Le Théâtre et la nouvelle littérature dramatique

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LE THEATRE
ET
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE



J’éprouve quelquefois un sentiment de douloureuse satisfaction en voyant se réaliser à la lettre les prédictions de ces gens improprement appelés pessimistes et misanthropes. J’aime à voir, je l’avoue, l’invincible logique des événemens donner raison à ces esprits qui passent pour moroses, parce qu’ils ne veulent pas se refuser à l’évidence, même lorsque, comme tant d’autres, ils sont intéressés à la nier, et qu’on qualifie de mécontens parce qu’ils admettent que deux et deux font quatre, même alors qu’il serait doux, au gré de leurs passions, que deux et deux fissent cinq. Oser dire que deux et deux font quatre, c’est cependant une hardiesse qui n’est pas sans danger à certaines époques, ainsi que l’histoire s’est chargée de nous l’apprendre mainte fois. Le danger est surtout grave aux époques de fronde, à ces époques où les hommes, n’étant plus unis par aucun lien de confiance mutuelle, suivent isolément la voie de leur intérêt personnel, où la déception engendre forcément l’incrédulité, et le ressentiment l’injustice. Personne alors n’ose plus se confier à la nature humaine, et devant l’observation la plus insignifiante ou la plus innocente, chacun retourne à sa façon le fameux mot de Talleyrand sur Sémonville. « Quel intérêt peut-il avoir à dire ce qu’il dit ? » est la question muette que tous s’adressent en écoutant les paroles de leur prochain. Les réflexions les plus simples donnent lieu aux commentaires les plus fantastiques, lesquels engendrent à leur tour les perfidies les plus chimériques. Tous, rêvant de trahisons, de malice ou de vengeance, se mettent sur la défensive contre un prétendu agresseur, fort innocent de la diplomatie qu’on lui prête, et qui n’a jamais soupçonné qu’il eût en lui de telles profondeurs machiavéliques. Son unique tort est de n’avoir pas compris combien il est dangereux, à certaines époques, de prétendre que deux et deux font quatre, et non pas cinq. Cependant, malgré tout, deux et deux font quatre, — la méchanceté n’y changera rien non plus que l’optimisme, les gens contens d’eux-mêmes non plus que les misanthropes.

Je ne sais donc pas s’il est encore bien prudent d’oser affirmer que nous assistons aujourd’hui à l’un des plus tristes momens de notre histoire littéraire. Cette affirmation, qui, il y a quelques années, aurait suffi pour marquer un homme de la qualification d’esprit chagrin, n’est désormais cependant pour le plus grand nombre qu’un lieu-commun vulgaire. Le public commence à être frappé de cette stérilité toujours croissante et de cette inquiétante impuissance qui gagne l’un après l’autre les organes de la pensée. Est-il donc décidément vrai que la conscience s’oblitère, que l’imagination s’éteint, que la force de méditation semble épuisée, que le génie de l’observation ne sait plus pénétrer les plus fragiles surfaces ? L’homme semble ne plus avoir à son service que des yeux, des mains et des oreilles, et encore ces mains deviennent-elles de jour en jour plus malhabiles, ces yeux n’ont-ils plus aucune grande curiosité, et ces oreilles s’ouvrent-elles de préférence pour écouter les bruits les plus vulgaires. L’homme a encore des sens ; mais comme l’âme a diminué et ne commande plus en maîtresse, les sens, comme d’honnêtes ouvriers qui ne recevraient plus d’ordres, accomplissent tant bien que mal les difficiles tâches dont l’âme avait seule le plan et le secret. Ils font ce qu’ils peuvent en vérité, et mettent souvent à faire leur œuvre une bonne volonté dont on doit leur savoir gré ; ils se rappellent de loin en loin quelques-unes des anciennes instructions de l’âme, et ils les appliquent quelquefois avec dextérité ; mais comme la plupart du temps ils doivent agir avec le secours de leurs inspirations, ils commettent les plus impardonnables maladresses. S’il est une leçon morale qu’on puisse tirer de la littérature française contemporaine depuis une quinzaine d’années, c’est que les sens peuvent bien être d’excellens ouvriers, mais qu’ils ne seront jamais que de médiocres artistes. Ils ont fini par s’apercevoir de cette vérité ; aussi commencent-ils à renoncer aux grands projets et aux grandes œuvres, et ont-ils de préférence recours aux sujets qui leur sont familiers. Le tapage, la confusion, le scandale, sont de leur domaine, et ils en usent sans vergogne. Pour le quart d’heure, certaine littérature est une vaste arène de commérages, de scandale et de diffamation. Romanciers et dramaturges mettent en scène sous des noms transparens non-seulement leurs amis et connaissances, mais les gens même qu’ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien, le premier passant venu, pourvu toutefois qu’il ait un nom, aussi modeste qu’il soit.

« Que voulez-vous ? il faut expier votre talent ! » écrivait-on récemment à un homme de notre connaissance qui se plaignait d’être victime d’un de ces guets-apens littéraires, d’autant plus lâches qu’ils sont assurés de l’impunité. Les paroles de cet indulgent et complaisant contemplateur des mœurs de notre époque expriment, paraît-il, plus qu’une opinion personnelle et un conseil de résignation ; elles sont, à ce qu’on assure, l’expression d’une loi nouvelle qui cherche à s’établir, et en vertu de laquelle toute gloire acquise, toute célébrité reconnue devront être expiées par l’injure et la calomnie. Il y a une foule de gens qui semblent penser que l’outrage est naturellement dû à quiconque a occupé l’opinion, et qui sont tout désappointés lorsque, au sortir du théâtre ou après la lecture d’un roman, ils n’ont pas éprouvé les émotions agréables de malignité et d’envie que donne le scandale. Nous ne plaisantons point. Pour prendre un exemple tout récent, beaucoup de gens, alléchés par le titre de la pièce nouvelle de M. Dumas, avaient espéré que le jeune auteur imiterait le crime de Cham pour les amuser et les faire rire. Désappointés, ils n’ont pu pardonner à l’auteur d’avoir obtenu un succès sans commettre une indécence. Voilà les charmantes transformations qu’une littérature sans frein et sans pudeur est en train de faire subir au sens moral du public ! Où cela s’arrêtera-t-il ? Cela ne s’arrêtera pas. Les jours de Martial sont revenus, avec cette différence toutefois que Martial se contentait de cinq ou six vers pour envelopper ses turpitudes, tandis que nos modernes diffamateurs ne se contentent pas à moins de quatre cents pages. Tels sont les progrès amenés par la civilisation chrétienne et la perfectibilité humaine. Ainsi prenez-en bravement votre parti : saluez et souriez, si vous êtes plus ou moins sycophante ; taisez-vous et détournez la tête, si vous êtes un honnête homme. Le scandale ne fait pas seulement le principal attrait de certaine littérature, il lui rend encore le signalé service de dissimuler son indigence et de cacher sa nudité. Le scandale, c’est la robe aux couleurs voyantes qui couvre la courtisane déshonorée ; ce sont les oripeaux ornés de clinquant qui transforment le bateleur en personnage merveilleux. Si cet horrible attrait n’existait pas, vous verriez à quel point tout cela est pauvre, mesquin, voisin de la sottise ; vous pourriez mesurer cette indigence littéraire que tout le monde avoue, et que personne n’ose plus contester.

