Le Tour de la France par deux enfants/087

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LXXXVII. — Grands hommes de la Gascogne : Montesquieu, Fénelon, Daumesnil et saint Vincent de Paul.

Il y a quelque chose de supérieur encore au génie, c’est la bonté.

Julien, en attendant le départ du navire qui devait l’emmener sur l’Océan, s’empressa de mettre à exécution la promesse qu’il avait faite à son oncle de travailler avec ardeur.

Il s’installa avec son carton d’écolier et son encrier en corne dans un coin de la chambre, et, d’après les conseils de son oncle qui lui recommandait toujours l’ordre et la méthode, il fit un plan sur la meilleure manière d’employer chaque journée. Il y avait l’heure de la lecture, celle des devoirs, celle des leçons et aussi celle du jeu.

L’heure de la lecture venue, Julien ouvrit son livre sur les grands hommes et se mit à lire tout en faisant ses réflexions ; car il savait qu’on ne doit par lire machinalement, mais en cherchant à se rendre compte de tout et à s’instruire par sa lecture.


I.   Quoique Bordeaux soit une ville commerçante avant tout, elle n’en a pas moins le goût des lettres, et c’est près de Bordeaux qu’est né un des plus grands écrivains de la France, MONTESQUIEU.

— Tiens, dit Julien, j’ai vu la rue Montesquieu à Bordeaux ; c’était bien sûr en l’honneur de ce grand homme. Il m’a l’air d’être un savant, voyons cela.

Et Julien lut ce qui suit :

MONTESQUIEU, né en 1689, mort près de Bordeaux en 1755.


Montesquieu était d’une famille de magistrats et, jeune encore, il entra lui-même dans la magistrature. On appelle magistrats les hommes chargés de faire respecter la loi : ainsi, les juges devant lesquels on amène les criminels sont des magistrats, les présidents des tribunaux et des cours de justice sont aussi des magistrats.

Les fonctions de Montesquieu ne l’empêchèrent point de consacrer tous ses loisirs à l’étude ; lui, qui par profession s’occupait de la loi, s’appliqua à étudier les lois des différents peuples pour les comparer et chercher les meilleures. Il a écrit là-dessus de beaux livres, qui comptent parmi les chefs-d’œuvre de notre langue. Les immenses travaux qu’il eut à faire pour écrire son principal ouvrage, l’Esprit des lois, altérèrent sa santé. Il mourut en 1755. Admiré de toute l’Europe, il fut regretté jusque dans les pays étrangers.

Montesquieu avait le plus noble caractère : il était bon, indulgent, bienfaisant sans orgueil, compatissant aux maux d’autrui. « Je n’ai jamais vu couler de larmes, disait-il, sans en être attendri. » L’amour de l’humanité était chez lui une véritable passion.

Montesquieu est le premier écrivain français qui ait protesté éloquemment contre l’injustice de l’esclavage, établi alors dans toutes les colonies. Si cette institution honteuse a aujourd’hui presque disparu des pays civilisés, c’est en partie grâce à Montesquieu et à ceux qui, persuadés par ses écrits, ont condamné cette barbarie à l’égard des noirs.


— Oh ! dit Julien, je me rappelle que c’est la France qui a la première aboli l’esclavage dans ses colonies, et j’en suis bien fier pour la France. Mais lisons l’autre histoire ; c’est celle d’un général, à ce que je vois.


II.   Périgueux, jolie ville de 32.000 âmes, sur l’Isle, a vu naître DAUMESNIL. Les soldats qui combattaient avec lui l’avaient nommé le brave. À Wagram, il eut la jambe emportée par un boulet. Devenu colonel, puis général, il fut nommé gouverneur de Vincennes, un des forts qui défendent les approches de Paris. Le peuple l’appelait Jambe de Bois.

CHATEAU-FORT DE VINCENNES, près de Paris. Il fut construit par Philippe-Auguste. Louis IX y venait souvent et rendait la justice aux portes du château, sous un chêne qu’on a montré longtemps. Plus tard, le château fut transformé en prison ; maintenant c’est un des grands forts qui défendent Paris. — A Vincennes, se trouve une importante ferme-modèle, où les élèves de l’Institut agronomique de Paris viennent étudier l’agriculture pratique.


En 1814, les armées étrangères qui avaient envahi la France entourèrent Vincennes et envoyèrent demander à Daumesnil de rendre sa forteresse. — « Rendez-moi d’abord ma jambe, répondit-il. » Et comme l’un des envoyés, irrita de cette saillie, lui répliquait : « Nous vous ferons sauter, » Daumesnil, lui montrant simplement un magasin où étaient amassés 1800 milliers de poudre : « S’il le faut, répondit-il, je commencerai et nous sauterons ensemble. » Les envoyés se retirèrent, peu rassurés, et le fort ne put être pris.

L’année suivante, les ennemis envahirent de nouveau la France et revinrent mettre le siège devant le fort de Vincennes. De nouveau, ils députèrent des envoyés vers Daumesnil ; mais comme la violence et les menaces n’avaient point réussi l’année précédente auprès du général, on essaya de le corrompre par de l’argent. Il était pauvre, on lui offrit un million pour qu’il rendît la place de Vincennes. Daumesnil répondit avec mépris à l’envoyé qui lui avait remis une lettre secrète du général prussien :

— Allez dire à votre général que je garde à la fois sa lettre et la place de Vincennes : la place, pour la conserver à mon pays, qui me l’a confiée ; la lettre, pour la donner en dot à mes enfants : ils aimeront mieux cette preuve de mon honneur qu’un million gagné par trahison. Vous pouvez ajouter que, malgré ma jambe de bois et mes vingt-trois blessures, je me sens encore plus de force qu’il n’en faut pour défendre la citadelle, ou pour faire sauter avec elle votre général et son armée.

