Le Théâtre des Chinois/Une Fable de La Fontaine

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Calmann Lévy (p. 200-210).


III


UNE FABLE DE LA FONTAINE


Parmi les comédies que j’ai citées, il en est une qui mérite d’attirer notre attention, car c’est une des pièces les plus remarquables du répertoire de notre théâtre comique. Elle a pour titre : la Dette payable dans la vie à venir, et contient un portrait très curieux du bouddhiste.

L’auteur inconnu de cette comédie s’est attaché à représenter un homme qui veut accomplir avec une exactitude mathématique tous les devoirs enseignés par le bouddhisme. Cet homme est riche : c’est un financier. Il a une famille, une femme, des enfants, de nombreux serviteurs. Il a des devoirs d’état d’une grande importance ; des biens à administrer, une fortune à gérer. Mais, converti au bouddhisme, il s’oblige à en suivre fidèlement tous les préceptes.

Le premier article de son symbole est le mépris des richesses, et il est financier ! C’est l’intention comique de la pièce, l’idée autour de laquelle l’action va se concentrer.

On sent tout le parti qu’un écrivain de mérite peut tirer d’une telle situation ; car elle met aux prises dans un même rôle deux personnages bien distincts : le croyant, qui obéit à des lois religieuses, et le père de famille, l’époux, qui obéit à des lois naturelles positives. L’auteur a suivi avec une délicate attention toutes les péripéties de cette lutte ; peut-être a-t-il voulu dépeindre ses déceptions, et, en les exagérant, prévenir ses semblables contre les dangers d’une fidélité trop scrupuleuse aux préceptes du bouddhisme. Il est permis de le supposer, et, dans tous les cas, l’entreprise serait louable ; car le mépris des richesses ne doit pas pouvoir entraîner la ruine et la pauvreté, et il est impossible qu’un homme raisonnable se laisse envahir par des doctrines, à ce point d’être le tyran de ceux qu’il aime et dont il a, par devoir, la mission de protéger les intérêts.

Il m’a semblé que les chrétiens étaient sur ce chapitre infiniment supérieurs aux bouddhistes, en ce qu’ils savaient très intelligemment comprendre les doctrines sans les appliquer. Ils connaissent l’art d’ajuster les principes aux transformations sociales amenées par le progrès, et vivre heureux, satisfaits et convaincus, sans se soucier le moins du monde des préceptes. La lutte entre la bourse et la charité existe dans le cœur des hommes, indépendamment des religions, et il est bien peu de disciples que les préceptes aient rangés parmi les bienfaisants. C’est ce qui se voit aussi chez les bouddhistes.

Notre auteur a laissé aux conséquences la faculté de se produire logiquement, afin d’en montrer toute l’énormité. Ce sont des doctrines et non des passions qui dirigent l’action ; et, si l’on s’en rapporte aux enseignements de l’expérience, on sait avec quelle violence brutale agissent les doctrines quand elles entrent dans la vie active. Il n’y a rien de plus dangereux ni de plus implacable que ceux qui se prétendent éclairés. On réagit contre des passions ; on peut les discuter ; les conséquences inattendues peuvent les effrayer à temps pour les réprimer ; mais les doctrines se satisfont elles-mêmes dans la contemplation des maux qu’elles ont créés, parce qu’ils ont été prévus.

C’est la moralité qui apparaît avec une grande force dans la comédie bouddhiste. Le seigneur Long, avant sa conversion, est un homme estimable, un modèle de père de famille ; il n’avait que faire des préceptes du bouddhisme pour devenir plus parfait. Mais il s’est pris d’une grande passion pour le dieu Fô, et, à partir de ce jour, il accomplit les choses les plus extravagantes du monde. Son cœur se dessèche, et il semble que les bonnes qualités de son cœur se perdent en même temps que ses richesses. Il réduit à la misère sa femme et ses enfants, et il assiste à sa ruine, sans émotion, sans trouble, avec l’air satisfait d’un savant qui voit se produire un résultat.