Prenons garde cependant d’être injuste, et de trop accorder au pessimisme. Si cette décadence littéraire est évidente, elle n’est pas également complète sur tous les points. La mort n’a pas fait partout les mêmes ravages. Bon nombre d’esprits courageux et élevés luttent contre l’indifférence croissante ou les mauvaises tendances de la mode, et refusent de croire qu’ils seront vaincus. Les grandes causes ont encore leurs avocats, qui se retrouvent aux occasions solennelles ; la religion, la philosophie, la justice, les seules choses qui vaillent la peine d’être aimées, trouvent encore des défenseurs. La littérature sérieuse maintient donc encore sa supériorité avec un avantage marqué. En est-il de même de la littérature qui s’adresse au plus grand nombre, et qu’on appelle la littérature d’imagination ? N’est-ce pas là surtout que la marée montante de la médiocrité menace de tout submerger ? Et ne semble-t-il pas que le mal soit d’autant plus actif que la forme littéraire à laquelle il s’attaque est faite pour un plus vaste public ? La poésie, qui s’adresse à un moins grand nombre de lecteurs que le roman ou le drame, n’a plus, en réalité, qu’un petit nombre de fidèles et de croyans, mais en revanche elle compte encore beaucoup de prêtres zélés et surtout beaucoup de pieux desservans. Le roman, qui est le genre littéraire le plus en harmonie avec les instincts de notre époque, qui a le privilège d’intéresser et d’émouvoir tous ceux que la poésie ne pourrait pas toucher, le roman, qui est la vraie poésie des esprits prosaïques, est encore cultivé par quelques esprits délicats et même puissans, comme le grand romancier dont les lecteurs de la Revue applaudissaient hier encore le succès récent. Mais c’est au théâtre, c’est dans le drame et la comédie, cet art des foules et des multitudes, cet art qui s’adresse à tous indistinctement, riches ou pauvres, ignorans ou lettrés, que la décadence est complète. Là nulle trace de préoccupation sérieuse, aucun souci de la grandeur morale, nul rayon de poésie. Là dominent ce qu’on appelle en argot dramatique les ficelles et les trucs, là le génie est remplacé avantageusement par je ne sais quel instinct d’habileté matérielle, comparable à l’instinct architectural du castor. L’art, lorsqu’il daigne s’y montrer, s’y élève à la hauteur de la photographie et du daguerréotype. Le théâtre, à l’heure présente, c’est véritablement les colonnes d’Hercule de la décadence littéraire.

Le premier trait qui frappe les regards du curieux, c’est la singulière ressemblance qu’ont entre elles les nouvelles productions dramatiques. Toutes répètent le même air, jeune encore et pourtant déjà vieux, qui depuis quelques années résonne sur tous les théâtres de Paris sans exception, depuis le classique Théâtre-Français jusqu’au sentimental Gymnase et à la mélodramatique Porte-Saint-Martin. Si la chanson n’est pas neuve, son succès grandit de jour en jour, et ne semble pas près d’être épuisé. Le coup d’état téméraire de M. Dumas fils a fait fortune, et, comme il arrive en France, tous les dramaturges sont venus l’un après l’autre reconnaître la nouvelle constitution qu’il a inaugurée au théâtre. Son triomphe a opéré toute une révolution qui s’est étendue beaucoup plus loin qu’on n’aurait pu le croire d’abord ; aucun genre dramatique, depuis la comédie jusqu’au vaudeville et même jusqu’à la farce, n’a échappé à son influence. La comédie sentimentale a congédié ses vieux types de convention et renouvelé son mobilier ; le mélodrame commence à renoncer à son personnel de traîtres à outrance et de scélérats apocryphes. La farce bouffonne elle-même, renonçant aux fantaisies de son costume baroque, se résigne à revêtir les livrées du réalisme[1]. Tous les genres étant pour ainsi dire mêlés et confondus en un seul qui n’a pas encore reçu de nom, et qui n’en recevra probablement pas de longtemps, il en est résulté ce fait singulier, qu’il n’y a plus pour ainsi dire qu’un seul théâtre, comme il n’y a plus qu’un seul genre de production dramatique. Tous les théâtres, sans exception, jouent la même pièce avec le même succès, et il n’y a pas une seule pièce qui ne pût sans inconvénient aucun être transportée d’une scène sur une autre. Le Duc Job, de M. Léon Laya, a été très applaudi au Théâtre-Français ; mais nous n’étonnerons sans doute pas l’auteur en lui disant que sa pièce aurait été reçue sans obstacle au Gymnase, et qu’elle méritait de tenir sa place dans le répertoire des pièces choisies de ce théâtre. Le Père prodigue, qui vient de voir le jour au Gymnase, pouvait fort bien au contraire venir au monde sur la scène du Théâtre-Français, maintenant surtout que ce théâtre paraît vouloir renoncer à sa pruderie traditionnelle. Quelques détails scabreux n’étaient point faits pour l’arrêter ; quand on se lance dans la voie des innovations, il ne faut pas s’arrêter à moitié chemin. Si le Théâtre-Français accepte le réalisme à l’état de vaudeville, j’imagine qu’il ne refuserait pas de l’accepter à l’état de comédie et de drame. Une autre comédie jouée quelques semaines avant le Père prodigue, — le Petit-Fils de Mascarille, révélait dans l’auteur, M. Henri Meilhac, plus de finesse et de véritable habileté dramatique que n’en possèdent beaucoup d’autres plus renommés, et aurait pu se produire sur n’importe laquelle des scènes de Paris tout aussi bien qu’au Gymnase. Parmi toutes les pièces récentes, la seule qui soit peut-être à sa place est le Testament de César Girodot, œuvre estimable de deux jeunes auteurs qui ont cherché consciencieusement la bonne comédie, et qui ont fait tous leurs efforts pour l’atteindre. Et cependant, quoique cette pièce ait rencontré à l’Odéon son vrai théâtre et son vrai public, je ne suis pas bien sûr qu’elle n’eût pas été également applaudie au Vaudeville par le public qui a fait le succès des Faux Bonshommes.

