Le Tour du Léman/17

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 141-154).

Rolle, l’île Laharpe et la montagne de Bougy.



XVII

La Cuiller.


Rolle. — 8 septembre.

J’ai repris la direction de Genève mais, cette fois, en suivant la grande route qui est toujours très rapprochée du rivage du lac et bordée de campagnes vraiment ravissantes, je vois à droite mon village et les hauteurs de la Côte que je viens de parcourir.

En passant au village d’Allaman, près duquel I’Aubonne coule dans un ravin boisé, on voit à travers la grille de son parc le château où l’on prétend que Maubert de Gouvest écrivit le testament politique du cardinal Alberoni et qui, de nos jours, fut habité par une royauté déchue et exilée, par Joseph Bonaparte.

Pendant une halte que j’ai faite à l’auberge de la Charrue, plusieurs habitants du pays qui buvaient à une table voisine de la mienne causaient de leur vie militaire, — ils avaient servi la France et se racontaient des aventures de garnison. —

Cette conversation à haute voix me fit faire les réflexions que voici :

Il y a d’étranges anomalies dans le caractère de ces petits peuples, de singuliers contrastes. Suisse, — comme le dit Victor Hugo, — signifie tout à la fois homme libre et homme esclave, montagnard indépendant et concierge de grande maison, pâtre des Alpes et porte-livrée, et ce n’est pas là un pur hasard de nom.

Je me suis toujours étonné que les souverains absolus de l’Europe se soient fait garder et défendre par des troupes républicaines, et que ces troupes républicaines aient pu consentir à se mettre aux gages des rois. On me dira peut-être que les rois, n’étant pas entièrement sûrs de la fidélité de leurs sujets, se confiaient volontiers à la loyauté helvétique, appréciée de tout temps. Cela me paraît aussi raisonnable que la conduite de pères qui, tenant leurs propres enfants en suspicion, mettraient leurs intérêts les plus chers en des mains étrangères.

On me dira encore que les Suisses sont de bons soldats, je répliquerai que les Français ne le sont pas moins ; à Cérisoles et à Marignan j’opposerai Austerlitz et Marengo ; à Guillaume Tell et Winkelried, Jeanne d’Arc, Bayard, Duguesclin, Napoléon et mille autres célébrités de notre histoire militaire.

Le meilleur argument des Suisses pour défendre le service au dehors, les traités qu’ils nomment Capitulations et qui, Dieu merci ! ne peuvent plus avoir lieu avec la France, est la nécessité d’envoyer leurs troupes s’exercer au métier des batailles chez les grandes puissances, afin qu’elles se trouvent en état de faire profiter d’une expérience qui ne s’acquiert que par la pratique leur pays s’il venait à être attaqué. Fort bien, mais la lutte entre la Confédération et une seule des nations qui l’enveloppent serait toujours trop inégale, même en admettant que les cantons fussent d’accord sur des questions éternellement irritantes, unis et pourvus de soldats exercés et d’officiers habiles. Les souverains du continent n’ont jamais pensé apparemment qu’en formant chez eux des régiments suisses, ils établissaient une école militaire à leurs frais, pour l’utilité des états helvétiques ; qu’ils instruisaient, entretenaient, exerçaient des bataillons qui se tourneraient infailliblement contre eux en cas de guerre avec la Suisse.

On doit cette justice aux troupes des cantons, qu’elles se sont toujours, chez nous, fait décimer par I’émeute plutôt que d’abandonner la cause quelles avaient juré de défendre. C’est une garde royale, composée de républicains, qui a tiré les derniers coups de fusil pour deux rois faibles, de la même branche, pour Louis XVI et Charles X.

Les Suisses, tout démocrates qu’ils sont, aiment les titres, les distinctions, les dignités, les décorations étrangères, et savent prendre, quand il le faut, le ton et l’allure des cours, flatter la vanité des puissants, encenser les princes, acquérir de la fortune et du crédit, faire en un mot leur chemin.

Idolâtres de la patrie, ils la quittent assez volontiers pour aller former au loin des établissements durables, et deviennent sans scrupule et sans regret citoyens d’un autre pays, si toutefois leur intérêt le commande.

