Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/I

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 3-17).

I

Le salon de Newgate.

Celui qui visiterait eu détail, à l’heure qu’il est, la grande prison de Londres, la fameuse Newgate, qui parcourrait avec une philanthropique joie ses cachots si propres, si soigneusement lavés à la chaux, si admirablement aérés, ses cours vastes et bien entretenus, sa confortable infirmerie, que les plus riches hôpitaux, a-t-on dit, feraient bien d’imiter ; celui qui serait appelé à étudier la discipline intelligente et humaine qui régit l’intérieur de la prison, celui-là se tromperait fort s’il croyait qu’en janvier 1685, — époque à laquelle commence cette histoire, — Newgate ressemblât en quoi que ce puisse être à ce qu’elle est devenue de nos jours.

Le vieil édifice pénitentiaire, tel qu’il a existé depuis sa reconstruction, après l’incendie de 1666, jusqu’à sa réédification complète, en 1780, était un bâtiment considérable et solidement construit. Son principal corps se dressait au sud de New-Gate-street, et se prolongeait fort en avant, à l’extrémité orientale des terrains qui font face à l’église du Saint-Sépulcre. Une des ailes, la plus petite, s’avançait au nord de la porte proprement dite, là où s’élève maintenant Giltspur-street-Compter, et la cour des Tortures, press-yard, séparée du corps de geôle, était située derrière ce qui est aujourd’hui Phœnix-Court.

La façade principale, fournée vers le sud, offrait l’aspect triste et misérable, sévère et imposant à la fois d’une masse formidable d’épaisses murailles en pierres brutes, noircies par la fumée et tachées par la pluie. L’œil attristé y suivait les grossiers profils des corniches massives, et les doubles rangées de grilles qui protégeaient les ouvertures béantes des fenêtres sans vitraux. Un porche sombre, avec ses chaînes rouillées et sa lourde porte de fer, un cadran placé au sommet de la muraille comme pour marquer les heures plus lentes de la captivité, complétaient l’impression de mélancolie que le lugubre édifice ne manquait pas de jeter dans l’âme du passant.

La façade occidentale de la sinistre demeure présentait un singulier contraste avec le côté que nous venons de décrire : une triple rangée de colonnes toscanes lui donnait une physionomie sinon gaie, du moins en complet désaccord avec sa destination. Des niches pratiquées dans les entrecolonnements abritaient des statues, et, — trait d’humour essentiellement anglais, — la principale de ces figures de pierre représentait la déesse de la Liberté.

L’intérieur de l’édifice répondait dignement à ses dehors. Ses tristes hôtes étaient répartis, selon les ressources pécuniaires dont ils disposaient, dans trois quartiers différents.

Le côté du maître, the master’s side, renfermait les riches ; le côté commun, the common side, contenait les gueux ; enfin les bâtiments donnant sur la cour des tortures étaient spécialement réservés aux criminels d’État.

Les règlements qui régissaient à cette époque la population de Newgate, étaient loin de présenter la parfaite régularité qu’ils ont acquise depuis, et l’imagination la plus déréglée ne saurait se peindre à elle-même la physionomie de la grande prison vers la fin du règne de Charles II.

Le 30 janvier 1685, vers les deux heures de l’après-midi, dans une salle basse écrasée sous ses voûtes aplaties, et creusée à quatre pieds au-dessous du niveau de la rue, les hôtes des deux sexes parqués dans le common side, se livraient à leurs monstrueux ébats. Ce souterrain, que les geôliers appelaient la loge, et les détenus le dry room, ou le salon, était, à proprement parler, le cabaret, ou mieux encore la cantine des prisonniers pauvres. On y descendait par un étroit escalier qui aboutissait à la salle de pierre, stone hall, ou le parloir commun.

Les êtres immondes qui étaient alors réunis dans l’humide et sombre crypte présentaient je ne sais quel aspect inouï où le fantastique le disputait à la hideur.

Une épaisse et âcre fumée produite par cent pipes vigoureusement aspirées, remplissait l’espace et dérobait de prime-abord, aux regards du nouveau venu, l’étrange spectacle qui l’attendait. Quelques minces chandelles fixées dans l’argile du sol, que les artistes du lieu pétrissaient en chandeliers, et un grand feu de charbon de terre brûlant dans l’âtre, apparaissaient comme des points rouges et sans rayons au milieu de cette absorbante atmosphère. Les chaudes et nauséabondes émanations d’un gin frelaté et d’une bière aigre vous prenaient à la gorge et vous soulevaient le cœur. Le tableau ne laissait rien à désirer : Rembrandt n’eût ajouté aucun effet à cette lumière infernale, et toutes les maladives fantaisies de Goya n’eussent point égalé les folies réalités de ces groupes désordonnés.