Ainsi voilà un fait bien constaté : il n’y a plus qu’un seul théâtre, de même qu’il n’y a plus qu’un seul genre de production dramatique. Telle était la conséquence que renfermaient les innovations de M. Dumas et le triomphe du réalisme au théâtre. Nous nous sommes longuement expliqué naguère, à propos des drames de M. Dumas, sur les dangers et les inconvéniens de ce système, qui veut transporter au théâtre la réalité brutale sans la modifier ni la transformer[2], et nous ne nous sentons guère le courage de revenir sur ce que nous avons dit. Nous fîmes remarquer alors que le romancier était beaucoup plus à l’aise que le dramaturge pour appliquer ce système de transcription scrupuleuse et fidèle qui s’appelle réalisme, parce que le romancier avait la faculté d’épuiser et en même temps d’expliquer la réalité, parce qu’il pouvait analyser, tandis que le dramaturge au contraire devait condenser. Sans repousser du reste, même au théâtre, ce système nouveau, nous refusions d’admettre qu’il pût s’appliquer également à tous les sujets. Selon nous, l’artiste et le poète devaient savoir distinguer quels sujets le repoussaient et quels sujets l’admettaient ; c’était affaire de tact instinctif. Ainsi M. Dumas l’avait très justement appliqué dans la comédie du Demi-Monde et très maladroitement dans Diane de Lys et même dans la Dame aux camélias. Enfin nous refusions de reconnaître en principe que la réalité extérieure fût autre chose que le signe matériel de la réalité morale, autre chose que la matière première, la terre glaise ou le marbre que l’artiste avait le droit de pétrir et de tailler à son gré. Nos observations subsistent, encore, et, pour nous du moins, l’expérience des deux dernières années ne les a modifiées en rien.

Je sais bien que le système du réalisme dramatique a un mérite incontestable, et que je ne me permettrai certainement pas de contester : celui de dispenser l’auteur d’imagination, d’invention et de pensée. Tout l’art dramatique dans ce système consiste à prendre des personnages réels et à les disposer en face les uns des autres pendant un certain nombre de scènes comme les pièces d’un jeu d’échecs. Vous n’avez qu’à transcrire un épisode de la vie contemporaine et à le transporter sur la scène ; votre siège est fait. Malheureusement la réalité, violentée quand elle n’est pas violée, se venge ; transportée brutalement sur la scène, elle cesse tout à coup, sans qu’on puisse dire pourquoi, d’être ce qu’elle était dans la rue. Dans la rue, on la reconnaissait, elle ne choquait personne ; au théâtre, elle étonne, et on hésite à la reconnaître. La salle entière n’applaudit jamais à l’unanimité, mais les spectateurs applaudissent isolément et pour ainsi dire à tour de rôle. Je reste froid devant telle observation de l’auteur tandis que mon voisin crie bravo, et lorsqu’à mon tour j’applaudis, je m’aperçois que ce voisin si enthousiaste ne comprend plus. Ce qui est pour moi d’une scrupuleuse exactitude est au même moment, dans un autre coin de la salle, déclaré impossible et faux par un second spectateur. Il est facile de comprendre comment se produit ce bizarre phénomène, que pourront contempler chaque soir au Gymnase les gens curieux de le connaître. L’auteur ayant transporté sur la scène le résultat brutal de ses observations, son cahier de notes, si je puis m’exprimer ainsi, chacun y puise comme dans un recueil de sentences. J’accepte les observations qui par hasard se rapportent à mon expérience personnelle, et je refuse d’accepter les autres, qu’accueille au contraire avec enthousiasme mon voisin, lequel a vu certains côtés de la réalité que je ne connais pas. La pièce peut être très réelle d’un bout à l’autre pour l’auteur ; mais pour les spectateurs elle n’est réelle que par détails et par fragmens. Il y a donc des séries successives d’admirateurs pour tel acte, pour telle scène, pour tel personnage, pour tel mot, et cela grâce à ce système de transcription littérale qui, s’adressant tout particulièrement à l’expérience personnelle, ne vous permet pas de comprendre en un clin d’œil les hommes et les choses que vous n’avez pas rencontrés dans la vie. Cependant, si l’auteur s’était donné la peine d’interpréter par la pensée les faits et les personnages qu’il présente, s’il avait bien voulu mettre son esprit en tiers entre les acteurs et les spectateurs de son drame, nous n’éprouverions probablement aucun embarras à comprendre même les situations qui nous semblent le plus scabreuses et les personnages qui nous sont le plus inconnus.

Étonnez-vous après cela des jugemens contradictoires qui sont portés sur telle ou telle pièce nouvelle ! Personne n’est d’accord, je le crois sans peine. Quel est donc l’homme qui a fait en réalité toutes les expériences de la vie ? Aussitôt que nos souvenirs ne nous aident plus et ne nous font plus crier : « Comme c’est vrai ! » nous sommes tout prêts à crier : « Comme c’est faux ! » Voilà le phénomène que j’ai vu se produire mainte fois dans les dernières années, et notamment à la représentation de la pièce nouvelle de M. Alexandre Dumas fils. Rien n’est curieux à observer comme les séries contradictoires de sentimens que traverse la foule et les rapides oscillations de sa pensée. À chaque instant, son attitude change. Le parterre rit aux éclats pendant que les loges restent froides. En revanche, lorsque les loges applaudissent, le parterre semble ne pas comprendre. Au milieu du silence général, un petit rire isolé part, comme si un mot de l’auteur, énigmatique pour tout le monde, était destiné à frapper un unique spectateur. On rit, on s’étonne, on pleure, on murmure, et tout cela dans l’espace du même quart d’heure. Les uns comprennent trop, et les autres pas assez. Le spectacle que présente la salle est vraiment curieux au point de vue psychologique, et vaut celui qui se donne sur la scène.