Naguères, si notre gouvernement eût voulu y consentir, de nombreux émigrants suisses se seraient fixés en Algérie pour coloniser toute une province, et seraient devenus par là même Français. Chez nous, plus de patriotisme réel, moins d’affectation de patriotisme. On a considérablement exagéré la prédisposition des Suisses émigrés à la nostalgie, nos voisins s’acclimatent parfaitement au delà du Jura ou des Alpes, prennent racine sur un sol étranger plus facilement qu’on ne le croit. C’est ce qui m’a toujours empêché d’ajouter foi à ces récits de désertions dans les régiments capitulés, causées par les musiques militaires exécutant le célèbre Ranz-des-Vaches ; désertions que l’on arrêta, dit-on, en proscrivant cet air des montagnes.

Temple Stanyan, ambassadeur de la Grande-Bretagne près de la Confédération helvétique, qui a laissé un petit livre intitulé : État de la Suisse (1714), où l’on remarque des aperçus vrais et justes, prétend que les officiers des cantons qui revenaient du service de France étaient très différents par l’humeur, l’habillement et les manières de ceux qui quittaient le service de Hollande ; par exemple, les premiers aimaient le luxe, ils avaient les allures dégagées, le ton badin, spirituel, vif et hardi ; les seconds étaient simples dans leur mise et leur maintien, froids, modestes, réservés, timides. Les qualités des premiers convenaient aux femmes du pays, celles des seconds plaisaient davantage aux hommes.




Rolle est une toute jolie villette, composée de deux rues seulement, peuplée d’environ quinze cents habitants et renommée pour ses petits pains au sucre...

Elle fut fondée, je crois, par un certain Ebald, baron de Mont, La Motte, Malagny et autres lieux de la Côte. On y trouve un vieux château aussi lourd que celui de Morges, une belle promenade qui n’est point fréquentée, un ancien tir à la carabine tout-à-fait délaissé, des eaux sulfureuses dont on ne fait pas usage, et, au milieu du port, une petite île rarement visitée où l’on a élevé un obélisque de pierre blanche en l’honneur. de Frédéric-César de La Harpe (parent de l’auteur du Cours de littérature), homme politique dont le caractère est diversement apprécié, et qui fut sinon un personnage très remarquable, du moins un de ceux qui jouèrent un rôle dans la révolution helvétique du siècle dernier. Il acquit une grande influence, — de laquelle il fit, à ce que I’on assure, profiter son pays dans les moments de crise de 1814, — sur l’esprit de l’empereur de Russie, dont il avait été le précepteur, l’ami et le confident.

Je ne puis pas me prononcer sur La Harpe qui a, comme tous les gens en renom, ses partisans et ses détracteurs. Le monument fort simple que l’on vient de lui ériger par souscription, et qui sera inauguré prochainement, montre sur une de ses faces la croix fédérale dorée et sur l’autre celle inscription :

Je dois ce que je suis à un Suisse.
                                        Alexandre Ier.

La Harpe, républicain de cœur et d’âme, bien que né patricien, bien que familier d’un monarque, est mort à Lausanne, le 30 mars 1838, à l’âge de 84 ans ; son île oblongue et artificielle, vue des sommets de la Côte, ressemble à une grosse barque amarrée au milieu du port de Rolle ; le blanc obélisque figure assez bien le mât de l’embarcation.

Voilà tout ce que j’ai à te dire de Rolle, mon ami.

Je suis allé voir le château historique du Rosay, qui est tout près de la ville et où a pris naissance une ligue célèbre dont je vais te conter le but, les faits et gestes et la fin[1]. Il faut pour cela que j’entre dans quelques détails sur l’état du pays dans le seizième siècle, période mémorable pleine d’agitations fébriles, de controverses ardentes, de luttes passionnées entre les anciennes croyances et les doctrines des novateurs.

Les partisans des premières s’appuyaient sur une tradition de plusieurs siècles de ténèbres, sur l’ignorance crasse, la corruption des dogmes, la superstition, l’obéissance aveugle et servile à une autorité religieuse établie en fait, mais fort contestable en droit ; les champions des secondes proclamaient la liberté d’examen, l’émancipation de l’esprit : ils combattaient les pratiques d’origine payenne, les cérémonies d’églises théâtrales, l’inutile et dangereuse pompe du culte, et voulaient ramener les âmes à la pureté et à la simplicité primitives, régénérer le monde au moyen de la parole, de la prédication , de la morale, de I’Évangile en un mot. C’était une noble tâche, une entreprise sublime inspirée par Dieu.

