Le Tour de Belle-Isle

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Le Tour de Belle-Isle
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Le tour de Belle-Isle


Première Journée

Du Palais à Locmaria


Faire le tour de Belle-Isle avait toujours été mon rêve. Mais pour cette promenade pédestre de 80 kilomètres, je désirais trouver un compagnon qui pût me prêter aide et assistance dans les passages périlleux, et dont l’âme fût en communion d’idées avec la mienne. Aussi, dès que cette bonne fortune m’eùt été donnée, je m’empressai de mettre mon projet à exécution.

Et ce voyage nous a laissé une impression de jouissances tellement intense, que je veux le transcrire, afin d’en conserver un souvenir plus vivace encore.

Par une radieuse matinée de juillet, nous partons du Palais, mon mari et moi, emportant les éléments du déjeuner froid que nous prendrions en route et les objets nécessaires à la toilette, puisqu’il nous fallait au moins quatre jours, sans retour at home, pour faire notre excursion.

Une brise fraîche soufflait de l’est et nous tempérait l’ardeur des rayons solaires, déjà brûlants à huit heures du matin.

La rade est bien jolie avec sa mer d’un bleu intense que sillonnent gracieusement toutes ces barques de pêche aux voiles blanches ou pourpres. Un grand vapeur y laisse traîner sa fumée grise. Des mouettes s’y jouent.

Nous longeons tout d’abord la plage familiale de Ramonette, dont les cabines s’abritent sous les tamaris et les peupliers de son petit val, et nous montons la côte qui conduit au fort du même nom, au pied duquel on aperçoit la grève des Armelles, à l’escalier en zic-zac bordé par les "berces aux blanches ombelles.

Le sentier qui côtoie la falaise nous mène au port Guen, puis à la Belle-Fontaine, vaste source retenue dans un bassin par les ordres de Vauban, pour alimenter les vaisseaux de guerre de son eau pure. Une aiguille rocheuse se dresse en face de l’aiguade, toute entourbillonnée d’hirondelles.

Bordardoué — port de Dieu — nous apparaît avec sa plage blonde, au sable fin, ses dunes verdoyantes et fleuries où croit le dianthus gallicus, ce petit œillet d’un lilas rosé, à la suave senteur. Une belle grotte tapissée d’asplenium marinum termine la grève.

Le Gros Rocher s’avance dans la mer avec les ruines de son petit fort. En face est la batterie nouvelle et ses canons, tristes engins de la paix armée.

Puis c’est le port York et la pointe pittoresque du Bugull aux beaux rochers, dont le fort a été transformé en une habitation de plaisance. Une lande aux jolies bruyères conduit à l’extrémité du promontoire où se voient quelques pans des murs d’un fortin élevé sous Vauban. De grands tamaris les enlacent.

Trois belles grottes s’ouvrent sous les roches avancées du Bugull ; l’une d’elles, aux tons ardoisés, est tout enguirlandée d’asplenium marinum. La principale est une véritable grotte de féerie avec ses rochers marbrés de rouge et de vert.

On entrevoit à travers les moissons jaunissantes les villages aux blanches maisonnettes de Bordardoué, Kervignec, Arno, dont l’agreste vallon, où s’abrite l’osmonde, cette fougère royale, descend à la plage splendide des Grands Sables.

C’est là que nous déjeûnons gaîment, après un bain rafraîchissant dans une eau limpide, à peine ridée par la brise du large.

Cette halte nous ayant reposés, nous pouvons consacrer quelques instants à la science aimable, j’ai nommé la botanique. Cette station est remarquable par les plantes rares qu’on y trouve : diotis candidissima, ophrys apifera, butomus umbellatus, alisma plantago, scilla maritima, sans oublier l’origanum vulgare ou marjolaine, que les pêcheurs insulaires appellent si joliment le pleuric. Ce précieux condiment est employé pour parfumer la cotriade chère aux marins, mélange de poissons cuits à l’eau et fortement poivrés.

Les algues marines foisonnent sur toute cette côte, toutes plus charmantes et plus fines les unes que les autres : les plocamium coccineum et vulgare, d’un rose corail, la padina pavonia aux nuances de vert de gris, les halymenia de tous les tons rouges, les ulva aux teintes vertes, les porphyra d’un violet intense, les laurencia aux riches broderies passant du rose au vert brun.

La vue est superbe de la falaise : Houat et Hoedic, les deux îlettes, se profilent devant nous dans un lointain bleuâtre ; à gauche le Bugull et ses rochers troués ; à droite, perché au sommet de la dune, Samzum, village archaïque, aux maisons ambiguës, aux coins moyenageux, dont les vieux murs croûlants retiennent des ormeaux centenaires, sous lesquels croissent en liberté toutes les frêles plantes de la nature. Une fontaine s’abrite sous les arbres, nous y puisons et buvons avec délice son eau cristalline.

Puis c’est La Biche et son fort déclassé, oasis de verdure, réjouissante sur ce point dénudé où les ajoncs mêmes se font rares. C’est pourquoi les paysans y utilisent les fientes d’animaux en guise de combustible.

Une brave femme se livre à cette besogne sur les hauteurs de Kerdonis ; elle y pétrit ce qu’elle nomme des bouses avec des débris de paille et de l’eau. Et sur cette remarque qu’elle ferait mieux d’utiliser ce produit comme fumier et d’acheter du bois ou du charbon :

— Que voulez-vous, répond-elle, la lande manque ici, et nous avons l’habitude de nous servir de bouses pour faire cuire nos aliments. Il faudrait débourser pour acheter du bois.

Il nous aurait fallu trop de temps pour lui faire comprendre que ce fumier perdu lui coûte deux fois le prix d’un autre combustible.

La côte est couverte de maigres chardons rongés par les limaçons ; ils s’y suspendent par grappes. Un câble télégraphique atterrit dans une petite anse.

La marche est difficile sur cette herbe glissante qui tapisse la falaise. Je regrette de n’avoir pas mon alpenstock. Mais j’ai tenu à me préserver des rayons de soleil à l’aide d’une ombrelle qui me protège en même temps du vent assez violent sur ces hauteurs. Si je recommençais un jour mon excursion, je me contenterais d’un canotier simplement entouré d’un voile épais qui le maintiendrait et isolerait assez le visage des rayons solaires pour éviter d’en être incommodé.

