surtout ne manque pas, mais il attend qu’on l’emploie. Je vois bien les élémens et les instrumens essentiels du travail juxtaposés pêle-mêle, comme dans le désordre d’un atelier; mais quelle sera la valeur du travail, et quel est le mérite véritable de l’ouvrier? Je n’en puis rien dire. Tout s’enchaîne et se relie généralement dans l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain : le tempérament auquel il obéit, le but moral ou littéraire qu’il poursuit, les procédés de travail qu’il emploie, ses aspirations et ses méthodes. L’œuvre et l’artiste, la nature et l’art, la conception et l’exécution sont liés ensemble et s’expliquent pour ainsi dire simultanément. Bien habile sera celui qui se vantera d’avoir surpris l’unité du talent de M. Barrière! Je ne vois chez lui que des facultés qui agissent isolément, des détails indisciplinés qui usurpent une place qui ne leur appartient pas, des conceptions qui se montrent et qui disparaissent, des idées qui se poursuivent capricieusement. M. Barrière est pour ainsi dire un talent en lambeaux, disjecti membra poetœ. Si par hasard il y a une unité dans le talent de M. Barrière, cette unité est toute négative, et peut s’appeler absence de volonté sur lui-même, de contrôle sur ses facultés.

Je ne puis donc présenter ici du talent de M. Barrière que ce que j’en ai pu surprendre, c’est-à-dire des surfaces, ou, pour mieux parler, des aspects. Il en a de très divers et de très inattendus. Par exemple, croiriez-vous qu’il représente dans le théâtre moderne la moralité, et que c’est dans ses pièces seulement que nous avons trouvé quelques idées et quelques sentimens moraux réellement naïfs, qui ne relevassent en rien de cette morale de convention qui a été de tout temps employée au théâtre, mais jamais plus qu’à notre époque? Il n’y a sans doute pas songé, et il s’étonnera peut-être du compliment que je lui fais; cependant je le prie de l’accepter, car je l’assure qu’il l’a mérité. Cette moralité est plus instinctive que réfléchie, mais elle n’en est que plus vive, et quand elle s’exprime sur la scène, ses paroles ont un effet irrésistible. Il n’y a pas à s’y tromper, ce sentiment moral n’est pas joué ou prémédité; il est tout spontané et involontaire; ses expressions sont soudaines, inattendues, dramatiques comme un cri de la chair, comme une explosion de l’âme. M. Barrière a contre le mal, l’injustice et la sottise des sorties, ou pour mieux dire des ruades vigoureuses qui sont tout à fait d’un honnête et naïf esprit. Il ne sait pas, comme M. Dumas fils, regarder nonchalamment, lorgnon dans l’œil et badine en main, les vilains spectacles de son temps : il s’irrite, il invective, il apostrophe, il intervient comme un honnête plébéien dans une bataille des rues. Esprit droit, mais sans finesse et sans élégance, plus robuste que ferme, ses colères ont toutes le cachet des colères plébéiennes, la spontanéité, l’imprudence, la témérité irréfléchie. Il n’engage pas avec ses coquins et ses hypocrites ces duels habiles de dandy sur de lui-même, de dandy dont la main ne tremble pas et dont l’œil ne se trouble pas, dans lesquels excelle le jeune auteur du Demi-Monde. Non, il distribue à droite et à gauche de vigoureux coups de poing démocratiques et de sonores soufflets populaires. Avec lui, pas de sous-entendus ni d’impertinences voilées; les vérités qu’il exprime revêtent la forme de l’insulte directe, brutale. Voilà l’originalité véritable de M. Théodore Barrière. Dans ses boutades brusques et inattendues, dans ses colères intempestives, on sent palpiter un cœur humain. Il y a du cynisme, de la dureté dans son talent, mais il n’y a aucune sécheresse, rare qualité par la littérature qui court. Ce talent manque de sang-froid, de tenue et de toutes les qualités mondaines, mais il a de la spontanéité et de la naïveté; il manque de grâce et de fraîcheur, sans pour cela manquer de jeunesse ni d’élan. Ces drames trahissent une nature incorrigible, que l’expérience a pu maltraiter, mais qu’elle n’a pu réconcilier avec l’injustice. L’auteur n’a pas pris son parti du mal et de l’injustice sociale. En vérité, ce talent a quelque chose de très sympathique en dépit des formes crues et brutales qu’il affectionne. La morale, chez lui, parle souvent un singulier langage; ses personnages moraux parlent l’argot des ateliers et des coulisses, et il y a tel de ses mots qui vient en droite ligne du royaume d’histrionie et du puissant empire du cabotinage; mais qu’importe la forme après tout, si sous le déguisement qu’elle revêt la vérité se laisse reconnaître?