La Réforme avait passé de l’Allemagne dans la Suisse allemande et s’était implantée sur le sol bernois ; bientôt Farel, ce précurseur de Calvin, sorti des Alpes dauphinoises, vint à Genève pour soustraire cette commerçante cité au joug de l’antechrist, — c’est l’expression favorite de cet apôtre virulent et de ses compagnons ; — là il eut bien des combats à livrer et à soutenir, mais aucun obstacle ne put ralentir son zèle fougueux, refroidir son enthousiasme et son dévouement. Il trouva dans l’ancienne ville impériale, qui de tout temps a été jalouse de ses priviléges et les a défendus avec un courage digne d’admiration, quelques hommes disposés à embrasser la réformation luthérienne ; c’étaient ceux qui faisaient de l’opposition à l’évêque, prince de Genève, et aux entreprises du duc de Savoie ayant quelques droits féodaux dans la cité. Les souverains de cette maison se sont toujours efforcés depuis lors, soit par la ruse, l’adresse ou la violence, — mais en vain, — de la soumettre à leur pouvoir et de confisquer ses franchises.

D’un côté, le duc, l’évêque, la noblesse et les catholiques ou Mammelus[2] ; de l’autre, les bourgeois, les partisans de la Réformation et de l’alliance avec les Suisses, les patriotes, les enfants de Genève ou Eidgnoss[3].

Le duc possédait la baronnie formée par le Pays-de-Vaud, celle du Pays-de-Gex, le Genevois, — contrées couvertes de chatellenies, de fiefs, si bien qu’il cernait de tous côtés Genève, qui se trouvait sans territoire.

Les gentilshommes, ennemis jurés de l’esprit des républiques, des libertés communales, des adversaires de la religion romaine, laquelle consacrait le servage, voyaient avec indignation une poignée de bourgeois se soustraire à leur obéissance derrière des remparts, montrer quelque tendance à se séparer de l’Église et se tourner, dans les moments d’alarmes, vers la démocratie helvétique dont ils avaient la sympathie.

Telle était à peu près la situation de 1527 à 1535, sans parler de maintes vicissitudes dont le récit m’entraînerait trop loin.

Un jour quelques nobles hommes, bons catholiques et fidèles vassaux du duc, c’est-à-dire hostiles à Genève, étaient réunis autour de la table du seigneur du Rosay et mangeaient, dit la tradition, de la bouillie de riz avec des cuillers de bois, en déblatérant à qui mieux mieux avec colère et force fanfaronnades contre la ville rebelle ; tout-à-coup l’un d’eux se lève, la tête pleine des vapeurs des vins de la Côte, et s’écrie :

— Par Saint-Jean de Nyon (c’était le serment ordinaire dans ces parages), messires, nous mangerons ces Genevois comme nous mangeons ces grains de riz, — à la cuiller.

Et en disant cela il met sa cuiller à son chaperon ; une acclamation générale salue ces paroles et chacun l’imite spontanément ; ce fut là l’origine de la chevaleresque Confrérie de la Cuiller ou ligue de la noblesse savoyarde contre Genève ; presque tous les seigneurs de Vaud, Gex et de la Savoie proprement dite y étaient affiliés et portaient pour insigne une cuiller d’or ; les évêques de Genève et de Lausanne, — en qualité de ministres du Dieu de paix, — fomentaient la guerre, excitaient secrètement l’iritation de ces Don Quichottes et les engageaient à se ruer sur la ville. Mais les beaux jours de la féodalité n’étaient plus, l’infernale découverte du moine Schwartz avait changé l’art des batailles, — le mousquet et la couleuvrine condamnaient la lance et la pertuisane à dormir et à se rouiller dans les salles d’armes des manoirs, pour passer de là dans les greniers poudreux.

Les chefs de cette ligue furent François de Pontverre, gentilhomme fanatique et irascible ; Michel Mangerod, baron de la Sarraz, et Henry de Cojoney, seigneur de Saint-Martin. Le 1er janvier de chaque année les membres de la confrérie se réunissaient à Nyon et passaient quelquefois plusieurs jours en fêtes. Ils faisaient des courses jusqu’aux faubourgs de Genève, détroussant les marchands et les voyageurs, ravageant la campagne, attaquant les courriers, brûlant les récoltes pour que la ville fût affamée, et commettant toutes sortes de violences et de dégats, disparaissant avec célérité quand les habitants faisaient des sorties contre eux, mais revenant bientôt en plus grand nombre insulter et provoquer ceux-ci.