LE POLYGONE DE VINCENNES. — On appelle polygone le lieu ou les artilleurs s’exercent à construire des batteries, à manœuvrer et à tirer les canons. Au milieu d’un vaste terrain vide se trouve une butte en terre qui sert de point de mire aux boulets. Les artilleurs sont à une grande distance de cette butte, et, d’après des calculs exécutés sur un carnet, ils tournent la gueule du canon dans la direction voulue et lancent le boulet.


Ainsi Vincennes demeura imprenable grâce à ce général qui, comme on l’a dit, « ne voulut jamais ni se rendre ni se vendre. »


— Bravo ! s’écria fièrement le petit Julien, voilà un homme comme je les aime, moi. Plaise à Dieu qu’il en naisse beaucoup en France comme celui-là ! Vive la ville de Périgueux, qui a produit un si honnête général.

Et après avoir regardé de nouveau le fort de Vincennes, pour faire en lui-même des comparaisons entre cette forteresse et les autres qu’il connaissait, Julien tourna la page et passa à l’histoire suivante :

III.   FÉNELON, dont la statue s’élève à Périgueux, est, avec Bossuet, le plus illustre des prélats français et en même temps un de nos plus grands écrivains. Il fut archevêque de Cambrai et précepteur du petit-fils de Louis XIV.

La ville de Cambrai a gardé le souvenir de sa bonté et de sa bienfaisance. En l’année 1709, au moment où la guerre désolait la France attaquée de tous les côtés à la fois, nos soldats étaient dans les environs de Cambrai, mal vêtus et sans pain, car les horreurs de la famine étaient venues s’ajouter à celles de la guerre. Fénelon fit, pour soulager notre armée, tout ce qu’il était possible de faire, ordonnant aux paysans de venir apporter leurs blés et donnant lui-même généreusement tout le blé qu’il possédait.

FÉNELON, né au château de Fénelon, (Périgord) en 1651, mort à Cambrai en 1715. Il fit ses études à l’Université de Cahors, puis à Paris. Ses ouvrages les plus connus des enfants sont Télémaque et les Fables.


— Oh ! le grand cœur, s’écria Julien. J’aime beaucoup Fénelon, et je suis content qu’on lui ait élevé une statue.

RÉSINIERS DES LANDES. — Le pin est un arbre très précieux et qui devrait être plus répandu, car il croît sur les terrains les plus pauvres ; il assainit et fertilise le sol : de plus il est d’un bon rapport (50 fr. en moyenne par hectare). Outre son bois, on tire chaque année du pin la résine. Pour cela, des ouvriers font une entaille au-dessous de laquelle ils placent un petit pot ; la résine sort goutte à goutte et remplit ce pot, qu’il suffit de revenir chercher au bout de plusieurs mois. On devrait par un sage calcul d’hygiène et d’agriculture couvrir de pins une foule de pays incultes, qui, pauvres aujourd’hui, seraient bientôt enrichis et assainis par cette plantation.


IV.   Le département des Landes, voisin de la Gironde, est loin de lui ressembler. C’est l’un des moins fertiles et des moins peuplés de la France, l’un de ceux où l’industrie des habitants a le plus besoin de suppléer à la pauvreté du sol. Il est couvert de bruyères et de marécages, et, en bien des endroits, ne nourrit que de maigres troupeaux de moutons. Pendant longtemps on crut que rien ne pourrait venir dans ce terrain stérile, mais on a fini par reconnaître qu’un arbre peut y croître et le fertiliser : le pin, qui en couvre maintenant une grande partie et dont on récolte la résine.

C’est dans ce pays, plus pauvre encore autrefois, que naquit, d’une humble famille, un enfant qui est devenu par sa charité une des gloires de la France. SAINT VINCENT DE PAUL est né à Dax. Tout enfant, il gardait les troupeaux. Élevé au milieu de la pauvreté et de la misère, il en éprouva plus vivement le désir de la soulager. Il consacra sa vie entière à secourir les infortunés. C’est lui qui a établi en France les hospices pour les enfants abandonnés.


— Oh ! je le connaissais déjà, ce saint-là, dit Julien, et je l’aime depuis longtemps. Je sais qu’il obtint des richesses et dépensa en un hiver trois millions pour nourrir la Lorraine qui mourait de faim. Mais j’avais oublié où il était né, et je suis bien aise de le savoir.

En même temps, Julien regarda dans son livre une image qui représentait un pâtre des Landes suivant les troupeaux sur des échasses ; car il y a de nombreux marécages dans les Landes, et on se sert d’échasses pour ne pas enfoncer dans la vase. Cette image amusa beaucoup Julien.

UN BERGER DES LANDES. — On appelle échasses deux perches ou bâtons munis d’une espèce d’étrier ou fourchon qui soutient le pied. Elles sont serrées aux jambes par des courroies. Les échasses ne sont pas seulement un jouet d’enfant, les pâtres des Landes et du bas Poitou s’en servent pour marcher dans les marais et dans les sables.


— Peut-être bien, se disait-il, que saint Vincent de Paul, quand il était petit, gardait comme cela ses troupeaux monté sur des échasses. Je suis sûr à présent de ne plus oublier où est né le bon saint Vincent de Paul.