Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/I

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et Albert Longin
L. de Potter (2p. 3-26).

I

La soirée du 1er février 1685 à White-Hall (suite).

Le puritain, ou du moins celui que le roi et Chiffinch avaient continuellement désigné dans leur entretien par ce mot, avait une soixantaine d’années. Sa taille élevée et un peu raide, sa physionomie sérieuse et rigide, ses traits fièrement accentués, ses mouvements sobres, sa démarche ferme et assurée, imprimaient à toute sa personne un cachet de dignité peut-être un peu guindée, mais à coup sûr réelle et de bon aloi.

Quant à sa fille Lucy, c’était une vivante incarnation de l’une de ces vaporeuses ondines chantées par les poètes de la Calédonie. Elle venait d’atteindre sa dix-huitième année. Le reflet de sa longue, épaisse et soyeuse chevelure blonde scintillait aux rayons des bougies comme une nappe de sable d’or au soleil. Les contours arrondis de son corps présentaient une telle perfection, le modelé en était si suave, les lignes si amoureusement onduleuses, que ce merveilleux ensemble échappait à l’analyse. Quand on la regardait, on se sentait involontairement attiré par une grâce souveraine, subjugué par un charme invincible et doux, et l’on se livrait tout entier à sa beauté attractive, à sa sympathique toute-puissance.

Lucy Murray représentait dans toute sa splendeur l’admirable race normande des siècles passés : il était incontestable qu’elle descendait directement des conquérants et des civilisateurs de l’Angleterre. Ses yeux d’un azur éclatant et limpide s’harmonisaient exquisement avec l’éblouissante blancheur de son teint. Son regard tout à la fois calme et profond exprimait la rêverie, le courage et la tendresse ; c’était, en un mot, le type idéal, presque disparu de nos jours, que les artistes anglais s’efforcent en vain de reproduire dans leurs gravures.

Jamais Charles II ne s’était trouvé à même de contempler Lucy de si près ; à peine l’avait-il entrevue à deux reprises éloignées : aussi, le souvenir qu’il en avait conservé, quelque puissant qu’il fût, fit-il place à une admiration pleine d’enivrement. Pour la première fois de sa vie, il comprenait ce qu’est la beauté complète.

— Sir Charles Murray, reprit-il après un assez long silence, car il craignait de laisser deviner, au tremblement de sa voix, le trouble dont il était agité, je vous remercie de votre exactitude, et je vous dois des explications pour la façon insolite dont je vous reçois ce soir à White-Hall.

— Sa Majesté ne doit des explications qu’à son parlement, répondit gravement Murray. Le roi et Sa Majesté la reine, que je n’ai point encore l’honneur de voir ici, ont daigné nous faire appeler ma fille et moi… Nous voici.

Au lieu de répondre directement à Murray, Charles II avança lui-même un fauteuil à la jeune fille en disant :

— Asseyez-vous, miss Murray, je vous prie… La reine, prévenue, se rendra bientôt auprès de nous.

La charmante enfant, qui hésitait, obéit, sur un signe de son père, à l’invitation qui lui était faite.

— Sir Charles Murray, poursuivit le roi, je n’ignore point que vous appartenez à un parti hostile à la couronne…

— Sire, Votre Majesté peut être certaine…

— Ne m’interrompez pas, je vous prie… Je disais donc que vous appartenez à un parti hostile à la couronne. Je me hâte d’ajouter que je préfère de beaucoup votre opposition loyale et sincère au zèle bruyant et intéressé de la plupart de mes dévoués serviteurs. La meilleure preuve de l’estime que je vous porte, c’est que je vous ai mandé auprès de ma personne pour me rendre un service, et un service auquel j’attache la plus grande importance… L’on fait grand bruit en ce moment de la mort misérable du vieux pasteur dissident William Jenkyn, et l’on ose même m’accuser d’en être l’auteur. Toutes ces calomnies, qui ne peuvent aboutir à rien de bon pour votre parti, commencent à me fatiguer, et je suis résolu d’y mettre un terme. Cependant, comme il me répugne de sévir contre des fanatiques de bonne foi, je veux, avant d’en venir aux moyens extrêmes, employer la persuasion et la douceur. Je n’ignore pas de quelle autorité jouit votre voix parmi vos amis politiques. J’ai jeté les yeux sur vous, Murray, pour m’aider à rappeler à la raison et à ramener dans le sentier du devoir des sujets plus égarés encore que coupables. J’ajoute, — et ceci de vous à moi et seulement afin de mettre votre conscience en repos, — que j’ignorais l’incarcération de William Jenkyn. Soyez persuadé que si j’avais connu l’honorable misère de ce pauvre et honnête fou, je me serais empressé d’y mettre un terme.

