Le Théâtre des Chinois/La Critique

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 292-297).


VII


LA CRITIQUE


J’ai eu la curiosité de goûter de la critique, et je me suis trouvé très satisfait de l’expérience. Ne trouvez-vous pas que ce mot de critique a bien mauvaise mine ? il effraye ; il ressemble à ces gens — très aimables sur le boulevard — et dont on dit en soi-même qu’on ne voudrait pas les rencontrer au coin d’un bois. Il n’y a que des sons aigus dans ce mot ; la première syllabe n’a rien d’harmonieux : au contraire, elle semble vous disposer par avance au sort qui vous attend, et la finale tique, qui ressemble fort à trique, rime avec moustique et quantité d’autres mots de même famille qui ne sont rien moins que gracieux. Décidément, c’est un vilain mot. Vous avez remarqué qu’il y a des mots qui ont des physionomies ? Ce serait assez amusant de se mettre à la recherche. Il est vrai que, le plus souvent, l’observation morale est déjà faite lorsque l’on viendra prétendre qu’elle prend sa source dans l’origine du mot ; mais cependant il y a, dans les combinaisons des lettres, certaines formes qui ne sont pas seulement le résultat du hasard. Il y a des mots de bonne famille qui ont de la noblesse et de la sérénité : ils ont un regard honnête. D’autres sont d’un mauvais sang : on serait tenté de se vanter qu’on en a deviné le sens ; ils ont un vice originel pour lequel il n’existe pas de baptême.

Pourquoi cette observation ne serait-elle pas juste ? N’a-t-on pas dit qu’il n’était pas possible d’admettre qu’en jetant au hasard des lettres, elles pussent se rassembler de manière à former un vers ? Il est également raisonnable de supposer qu’un mot n’est pas une combinaison aveugle de lettres. Les langues policées ont une clef : c’est la connaissance de l’âme, et tel mot paraît vicieux qui peut bien avoir été composé pour définir un état particulier d’imperfection de la nature humaine. Considérez par exemple le mot divorce — ma théorie peut sembler étrange — mais ne vous semble-t-il pas qu’il y a une intention marquée dans cette terminaison orce ? Il y a du mépris attaché à ce mot, un mépris natif, une sorte de bosse de Lavater dont la présence est une probabilité en faveur d’un mal moral. Critique est de la même espèce, et il aura beau me présenter les anciens parchemins qui établissent l’antiquité de sa maison, il ne me convaincra pas : il est compromis.

Les critiques que j’ai essuyées à propos de mon premier ouvrage — les uns disent chinois, beaucoup d’autres disent français — m’ont permis de m’orienter et d’avoir une opinion exacte sur ce genre littéraire qu’on nomme critique. J’affirme que la définition de l’orateur convient excellemment à celle du critique. Le vir probus se reconnaît à chaque ligne, à chaque mot, comme aussi il ne se reconnaît pas ; et c’est plaisir de voir de pauvres diables médire de l’auteur dont le talent ou le succès les a froissés, ou qui ont une petite reconnaissance personnelle à satisfaire, comme une vulgaire rancune. Que de critiques désobligeants sont des amis ! Et si, parmi eux, il en est que vous ayez eu l’imprudence d’obliger, que de représailles vous supporterez pour une telle audace !

Les critiques les meilleures sont celles qui ne jugent que le livre, j’ajouterai même, sans lire le nom de l’auteur. Ce nom de l’auteur a un prestige inconcevable ! En cela, le public est un peu enfant — ou homme, — je ne sais pas. Il leur faut toujours une idole, à ces païens ! une idole, c’est-à-dire une intelligence au-dessus des autres, un être extraordinaire, un inspiré, plus qu’un homme. On a un désir excessif d’applaudir, d’acclamer, de s’enivrer du succès d’un autre : c’est instinctif. C’est aussi un genre ; admirer pose l’esprit, le proclame habile dans l’art d’apprécier ce qui est beau ; on se distingue et de ceux qui n’admirent jamais rien — de naissance — et de ceux qui ne louent jamais que modérément, par accident. Est-ce le nom de l’auteur ou le livre qui attire le public ? car enfin c’est pour le public qu’on écrit. Comment se fait le succès ? C’est là une question bien embrouillée.

Il faut, dit-on, une longue persévérance et une courageuse patience pour mériter à son nom le droit de tout dire avec esprit, et il est de fait que tel livre, dont le succès a été brillant, eût paru sous un nom neuf, le public s’en fût à peine aperçu, malgré es éloges des critiques délicats pour lesquels les créations de l’esprit et de l’art ont un signalement identique.

Les auteurs sont assez semblables aux courtisanes ; leurs premiers succès ne sont que des débuts ; le public aime à faire faire antichambre même aux plus heureux. C’est une mesure pour rien.

L’impartialité de la critique dérangerait cependant bien des renommées : ce que, du reste, la postérité se charge de faire, l’impitoyable ! Que de noms elle gratte, efface, quand vient son heure, sur les façades démodées ! Que de statues elle brise au Panthéon des grands hommes, quand elle s’en fait ouvrir les portes ! Patiens quia œternus !

Cependant, à tout bien considérer, la critique a raison d’être bienveillante. Il faut vivre ; nous n’avons pas besoin d’être trop sévères envers nos semblables ; l’esprit, par bonne éducation, est complaisant et indulgent, et la sévérité n’est permise que pour soi-même. Il peut y avoir quelque chose de personnel dans un livre : c’est ce quelque chose qu’il faut chercher et louer. L’originalité est une délicieuse trouvaille, devenue rare malheureusement, et cela fait croire qu’il y a encore une race humaine où se rencontrent des hommes.