Malheureusement pour M. Barrière, cette verve violente et misanthropique s’exprime par des mots et des tirades; elle ne s’est pas incarnée dans des types vivans, et qui restent dans la mémoire du spectateur. Je sais bien que M. Barrière pourrait me répondre par son type favori de Desgenais; mais, outre que l’idée première de ce personnage ne lui appartient pas, la transformation qu’il lui a fait subir n’est pas précisément heureuse. Du sec et froid sceptique de la Confession d’un Enfant du siècle, il a voulu faire une sorte d’Alceste bourgeois et de Diogène parisien : c’était son droit, mais il n’a pas atteint le but qu’il poursuivait. Son Desgenais n’est pas un type, c’est ce qu’on appelle au théâtre et même dans le roman une grande utilité. Dans une scène des Parisiens, Desgenais se compare lui-même à un des anciens bouffons de cour; la comparaison est excellente. Desgenais n’est pas plus un caractère que L’Angély ou Triboulet : c’est un composé de saillies et de boutades, un sac à épigrammes, un pamphlet vivant. Dès qu’il apparaît sur la scène et qu’il ouvre la bouche, on sait d’avance ce qu’il va dire et faire, car il ne représente pas un individu nommé Desgenais, il représente l’opinion publique, la voix de la conscience, la justice vengeresse au pas lent, mais sûr, tout ce que vous voudrez de général et d’abstrait. Il n’est pas misanthrope par caractère, mais par métier. Et néanmoins dans ce personnage, comme du reste dans tous les personnages vertueux de M. Barrière, se laissent apercevoir les rudimens de deux caractères qu’il serait glorieux à un auteur comique de tenter sur la scène. Le premier serait celui d’un Alceste moderne, mais je ne me charge pas d’indiquer comment un pareil personnage pourrait être conçu et exécuté. Le second caractère est d’exécution plus facile, car les élémens en existent et n’attendent qu’un poète qui leur donnera l’unité et l’harmonie. Ce caractère, c’est celui du jeune Français d’aujourd’hui, doué de qualités élevées et délicates, mis en contact avec une société positive et matérielle, rapidement instruit par une dure expérience, et qui se fait extérieurement semblable aux hommes de son temps pour ne pas être leur victime. Il arrive vite à reconnaître que ce serait pure duperie que de prodiguer sa sensibilité ou sa générosité dans un monde qui considère ces qualités comme des qualités de luxe. Dès lors la crainte d’être dupe devient le mobile de toutes ses actions, et l’horreur du ridicule, le critérium de sa conduite. Il voit le monde armé contre lui, et cherche avant tout à combattre à armes égales; à la dureté il oppose le cynisme. Il n’a ni défiance ni confiance à l’endroit de ceux qu’il fréquente; il a l’absolue conviction qu’ils cherchent à abuser de lui à leur profit, et que par conséquent il doit s’arranger pour user d’eux à son bénéfice. Dans l’organisation sociale, il ne voit pas autre chose qu’un échange réciproque de services immédiats qui doivent se solder en profits immédiats. Il n’a aucun espoir à long terme; la sauvage et vulgaire maxime, donnant donnant, est sa devise. Il est dur et cruel sans remords : s’il est généreux, c’est avec orgueil et sans chaleur; s’il fait le bien, c’est avec mépris. Ses haines n’ont aucune ténacité, parce que la haine est un sentiment qui ne rapporte aucun bénéfice; il croit aussi inutile de se venger que de pardonner, mais il n’oublie rien. Ainsi armé d’indifférence, de dureté et de cynisme, il marche dans la vie, n’attendant rien que de lui-même, convaincu que l’homme est l’ennemi naturel de l’homme. Cette remarquable vérité étant donnée, quels sont ses devoirs et ses droits? Comme il est moral et honnête, sa conscience l’avertit que son devoir est de ne manger personne, mais qu’une fois ce devoir négatif accompli, son droit incontestable est de combattre à outrance pour n’être pas mangé. Voilà le type du jeune Français moderne quand il est réellement moral et bien doué; jugez un peu de ce qu’il doit être quand il est immoral et sans esprit. Le type n’est pas aimable, comme vous voyez; en revanche il est très ferme et très accusé. Je regrette que ce type, qui se laisse apercevoir à chaque instant dans M. Barrière, n’ait pas été saisi et rendu comme il méritait de l’être, et je le recommande à l’attention des auteurs dramatiques contemporains.