Il y a, dans cette pièce, des situations d’un comique profondément vrai, des contrastes piquants qui appartiennent au genre le plus élevé de la comédie et qui mériteraient, malgré les chinoiseries qui les accompagnent, d’être connus des lettrés de tous les pays.

J’ai détaché de cette œuvre une scène qui m’a paru d’autant plus intéressante qu’elle a, avec une fable de La Fontaine, de curieux rapports d’analogie. Le seigneur Long, malgré son détachement des choses de ce monde, n’est pas encore entièrement parvenu à être indifférent aux misères de l’humanité. C’est un homme qui a de la peine à se rendre parfait. L’auteur, en lui donnant le caractère charitable, nous le rend plus sympathique, et c’est un acte de sa générosité qui amène la scène suivante, semée de traits heureux et d’observations vraies :

LE FINANCIER, à son commis.

La nuit commence à tomber. Hing-Tsien, quel est donc cet homme qui chante continuellement ? C’est merveille de l’entendre. Il faut prendre part à la joie (les autres ; appelez cet homme, je veux l’interroger.

LE COMMIS, au meunier.

Holà ! Lo-Ho, sortez donc ; on vous demande.

LE MEUNIER, sortant.

Père, que voulez-vous ?

LE FINANCIER.

Mon ami, vous chantiez tout à l’heure ; vous êtes heureux. D’où vient donc cette joie intérieure que vous ressentez ? Parlez, cela m’intéresse.

LE MEUNIER.

Oh ! de la joie ! qui est-ce qui peut me donner de la joie ? J’ai bien de la peine, au contraire. Voyez plutôt : je gagne deux fen par jour, c’est le salaire que vous me donnez. Or, pour gagner deux fen, il faut que je me lève avec le jour, que je commence par mesurer mon froment ; quand j’ai mesuré mon froment, il faut que je le passe au crible ; quand je l’ai passé au crible, il faut que je le lave ; quand je l’ai lavé, il faut que je le fasse sécher au soleil ; quand mon froment est sec, il faut que je le moule ; quand je l’ai moulu, il faut que je le blute. Maintenant, entendez bien, comme je travaille à la tâche, j’ai toujours peur de m’endormir et de perdre mon salaire. Voilà pourquoi je chante du matin au soir.

LE FINANCIER.

Quelle pitié ! Lo-Ho, à partir d’aujourd’hui, grenier à farine, bluterie, moulin, je veux qu’on ferme tout.

LE MEUNIER.

Comment ? qu’on ferme le moulin ? Miséricorde ! Moi, Lo-Ho, je ne suis propre qu’à moudre du blé ; quand j’aurai quitté votre maison, que deviendrai-je ? Ah ! Lo-Ho, il faudra mourir de froid ou périr de famine.

LE FINANCIER, ému de compassion.

Une idée me vient… Hing-Tsien, remettez-moi de l’argent. (Montrant l’argent au meunier.) Connaissez-vous cela ?

LE MEUNIER, prenant l’argent.

Non. Comment cela s’appelle-t-il ?

LE FINANCIER.

Cela s’appelle de l’argent.

LE MEUNIER.

Ah ! c’est de l’argent. Je n’en ai jamais vu. Père, à quoi est-ce bon ?

LE FINANCIER.

À tout. D’abord, si l’on veut manger…

LE MEUNIER, mordant son argent.

Bon à manger ? Ah ! je me suis cassé une dent.

LE FINANCIER.

Vous ne comprenez pas. C’est de l’argent que l’on coupe et que l’on pèse pour acheter, selon le besoin, ou des vivres ou des habits. Emportez-le, je vous le donne. Avec cet argent, vous pourrez dans la journée exercer un petit commerce, vendre de petites marchandises ; et, quand la nuit viendra, vous dormirez d’un sommeil profond.

