Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/IX

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IX


Les dernières semaines du siège. — Anecdotes et souvenirs. — Représentations improvisées.

Ce fut la dernière représentation de la Comédie-Française avant l’armistice provisoire du 2 février.

Les seuls théâtres ouverts en janvier 1871 étaient : l’Ambigu et le théâtre Beaumarchais. Les deux mélodrames déjà cités y furent précédés de deux levers de rideau, deux premières : la Garde aux remparts, un acte de circonstance, de Montréal et Blondeau, et la Fête chez le pâtissier, de Clairville et Desbeaux.

Les représentations au bénéfice d’œuvres patriotiques et de bienfaisance furent, avec la recrudescence des souffrances du siège, moins nombreuses qu’au début de la guerre. Elles eurent lieu aux Bouffes, à la Porte-Saint-Martin, au Grand-Hôtel ; les programmes furent analogues à ceux que nous avons cités.

Dans les salles mal éclairées par des lampes fumeuses, le froid était si vif que les artistes distinguaient à peine les spectateurs derrière une buée épaisse que formaient les haleines condensées par le froid.

Le souvenir de ces soirées du siège est resté dans la mémoire de tous ceux qui y ont assisté. Il s’en dégageait, sans doute, un contraste pénible entre l’attrait du spectacle et les tristesses de la réalité ; mais ce qui en faisait le charme bien particulier, c’était cette impression d’intimité qui était bien la caractéristique de l’époque. Les souffrances supportées en commun rapprochaient les assiégés. On vivait ensemble aux avant-postes, au corps de garde ; on s’interrogeait sans cesse, dans les rues et sur les boulevards, sur les événements. Les Parisiens, malgré les rigueurs de l’hiver, n’avaient jamais tant vécu dans la rue. Paris prenait des allures de ville de province.

Prudhon jouait, un soir de décembre, le Bonhomme Jadis, au théâtre Saint-Pierre, à une représentation de bienfaisance organisée sous les auspices de Clemenceau, maire de Montmartre. Le couvert fut mis avec un luxe insolite en temps de siège : il y avait, sur la table, du beurre véritable, et, quand on vit Octave et Jacqueline manger avec empressement, ce fut, dans la salle, un concert d’exclamations : « Ah ! non, ne mangez pas tout ! Laissez-en pour nous ! » Prudhon interprétait, le même soir, Horace et Lydie au Grand-Hôtel. Les voitures étaient rares le soir, l’obscurité des rues rendant la circulation difficile ; aussi arriva-t-il fort en retard, et les nombreux flâneurs qui se trouvaient devant le Grand-Hôtel, tant les distractions étaient rares et la vie de Paris tout intime, le reçurent, au sortir du fiacre, sur l’air des Lampions : « Allons donc, Prudhon ! Allons donc, Prudhon ! »

Aux Bouffes-Parisiens, les 4, 13 et 21 janvier, eurent lieu trois soirées littéraires au bénéfice de l’Œuvre des canons et des cantines sociales, avec Mmes Favart, V. Lafontaine, Croizette, Émilie Dubois ; Frédérik Lemaître, Maubant, Coquelin, Saint-Germain.

Maubant dit le récit du Cid en costume de garde national. Émilie Dubois joua, à cette soirée, probablement pour la dernière fois de sa vie — elle devait mourir à la fin de l’hiver — Autour d’un berceau, de Legouvé. C’était une délicieuse artiste, au jeu spirituel, espiègle, très parisien, que rehaussait, le moment voulu, une pointe d’émotion toute personnelle. Elle sentait que Mlle Reichemberg allait, peu à peu, la supplanter dans tous ses rôles ; aussi songeait-elle à jouer, au printemps, la Coupe enchantée, les Folies amoureuses et même le Mariage de Figaro.

Georges Baillet, encore élève du Conservatoire, et qui était, nous l’avons dit, lieutenant des mobiles de Saône-et-Loire, venait de quitter l’ambulance d’Agar pour reprendre son service. Il prit part à une de ces soirées, avant de quitter Paris, et obtint un vif succès avec les beaux vers de Leconte de Lisle : Après la bataille.

