Le Tour du Léman/30

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 283-286).


XXX

Ton nom.




Au pied du Salève, — 26 sept.

Chose singulière ! après avoir trouvé un endroit qui porte mon nom, j’en trouve un qui porte le tien.

Je suis à Gaillard ; le premier est justement réputé comme lieu pittoresque, le second comme lieu historique.

Ce village appartient à la Savoie et occupe un plateau avancé au-dessus de l’Arve torrentueuse qui le sépare du petit Salève, montagne aride, chenue, sauvage, premier gradin des Alpes du Faucigny. Les filets blancs d’une petite cascade glissent sur la raide pente, au milieu de sombres broussailles, et le cours de la rivière est semé d’îlots sablonneux, bordé de galets ; un château à tourelles, revêtu de cette rouille qui sied si bien aux vieilles habitations et aux vieilles armures, se montre sur l’autre bord.

Quant au village, il n’a rien qui mérite de fixer l’attention. J’ai traversé une large avenue plantée de bornes régulièrement espacées où se tiennent les marchés aux bestiaux, qui sont ici de quelque importance.

On dit à Genève : C’est la foire à Gaillard, quand on veut parler d’une assemblée confuse et bruyante, d’une réunion dans laquelle tout le monde parle à la fois.

Impossible de trouver ici des traces du fameux château-fort des comtes du Genevois fondé par Amé II, l’un de ces seigneurs, en 1304.

Quand les syndics de Genève, qui jugeaient les causes criminelles, avaient condamné quelqu’un à une peine corporelle, à la corde ou à toute autre, ils prononçaient en public leur arrêt, et ensuite s’adressant au vidame ou vidomne, ils lui disaient :

« À vous, vidomne, commandons de faire mettre cette notre sentence à exécution. »

Alors cet officier ordonnait à ses sergents de s’emparer du patient, et ils le conduisaient au manoir des comtes.

Là, le vidame faisait crier trois fois :

« N’y a-t-il personne ici pour mon sieur du Genevois, seigneur du châtel Gaillard ?

Au troisième cri, le châtelain ou gouverneur de la forteresse sortait à cheval, suivi de ses archers et d’un bourreau, et il prononçait ces mots :

« Voici, si suis moi ! »

À quoi le vidame répliquait :

« Messeigneurs les syndics ont condamné cet homme, je vous commande de mettre leur sentence à exécution. »

Après cet échange de paroles d’usage, le châtelain recevait le criminel, ou, pour mieux dire, le condamné, et le remettait à l’exécuteur qui allait fonctionner sur le monticule de Champel.

Les comtes du Genevois, — pas plus que ceux de Savoie, représentés dans tout ceci par le vidame, — n’avaient le droit de faire grâce ; ce droit appartenait à l’évêque, prince de Genève.

Ainsi les condamnés se rendaient d’abord à Gaillard et de là à Champel, — deux endroits funestes, redoutés jadis.

Au rebours des condamnés, ma première visite a été pour Champel.

Autrefois on menait à Gaillard des hommes, la corde au cou ; on n’y mène que des bestiaux de la sorte maintenant, — cela vaut mieux.

Les comtes du Genevois, dont les possessions passèrent à ceux de Savoie, par achat, au commencement du quinzième siècle, résidaient tantôt à Annecy, leur capitale, tantôt au château de Gaillard, un des refuges des ennemis de Genève, dans le siècle suivant, et où la ligue de la Cuiller s’assembla en 1529.

Le pape Clément VII était de la famille de ces comtes du Genevois, ce fut lui qui fit fondre à ses frais la grosse cloche de la cathédrale de Genève, dont j’ai oublié de te parler, et sur laquelle on lit ces inscriptions que je retrouve dans mes notes :

Ave M. Gra. plena Dns tecvm IHS. M. filivs
Salvs mvndi, Dns sit nobis clemens et propitivs,
Ego vocor Clementia.

L’autre est ainsi conçue :

Lavdo Devm vervm, plebem voco, congrego clervm
Defvnctos ploro, pestem fvgo, festa decoro ;
Vox mea cvnctorvm fit terror dœmoniorvm[1].

Dans la première inscription, le nom de Clémence a été donné à la cloche en l’honneur de Clément VII, et le mot Clemens a été employé évidemment avec intention, à la suite du fragment de la salutation angélique.

Le 15 février 1536, les Genevois se rendirent maîtres des châteaux de Gaillard et de Jussy qu’ils livrèrent sur-le-champ aux flammes.

Ils eurent dès lors deux grands ennemis de moins.

  1. Je loue le vrai Dieu, j’appelle le peuple, je convoque le clergé, je pleure les morts, je mets en fuite la peste, j’embellis les fêtes, ma voix jette dans la terreur tous les démons.