LE MEUNIER.

Quel bonheur de faire un long somme ! Quel contentement pour Lo-Ho ! Père, vous avez l’âme généreuse.

LE FINANCIER.

Vous avez bluté pour moi pendant trois ans ; vous méritez une récompense.

LE MEUNIER, seul.

Retournons à la maison. Le bon maître ! Il m’a donné de l’argent. De l’argent ! Mais est-ce bien de l’argent ? (il s’arrête et regarde son argent.) Qui est-ce qui a VU de l’argent ? (il se remet en marche.) Oh ! oui, c’est de l’argent ; je réponds que c’est de l’argent. Tout en parlant, me voici arrivé, (il entre dans sa chambre.) Lo-Ho, mon ami, il faut de la prudence ; la prudence est une vertu. Fermons la porte au verrou et regardons encore notre argent. — Oh ! c’est bien de l’argent. A propos, il s’agit d’une place maintenant ; où trouverai-je une bonne place ? Où ? dans mon lit !... Il n’y a pas moyen. Ah ! dans ma ceinture ! (Il met l’argent dans sa ceinture.) Elle est trop lâche ; serrons-la davantage, par précaution. Qui pourra savoir qu’il y a de l’argent dans ma ceinture ? Oh ! j’entends un coup de tambour ; on vient de battre la première veille. Mon maître m’a dit que je pourrais dormir à mon aise ; dormons, (Il se couche, ronfle et parle en rêvant.) Nous sommes dans la grande rue ; il y a place pour tout le monde... la grande rue est pour tout le monde ? « Voyons ; puisque je marche de ce côté, il me semble que vous pourriez marcher d’un autre côté... Quelle nécessité de se presser les uns contre les autres ?...» Ah ! mon épaule... Ah ! mes pauvres côtes... J’ai une partie du corps toute froissée ! « Mais qu’est-ce donc que vous tâtez comme cela ? Pourquoi fouillez-vous donc dans ma ceinture ?... Voudriez-vous par hasard prendre mon argent9 — Où allez-vous avec cet argent ? A qui appartient cet argent ? — Il est à moi. C’est Long, mon maître, qui me l’a donné. Vite, rendez-moi mon argent ! Au voleur ! au voleur ! » (Il veut poursuivre le voleur et tombe par terre.) Ah ! c’était un rêve ! N’importe, regardons notre argent, (Il regarde son argent.) Je l’avais caché dans ma ceinture et j’ai rêvé qu’un voleur cherchait à m’en dépouiller. Où pourrais-je le serrer maintenant ? (Il regarde partout.) Dans le foyer... Je vais faire un trou dans la cendre. Ce que c’est que la pauvreté ! Voilà une cheminée où, de mémoire d’homme, on n’a pas allumé de feu... Recouvrons notre argent avec un peu de cendre ; là, très bien. Comment pourrait-on deviner qu’il y a de l’argent dans le foyer ?... Un, deux... Quoi ! déjà la deuxième veille ! Mon maître m’a dit que je dormirais tranquillement ; tâchons donc de dormir, (Il s’endort.) Quel vent ! Il n’y a pas moyen d’allumer une lanterne... Je puis parler tout haut sans que l’on m’entende... « Où allez-vous avec votre allumette à la main ? » Il ne l’éteindra pas... Ciel ! il la jette sur la paille qui est devant le treillis de la porte... le feu prend ; la flamme s’élève... Oh ! comme elle monte dans l’air !... La voilà maintenant qui retombe sur les toits... Le bâtiment croule ; l’incendie gagne la maison voisine... Tout le monde accourt... On fait la chaîne... Ils ne parviendront jamais à éteindre le feu... Ah ! ah ! quels cris tumultueux ! (Il se réveille et tombe par terre.) Oh ! Ce n’était qu’un rêve ! Regardons notre argent. (Il regarde son argent.) Je l’avais caché dans l’âtre de la cheminée et j’ai rêvé que le feu prenait à