Ainsi la grande prétention du dramaturge réaliste ne se trouve en fin de compte qu’a demi justifiée ; il prétend qu’il veut être vrai avant tout, et que c’est par amour de la vérité qu’il s’abstient de toute poésie de langage et de toute idéalisation des caractères ; mais le spectateur lui répond que la réalité n’est vraie pour lui que lorsqu’il la rencontre dans sa propre expérience. Une autre conséquence, plus importante encore peut-être, de cette invasion du réalisme au théâtre, c’est la transformation que l’art du comédien est en train de subir. L’art du comédien consiste essentiellement dans un mélange de liberté inventive et d’obéissance intelligente : il ne doit pas vouloir se substituer témérairement au poète et inventer après lui, il ne doit pas se résigner davantage à copier servilement. Le comédien n’est pas un créateur ni un imitateur, c’est un interprète. Il ne peut concevoir le personnage qu’il représente autrement que le poète qui l’a créé, et cependant comme pour le comprendre il est forcé de se l’assimiler, il le modifie nécessairement. L’art du comédien est d’autant plus parfait que cette assimilation a été plus complète et plus ingénieuse. Il en est de l’art du comédien comme de l’art du graveur : il peut tout oser dans l’exécution, pourvu qu’il ne dénature pas la pensée du maître. Sa part n’est donc pas aussi restreinte qu’on pouvait le penser d’abord, mais elle est singulièrement délicate et difficile ; puisqu’il doit respecter les traits principaux du personnage qu’il représente, et qu’il ne peut inventer que dans les détails. Une nuance, une différence d’accent suffisent pour modifier un rôle et séparer l’interprétation du comédien de celle de ses prédécesseurs. Mais à quelle condition cet art d’interprète à la fois libre et soumis, ingénieux et docile, sera-t-il possible ? A la condition que les caractères présentés par le poète seront assez larges pour se prêter à différentes interprétations, à la condition qu’ils auront en eux ce certain indéfini sans lequel il n’est pas de grand caractère pas plus que de grande œuvre d’art. Si ces caractères sont traités avec une précision systématique, s’ils sont bornés par toutes les circonstances misérables de temps, de lieu, de costume, de profession, s’ils n’ont pas en eux assez de puissance et de vigueur pour échapper à ces tyrannies qui les emprisonnent, s’ils ne brisent pas et ne dépassent pas le cadre étroit dans lequel le poète a dû nécessairement les enfermer, l’interprétation devient impossible, et l’imitation servile sera la première loi du comédien. Un seul détail omis, une seule nuance ajoutée suffiront pour rendre faux le caractère que le comédien est chargé de représenter. Alors ce n’est plus l’acteur qui s’assimile le rôle, c’est le rôle qui s’assimile l’acteur.

J’engage ceux qui douteraient de cette servitude nouvelle que le théâtre réaliste impose aux comédiens à aller voir Got dans le Duc Job et Mme Rose Chéri dans le rôle odieux d’Albertine, la courtisane obligée de toute comédie de M. Dumas fils. Je fais certes le plus grand cas du talent de Got, qui est presque à lui seul la vie et la force du Théâtre-Français. Got est un novateur et un révolutionnaire dans son genre ; il est ambitieux, et il s’efforce avec succès de justifier son ambition. Il a transporté à la Comédie-Française un élément tout nouveau, le sentiment de la réalité. Bien qu’il connaisse à fond la tradition de son art, ce n’est pas à elle cependant qu’il demande ses inspirations : il prend ses modèles dans la nature vivante, dans le spectacle de la réalité contemporaine. Il ne compose pas ses rôles, il les incarne en lui ; aussi son jeu possède-t-il une verve, une vivacité, un entraînement, qu’on ne rencontre au même degré chez aucun autre acteur contemporain. Il est vraiment incomparable dans cette création du duc Job, on peut dire qu’il a en quelque sorte épuisé le personnage inventé par l’auteur. Cela dit, je lui poserai cependant deux questions. Croit-il qu’il avait toute latitude pour interpréter ce rôle, et qu’il pût le comprendre autrement qu’il ne l’a compris ? Non assurément, et j’oserais affirmer que pendant tout le temps qu’il a mis à l’étudier, il n’a jamais hésité sur la manière dont il devait rendre tel ou tel détail. Il s’agissait pour lui avant tout de se couler dans ce rôle comme dans un moule, d’effacer autant que possible l’interprète et d’approcher autant que possible de la vérité, car le caractère du personnage mis en scène par M. Laya est d’une précision impitoyable, qui ne permet aucun écart d’imagination. Il est limité de toutes parts, enfermé dans les circonstances de la vie comme un portrait dans son cadre. Ses paroles expriment rigoureusement ce qu’il pense et ce qu’il sent, et ne fournissent pas matière à commentaires. On ne peut concevoir, avec la meilleure volonté du monde, qu’il y ait pour un acteur deux manières d’interpréter ce personnage. Voilà qui rétrécit singulièrement le domaine de l’art du comédien, et cependant il y a pis encore. Ces rôles, si étroits qu’ils ne se prêtent qu’à une interprétation unique, ne supportent forcément qu’un seul interprète et deviennent la propriété exclusive d’un seul comédien. Got pense-t-il que quelqu’un de ses camarades puisse se charger après lui du personnage du duc Job, et surtout puisse le jouer autrement que lui ? Quant à nous, il nous est impossible d’imaginer une seconde interprétation d’un tel rôle. Nous dirons de Mme Rose Chéri ce que nous avons dit de Got. Assurément, s’il est une comédienne ingénieuse, habile à composer ses rôles, inventive dans la nuance et le détail, c’est Mme Rose Chéri. Jamais son talent fin et un peu rusé ne s’est contenté de copier servilement et d’imiter avec docilité : elle sauvait par son interprétation les caractères les plus insignifians ; elle savait effacer ce qui était vulgaire, développer ce qui n’était qu’indiqué. Elle inventait après l’auteur, et se réservait le droit de modifier et de varier son interprétation. Eh bien ! elle a cependant été contrainte, en acceptant les rôles de M. Dumas fils, d’accepter du même coup la servitude dramatique que la comédie réaliste impose au comédien. Il n’y avait qu’une manière de jouer les rôles de. Suzanne dans le Demi-Monde et d’Albertine dans Un Père prodigue : c’était de ne rien changer à la pensée de l’auteur, de ne supprimer aucun détail, d’aller jusqu’au bout sans répugnance, en se conformant à la réalité. On pourrait défier l’habile comédienne de trouver une seconde interprétation de ces caractères sans les fausser et les dénaturer. Tels sont les progrès que le drame réaliste est en train d’opérer dans l’art du comédien !