La morale dans les drames de M. Barrière n’a pas toujours raison. L’indignation contre le mal est d’autant plus sincère qu’elle est plus spontanée, je le reconnais; cependant, si spontanée qu’elle soit, elle ne doit jamais être intempestive. Or la morale de M. Barrière est trop souvent intempestive et flagelle avec une fureur aveugle, sans prudence et sans discernement. C’est ici que ces qualités mondaines qui distinguent le talent de M. Dumas fils, le sang-froid, le calme, la tenue, voire la sécheresse, apparaissent avec tous leurs avantages. Ces qualités sont toutes négatives, mais elles ont le privilège d’empêcher celui qui les possède de tomber dans la puérilité et de dépenser inutilement son indignation. Il est bon de s’indigner contre le mal, mais il est puéril de s’étonner qu’un coquin le commette. C’est ce qui est arrivé plus d’une fois à M. Barrière, et entre autres dans son fameux drame des Filles de Marbre, mauvais ouvrage dont l’immense succès est un des plus déplorables symptômes de l’état du sens moral à notre époque. Ce drame, longue et incohérente tirade contre la cruauté des courtisanes, pourrait se résumer dans le singulier aphorisme que voici : — vos vices, mesdemoiselles, ne sont pas désagréables, mais vous devriez y joindre quelques vertus. Vous êtes belles, aimables, amusantes; vous devriez être encore bonnes, tendres et dévouées. — Comment M. Barrière a-t-il pu commettre une erreur de jugement aussi monstrueuse, et comment le public n’a-t-il pas aperçu tout ce qu’il y a de choquant dans une pareille donnée? Pourquoi donc s’étonner que les courtisanes n’aient pas de vertus? Elles n’y ont aucun droit, et leur métier n’est pas d’en avoir. Leur reprocher d’être cruelles est aussi puéril que de reprocher au tigre sa férocité. Le métier de courtisane n’est pas plus fait pour enseigner la bonté que l’ivrognerie pour enseigner la tempérance, et la passion du jeu la prudence. Récriminer contre les vices est aussi inutile que puéril, c’est une véritable perte de temps. En définitive, le personnage immoral me semble encore plutôt dans ce cas la dupe que le charlatan, et j’avoue que M. Raphaël Didier me semble beaucoup plus coupable que Mlle Marco, laquelle ne manque, si l’on y regarde bien, ni de bon sens, ni de sensibilité.