la maison... Voyons donc ; il faut nécessairement que je trouve une bonne place... Où ? Où ? Dans la fontaine, (Il jette son argent dans la fontaine.) Pong ! Mettons le couvercle de jonc... A présent, qu’il y ait des voleurs ou qu’il n’y en ait pas, c’est le moindre de mes soucis. Quand les voleurs viendraient, comment sauraient-ils qu’il y a de l’argent dans la fontaine ? On vient de battre le tambour : c’est la troisième veille. Long, mon maître, m’avait pourtant dit que je dormirais d’un profond sommeil. Voyons,tâchons de dormir, (Il s’endort et parle en rêvant.) Nous aurons de l’orage ; le ciel se noircit... « Couvrez les saumures... Rentrez le blé sec dans le grenier... A l’est, au midi, les nuages vont crever... » Oh ! comme la pluie tombe ! comme elle tombe, comme elle tombe ! Voilà des torrents qui se forment dans les montagnes... C’est une inondation... Elle va submerger tout le pays... L’eau monte, l’eau monte... Les chiens se sauvent à la nage... Les grenouilles nagent, (Il se réveille et tombe par terre.) Ah ! c’était un rêve. Regardons néanmoins notre argent. (Il retire son argent de la fontaine.) Le Voilà ! le voilà !... Je l’avais mis dans la fontaine et j’ai rêvé qu’une inondation ravageait le pays... Où pourrais-je donc trouver une bonne place ?... Ah ! sous le seuil de la porte, (Il sourit.) Pour le coup, il sera bien là : malheureusement, je m’en suis avisé trop tard... Une, deux, trois, quatre... Déjà la quatrième veille !... Voyons donc, à la fin, si je dormirai, comme dit mon paisible, (Il s’endort et parle en rêvant.) Les voilà ! les voilà !... Comme ils sont nombreux !... Ils apportent des pioches... « Qu’avez-vous besoin de vos outils ? Il n’y a dans la maison ni étage à élever, ni mur à démolir... Pourquoi creusez-vous sous le seuil de la porte ?... » J’ai beau parler, ils n’entendent pas... Ils vont enlever la pierre qui est au bas de l’ouverture ; ils trouveront mon argent... Les brigands ! les brigands !... Oui, j’en vois un qui tient un poignard... Celui-ci lève son cimeterre : c’est pour me couper la tête, prendre mon argent après. Au secours ! au Secours ! (Il se réveille et tombe par terre.) Ah ! c’était Un rêve... J’entends le tambour. (On bat la cinquième veille, le coq chante.) Il fait jour et je n’ai pas dormi de la nuit... Lo-Ho, mon ami, réfléchissons un peu... J’avais caché mon argent dans la fontaine et j’ai rêvé qu’une grande inondation avait submergé tout le pays ; je l’avais serré dans ma ceinture et j’ai rêvé qu’un passant s’approchait de moi pour me le dérober ; je l’avais mis dans l’âtre de la cheminée et j’ai rêvé que le feu prenait à la maison ; enfin, je l’ai enterré sous le seuil de la porte et j’ai encore rêvé qu’un brigand, armé d’un cimeterre, s’apprêtait à me couper la tête. Oh ! que cet argent-là m’a fait de mal ! Quand je songe que le seigneur Long, mon maître, a des coffres remplis d’argent et qu’il s’en trouve bien, lui ! Il en a par centaines, par milliers ; et, avec tout cela, il dort absolument comme s’il n’avait rien. Pourquoi ? La raison, c’est la destinée ! Oui, c’est la destinée du seigneur Long d’avoir de l’argent, beaucoup d’argent, comme c’est la destinée de Lo-Ho de cribler le froment, de laver le froment, de moudre le froment, de bluter, de bluter toujours. Allons, allons, prenons cet argent et rendons-le au seigneur Long.