J’ai longtemps été étonné du contraste frappant que présente la valeur réelle des pièces qu’on voit jouer aujourd’hui avec le succès prodigieux qu’elles obtiennent. De toutes les productions littéraires de notre époque, ce sont celles qui soulèvent les acclamations les plus bruyantes et qui cependant sont le plus sûrement dévolues à l’oubli. Le succès de ces pièces est rarement en proportion avec leur mérite ; mais puisque leur vie doit être courte, peut-être après tout est-ce justice qu’elle soit bonne. On a donné diverses explications de ces prodigieux succès. La faute, a-t-on dit, en est au public, qui accepte aujourd’hui tout ce qu’on lui donne, sans choix ni discernement, et qui permet tout, pourvu qu’on l’amuse. D’ailleurs succès est-il bien le mot propre pour exprimer certaines vogues insensées, et ne faudrait-il pas trouver un autre mot ? Cette affluence de spectateurs constate plutôt un phénomène politique, social, qu’un phénomène littéraire, et intéresse beaucoup plus l’économie politique que la critique sérieuse. Si chaque soir les théâtres sont remplis de spectateurs qui se contentent de mauvaises pièces, cela signifie que le nombre des spectateurs est plus grand qu’autrefois, que le goût du théâtre a cru en proportion du goût du luxe et d’une répartition plus égale de la richesse générale. Il y a plus de spectateurs parce qu’il y a plus de gens qui peuvent payer leur place qu’autrefois, parce que le plaisir, qui n’était jadis qu’une récompense exceptionnelle du travail, est devenu une habitude de chaque jour. Si vous ajoutez que les chemins de fer ont mis les provinces les plus reculées à quelques heures de la capitale, et versent incessamment des milliers d’oisifs et de curieux sur le pavé de Paris, vous aurez le secret de la prospérité des théâtres. C’est au moraliste, non au critique dramatique, de tirer de ces faits telle conclusion qu’il lui plaira. Il serait fort injuste de rendre ce public démocratique, sans cesse renouvelé, responsable de l’abaissement de l’art dramatique ; il n’est point composé de connaisseurs. Il ne va pas au théâtre pour faire acte de juge ou pour éprouver un plaisir intellectuel. D’ailleurs les scènes qu’il fréquente de préférence ne sont pas celles qui sont chargées de représenter les intérêts de l’art sérieux. Il ne fréquente guère le Théâtre-Français ; on ne peut donc point le rendre responsable de la décadence momentanée de ce théâtre. Il ne fréquente guère non plus l’Opéra ; ce n’est donc pas lui qui est coupable s’il n’y a plus ni grands chanteurs ni grands musiciens. Dites donc, si vous voulez, que les productions dramatiques nouvelles ont de la vogue, et non pas qu’elles ont du succès. À toutes ces raisons, il faut en ajouter une dernière, qui, selon moi, explique beaucoup mieux que l’accroissement du public le succès des œuvres dramatiques médiocres. Tous ceux qui ont fréquenté le théâtre ont pu se convaincre que, pour réussir, il n’est pas besoin de grandes facultés littéraires. Il suffit de l’illusion de la vie que crée le théâtre pour enlever le succès. De même que Chez l’orateur le geste et l’intonation sauvent le discours, au théâtre le jeu de l’acteur et le mouvement de la scène sauvent la pièce. Le spectateur est bien différent du lecteur, personnage défiant, vigilant, soupçonneux, qui contrôle ses impressions et maîtrise son jugement ; il sort de lui-même et s’abandonne sans résistance. En quelques minutes, il est sous le charme ; il lui est devenu indifférent qu’on lui dise des choses communes et vulgaires, pourvu qu’on ne lui dise pas des choses fausses. Il ne songe pas davantage à réclamer des choses neuves et imprévues qui arrêteraient son plaisir et déconcerteraient son jugement. Non, un bon petit dialogue, honnête, sensé, comme le dialogue de la vie ordinaire, une bonne petite action dramatique, qui le mène doucement, amicalement à l’émotion ou au rire, voilà ce qu’il demande avant tout. De l’habileté, du bon sens, suffisent pour atteindre ce résultat. Que la pièce soit bonne ou mauvaise, elle est assurée du succès, si l’auteur a su éveiller en vous d’une manière factice la sympathie. La sympathie au théâtre obéit aux mêmes lois que dans la vie réelle ; pas plus que dans la vie réelle, nous n’avons besoin, pour qu’elle s’éveille, de beaux discours ou de remarquables caractères. Notez bien que je ne parle pas ici du spectateur illettré et ignorant, mais au contraire du spectateur lettré, du plus récalcitrant à l’émotion. S’il est franc, il vous avouera sans détour qu’il se contente fort bien au théâtre de qualités négatives, et qu’on a de grandes chances de l’émouvoir si on ne le choque pas. Qu’il lise cette même pièce le lendemain du jour où il l’a vue représenter, et il reprendra toute sa sévérité de juge. Il bâillera peut-être aux passages où il avait ri la veille, et s’étonnera des larmes qu’il a eu envie de verser. La pièce est médiocre, cependant il a contribué pour sa part au succès qu’elle a obtenu. Fiez-vous après cela aux succès dramatiques, et essayez de les expliquer par le mérite intrinsèque des œuvres qui les obtiennent !

En règle générale, et sans aucune exception, toute pièce qui ne peut pas supporter l’épreuve de la lecture est mauvaise ou médiocre. Appliquez cette règle au théâtre contemporain, et dites-moi ensuite combien de pièces modernes seront épargnées. J’ai voulu soumettre à cette épreuve quelques-unes des pièces récentes ; hélas ! tout le parfum s’est évaporé avec l’illusion dramatique, et il ne reste plus qu’un flacon vide. Le dialogue paraît terne, et n’a plus cet éclat qu’il empruntait à l’œil de l’acteur, ni ce mordant qu’il empruntait à sa voix. Le plan est faible, décousu, incohérent, les caractères ne se soutiennent pas. Allez voir à l’Odéon le Testament de César Girodot, et je vous promets une agréable et amusante soirée. Vous rirez de bon cœur, car il y a de la gaieté dans cette pièce, et une gaieté de bon goût, sans amertume ni cynisme, une gaieté à laquelle il est doux de s’abandonner. Le dialogue vous en paraîtra vif, et si vous exprimez vos impressions au sortir du théâtre, il n’est pas impossible que vous écriviez que les deux jeunes auteurs ont frisé de près la bonne comédie. Vous lisez cette pièce le lendemain ; tout le prestige créé par la représentation s’est évanoui : vous n’avez plus qu’un essai dramatique recommandable beaucoup plus qu’ingénieux, qui révèle chez les auteurs l’étude des grands modèles et des dispositions heureuses pour le théâtre. Vous vous apercevez que vous avez éprouvé l’illusion de la gaieté, et vous avez peine à comprendre vos rires. L’insuffisance de la donnée et la faiblesse de l’action que vous aviez pardonnées à la représentation vous apparaissent ; vous n’avez plus sous les yeux qu’une succession de scènes reliées les unes aux autres comme les grains d’un chapelet par le fil le plus mince et le plus fragile ; un amour de deux jeunes premiers. De ces pièces récentes, celle qui supporte le mieux la lecture est, à mon avis, Un Petit-Fils de Mascarille, de M. Henri Meilhac. Il y a beaucoup de soin, de recherche littéraire, d’inquiétude de l’art sérieux dans cette piquante comédie. Le titre n’est point trompeur : le héros est bien un petit-neveu de Mascarille, et les personnages qui l’entourent sont bien les anciennes dupes et les anciens compagnons de l’illustre grand-père. On n’a pas assez remarqué, selon moi, le dessein un peu artificiel, mais très ingénieux, de l’auteur, dessein trop subtil pour ne pas échapper à la représentation, mais qui se découvre aisément à la lecture. L’auteur a voulu opérer une sorte de fusion entre l’ancienne comédie et la nouvelle, transporter dans la vie moderne les personnages des vieux comiques de manière à montrer les modifications que le temps, les accidens politiques, les nouveaux intérêts, leur ont fait subir. Les personnages sont pour ainsi dire de deux époques ; ils portent un demi-masque, pour indiquer qu’ils se rattachent à l’ancienne comédie ; ils sont vêtus de l’habit noir moderne, pour indiquer qu’ils sont pris dans la réalité contemporaine. Cette pièce trahit encore une étude attentive, trop attentive peut-être, du dialogue et du style de Molière, lesquels, pour le dire en passant, préoccupent beaucoup plus qu’il ne faudrait quelques-uns de nos jeunes auteurs dramatiques.