Un fort abandonné se dresse à la pointe de Kerdonis, en face du petit phare qui sort de la maison du gardien comme un blanc minaret.

Le panorama est splendide ! On entrevoit Le Palais au fond et toute sa côte élégamment découpée à droite et à gauche.

Un jeune couple de Kerdonis, dont le bébé a les yeux et les cheveux d’un chérubin, nous donne une bonne tasse de lait crêmeux en nous souhaitant courage et joie.

Nous descendons vers Port-Andro, à la grève superbe, au joli vallon frais de Bord-er-Houat. C’est à la pointe où se trouve le rocher nommé le Nez-du-Chien que les Anglais débarquèrent en 1761. Ils s’emparèrent de l’île, mal défendue, après une courte lutte sur la hauteur appelée Champ-de-Carnage. Ils en restèrent deux ans les maîtres ; Belle-Isle ne fut rendue à la France que par le traité de Paris ; on l’échangea contre Minorque.

Les rochers d’Andro sont pittoresquement dispersés et affectent des formes variées, un entre autres a l’aspect d’une dame couronnée à la longue traîne, dans laquelle on veut voir la feue reine Victoria.

Nous nous arrêtons quelques instants sur ce sable, où s’imprimèrent les pieds des soldats anglais ! Et nous y rêvons en regardant la mer qui redit aux rochers son éternel chant, sans s’inquiéter des querelles des hommes pour qui la vie est si brève pourtant !

La côte d’Andro à Locmaria est farouche, inaccessible sur bien des points, excepté pour les pêcheurs et les douaniers. Nous montons des coteaux sans nombre, nous les descendons, traversant parfois les champs de blé dont les épis s’inclinent sous la brise.

Après une marche assez pénible, par suite de ces écarts des sentiers tracés, nous atteignons Port-Maria, petite anse fermée d’une digue où s’abritent quelques bateaux de pêche. Un ancien fortin en garde l’entrée. Une grotte assez restreinte se voit à gauche du port, mais de jolis capillaires y laissent pendre leurs fines feuilles d’un vert mousse qui tremblent sur un long pied noir : c’est l’adiantum capillus veneris, ou chevelure de Vénus.

Par une route agreste, aux fossés émaillés de fougères et de cresson, nous montons vers le bourg de Locmaria, dont l’église, au clocher modeste, est bâtie sur une petite place plantée de tilleuls au pénétrant parfum. Un tableau digne d’intérêt se trouve dans le chœur du temple, il est trop tard pour l’aller admirer. Nous avons hâte de nous reposer au gîte et de réparer les fatigues de la journée par un bon repas : il est huit heures du soir.

Nous descendons chez Mme Samzum, aimable hôtesse qui porte la coiffe pointue de l’île.

Après une petite promenade au clair de la lune par les rues étroites et tortueuses, aux touffes d’herbe étoilées de vers luisants, nous regagnons notre chambre afin d’y goûter un bienfaisant sommeil.


Deuxième Journée

De la pointe d’Arzic à Kervilaouen


Elle fut fatigante au possible, cette journée, mais que de merveilles se dressèrent devant nos yeux ravis ! C’est la vraie côte sauvage que nous avons à parcourir ; elle commence à la pointe d’Arzic pour se terminer à celle des Poulains. Et toute cette partie de l’île est vraiment grandiose. Les falaises sont d’une élévation à vous donner le vertige ; les rochers qui les bordent affectent des formes étranges : animaux antédiluviens, personnages grotesques, monuments empreints d’une véritable grandeur.

Après un excellent chocolat et un au revoir à nos hôtes de quelques heures, nous repartons vers sept heures, en passant par l’église, afin d’admirer cette Vierge au doux visage qui nous présente son Jésus avec de fines mains aux longs doigts fuselés. Le curé, du bourg, qui se trouve dans le chœur, veut bien nous donner quelques explications sur ce tableau de l’École espagnole. Il aurait été rapporté de l’exil, après la Révolution, par le recteur de l’époque qui l’offrit à l’église, ainsi qu’un second tout aussi gracieux, qui représente une Vierge en prières.

Des statuts de saints enluminées se voient çà et là, entre autres celle de saint Marc, le pourfendeur de dragons. D’après la légende, il sauva Locmaria d’un monstre ayant pour demeure la grotte qui porte son nom. Cette hydre n’en sortait que pour semer la terreur et la mort. Saint Marc la combattit, la vainquit et s’envola vers le ciel, en laissant sur le roc l’empreinte du pied de son coursier céleste. En commémoration de ce fait merveilleux, une procession a lieu dans l’ile le jour de la Saint-Marc.

Un dragon monstrueux avait été placé aux côtés du saint, mais son terrible mufle impressionnant les femmes nerveuses, il en résultait parfois des enfants à la bouche convulsée on dut le faire disparaître.

Une fontaine miraculeuse est édifiée sur la petite place aux tilleuls en quinconce ; elle est dédiée à la Vierge, dont on voit la statuette au-dessus de la porte ; son eau est souveraine, paraît-il, contre les maux d’yeux.

Nous arrivons au port Blanc, où s’abrite le bateau de sauvetage. C’est à la suite d’un drame poignant qu’il fut placé.

De valeureux marins trouvèrent la mort en voulant sauver un brick en perdition ; ils étaient tous mariés et laissaient sept veuves et vingt-trois orphelins. Ils moururent sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants, avec la bénédiction du recteur qui, revêtu de son surplis, étendit les bras vers eux pour leur donner l’absolution suprême.

S’ils avaient monté, en effet, une barque solide et insubmersible, ils auraient pu vaincre les vagues affolées.

Le vallon qui se déroule à la suite du port est verdoyant et riche en plantes. Nous n’avons pas le temps de les examiner bien attentivement ; nous constatons la présence du scolymus hispanicus, cette belle épine jaune d’Espagne, dont la racine peut se manger en guise de scorsonère, et de la charmante marjolaine qui nous accompagnera pendant toute notre excursion.

Un sémaphore s’élève sur la pointe d’Arzic ; nous y grimpons par un chemin de chèvre et nous commençons à admirer ces falaises de quarante mètres de haut, ces rochers fantastiques, ces récifs dangereux, en suivant des sentiers aussi étroits parfois qu’un ruban de ceinture. Il faut fermer les yeux quand ils contournent l’abîme de trop près, car les vagues qui assaillent les rocs nous attireraient vers elles comme ces ondines au chant berceur.