Le 26 novembre 1527, ils se saisirent de dix-sept Genevois et les pendirent sans miséricorde près du pont de l’Arve. Leurs repaires autour de la ville étaient les châteaux de Gaillard, de Jussy appartenant à l’évêque, de Montoux et de Peney au-dessus du Rhône, dans lequel se retirèrent des Mammelus. Ceux-ci se livraient au brigandage à main armée sous la protection du duc de Savoie, et attaquaient sans cesse leurs compatriotes qui les avaient chassés de la ville comme vendus à ce dernier, traîtres à la patrie, et qui avaient confisqué leurs biens. L’évêque fugitif de Genève habitait tantôt Gex, tantôt Arbois, — dont il aimait beaucoup le vin.

La ville implora tour-à-tour l’assistance des cantons de Berne et de Fribourg et du roi de France. Berne voulait la soutenir mais ne pas se brouiller avec le duc ; Fribourg lui offrait son appui, mais à la condition de repousser la Réformation qui gagnait tous les jours des consciences ; le roi de France tergiversait, et Charles-Quint eût aidé le duc à mettre Genève à la raison sans les embarras qui l’occupaient ailleurs.

Les cantons essayèrent de se rendre médiateurs entre le duc de Savoie et la ville ; il y eut dans ce but à Thonon des conférences qui n’aboutirent à rien ; bref, Berne, Fribourg et Soleure firent marcher en 1530 dix ou douze mille de leurs soldats pour délivrer la ville de l’armée ducale qui la cernait et des gentilshommes de la Cuiller qui avaient tenté de l’escalader l’année précédente.

Le pays de Vaud eut à souffrir du passage de ces troupes, qui brûlèrent le château de Rolle appartenant à un membre de la Cuiller, dispersèrent les Savoyards et entrèrent à Genève où elles restèrent quelques jours, buvant sans le payer le vin des chanoines et se chauffant dans les corps-de-garde avec les statues des saints prises au couvent des Dominicains ; « car, disaient les soldats protestants, les idoles de bois ne sont bonnes qu’à faire du feu en hiver. »

Après le départ des Suisses les gentilshommes de la Cuiller se remirent en campagne, nouvel appel des Genevois aux Bernois ; Farel et Saunier arrivent, on augmente les fortifications de la ville, et le clergé catholique n’ayant pas voulu contribuer à payer la dépense occasionnée par ces travaux urgents, perd toute espèce d’influence, Environ neuf cents Neufchâtelois descendent de leurs montagnes, battent à Gingins les Savoyards beaucoup plus nombreux et s’avancent vers Genève pour lui porter secours : aux prières des Bernois et du bailli de Vaud, ils retournent chez eux. Enfin Berne sort de l’inaction, et prenant pour prétexte de rupture les hostilités commises contre son territoire par le châtelain de Murs, déclare la guerre au duc.

Son armée, sous la conduite du capitaine Nægueli, se met en marche le 21 janvier 1536, chasse devant elle les Savoyards comme un faucheur chasse devant lui les sauterelles d’une prairie, s’empare en peu de jours des Pays-de-Vaud et de Gex, des bailliages de Ternier et de Gaillard, du Chablais, et délivre Genève qui pourtant eut à se défendre longtemps encore contre les tenaces entreprises de ses éternels ennemis.

Chemin faisant les Bernois mirent le feu aux châteaux des gens de la Cuiller, sur la montagne et dans la plaine, et n’oublièrent pas celui du Rosay dans lequel on trouva un livre obscène traitant des raffinements de la lubricité.

C’est ainsi que la Confrérie, qui avait duré huit ou neuf ans, fut détruite. Berne garda le pays de Vaud qu’elle ne perdit qu’en 1798, époque où Dieu et une armée de la République française aidant il conquit son indépendance.

Tout ce que tu viens de lire, mon cher Émile, aurait pu être placé dans les lettres que je t’écrirai de et sur Genève.

Madame de Montolieu a fait de la Confrérie de la Cuiller le sujet d’une des nouvelles prétendues historiques qui forment les Châteaux suisses. — C’est un beau sujet. Elle n’a pas su en tirer parti.




Un homme d’un talent évident, qui, — manquant d’esprit d’intrigue, — occupe dans les emplois publics un poste subalterne et reste sans avancement, doit supporter avec fierté l’injustice, car il relève, il anoblit ses fonctions. La honte n’est pas pour lui, mais pour ceux qui, en dépit de son mérite, le laissent dans l’obscurité.




Il n’existe pas de sage qui n’ait fait bon nombre de choses folles. — La sagesse est à ce prix.


  1. Quelques auteurs croient que ce fut au château de Bursinel, qui est peu éloigné de Rosay.
  2. Pour Mameluks (esclaves).
  3. Alliés ou confédérés (on les nomma plus tard, par corruption, huguenots).