— Sire, répondit Murray d’une voix calme, je n’hésiterais pas à sacrifier ma vie pour le service du roi, mais je puis lui sacrifier mon honneur. Je partage toutes les opinions de ceux que Votre Majesté appelle des fanatiques, et William Jenkyn est à mes yeux, non pas un fou, mais un saint martyr. Il m’est donc impossible, malgré mon vif désir d’être agréable à Votre Majesté, d’accepter la mission pour laquelle elle avait songé à moi.

Charles II ne parut nullement choqué de cette réponse si catégorique. Tandis que Murray la faisait, le roi était occupé à regarder tendrement Lucy, qui, elle, semblait fière et radieuse du courage de son père.

— Murray, dit le prince, je n’accepte pas votre refus… Nous reprendrons bientôt cette conversation, demain ou après-demain, si vous le voulez bien, et j’espère que les raisons que je vous donnerai sauront vous convaincre… Ce soir, je me sens tout souffrant ; vous viendriez trop facilement à bout de moi.

En ce moment, une porte s’ouvrit doucement, et Chiffinch s’avançant vers le roi :

— Sire, lui dit-il, Sa Majesté la reine vous prie, vous et vos honorables visiteurs, d’agréer les vifs regrets qu’elle éprouve de ne pouvoir se rendre aujourd’hui auprès de Votre Majesté. Elle prie sir Charles Murray et sa fille de vouloir bien remettre l’entrevue à demain ; elle les fera prévenir de l’heure choisie.

— À demain donc, mon cher Murray, et vous aussi, Lucy, dit le roi avec un affable sourire, à demain… Mais permettez-moi dès aujourd’hui, miss, en considération de mon estime toute particulière pour votre père, permettez-moi de vous offrir ce souvenir.

Charles II, en parlant ainsi, prit un riche collier de diamants, déposé à l’avance sur une table, et le passa au col de la jeune fille rougissante.

— Et à présent, Chiffinch, ajouta le roi, reconduisez sir Charles Murray et miss Lucy. À demain, Murray, à demain ; n’est-ce pas, Lucy ?

— Et Charles II leur fit, tandis qu’ils se retiraient, un gracieux salut de la main.

Le page revint cinq minutes après :

— Eh bien, Sire, dit-il, Votre Majesté désire-t-elle que j’introduise à présent ma perfection ?

— Quelle perfection, Chiffinch ?

— Celle que j’ai rencontrée devant Newgate et qui se morfond en ce moment devant la porte de White-Hall.

— Miss Murray n’a point son égale en beauté et en grâce, dit Charles II pensif ; l’impression qu’elle a produite sur moi est tellement forte et profonde que j’en suis à me demander si cette jeune fille ne repoussera pas mes avances !… N’importe, va toujours chercher ta merveille ; je ne serai pas fâché d’établir entre elle et Lucy une comparaison… Ah ! mais à propos, cette Suzanne est-elle brune ou blonde ?

— Elle est brune, Sire.

— Très bien ! Je l’aimerai les jours où je serai en froid avec Lucy… Va, dépêche-toi, Chiffinch… Je ne suis pas du tout bien ce soir… Je me coucherai de bonne heure.

Le premier page de Sa Majesté ne se fit pas répéter deux fois cet ondre ; il disparut avec un empressement qui prouvait combien il lui était agréable de l’accomplir. Chiffinch, en effet, songeait que si une créature comme Suzanne arrivait à la faveur royale, lui, Chiffinch, qui l’aurait produite, pour ainsi dire inventée, retirerait d’honnêtes bénéfices du triomphe de la belle. Avec Murray, au contraire, le page favori du roi comprenait qu’il serait négligé, dédaigné.

— Si je ne me trompe, se disait-il, cette Suzanne mystérieuse est douée d’un esprit altier et dominateur, qui s’ignore peut-être encore lui-même, mais qui ne demande qu’à se développer ; cet esprit, je saurais bien, parbleu ! le rendre pervers… Miss Murray, comme la plupart des blondes, tombera dans la fadeur du sentiment, dans les larmes, dans le repentir… Courons chercher mon adorable démon !

Combien Chiffinch était loin de se douter alors des évènements qui s’étaient passés depuis près d’une heure qu’il avait quitté Suzanne !