Dans la baie du Squel, les rochers, les plus divers s’échelonnent en des poses de cauchemar. C’est le Pylor aux différentes attitudes, tantôt grimaçant, tantôt persifleur ; le gigantesque chameau qui semble crier sa peine au ciel ; le lion dont la crinière s’échevèle sous les assauts des lames… Et des piliers immenses, des grottes profondes où des monstres marins ont peut-être leur demeure.

Cet aspect de la côte du Squel est d’une sévérité qui parfois vous terrifie.

Et cependant les moissons déjà blondes s’étendent jusqu’à la mer dont la brise fait onduler les beaux épis avec un bruit de soie froissée. Une claire fontaine jaillit d’une roche enguirlandée de lierre et un bassin naturel reçoit son eau pure où se mirent le ciel et les alouettes du rivage. C’est un contraste charmant avec les beautés sombres des rocs.

Et la côte se continue, toujours superbe, mais souvent dangereuse dans ces sentiers suspendus sur l’abîme qu’il nous faut parcourir, et nous désespérons d’en jamais voir la fin. Nous devons descendre et monter constamment ; les vallées abondent, séparées par des coteaux parfois assez élevés. Dans une petite ravine, des chèvre-feuilles roses exhalent leur senteur de miel qu’il serait doux de faire la sieste parmi ces fleurs ! Mais il nous faut continuer la route, l’étape est encore loin et l’heure s’avance.

Nous croyons apercevoir enfin la pointe Saint-Marc où nous pourrons nous reposer — il est bientôt midi — et nous escaladons un coteau abrupt avec des forces nouvelles.

Le soleil darde de tous ses rayons, mon visage en est atteint malgré l’ombrelle. Je me décide à me déguiser en Pierrette avec une forte couche de poudre de riz qui atténuera peut-être l’effet de ces rayons brûlants.

Un bruit singulier attire notre attention. Sur le plateau, deux hommes apparaissent : le premier frappe en cadence ses sabots l’un contre l’autre, le second en fait autant à l’aide de faucilles.

— Que font-ils ? questionne Pierre.

Je réfléchis.

— Ils rassemblent des abeilles sans doute.

Je les interpelle ; j’ai bien deviné. Des abeilles affolées tourbillonnent au-dessus de nous, jetant une note d’or dans l’azur. Nous conservons le plus grand calme en traversant la meute ailée pour en éviter les dangereuses piqûres.

Je demande à ces hommes le nom de la pointe qui se profile à l’horizon.

— C’est celle de Pouldon, me répond l’un d’eux.

Je faillis me laisser choir sur l’herbe tant ma déception fut grande. Malgré les splendeurs qui m’entourent, je voudrais bien gagner la plage hospitalière afin de m’y reposer en déjeunant ; mes jambes sont lasses et mon estomac crie famine. Et combien de côtes à descendre et à remonter !…

Mais le spectacle est si beau que je me reprends à admirer encore, et je continue vaillamment ma route.

Après une descente pénible, nous nous arrêtons un instant pour nous réconforter. Nous mangeons du chocolat en l’arrosant parcimonieusement d’un peu de vin blanc ; les villages sont loin, et nulle source ne bruit aux environs.

Des corneilles choucas, aux becs et aux pattes rouges, caquettent sur les rochers ; elles fuient à notre approche de toutes leurs ailes frangées d’un noir brillant. Un goëland, blessé sans doute, nous regarde, mélancolique ; il nous quitte bientôt en se traînant. Cette vue m’attriste.

Ce goëland me rappelle celui de Barbey d’Aurevilly. « ce farouche reclus enfermé dans une cour aux quatre angles de pierre ». Je ne comprends les oiseaux que volant en plein ciel.

Nous remontons. Dans la falaise, un moine s’incruste, un livre à la main, encapuchonné comme celui de la légende. Il impressionne.

Le sentier herbu est glissant, mon pied trébuche. Ah ! si j’allais tomber dans cette onde qui s’agite parmi tous ces rocs ! Soutenue par mon compagnon attentif, je recouvre mon assurance.

Une nouvelle frayeur. Un chameau monstrueux est là, croupi ; il semble vouloir boire toute l’eau de la mer. Ce n’est qu’un gigantesque rocher. Mais cet animal qu’il représente paraît tellement vivant, si noir dans cette nappe bleue ! Pierre lui-même a failli s’y tromper.

Enfin, voici la pointe de Pouldon, et nous atteignons bientôt sa jolie grève au sable fin. Sur la mer calme, d’un vert transparent, des barques se balancent mollement ; elles sont peintes des plus vives couleurs, et quand leurs voiles blanches se gonflent sous la brise, elles doivent ressembler à de beaux oiseaux des îles. Des pêcheurs fouillent le sable, sans doute pour y chercher ces vers indispensables à la pêche à la ligne qu’ils pratiquent autant que celle au filet.

Dans une excavation verte et fleurie, une petite source, cachée sous les herbes, coule en un mince filet du grand rocher noir. Nous nous reposons un instant à son ombre fraîche, et nous buvons voluptueusement cette eau pure.

Des falaises et des rocs nombreux se dressent encore. Ah ! toutes ces têtes aux yeux caves, au rictus sarcastique ! C’est l’ossuaire de Palerme, si bien décrit par Gaston Vuillier. J’en détourne mon visage terrifié.

Cet immense rocher, qui a l’attitude d’un mastodonte, indique cette grotte fameuse de la légende : j’ai nommé Saint-Marc. Son antre noir nous apparaît de la hauteur ainsi qu’une caverne sans fond.

Nous sommes trop fatigués pour y descendre aujourd’hui. Car je l’ai visitée, cette grotte obscure comme un repaire de sorcière ; j’ai eu la témérité d’opérer cette descente à pic sur l’abîme, de me traîner ensuite sur les genoux dans son tunnel étroit, pour me relever enfin dans la nuit. Un frisson vous secoue. Quel animal immonde vit dans ces ténèbres, attendant une proie ! Une lumière démontre bientôt la folie de cette vision, mais elle a été assez vive pour que l’impression s’en prolonge, même après la sortie de ce lieu hanté par le souvenir du terrible dragon.