J’espère ne pas trop étonner M. Léon Laya en lui disant que sa pièce ne m’a pas fait éprouver à la lecture le même plaisir qu’à la représentation. J’ai relu avec la froideur la plus impassible les scènes qui m’avaient le plus touché. Que voulez-vous ? Got n’était plus là. Que M. Laya ne s’imagine pas que je veuille refuser à sa pièce la justice qui lui est due. Il y a d’excellentes parties dans le Duc Job, et bien des détails heureux qui se détachent comme de brillantes broderies sur un fond un peu terne. La déclaration brusque, spontanée, imprévue, du jeune duc à sa cousine est d’une aimable invention. Dans le dialogue entre Achille David, qui veut pousser jusqu’aux dernières limites de la logique les leçons de conduite pratique qu’il a reçues, et son père, qui veut l’arrêter sur cette pente, l’auteur a très habilement développé une idée qui se trouvait en germe dans une scène des Faux Bonshommes, la querelle de M. Dufouré avec son estimable rejeton. Cette pièce, dont nous louerons volontiers l’enseignement moral et les honnêtes sentimens, est plutôt remarquable par ce qu’elle indique que par ce qu’elle exprime. L’auteur n’a su tirer parti ni des situations très nouvelles, ni des personnages qu’il avait trouvés. Il y a dans cette comédie quantité de germes heureux qui ne demandaient qu’à s’épanouir ; Quel personnage intéressant à étudier et à mettre en scène que celui d’Achille David, qui, né avec une nature fine et un cœur aimant, se déprave progressivement au contact des affaires matérielles ! Le duc Job est le personnage central de la pièce, celui autour duquel tous les autres tournent comme des satellites, et cependant, quoiqu’il l’ait mis en pleine lumière, l’auteur n’a pas su rendre la poésie et l’intérêt dramatique de ce type tout moderne que j’appellerai le duc-brigadier, qui s’est révélé dans ces dernières années, et que notre ami M. Paul de Molènes a eu le mérite, je crois, de découvrir le premier. C’est un type qui, après M. Léon Laya, est digne de tenter et de séduire encore un auteur dramatique.

Avec ces deux caractères d’Achille David et du duc Job, M. Léon Laya avait de quoi faire un chef-d’œuvre, et à ce sujet je ferai une réflexion que je recommande à tous nos auteurs dramatiques. Ils se plaignent quelquefois de l’uniformité de la société contemporaine, et vont, criant famine, chercher des types accentués dans le monde le plus interlope. Que n’ont-ils de meilleurs yeux ? Ils voyageraient moins loin, et nous montreraient à moins de frais des personnages plus intéressans que ceux qu’ils ramènent de leurs pérégrinations souterraines. Que ne pensent-ils plus souvent au monde très varié, très divers et très dramatique des jeunes gens modernes ? La comédie et le drame n’ont pas encore su tirer parti des types que leur offrent les nouvelles générations telles que les ont faites les révolutions au milieu desquelles elles ont été élevées. Jadis le jeune homme était le personnage sacrifié de la comédie et du drame, un personnage presque de convention, aussi aimable qu’ennuyeux. Il était invariablement l’éternel jeune-premier, Valère ou Clitandre. Les grands rôles étaient pour Alceste, Géronte ou Orgon. Aujourd’hui le jeune homme peut lutter d’intérêt avec les types les plus dramatiques de la vieille comédie. Cet ancien jeune-premier est doublé généralement d’un autre personnage : c’est le duc Job, le jeune aristocrate qui ne trouve pas toujours son emploi dans une société de plus en plus démocratique, engagé volontaire et promu caporal au choix ; c’est Achille David, le jeune homme des riches classes moyennes, qui, doué d’instincts élevés comprimés par sa profession, présente chaque jour, à qui sait bien voir, le spectacle du désenchantement enjoué de Wilhelm Meister, son cousin par les liens du sang et de la race.

Ce n’est pas M. Dumas fils qui aurait laissé échapper sans en tirer bon profit les deux types d’Achille David et du duc Job, s’il les avait rencontrés sur son chemin. Il ne les aurait pas idéalisés ni agrandis, il n’aurait pas cherché à pénétrer jusque dans leur âme pour en surprendre la vie morale ; mais comme il aurait exprimé toute leur réalité extérieure ! comme toutes les circonstances de leur vie matérielle auraient été mises en relief ! avec quelle fermeté de trait il aurait décrit les caractères de leur physionomie ! Quoi qu’on doive penser du théâtre réaliste, de ses théories dramatiques douteuses et de sa morale, plus douteuse encore, on ne peut s’empêcher de reconnaître que M. Dumas fils en est le roi, le maître et le vainqueur. Il est roi d’un territoire très brumeux, plein de marécages et de mares qui demanderaient une loi sur le dessèchement, orné de broussailles où se cachent des bêtes fauves très méchantes et des reptiles très venimeux, traversé par des routes qui ne sont pas réparées tous les jours ; mais enfin il est roi, et le pouvoir royal est toujours agréable à exercer. Son habileté dramatique est désormais incontestable ; il vient d’en donner une preuve dans sa nouvelle comédie, Un Père prodigue, où il a montré une audace et une dextérité vraiment incomparables. Il y a dans cette pièce assez de détails choquans, assez de situations scabreuses, assez de spectacles repoussans, pour faire tomber vingt comédies sous les sifflets du public. Des scandales sont échelonnés comme des bornes milliaires tout le long de cette pièce, sur laquelle plane un instant une odeur d’inceste, qu’accompagnent en sourdine, comme une mélodie lascive, les souvenirs de l’adultère, et que traversent les héros malpropres de la prostitution parisienne. Un autre aurait versé dix fois avant d’arriver seulement au milieu de la route ; lui, il excelle à trouver son triomphe là où d’ordinaire on trouve la défaite. C’est vraiment plaisir de voir avec quelle légèreté il fait rouler son char dramatique à travers les fondrières et effleure les bornes sans les accrocher. On écoute, étonné, effaré, en se disant : Qu’allons-nous entendre encore ? mais malgré tout on écoute. L’auteur est choquant, il n’est jamais absurde. Il peut nous irriter et exciter notre colère, mais il sait éviter nos moqueries. Tel est l’avantage que donne la science du cœur humain, à quelque degré qu’on la possède. Prenez donc Un Père prodigue non pour une bonne comédie, ni même, quoi qu’on en ait dit, pour un progrès dans la manière de l’auteur, mais pour la preuve définitive et convaincante de son habileté dramatique. Après sa nouvelle comédie, il peut tout tenter ; quand on est parvenu à faire passer de telles hardiesses, je ne sais trop ce qu’on ne peut pas oser.