« Mais vraiment! pourrait-elle dire à son très faible amant, vous m’accusez à tort de cruauté et de froideur; moi, je vous accuse à meilleur droit de manquer d’esprit et de vertu. Si l’un de nous deux est immoral, c’est vous, car il est immoral d’attendre de quelqu’un ce que ce quelqu’un ne peut lui donner. Vous savez qui je suis et où vous m’avez prise ; pourquoi me forcez-vous à vous le rappeler? Il y a des choses qu’on n’aime pas cependant à se dire même à soi-même. Vous savez qui je suis et quel métier j’exerce; or votre présence nuit à mes intérêts, et cependant vous vous obstinez à rester malgré moi. Du rôle d’amant vous descendez au rôle d’importun et de fâcheux. Si vous n’étiez que jaloux, vous ne seriez que ridicule; mais vous m’êtes un obstacle, et vous ne voyez pas que par conséquent vous allez devenir odieux. Je vous ai donné tout ce que je pouvais vous donner, sachant que vous n’aviez à me donner que peu de chose en échange; il y a tant d’autres à qui je demande sans leur rien donner. Dix fois, vingt fois depuis deux longs actes que vous m’invectivez à tort et à travers, je vous ai fait comprendre, avec tous les ménagemens possibles, que votre place n’était plus auprès de moi. Est-ce donc moi qui ai manqué de cœur lorsque je vous ai rappelé que vous négligiez votre travail, que vous négligiez vos amis, que vous abandonniez votre mère? Ai-je manqué de cœur le jour où je vous ai averti que votre présence chez moi pourrait vous attirer un affront que vous avez dû accepter pour n’avoir pas voulu suivre mon conseil? Est-ce moi qui ai manqué de cœur, lorsque, poussée à bout par vos violences intempestives et vos inqualifiables provocations, j’ai dû vous renier publiquement? Je suis cruelle, dites-vous; mais que vaut-il mieux à votre avis? Être cruelle comme moi, ou lâche comme vous! Vous êtes peut-être un grand artiste, mon cher Raphaël, mais un grand sot certainement. » Ce discours est le résumé fidèle du caractère et de la conduite de Mlle Marco, qui pendant tout le drame se montre infiniment plus sensible, plus intelligente et à tout prendre plus morale que ses accusateurs. S’il ressort un enseignement du drame des Filles de Marbre, c’est à coup sûr que la morale à contre-temps est la pire de toutes les morales, et frise de bien près l’immoralité.

La nature toute spontanée de M. Barrière manque du contre-poids des facultés réfléchies. Par là s’expliquent et ses colères intempestives et les irrégularités de son talent. Lorsque le tempérament parle en lui et que la spontanéité lui vient en aide, il trouve des mouvemens d’éloquence sauvage, ou des mots amers et sanglans; mais lorsqu’il est de sang-froid et que le secours momentané que donnent ces mouvemens de l’âme lui fait défaut, alors il tombe affaissé sur lui-même et se traîne péniblement. Il paie ces rapides minutes de fièvre brûlante par une prostration de plusieurs scènes quand elle n’est pas de plusieurs actes. Ce qu’il est en bien, en mal, il le doit entièrement à sa nature; les ressources de l’art lui manquent absolument. Il ne sait ni combiner, ni composer, ni présenter ses sujets. Ses drames nous ramènent à l’enfance de l’art, et font penser involontairement aux peintures chinoises et aux sculptures assyriennes. Pas de perspective, pas de distribution d’ombres et de lumières; tous les personnages semblent superposés les uns aux autres et mis sur le même plan. Il ne conçoit pas un drame, il conçoit une situation, de sorte que le drame est vide d’intérêt tant que la situation n’a pas été amenée, et qu’il est terminé aussitôt qu’elle s’est présentée, fût-ce même dès la première scène. Dans Cendrillon par exemple, l’exposition dure trois longs actes, et il est évident que le drame a été écrit pour la scène capitale du cinquième acte entre Marie et Mme de Fontenay. Les Faux Bonshommes pourraient avoir dix actes aussi bien que quatre, car cette comédie n’est pas autre chose qu’une galerie de tableaux dramatiques, une suite d’esquisses cousues tant bien que mal à la suite les unes des autres, au milieu desquelles se détache la fameuse scène du contrat, scène beaucoup trop vantée, mais pleine d’esprit comique franc et naturel. Dans l’Héritage de M. Plumet, il se trouve que la situation conçue par l’auteur se présente dès la première scène, de sorte que cette première scène se répète pendant cinq actes, et que la comédie, tournant autour d’elle-même jusqu’au dénoûment, ressemble à ces œuvres dramatiques :

Où l’intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.