C’est un cirque de dunes aux plantes aromatiques qui exhalent tous leurs parfums sous le pied qui les foule, et une mignonne plage nous invitant au bain. Malgré la faim qui nous talonne — il est une heure et demie — nous nous plongeons, avec une jouissance sans égale, dans cette onde cristalline, et nous nous y prélassons sans autre souci.

Le déjeûner est exquis après cet apéritif doublé de cette longue marche, si pénible parfois. Une sieste sur le sable doux nous rend toutes nos forces, et c’est avec une nouvelle ardeur que nous reprenons notre route en traversant le port Herlin. Il est bien charmant, avec sa grotte fraîche d’un abord facile et son ombreuse vallée où ruminent de belles vaches.

Mais notre fatigue a été trop grande, et c’est péniblement que nous gravissons tous ces coteaux qui se succèdent sans trêve.

Des champs de blé et d’avoine se trouvent là encore si près de la falaise qu’il nous faut entrer dans le sillon pour nous écarter un peu de l’abîme.

Et ce n’est pas tout : la soif nous dévore. Nous n’avons plus de vin. Après bien des recherches, nous trouvons une petite mare qui se cache sous les lianes, à peine suffisante pour abreuver le merle qui fuit à notre approche ; mais son eau est renouvelée à chaque seconde par une goutte qui tombe du rocher. Nous nous empressons de nous y désaltérer et d’y remplir notre flacon.

Nous y mouillons aussi nos chaussures, afin de les rendre moins glissantes sur ces herbes desséchées qui empiètent même sur les sentiers.

Nous regrettons de n’avoir pas emporté quelques citrons, ils eussent calmé notre soif et purifié cette eau prise à tout hasard.

Un peu reposés par ces libations monastiques, nous continuons.

Un merveilleux panorama s’étale à nos côtés. C’est la pointe de Pouldon dans une brume opaline, c’est celle de Saint-Marc avec le mastodonte qui garde l’entrée de la grotte, puis les rochers plus rapprochés d’Herlin, enfin l’île de Bangor. Elle nous apparaît comme un gigantesque vaisseau ayant un mage au bonnet magistral à la proue.

Et la mer s’étale à l’infini, toujours bleue, toujours murmurante : elle caresse aujourd’hui ces rochers qu’elle escalade si souvent en furie en les couvrant de son écume neigeuse.

Kérel nous offre une belle grève aux dunes fleuries, aux coteaux précieux par la présence de l’isœtes hystrix, cette plante rare de l’île. Deux vallées s’y bifurquent. Au-dessus de l’une d’elles, deux maisonnettes blanches sont blotties dans les tamaris, ces délicieux arbustes au feuillage léger qui balancent leurs fines aigrettes de fleurs roses sur les côtes les plus escarpées.

Mais pour contourner cette grève, il nous faut suivre un sentier étroit plongeant sur la falaise, assez élevée par endroit. Or, elle est minée sur certains points, cette falaise, et sous les lierres qui le bordent, ce sentier peut nous conduire à l’abîme. Heureusement que je ne me doute pas du danger ; je continue à m’avancer gaîment parmi les marguerites, les troènes, les scabieuses. Je frémis d’effroi lorsque mon mari me fait remarquer de l’autre versant le danger couru.

Une pointe s’avance. Serait-ce celle du Talus qui, avec Goul’Phar, doit limiter notre excursion du jour ? Nous interrogeons un vieux paysan couché sur la mousse, et sa réponse nous décourage. Ce rocher avancé est celui de Bornord ; il nous faudrait encore deux heures de marche pour atteindre Kervilaouen par la côte.

Nous nous décidons à prendre à travers champs, nous réservant de revenir sur nos pas, demain, dès l’aube. En passant nous admirons une roche représentant une belle tête pensive que nous nommons Dante.

Nous sommes exténués, et c’est avec un plaisir infini que nous nous asseyons un moment chez une brave femme d’un village voisin, en buvant avec non moins de plaisir une tasse de lait au petit goût aigrelet qui nous désaltère complètement.

Une demi-heure nous suffira pour arriver à Kervilaouen par un petit pieton qui court à travers les avoines. et que nous enseigne très aimablement une grande jeune fille à la coiffe de blanche mousseline, au fichu d’un bleu pâle s’ouvrant en cœur sur une guimpe de tulle brodé. Elle est charmante avec ses yeux clairs, d’un vert changeant, et ses cheveux sombres. Du reste, toutes les femmes de l’ile portent très bien ce costume seyant à la coiffure moyenageuse.

Le joli clocher de Bangor s’élève là-bas au milieu des maisons qui se pressent autour de lui comme pour implorer sa protection. Ses cloches sonnent l’Angelus, dont le chant s’égrène dans l’air pur du soir aussi doux qu’une harpe éolienne.

Le grand Phare se dessine, majestueux, c’est l’espoir. Et, réconfortés, nous pressons notre pas parmi les bruyères roses de la lande pour gagner la maison des dames Laleouse, où nous attend un sympathique accueil.

Kervilaouen est un gentil village au grand puits biblique que les rayons du Phare éclairent chaque nuit. Accoudés à notre fenêtre, nous les suivons bientôt de nos yeux étonnés, ces rayons, qui semblent prendre toutes les lumières des maisons pour les entraîner dans leur course sans trève à travers l’espace. Car, dans cette île bénie, point n’est besoin de fermer les volets ; je doute même que les portes soient closes au verrou.

Et je me murmure ces paroles de l’Évangéline de Longfellow, le grand poète américain : « Ils n’avaient ni verrous à leurs portes, ni volets à leurs fenêtres, ces fermiers acadiens, leurs maisons étaient ouvertes comme leurs cœurs… »

Qui, ces Bellilois sont bien les descendants de ces Acadiens aux âmes loyales, aux cœurs charitables et patriotes, qui préférèrent l’exil à la trahison.

Après un dîner substantiel, nous reposons délicieusement dans une chambre fraîchement blanchie à la chaux, dont les draps fleurent bon la lavande.


Troisième Journée

Du Talus à l’Apothicairerie


Nous nous levons dès l’aurore, afin de profiter de la fraîcheur du matin pour continuer notre route. Le vent souffle plus violemment aujourd’hui, des nuages s’amoncèlent au levant : est-ce un changement de temps ? Je regarde le ciel avec angoisse. Que devenir dans ces déserts si la pluie nous y flagelle !