C’est aussi à une de ces représentations que Frédérik Lemaître lisait la Nuit du 4 avec cette voix prenante, cette émotion communicative inoubliables pour tous ceux qui l’ont entendu. En ces soirées lugubres du siège, l’impressionnabilité du public était particulièrement vive, on pleurait, tandis que le grand Frédérik, en longue redingote, lisait les vers des Châtiments à la lueur d’une lampe fumeuse. Au beau milieu du morceau, Frédérik Lemaître s’arrête, sort tranquillement un mouchoir de sa poche, essuie son lorgnon que l’humidité avait obscurci, serre son mouchoir, remet, sans se presser, son lorgnon, reprend sa lecture, et, quelques secondes plus tard, après deux ou trois vers, l’émotion du public était aussi intense qu’auparavant.

N’est-ce pas là, en matière de théâtre, une curieuse anecdote, un exemple extraordinaire de l’autorité d’un artiste, de la puissance émotive d’un comédien pouvant imposer le contraste instantané d’envolées poétiques interrompues brusquement par la réalité toute simpliste d’une occupation familière ?

En dehors des concerts organisés dans les théâtres, plusieurs soirées de bienfaisance eurent lieu dans les mairies, dans les salles de quartiers, aux Batignolles, où Pacra donna, avec le concours d’Agar, une représentation au bénéfice des blessés de la garde Nationale, à Montmartre, au Marais, où Monval, en uniforme de sergent-major de mobiles, dit des vers de Victor Hugo.

Pour dissiper l’ennui de longues factions, les artistes gardes nationaux improvisèrent de véritables concerts. Pacra, Gravier, entre autres, chantèrent dans une salle voisine du bastion 16, près de la barrière du Trône.

D’autres fois, c’était un punch d’adieux qui prenait les allures d’une véritable soirée théâtrale, telle cette réunion à la salle Sax, rue Saint-Georges, où les gardes nationaux restant à Paris fêtaient, à la veille de Champigny, leurs camarades des compagnies de marche qui partaient le lendemain. Il y avait là Lassouche, Grivot, Émile Pessard, Gaboriau, Solon, du Théâtre-Italien. Émile Pessard se mit au piano ; on chanta, on dit des vers pour se séparer tard dans la nuit à travers les rues obscures.

Les « redoutes » où Arsène Houssaye réunissait en son hôtel de l’avenue de Friedland le Tout-Paris artiste et mondain étaient célèbres sous le second Empire. Comme un écho, qui semblait lointain, de la gaîté insouciante des fêtes de l’hiver précédent, Arsène Houssaye voulut réunir ses amis malgré les tristesses du siège. Auber souffrant et très abattu depuis le début de la guerre, Léon Say, Henri Meilhac, François Coppée, Louis Ratisbonne assistaient à cette soirée dont nous avons retrouvé le curieux programme :

première partie
Une ouverture de Métra.
Le Rouge et le Bleu.
Le Bavarois 
Th. de Banville.
(Saint-Germain)
Chanson Espagnole.
Chanson Anglaise.
(Mlle Carmen)
Duo du Trouvère 
Verdi.
(Devoyod et Mlle Hisson)


deuxième partie
Les Roses 
Métra
La Popularité 
Aug. Barbier.
(Marie Colombier)
Les Djinns 
Auber.
Chantés par Mlle Marie Boze.
Poésie 
F. Coppée.
(Dite par Coquelin).
Duo de Rigoletto 
Verdi.
(Devoyod et Mlle Hisson).
Le Paresseux 
Ch. Monselet.
(Dit par l’auteur).
Le Chant du départ 
André Chénier.
(Devoyod et Mlle Hisson)
Adélaïde et Vermouth 
Verconsin.
(Mlle Bianca et Saint-Germain).


Ce fut une fête très réussie et fructueuse, car chacun avait apporté son obole pour l’œuvre des blessés, mais combien plus curieuse et pittoresque fut une matinée improvisée au plateau d’Avron, quelques jours seulement avant que l’on évacuât cette position. On avait découvert là une salle dont il ne restait que les quatre murs ; les interstices avaient été bouchés avec de la paille et un peintre avait décoré cette scène rudimentaire avec un morceau de charbon. Sur cette estrade élevée à la diable, plusieurs artistes, gardes nationaux, Lassouche et Saint-Germain en tête, déchaînaient des tempêtes d’applaudissements, auxquels répondait alentour l’écho des canons allemands.