Comment retracer l’incroyable diversité des costumes portés par les hôtes de cet enfer bâti par la main des hommes ? Les broderies, le drap fin, les dentelles, les guenilles et les haillons s’y trouvaient confondus et y formaient les contrastes les plus tranchés ; le mendiant vagabond y coudoyait le petit-maître libertin ; la courtisane scandaleusement parée laissait reposer sa tête alourdie par les fumées de l’alcool, sur les genoux de la vieille sybille bohémienne dont le corps décharné et la peau bistrée apparaissaient à travers les trous de son manteau bariolé comme une défroque d’arlequin.

Des cris, des blasphèmes, des déclarations d’un cynisme révoltant, mais du plus pur argot, se croisaient en tous sens et formaient un discordant et impur concert bien digne de l’assourdissant pandémonium.

S’il eût été donné à un observateur de pénétrer dans cet antre, un seul personnage, parmi tous ces misérables irrémédiablement flétris par le vice, aurait excité son attention et éveillé, sinon sa sympathie, au moins sa curiosité.

C’était un jeune homme âgé d’environ vingt-huit ans, à la figure impassible et froide, à la contenance hautaine et fière. Appuyé contre la muraille, il semblait s’être isolé par la pensée du triste milieu où il se trouvait jeté par sa mauvaise destinée.

Ses vêtements de couleur sombre et d’une étoffe grossière contrastaient, par leur propreté, avec les sales guenilles de ses compagnons d’infortune, et dénotaient au moins de sa part une sorte de respect de soi-même.

De temps en temps, un froncement presque imperceptible de ses épais sourcils plissait son front et donnait à sa physionomie l’expression momentanée d’une fureur tout à la fois concentrée et douloureuse. Mais bientôt, soit effort d’une puissante volonté, soit faiblesse ou légèreté de caractère, son visage ne disait plus que la résignation ou l’indifférence.

Les méditations de l’inconnu ne tardèrent pas à être troublées par un incident digne du repaire où il se trouvait. Une femme, l’œil enflammé, les cheveux épars, et portant sur toute sa personne le sceau indélébile de sa honteuse condition, s’avança vers lui d’un pas chancelant, et lui jeta son bras droit autour du col, tandis que de sa main gauche elle portait à ses lèvres un verre rempli de gin :

— Mon beau gentilhomme, lui dit-elle d’une voix rauque et avinée, ton air comme il faut a captivé mon cœur ; viens t’asseoir auprès de moi tu seras mon cavalier.

Joignant l’action à la parole, l’affreuse créature approcha ses lèvres de la joue du jeune homme, mais celui-ci la repoussa avec autant de dégoût que de brutalité, tout en grommelant un énergique juron.

Gorgée de gin et incapable de se soutenir, la misérable perdit l’équilibre et roula lourdement sur le sol.

— À moi ! au secours ! hurla-t-elle d’une voix retentissante, qui domina le bruit de l’orgie.

À ce cri, les prisonniers abandonnèrent leurs places et vinrent entourer l’homme debout et la femme renversée.

— Pourquoi avez-vous frappé Ketly, lâche que vous êtes ? demanda l’un d’eux, enfant de seize à dix-sept ans, déjà abruti par le vice. À genoux, misérable ! à genoux devant ma Ketly ! demande-lui ton pardon et surtout obtiens-le, ou, par la potence du hideux ketch[1], je te plante mon couteau dans la gorge ! <nowiki/

L’inconnu, pour toute réponse, haussa les épaules d’un air de souverain mépris.

Cette pantomime acheva d’exaspérer le jeune bandit.

— Ah ! c’est ainsi que tu rachètes ton crime ? reprit-il avec rage. Que la corde se casse sept fois sous ton poids si je ne t’étrangle sur l’heure !

Reculant alors de deux pas, le hideux adolescent se pelotonna comme un chat-tigre qui prend son élan, et s’élança sur son adversaire.

— Hurrah ! brave Jack ! crièrent à la fois une vingtaine de détenus, ravis de la distraction que leur promettait cette scène de violence.

  1. Le bourreau.