Mais notre chocolat savouré, nos préparatifs terminés, le ciel veut bien nous sourire encore. Les nuées noires se sont à peu près dissipées, et si le soleil est voilé par moment, il nous montrera le paysage sous un tout autre aspect.

Courageusement, nous revenons sur nos pas, ne voulant laisser inexplorée aucune partie de l’île, et nous nous dirigeons vers le Talus. Un sémaphore domine la mer, avec son grand mât pour les signaux aux navires qui passent.

Cette pointe du Talus est argileuse, éboulée aussi en bien des endroits. Les falaises tombent à pic sur l’Océan, qui se moire de vert sombre sous ce ciel nébuleux.

Les rochers affectent toujours des formes étranges et certains présentent toutes les nuances de l’arc-en-ciel, comme si un peintre géant les eût pris pour palette. De nombreuses mouettes aux ailes blanches, des goëlands gris tourbillonnent autour des récifs avec des cris stridents.

De grandes masses rocheuses se sont séparées violemment de la côte ; elles portent encore sur leur sommet une herbe fine parsemée de crithmum maritimum ou cassepierre.

Le sol est dénudé, pierreux ; seules quelques touffes de statice y jettent la douceur de leurs fleurs d’un lilas rosé.

Un grand cirque de rochers en pleine eau, c’est Domois, avec son Pylor aussi excentrique que celui du Squel. Une magnifique roche percée à triple base les domine. Une grotte s’y cache, remarquable par un couloir de cinquante mètres environ, qui conduit à une large excavation. On ne peut la visiter qu’au reflux d’une grande marée.

La baie de Goul’Phar est ravissante sous le soleil, qui s’est enfin débarrassé de ses nuages et fait étinceler toutes les vaguettes soulevées par la brise du matin. Des sentiers multiples, des escaliers aux marches creusées dans le roc sillonnent les coteaux. On voit que le port de Goul’Phar est hospitalier aux barques de pêche. Il s’avance profondément dans les terres, entre des rochers sombres, qui se reflètent dans l’onde limpide.

Une riante villa s’élève sur la colline, face à la mer. Des tamaris, de beaux sapins l’ombragent. Et c’est charmant de voir cette verdure si près de cette côte sauvage.

Ici, les principaux rochers sont en pleine eau, formant une chaîne superbe, aux tons variés, selon que la lumière les frappe. La falaise est fouillée comme un vieux bois sculpté rongé par le temps ; on dirait vraiment parfois, tant elle est mouvementée, une suite de vagues pétrifiées en leur échevèlement.

Une maisonnette se voit sur la dune ; elle abrite la trompe avertisseuse, ou sirène, qui provient du grand phare. Lorsqu’une brume intense empêche la vue de la tour ou de ses rayons, cette sirène émet des sons perçants qui éveillent l’attention des marins.

Quels splendides rochers s’échelonnent encore dans ces parages ! Deux, entre autres, ont des attitudes bien faites pour impressionner. L’un, immense, a un port hautain, immuable comme le destin ; le second paraît le supplier, et il est navrant dans sa pose humiliée. Les autres semblent les contempler, indifférents à leur dédain ou à leur angoisse.

Et la mer les enlace tous, tantôt câline et charmeuse, avec sa voix d’ondine, sa robe ondoyante et bleue, tantôt verte et écumeuse, grondant de toutes ses vagues qui tentent de les submerger.

C’est un paysage de rêve que celui-là ! Que le soleil l’éclaire dans un rayonnant azur, ou qu’une douce lumière y tombe d’un ciel gris, que la mer y sommeille ou qu’elle y rugisse, il est toujours beau, toujours impressionnant, surtout lorsque l’astre du jour à son déclin y laisse traîner toutes les franges de son manteau d’or.

La grotte du port Coton, qui suit cette chaîne grandiose de rochers et de falaises, est située à l’entrée d’une petite anse. En face, un vallon se dessine avec ses ruisselets jaseurs qui alimentent des lavoirs, où de jeunes villageoises battent gaiement leur linge en éclaboussant d’écume leurs bras brunis. Et sur l’herbe rase, les blancheurs de la lessive jettent une note gaie et familière dans cette sévérité.

Cette grotte est intéressante à visiter, surtout à marée basse. Un mince filet de lumière y filtre par une fente du rocher et se reflète dans l’eau sombre ; il brille au fond de la grotte ainsi qu’une étoile.

Nous montons la côte et notre vue se perd sur une enfilade de rocs, véritable chaos d’une magistrale grandeur. À nos pieds, des rochers encore et de toutes formes c’est un homme à la grosse bosse, aux cheveux crépus qui se tord au milieu des flots : Quasimodo pleurant Esméralda ; c’est une belle tête rêveuse de poète à la barbe ondoyante ; des crocodiles rampant à fleur d’eau ; des animaux de toutes sortes.

Les goëlands sont nombreux ce matin ; ils tracent dans le ciel clair de longs circuits ou se balancent mollement sur les crètes des vagues.

Les îles Bagnères se montrent à nos yeux éblouis ainsi qu’une royale escadre au mouillage. Et toutes les proues de ces vaisseaux d’un nouveau genre sont différentes ; tantôt, c’est un monstre marin qui avance son col au-dessus des vagues : le grand serpent de mer tant de fois entrevu, jamais capturé ; tantôt, un immense crocodile à la gueule légèrement ouverte, pointant vers le ciel ; ou, encore, un gros hippopotame à l’air pacifique. Ces gigantesques navires de pierre sont entourés de nombreuses roches isolées qui forment leur escorte. Des mouettes les entourbillonnent de leurs longues ailes frissonnantes et de leurs clameurs aiguës.

Ici encore le sol est dépouillé, plus d’ajoncs, plus de bruyères ; une légère couche d’une herbe verdâtre le recouvre par endroit. Des coquilles d’oufs de goëlands y sont éparses ; elles sont d’un blanc gris marbré de taches brunes et roses. Est-ce le vent qui a enlevé ces œufs éclos au nid où pépie la couvée ?

Nous avançons assez péniblement sur ces falaises élevées où le vent nous flagelle. Je m’abrite sous ma grande ombrelle, et, sûre d’être éloignée de tout danger, puisque j’ai pris le milieu de la dune, je marche les yeux à peu près fermés, me reposant de tant de spectacles divers. Quel réveil !