Je crois d’ailleurs que la pensée première de l’auteur, ainsi qu’il arrive souvent, valait mieux que l’expression qu’il lui a donnée. Il me semble apercevoir que l’idée première de la pièce s’est gâtée et comme corrompue dans le cours de l’exécution. Si je ne me trompe, à l’origine cette idée s’est présentée à l’esprit de M. Dumas sous la forme de deux personnages : un quinquagénaire écervelé, ayant conservé jusque dans l’âge mûr les entraînemens généreux et l’imprévoyance de la jeunesse, ramené à la sagesse et au bon sens par un jeune homme de vingt-cinq ans, chez qui le spectacle de ces folies quasi-séniles a refroidi, bien loin de la stimuler, la fougue de l’âge abondant en tempêtes. C’est le renversement des rôles naturels : le fils tuteur et protecteur du père. L’idée était simple, forte, fertile en situations comiques ou dramatiques au choix de l’auteur. C’est une de ces idées comme les aimaient les anciens auteurs comiques, et comme M. Dumas sait en choisir quelquefois ; mais, chemin faisant, cette idée si simple s’est compliquée, et s’est pour ainsi dire compromise au contact des préoccupations et des souvenirs de l’écrivain. On la retrouve cependant dans la pièce, mais il faut souvent l’y chercher, tant elle est profondément enfouie sous la multiplicité des incidens. Si le plan de la pièce en effet n’est pas confus, il est singulièrement enchevêtré et compliqué. Il semble, que le drame ne se continue pas, mais recommence à chaque lever de rideau. La pièce pourrait commencer sans grand inconvénient au second, au troisième et même au quatrième acte, aussi bien qu’au premier ; Les différentes parties du drame ne sont donc pas liées bien solidement entre elles ; l’action s’interrompt, languit, se ranime. Je ne lui fais certes pas un crime de ne pas courir, mais vraiment son allure est par trop inégale.

Il arrive souvent que les plus mauvaises éducations donnent d’heureux résultats, et que les mauvais exemples, loin de provoquer l’imitation, soufflent les meilleurs conseils. Le comte de La Rivonnière et son fils André en sont la preuve. M. le comte de La Rivonnière, le caractère le plus finement étudié de la pièce, est un Charles Surface quinquagénaire. Je ne crois pas que, comme l’aimable étourdi de Sheridan, il pousse la folie et la prodigalité jusqu’à vendre les portraits de ses ancêtres ; mais je crois fort que ce respect de sa race est à peu près le seul enseignement que l’âge lui ait donné. Il a toujours vingt ans, il est sémillant, poli, affable, généreux, et avant toute chose amoureux en tout lieu et en toute saison. Il baise respectueusement la main des maîtresses de son fils qu’il rencontre installées sans gêne et sans pudeur dans ses appartemens, reçoit les confidences amoureuses d’André, se fait, par prudence paternelle, adresser les lettres des femmes mariées avec lesquelles le sage jeune homme a entretenu des relations agréables sans doute, mais illégitimes. Ce chevaleresque père prodigue exerce le plus innocemment du monde, comme vous le voyez, les plus singuliers offices, et tout cela par amour paternel. L’économe André n’y prend seulement pas garde ; il n’y a qu’une seule chose qui l’inquiète dans la conduite de son père, la ruine, car le comte est ruiné, et les quarante mille livres de rente qu’il croit encore posséder ne sont qu’un don secret de son fils. « Vos affaires sont en mauvais état, mon père, il faut vous ranger, et pour cela il faut vous marier. » Justement André a sous la main une certaine dame Godefroid que le comte avait aimée alors qu’elle était jeune et qu’elle n’était pas veuve, qui, dès le début du premier acte, s’offre avec une complaisance acharnée, laquelle ne se dément pas pendant toute la pièce et mérite vraiment sa récompense. Le comte partage l’avis de son fils : il a pensé au mariage, mais Mme Godefroid n’est pas son fait ; son ancien amour pour elle s’en est allé avec les neiges d’antan, et d’ailleurs il a porté ses vues sur une jeune personne qui n’a pas même la moitié des printemps de Mme Godefroid, Mlle Hélène de Blignac. À ce nom, André baisse la tête. Hélène était la fiancée de son choix. Allons, encore un sacrifice à ce père terrible ! Il lui a donné la moitié de sa fortune, il lui abandonnera sa fiancée. Ainsi tous les préparatifs qu’il avait faits pour son prochain mariage sont peines perdues. C’est inutilement qu’il a consigné à sa porte, avec une dureté vraiment révoltante, la dame noire, une femme mariée avec laquelle il a entretenu un commerce amoureux, qu’il congédie sans plus de façons qu’il n’en mettrait avec Mlle Albertine, maîtresse d’occasion et de hasard que nous voyons installée sous son toit en compagnie d’un parasite sordide. Ainsi, sans sortir de ce premier acte, comptez combien de situations équivoques !

L’événement que faisait redouter le premier acte se dissipe au second. Le mariage du comte et de Mlle Hélène ne se fera pas. Hélène de Blignac raffole du comte, il est vrai, mais comme beau-père et non comme mari. Le comte surprend le secret des deux jeunes gens, et, avec une générosité qui serait facile même à un père moins prodigue, il met la main d’Hélène dans celle d’André. Il se consolera avec Albertine, qu’il trouve charmante, et puisqu’il ne peut épouser la fiancée de son fils, il héritera au moins de ses maîtresses, et il en hérite vraiment ! Il hérite d’Albertine en réalité, et il est en effigie l’amant de la dame noire, la femme délaissée, mais toujours inconsolable, qui vient pleurer aux genoux du comte et qui l’inonde de lettres passionnées. C’est le comte qui recevra les lettres adressées à son fils, de crainte qu’elles ne tombent entre les mains de Mme André de La Rivonnière. Les situations scabreuses, comme vous voyez, ne font que croître et embellir. Il en pousse dans cette comédie comme des champignons dans une nuit d’été. Ajoutons que Mlle Albertine, quoique invisible, remplit cet acte de sa personne. Pendant qu’elle se promène menant son chien en laisse sur la plage de Dieppe, deux dandies, l’un jeune et d’une corruption candide, M. de Naton, l’autre revenu des illusions de la jeunesse et d’une corruption érudite, M. de Ligneraye, s’entretiennent de cette aimable personne. M. de Naton, qui en est amoureux, la trouve plus belle que la jeunesse et plus pure que la vertu ; M. de Ligneraye, qui l’a entretenue autrefois, la trouve plus laide que la décrépitude et plus souillée que l’infamie.