Et cependant malgré tout il y a dans ces œuvres sans art des qualités dramatiques précieuses, et par exemple quantité de mots réellement comiques et qui peignent d’un trait un caractère, un vice, une laideur morale. Çà et là la nature humaine est prise sur le fait, brutalement, comme un papillon saisi soudain par la main d’un enfant. Par instant, le dialogue s’anime et frise de très près la véritable comédie. Connaissez-vous M. Dufouré, l’homme sensible, qui, lorsqu’il donne deux francs à un pauvre, en emploie vingt pour se faire faire une réclame dans les journaux; tout sucre et tout miel pour sa femme tant qu’il est devant le public, tout fiel et tout vinaigre dans son ménage? Il faut voir comme les époux se gourment entre eux lorsqu’ils ont la douleur d’être seuls. « Vous êtes un calomniateur, monsieur! mon fils ne me gêne pas... Il ne m’a jamais gênée, car je n’ai jamais eu rien à me reprocher, moi! je suis toujours restée un modèle de fidélité, de constance,... j’ai même été joliment bête! — Madame!... Au fait, ça m’est égal,... il n’est plus temps! — Qu’en savez-vous, monsieur?... J’ai dix-huit mois de moins que vous... Jour de Dieu, Ernest! ne me poussez pas à bout. » Et leur progéniture, le jeune Raoul Dufouré, comme il montre bien qu’il a profité des leçons paternelles, lorsque l’auteur de ses jours lui reproche les dettes qu’il paie pour lui! « J’ai lu l’article des successions. Or ma tante Anastasie m’a laissé cent cinquante mille francs. Vous les détenez illégalement, puisque je suis majeur et que j’ai droit à ma fortune. Donnez-moi mes cent cinquante mille francs, et je ne vous demanderai plus rien! — Malheureux! — Dame! depuis que je suis au monde, vous m’avez toujours répété : « La fortune est le premier des biens; si tu veux être recherché, aie de l’argent; si tu veux avoir des amis, aie de l’argent, et toujours de l’argent! » Eh bien! j’en veux, voilà tout. » Et M. Péponnet, qui, désirant rompre le mariage de sa fille, prête une oreille complaisante aux sycophantes qui lui disent que son futur gendre, gaillard d’apparence herculéenne, est menacé d’une phthisie prochaine! « Mon ami, vous devriez vous soigner, » Et ce mari qui ne rentre pas chez lui afin de donner à sa femme le temps de trépasser, et qui répond par d’hypocrites larmes aux consolations hypocrites d’amis sournois. « Je préférerais suivre ma pauvre femme assurément. — Oh! je le pense bien; mais vous avez de la religion, n’est-ce pas? — Oui, oui, mon ami, et d’abord je regarde le suicide comme une lâcheté, — Dites comme un crime! — Eh bien! oui, comme un crime. — Vous vivrez? — Je vivrai! je vous le promets! » Si la science des passions et des mouvemens de l’âme est inconnue à M. Barrière, personne, en revanche, n’a mieux attrapé de notre temps les cris de la bête humaine.

Quelque inférieur que soit le mérite des pièces de M. Barrière, elles ont pour nous une sorte de valeur historique. Ce sont des documens et des chroniques dialoguées qui nous aident à juger l’état du goût public, la situation morale des esprits, le mouvement des mœurs. Ce sont des phénomènes littéraires qui, si l’on y regardait bien, correspondent à des phénomènes sociaux. Littérairement, ces comédies nous aident à constater deux faits importans : le premier, c’est que le théâtre moderne traverse en ce moment un état de transition; le second, c’est que la reproduction littérale de la réalité triomphe définitivement. Si vous doutez que le théâtre traverse en ce moment un état de transition, lisez attentivement les comédies de M. Barrière. Tous les anciens cadres du théâtre y sont rompus, et de tous les vieux genres si tranchés que nous avons connus, il ne reste plus que des débris. Le vaudeville a fourni les personnages, le mélodrame les situations, la comédie le dialogue de ces œuvres hybrides. On sent dans certaines scènes que l’auteur est contemporain de M. Dumas fils, dans d’autres qu’il a lu Molière et les anciens auteurs comiques, dans la plupart que sa mémoire est hantée par les souvenirs dramatiques du boulevard. Vous y rencontrez les personnages du réalisme contemporain côte à côte avec les amoureux et les séduisans officiers de M. Scribe et du Gymnase. Ces œuvres signifient donc, à ne pas s’y tromper, que les anciens genres dramatiques ont dit leur dernier mot, et que le théâtre, à la recherche d’un genre nouveau, traverse une période de crise.