Comment ai-je l’idée d’écarter un instant mon ombrelle ? Quel esprit bienveillant veillait donc sur moi ? Je ne sais. Mais je poussai un cri d’épouvante en me voyant à quelques mètres d’une immense excavation aux bords à pic et argileux, fléchissant sous les pieds.

J’avais entendu parler de ce puits, communiquant avec la mer, qui s’était formé subitement à une certaine distance du rivage, mais je ne savais pas exactement où s’était fait la désagrégation des rocs. Et je pouvais y tomber et y trouver peut-être la mort !

À mon exclamation angoissante, mon mari, qui prenait des notes en face des îles, accourut vers moi, et fut, lui aussi, terrifié par le danger couru.

Après quelques instants de repos, je recouvrai ma quiétude et mon assurance.

Les moutons s’affolent toujours à notre approche. En voici qui cassent, pour nous fuir, la corde qui les attache ; puis ils s’arrêtent, épuisés, et se groupent, attendant, anxieux, avec des bêlements plaintifs. Seule, une mignonne chèvre blanche reste calme, et nous regarde de ses yeux paisibles.

Des crépis tapissent la falaise de leurs étoiles d’or ; ils sont entremêlés de statice et des jolies pętites fleurs rose d’une spergulaire. Il est doux de marcher sur cette herbe rase ainsi fleurie.

Et dès rochers encore, aux teintes fantastiques qui sembleraient étranges sur la toile d’un peintre, et pourtant il les prendrait bien comme ils sont, avec leurs couleurs de rêve, passant du violet au rouge. Et pour les accentuer encore, de lourds fucus d’un ton fauve pendent en festons à leurs bases.

Et toujours, aussi, les mêmes ressemblances. Voici une tête de sanglier, puis un grand singe. Plus loin, c’est un avocat plaidant avec de grands gestes.

Nous descendons vers l’anse de Vazen. Cette jolie plage s’avance assez loin dans la vallée, entre deux hautes murailles rocheuses. Une source murmurante alimente un lavoir. Des paysannes y lavent leur linge à demi enfouies dans de grandes boîtes de bois. Elles nous tendent gracieusement un vase plein d’une eau fraîche et claire dans lequel nous puisons avec un plaisir sans égal. La fatigue de l’excursion est surtout provoquée par la soif.

Une vieille batterie se dresse dominant la baie splendide de Donnant. À côté, une cabane de peintre est solidement attachée par de grosses cordes fixées à des crampons de fer, afin de résister aux vents redoutables du large.

Il est bien fait pour tenter un peintre, le panorama qui se déroule à nos yeux extasiés ! Donnant est la plage la plus vaste de l’île ; c’est sur son sable vieil or qu’il gronde, sans paix ni trêve, le grand Océan aux vagues folles, et avec un tel vacarme que cent canons tonnant à la fois ne l’égaleraient pas. On l’entend rugir du Palais les soirs d’orage, et dix kilomètres environ l’en séparent.

De véritables rues de rochers sillonnent cette grève, avec leurs monuments bizarres et grandioses. La plupart sont à cette heure au milieu de l’eau, mais quand la mer. a fui au loin, ils se dressent, superbes et fantastiques, comme les vestiges d’une cité de géants subitement rendue à la lumière. Lorsque la lune y promène sa clarté blonde, l’illusion est complète. Et rien ne peut égaler le spectacle de Donnant pendant une tempête, alors que tous ses rochers disparaissent sous l’écume, si ce n’est cette même grève, vue à marée basse dans une accalmie, éclairée par l’astre des nuits.

Des dunes immenses et fleuries s’y succèdent avec leurs gracieux vallons et leurs plantes rares, parmi lesquelles l’ophrys aranifera. On y trouve aussi en abondance la morchella esculenta, ou morille, ce délicieux champignon du printemps.

C’est dans une des vastes grottes du port que nous prenons notre déjeuner, sur une grande roche plate et noire qui nous offre une table digne de cette royale salle à manger. La mer s’agite autour de nous, mais aujourd’hui elle est bienveillante pour tous ces blocs épars.

Il ne faut pas nous attarder si nous voulons arriver à l’Apothicairerie avant la nuit, il nous reste un vaste champ à parcourir.

Nous gravissons la côte assez escarpée de Donnant et nous gagnons le port Cheul, sûr abri où des barques se reposent.

Entre ce port et le port Puce, un plateau élevé domine l’immensité. Quelle splendide perspective ! Et devant soi l’infini pas une terre en vue !

Le sol se dérobe sous une teinte d’un lilas rosé du plus délicieux effet. Quelle est donc cette fleur qui nous donne cette douce impression de couleur ? C’est encore le statice dodartii. Il se mêle à la petite centaurée rose.

Les falaises sont argileuses, désagrégées par place ; les sentiers y sont encore à pic sur l’abîme, et c’est en frissonnant que je m’y aventure. Le plateau se dénude ; quelques maigres ajoncs parsemés de bruyères roses très rares, comme fauchées par le vent, s’y voient seuls.

Certaines criques sont traversées de cordes pour attacher les bateaux qui s’y abritent parfois.

Ah ! ces rocs aigus, ils semblent autant de becs d’aigles qui voudraient vous crever les yeux ! Et, d’effroi, je ferme les miens. Mais je les retrouve encore au tournant de la falaise, tous ces aigles aux becs féroces.

Le port de Borderune me les fait oublier. Son entrée est vaste et limitée par un mur de défense. Des rochers grisâtres, fendillés, troués de grottes profondes, l’entourent.

Toujours des profils de monstres aux attitudes chimériques.

Les sentiers tracés dans la falaise sont tellement vertigineux que nous préférons prendre le chemin du petit val qui s’étend, verdoyant, au milieu de cette aridité. Un pré en pente où paissent des moutons qui, à notre vue, se pressent, peureux, les uns contre les autres, nous conduit sur la hauteur où nous attend un ours. monstrueux, avec sa patte levée comme pour nous menacer.

Au loin se dessine le sémaphore de Er-Hastellic. Mais combien de criques encore à contourner avant d’y arriver ! Seulement, ici, les vallées sont peu nombreuses, les coteaux qui les séparent moins élevés que ceux de la côte de Locmaria.

Dans l’une de ces nombreuses anfractuosités, nous remarquons une belle grotte, dont un concierge acerbe, au prétentieux bonnet grec, garde l’entrée.