Le troisième acte s’ouvre sur une scène de la lune de miel en plein jour. Les deux jeunes époux roucoulent comme savent roucouler les amoureux de M. Dumas, toujours logiciens, raisonneurs et disputeurs à outrance. Tout à coup une idée bizarre traverse le cerveau de la jeune femme ; elle veut que son mari lui parle de ses amours passés, et lorsque ses vœux téméraires sont exaucés, elle lui fait une scène de bouderie. André cherche à la consoler, mais au moment où il approche ses lèvres de la joue de sa femme, il rencontre la tête de son père, qui vient de le devancer dans un fort agréable projet. Décidément ce père prodigue est un personnage par trop indiscret. Il usurpe auprès de sa bru la place de son fils ; c’est lui qui la conduit à la promenade, au bal, au concert. Il en fait tant que la malignité publique va répétant que ce beau-père est encore amoureux de sa bru, et qu’un soupçon d’inceste vient, comme une vapeur infecte, s’étendre sur son honneur. D’où donc cette calomnie peut-elle sortir ? De chez Albertine peut-être, car c’est le parasite et l’entremetteur dévoué de cette créature qui vient le premier apporter au comte cette nouvelle. Le comte se révolte. Hélas ! il est bien tard. (Pourvu que son fils aussi ne se défie pas de lui et n’ait pas mal interprété sa conduite ! Pour le mettre à l’épreuve, il feint un voyage subit. « Pars, » lui répond tranquillement son fils, qui espère que cette distraction arrêtera pour un temps au moins ses prodigalités toujours renaissantes. M. de La Rivonnière sort, persuadé que son fils partage le soupçon général, et pour se venger il commet une nouvelle sottise : il court chez Albertine.

Au quatrième acte, André s’emploie à arracher son père aux griffes de cette créature, qui, ayant trouvé, comme le lion, une proie à dévorer, refuse de la lâcher. Ici se place la scène capitale de l’ouvrage. Elle est belle, quoique un peu commune, et qu’elle laisse dans l’esprit une impression équivoque. André, après avoir épuisé les prières, a recours, comme dernière ressource, à la dureté. Il rappelle à son père que ce n’est pas lui qu’il ruine, et que ce n’est pas sous son toit qu’il abrite Mlle Albertine. Le sentiment de la paternité outragée se réveille chez le comte : il éclate, pendant que son fils baisse la tête sous l’humiliation et le repentir. La scène est dramatique, et cependant elle ne peut nous intéresser à la colère du comte, car si un père ne doit jamais avoir tort aux yeux de son fils, il peut avoir tort aux yeux du public, et le comte est plus coupable qu’il est permis de l’être. À peine André est-il sorti qu’une occasion se présente au comte de réparer sa faute ; il accepte en son nom un duel que venait proposer à son fils le mari de la dame noire, qui a découvert les intrigues de sa coupable moitié. Ce duel, dont le mari trompé sort blessé et mécontent, amène la réconciliation du père et du fils. Mlle Albertine est congédiée, et le comte épousera Mme Godefroid, qu’il serait cruel de faire attendre plus longtemps.

Voilà la nouvelle comédie de M. Alexandre Dumas très scrupuleusement analysée. Avais-je tort de vous dire qu’elle était émaillée de détails dangereux et de situations scabreuses ? L’impression qui reste de cette pièce est une impression équivoque ; on sort de ce spectacle sans savoir quoi penser, le cerveau fatigué et inquiet. La pièce est-elle morale ? Non sans doute. Immorale ? Vous auriez bonne envie de le dire ; cependant un scrupule vous arrête, et vous vous bornez à dire : Je ne sais pas. M. Dumas semble avoir à son service, pour juger les actions humaines, une morale particulière, qui n’est pas celle de tout le monde, et en vertu de laquelle les choses sont condamnées et amnistiées, non selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises, mais selon qu’elles sont utiles ou nuisibles, — morale qu’on pourrait appeler l’art de ne pas être dupe. Du reste, ce n’est pas ses drames seulement qui laissent cette impression équivoque et désagréable ; toutes les pièces les plus applaudies du théâtre contemporain la font plus ou moins éprouver. Cette singularité, qui étonne d’abord, s’explique facilement quand on songe au système dramatique mis en vogue par M. Alexandre Dumas et ses confrères. Tous ne savent pas copier sans doute la réalité avec la même habileté et la même vigueur que lui ; mais tous la copient avec la même indifférence, sans choix, sans réprobation, en s’arrêtant aux faits et aux types qui se présentent avec le plus de relief sur la surface sociale. De ce système de transcription indifférente de la réalité, il résulte deux conséquences morales forcées. La première, c’est que les types les plus en dehors, les plus accentués, sont nécessairement les types malfaisans ; de là cette invasion des personnages du demi-monde dans la comédie contemporaine. Ces personnages font saillie sur la surface un peu plane de notre société, et leur originalité, tout extérieure, se laisse facilement saisir sans le secours de l’analyse. La seconde conséquence, c’est que l’auteur, étant indifférent pour ses personnages, ne prend jamais, comme les anciens écrivains dramatiques, parti dans leurs démêlés, et que c’est vainement qu’on chercherait à découvrir son opinion sur les hommes et les choses qu’il met en scène. Il copie les phénomènes de la vie, et semble n’avoir aucune opinion personnelle sur la vie. Que l’art dramatique participe à l’indifférence générale qui règne de nos jours, et que les dramaturges n’aient pas plus de préoccupations morales que la majeure partie de leurs contemporains, c’est un fait sans doute dont il ne faut pas s’étonner. Et cependant cette indifférence est un fait aussi nouveau sur le théâtre héritier de Molière et de Corneille que parmi la nation héritière de Descartes et de Voltaire.


EMILE MONTEGUT.

  1. Nous avons assisté tout récemment à une longue farce réaliste intitulée les Gens nerveux, où les auteurs, hommes d’esprit d’ailleurs, ont essayé d’unir les genres les plus contraires. Cette pièce dépasse les bouffonneries les plus extravagantes, et d’un autre côté s’aventure témérairement jusqu’aux frontières de la comédie. Quel n’a pas été notre étonnement lorsque nous avons entendu retentir, sur une scène regardée jusqu’à présent comme le sanctuaire de la bouffonnerie hyperbolique, des sentences et des tirades morales, et que nous avons retrouvé dans un des personnages notre ancienne connaissance Desgenais, le Diogène des Filles de Marbre et des Parisiens !
  2. Revue des Deux Mondes du 1er février 1858, le Théâtre réaliste, le Fils naturel.