Dès que son conducteur se fut éloigné après lui avoir recommandé de l’attendre quelque longue que dût être son absence, Suzanne s’était mêlée à la foule.

Le spectacle animé et bruyant qu’elle avait devant les yeux, et qu’elle voyait au reste pour la première fois, n’avait pu captiver son attention. Son regard avidement fixé sur la porte d’honneur guettait le retour de Chiffinch.

— Ô mon Dieu ! murmurait-elle, achevez votre miracle !… Si cet homme s’était vanté auprès de moi d’un crédit qu’il ne possède pas ? S’il lui était impossible de me faire arriver jusqu’au roi ?… Oh ! cette pensée me rend folie de terreur ! Non, non, cet homme ne m’a pas trompée… J’ai vu tout de suite qu’il me disait la vérité… Et Puis, quel intérêt avait-il à se jouer de ma crédulité ? Quel profit lui vaudrait son mensonge ?… Oui, oui, il reviendra !

Cependant, quand une demi-heure se fut coulée, l’inquiétude de la pauvre enfant grandit outre mesure ; il lui sembla qu’elle attendait depuis un jour entier ; elle commença à perdre tout espoir.

À chaque instant il lui prenait envie de se précipiter à la suite d’une voiture, de pénétrer ainsi dans la cour de White-Hall, puis, guidée par les invités, de s’élancer dans la salle du trône, et de tomber aux genoux du roi en criant : Grâce !

Soudain, du sein de la foule s’éleva un si formidable grognement, que Suzanne, malgré son anxiété, ne put s’empêcher d’y prendre garde. Elle interrogea une pauvre femme du peuple placée auprès d’elle.

— Ma belle enfant, lui répondit cette femme je vois que vous n’êtes pas de Londres, car si vous connaissiez les usages de la capitale, vous ne m’adresseriez pas une semblable question… Chaque réception qui a lieu à White-Hall sert aux bourgeois à montrer aux grands officiers Li de la couronne comment nous apprécions leur conduite : le lord populaire est applaudi, le ministre détesté est sifflé…

— Je vous remercie, madame. Je comprends : c’est un ministre qui va passer…

— Un ministre, pauvre innocente enfant ! ah ! que non ! c’est le bourreau.

— Le bourreau qui se rend à la cour ?

— Ai-je dit le bourreau ? reprit la femme avec véhémence. Je me suis trompée alors… cet homme n’est pas le bourreau, non… Le bourreau, lui, quand il frappe, remplit son office sans haine, sans colère quelquefois même avec ennui… il gagne son pain ! Mais cet homme dont la voiture s’avance là, tout doucement, devant nous, au milieu de la multitude dont les imprécations doivent le remplir de joie, car elles lui rappellent combien il fait verser de larmes ; cet homme, lui, ne tue point par métier, par devoir ; il tue pour le plaisir de tuer, pour voir couler le sang, pour faire souffrir… Ce monstre plus féroce qu’un tigre, cet infâme, ce vampire, c’est le grand juge au banc du roi, c’est Jefferies !

Au nom de Jefferies, Suzanne tressaillit de tous ses membres ; une lueur d’égarement brilla dans ses yeux.

— Jefferies ! répéta-t-elle machinalement et sans savoir que ses lèvres prononçaient ces syllabes abhorrées ; Jefferies ! oui c’est un avertissement du ciel !… Attendre, attendre encore… toujours attendre… c’est la mort ! Allons, du courage ! Mon Dieu, soutenez mes forces, protégez-moi !

Suzanne, tout en murmurant ces phrases entrecoupées, s’était glissée à travers la foule dans la direction de la porte d’honneur du palais. La première personne que le grand juge aperçut en mettant pied à terre fut la jeune fille qui, pâle, immobile, le sein violemment agité, se tenait contre le marchepied du carrosse.

Le visage de la malheureuse enfant portait une telle expression de souffrance, de désespoir, qui Jefferies ne put s’empêcher de la considérer avec une certaine attention. Cet examen, loin d’éveiller en lui quelque sentiment de compassion, ne fit que l’irriter.

— Arrière, mendiante ! cria-t-il en la repoussant de la main.

À ce contact, Suzanne poussa un cri d’effroi ; mais surmontant, aussitôt, par un suprême effort de sa volonté le dégoût et la crainte qui paralysaient ses mouvements elle tomba aux genoux de Jefferies, et tendant vers lui ses mains suppliantes :

— Grâce, grâce pour mon frère innocent que l’on doit tuer demain ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, — grâce, mylord, grâce pour le malheureux Fitzgerald !