Les gardiens du sémaphore apaisent obligeamment notre soif, et nous nous reposons un instant dans leur gentille maison, où un mignon bébé jette le rayon de ses yeux bruns et la musique de son rire.

Du sémaphore à l’Apothicairerie, ce sont encore des criques aux merveilleux rochers, jusqu’à l’immense îlot situé en face de l’Hôtellerie, où se pressent les mouettes et les goëlands.

De jolies touffes de jasiones blanches se voient entre les herbes, alternant avec de minuscules bruyères roses. Il est six heures quand nous arrivons au gîte.

Nous nous débarrassons enfin de nos encombrants paquets et nous descendons à la grotte, cette beauté de l’île que l’on peut bien appeler la Merveille.

Comment la dépeindre ! Ni la description, ni le pinceau, ni l’appareil photographique ne rendront cette splendeur des arcades, cette élévation des voûtes, cette profondeur de l’eau qui se teinte d’azur et d’émeraude sur ces rochers noirs aux veines blanches, recouverts à la base de corallina, cette algue étrange, qui leur donne une couleur rosée.

C’est bien le véritable temple de la nature, et la mer, orgue immense, y chante ou y clame son hymne éternel à Dieu.

En face, s’étage une chaîne de rochers, que domine la roche percée — Roch’Toul — où le flot entre avec une furie sans pareille quand la marée l’y pousse.

Nous quittons ce spectacle inoubliable pour aller nous réconforter à l’hôtel, où une table bien servie nous attend ; mais nous revenons sur la falaise pour voir le soleil entrer royalement dans la mer en la rougissant de toute sa pourpre.


Quatrième Journée

De l’Apothicairerie au Palais, par Les Poulains et Sauzon


Les cris aigus et mélancoliques des mouettes se sont fait entendre fort avant dans la soirée, et nous nous sommes endormis à leurs clameurs ; mais ce matin elles se reposent de leur concert nocturne, et ce sont les moineaux, ces effrontés que l’on trouve partout, qui nous chantent l’aubade du réveil.

Nous nous hâtons d’ouvrir les fenêtres de notre jolie chambre, où nous avons admirablement dormi, pour jouir de la beauté incomparable du soleil se levant dans un ciel strié de nuées roses et blanches.

La campagne est ravissante à cette heure matinale, avec ses nombreux villages ombragés par leurs vieux ormeaux ! Car, quoi qu’on en dise, Belle-Isle n’est pas dénuée d’arbres. Outre les bois du Génie et ceux de la campagne Trochu, toutes les vallées ont leurs bordures de saules, où les frênes et les peupliers pointent çà et là, et les tamaris inclinent à tous vents leurs branches finement feuillues.

Mais que sont devenus les crépis aux fleurs d’or ? Le sol qui en était jonché hier est terne maintenant sans ces étoiles terrestres. Ont-elles fait comme les mouettes une trop longue veillée pour ouvrir si tard leurs délicats pétales ?

La mer étincelle et se frise sous la folle brise marine ; elle n’a pas quitté son azur changeant et tout nous promet une belle journée pour la fin de notre voyage.

Un dernier regard à tous ces rocs si beaux sous la pleine lumière d’un soleil éclatant, et nous reprenons le harnois du voyageur pour continuer notre route vers les Poulains, qui seront notre première étape : il est huit heures et demie.

Les goëlands, enfin réveillés, accompagnent notre départ de leurs cris discordants et de leurs battements d’ailes. Les crépis ont aussi ouvert leurs yeux d’or. Tout semble nous fêter sur cette pointe sauvage que nous regrettons de quitter.

Plus d’ajoncs ni de bruyères, seules quelques touffes d’aroches aux feuilles pâles accompagnent les gais crépis.

Une petite crique abrite une gentille plage ; la cabine de bain qui s’y cache nous indique qu’elle sert aux touristes résidant à l’hôtels. La descente est pittoresque, mais quel interminable escalier y conduit !

Nous voici sur l’immense esplanade appelée Camp de César. Ces fortifications auraient été élevées par les soldats du grand conquérant, qui, lors de son expédition contre les Venètes, se serait arrêté à Belle-Isle.

Une autre version veut y voir un oppidum gaulois où se réfugiaient les habitants en cas d’attaque.

Légendes peut-être des deux côtés.

Aujourd’hui, de petits moutons noirs et blancs broutent pacifiquement l’herbe rase de ces retranchements antiques.

De cette pointe du Camp de César, la côte de l’Apothicairerie apparaît merveilleuse d’élévation, et de splendides rochers s’y dessinent. Roch-Toul surtout est admirable ; l’ouverture en est grandiose, vue de ce côté.

Un élégant bateau-pilote file à toutes voiles vers Sauzon.

Nous longeons la falaise de très près afin de retrouver un figuier nain qui y croît ; et nous l’y voyons, en effet, mais suspendu sur l’abîme. Il nous est donc impossible de nous assurer s’il est fructifié, comme certains botanistes l’assurent.

De la pointe du Camp de César à celle du Vieux Château, la mer forme deux criques profondes, dont l’une est appelée Ster-Ouen — anse étroite — l’autre Ster-Vras — grande anse. Des bateaux s’y balancent avec leurs filets d’azur ondulant gracieusement aux mâts afin d’y sécher.

Ces deux fiords nous font souvenir de la vieille chanson du Tour de l’île :

Port du Vieux-Château
Qui tient assez d’eau
Pour nos grands vaisseaux…

Le vallon de Ster-Vras est charmant, avec, sur la hauteur, trois villages aux coquettes maisons blanches, aux grandes meules de paille et de foin, et un vieux moulin qui tourne à la brise marine de toutes ses ailes de lin. Sur tous les points élevés de l’île, on les voit, ces gais moulins.

Et mon mari, épris de ces charmes agrestes, me murmure ces vers :

J’aime ces blancs moulins aux gigantesques ailes
Qu’un souffle fait tourner,
Dont les vieux toits moussus ont des nids d’hirondelles,
Ces doux porte-bonheur que les feuilles nouvelles
Savent nous ramener.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le port de Ster-Vras était fortifié ; on y trouve encore une guérite de guetteur tout entourée de statice. Des champignons à odeur d’anis y croissent aussi en grand nombre. C’est le psalliota campestris.