Dans le théâtre de M. Barrière, la démocratie coule à pleins bords. Avec lui, on peut dire que la populace a fait son avènement sur la scène. Tous ses personnages appartiennent à ces classes flottantes de la société, suspendues entre ciel et terre, si nombreuses dans notre moderne civilisation, flibustiers de terre ferme, forbans des rues et des boulevards, trappeurs des savanes immenses de la crédulité et de la bêtise. C’est tout un monde de sauvages, de sauvages fort peu pittoresques, qui font la chasse aux espèces sonnantes, au lieu de faire la chasse au renard bleu. Vous les avez vus sous le péristyle de la Bourse, où ils cherchent une dupe, à la police correctionnelle, où ils viennent rendre compte de leurs actions, dans les alentours des lieux publics, où ils viennent chercher un divertissement entre deux friponneries. Ils ont bien tous les traits que vous leur connaissez : l’œil rusé de la pie, le front bas et bestial du taureau, la physionomie futée de la fouine ou grimaçante de la hyène, tous les signes distinctifs de la bête qui n’est pas susceptible d’éducation, et qu’on ne peut apprivoiser qu’en la mettant en cage et à grands renforts de coups de fouet. Leurs caractères et leurs mœurs sont en parfait accord avec leurs noms. Plumet, Péponnet, Dufouré, Bassecourt, Galouzou, des noms à se faire consigner à la porte, et, comme on dit dans l’expressif langage populaire, à coucher dehors : tel est l’aimable monde que M. Barrière a mis en scène, et celui qu’il excelle à faire vivre. Quand il a essayé de peindre un monde plus délicat et des sentimens plus raffinés, il a généralement échoué ; mais quand il s’est adressé à ce monde qu’il connaît comme pas un et qu’il traite selon ses mérites, sa verve violente a toujours trouvé un heureux emploi d’elle-même. Les Fausses Bonnes Femmes ne valent pas les Faux Bonshommes, et Cendrillon ne vaut pas, à mon avis, l’Héritage de M. Plumet, quelqu’informe que soit cette dernière comédie.

Ces personnages, que M. Barrière excelle à peindre, sont cependant aussi insignifians qu’ils sont laids et déplaisans. Ce sont des coquins et des fourbes sans doute, mais avant tout ce sont les premiers venus. Aussi le théâtre de M. Barrière est-il la constatation, la confirmation éclatante de l’avènement définitif du réalisme au théâtre. Il semble admettre en principe que tout est digne d’intérêt, et qu’il n’y a qu’à copier toutes les formes que la réalité nous présente. Ainsi fait-il. Il descend bravement, le crayon en main, sur le trottoir du boulevard, dessine et note indifféremment tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, les visages d’agioteurs, l’argot de la petite bourse du passage de l’Opéra, les anecdotes des coulisses, les conversations des promeneurs, les chroniques scandaleuses des boudoirs des filles en renom. D’autres réalistes choisissaient au moins leurs personnages et leurs sujets. Et cependant M. Barrière a trouvé moyen de nous intéresser un instant. Pourquoi ? Parce que la vérité, même repoussante, a sur l’homme un souverain empire ; parce que, de tous les sujets d’étude, le plus intéressant pour l’homme, c’est l’homme, même lorsqu’il est abject, et qu’il ne mérite pas un seul regard de l’artiste, une seule minute de l’attention du philosophe.


EMILE MONTEGUT.