Dans cette même anse, par les grandes marées d’équinoxe, on remarque des tourbes qui contiennent des traces de plantes terrestres indigènes résultant d’une ancienne forêt que la mer a submergée.

À la pointe du Vieux Château se dissimule une grotte, aussi belle, paraît-il, que celle de l’Apothicairerie, mais son abord extrêmement périlleux n’en permet pas l’accès.

C’est sur ce plateau que se sont ouverts ces gouffres fameux appelés Puits de Baguenères. L’un d’eux a 145 mètres de circonférence et 35 mètres de profondeur ; la mer y pénètre, et, lors des tempêtes, son eau écumeuse s’élance dans cette sorte de cheminée ainsi que la flamme dans le cratère d’un volcan. Un sentier y serpente et nous permet d’atteindre les galets qui en forment le fond.

De cette pointe du Vieux Château aux Poulains, ce ne sont que rochers isolés et toujours splendides, falaises abruptes, d’un aspect grisâtre sous le radieux soleil qui les éclaire.

Nous arrivons aux masses rocheuses, plus splendides encore, des Poulains ; mais nous ne pouvons suivre la côte jusqu’à la presqu’île où se dresse le petit phare au feu protecteur. Des poteaux ont été plantés à l’extrême bord de la falaise, et des fils de fer aux pointes épineuses s’y déroulent, comme pour saisir au passage l’audacieux qui voudrait tenter de passer outre.

Il ne le pourrait pas sans risques. Nous le répétons, on n’a même pas laissé ce qu’on appelle le sentier douanier sur cette partie de la côte. Et, déçus, nous prenons à travers champs pour atteindre les Poulains.

Pour retrouver la solitude complète, avec la beauté. sauvage des rochers et des falaises, il nous faut aller vers la pointe du phare. De longues murailles, des fils de fer entourent tout le domaine de Mme Sarah Bernhardt, et c’est en vain que nous cherchons à voir le Sphinx ; il est trop bien caché par ces murs de prison.

Le Grand Lion se dresse encore heureusement dans une mer libre, où il secoue fièrement sa lourde crinière tout emmêlée d’écume.

Le panorama est très beau de ce point. C’est une enfilade de rocs tourmentés qui ont encore les aspects les plus divers : aiguilles géantes, pyramides, animaux phéhistoriques.

Le bain nous attire sur une petite plage aux jolis cailloux aussi ronds, aussi blancs que des dragées. Nous prenons ensuite un léger repas à l’ombre d’une falaise.

Après une visite au phare, d’où l’on jouit d’une vue ravissante sur la mer et la campagne, nous regagnons la grand’route, une seconde propriété achevant de barrer ce que la grande tragédienne a laissé libre. Et, tout en marchant d’un pas alerte vers Sauzon, nous devisons un peu âprement sur cette vente du fort et des terrains des Poulains qui les a claquemurés, pour ainsi dire ; ils étaient si beaux, si fiers, ces rochers dans leur sévère solitude !

Nous retrouvons enfin la côte et la charmante plage de Deuborh. Toute la falaise est tapissée de geranium sanguineum aux larges corolles d’un violet rougeâtre. Des marjolaines et des immortelles d’or s’y trouvent aussi, dégageant leur frais parfum dès qu’on les effleure.

De beaux rochers, dont un troué, se dressent toujours dans la mer, qu’aucun souffle ne ride. La chaleur est grande sans la brise rafraichissante, et nous avons vraiment hâte d’arriver à Sauzon.

Voici le port Puss, où aboutit le câble télégraphique de Quiberon ; puis, la pointe du Cardinal, avec son fort déclassé.

De belles moissons ondulent tout près de la mer ; on y coupe déjà les avoines.

Belle perspective sur les Poulains, le port de Sauzon et la pointe de Taillefer, qui s’estompe à l’horizon. En face, la presqu’île de Quiberon, dont les maisons se détachent très bien sur ce ciel pur. À droite, la blanche tourelle de la Teignouse.

Nous passons devant une usine ; des femmes tricotent sous les tamaris, en attendant la rentrée des barques qui leur apporteront la sardine tant désirée. Certaines chantent une lente mélopée aux paroles naïves, à l’air berceur. Presque toutes portent le grand capot de coton blanc aux minuscules fleurs mauves des environs de Pontivy.

Le bourg de Sauzon est coquet avec son môle à la blanche tourelle, son beau port naturel où se pressent des bateaux aux coques richement colorées, ses jolies villas et le clocher de son église toute neuve et très gracieuse.

Nous nous arrêtons quelques instants sur la terrasse de l’hôtel du Phare, d’où l’on jouit d’une vue ravissante sur la mer. Puis nous montons dans une barque, afin de passer sur l’autre rive.

Au pied d’une vieille batterie démantelée, se trouve une grotte aux lichens phosphorescents qu’il est intéressant de visiter. On y remarque encore un puits en formation communiquant avec la mer.

Et nous recommençons à descendre des coteaux, à traverser des vallons, à remonter de nouveaux coteaux en nous frayant, parfois à grand’peine, un passage à travers des fougères arborescentes. Car si la côte s’abaisse un peu de ce côté, elle est très accidentée, et c’est après des détours sans nombre que nous atteignons le port Jean. Le câble télégraphique y atterrit. Sa vallée aux beaux arbres, ses coteaux où perce l’ophrys apifera et sa belle grotte, dite des Chouans, nous ravissent et nous reposent.

Nous continuons par le port Fouquet, situé non loin du château du célèbre surintendant ; la pointe de Taillefer, son sémaphore, et la plage de Castoul, dernière crique de quelque importance avant d’atteindre enfin Le Palais.

Il nous apparaît bien charmant à cette heure, ce Palais, avec sa vieille citadelle des ducs de Retz, terminée par Vauban, son beau port plein de barques aux filets diaphanes et azurés, où se jouent les derniers rayons du soleil, et ses grands arbres qui lui forment une ceinture de verdure. Les vieilles maisons à pignons de ses quais alternent avec celles de construction récente, et toutes mirent dans l’eau calme du bassin leurs vitres étincelantes. Nous le saluons d’un regard ami.

Il est sept heures du soir, nous sommes bien las ; j’ai un affreux coup de soleil, malgré la poudre de riz, mais nous sommes très heureux d’avoir fait le tour de cette île belle, qui est vraiment la bien nommée.


Éva JOUAN.


Belle-Isle, ce 10 août 1907.


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