Le Tour du monde en cent vingt jours/02

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Le Tour du monde en cent vingt jours
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 368-403).
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LE
TOUR DU MONDE
EN CENT VINGT JOURS


IV[1]

Un seul degré de latitude nous sépare de la ligne, et, après une relâche insignifiante à Pulo-Penang, nous distinguons, non loin de nous, les côtes de la Malaisie et de la grande île de Sumatra. Nous approchons un matin très près d’un point du littoral, et je distingue quelques Malais qui errent sur la plage ; ils sont nus, fortement constitués ; leur peau est de couleur foncée, et leur aspect est farouche. Malgré notre proximité, nous remarquons qu’ils ne daignent pas jeter un coup d’œil dans la direction du steamer.

— Enfin, s’écrie mon jeune Yankee avec joie, voici donc une île qui n’est pas anglaise ! — J’avoue que sa remarque me cause un plaisir égal au sien.

Les Célèbes, une partie de Bornéo, Sumatra, Java, appartiennent à la Hollande ; la dernière de ces possessions lui a fourni jusqu’à ce jour un magnifique revenu, — je dis jusqu’à ce jour, — parce que le système hollandais est menacé de ruine. En 1857, les colonies néerlandaises produisaient encore 41 millions de florins ; mais, depuis cette époque, les productions du sol sont en décroissance, et le ministre Wale a demandé aux chambres 10,000 livres sterling pour subvenir au déficit du budget colonial. Cependant à Java les indigènes ne sont même pas les possesseurs du sol ; ils le cultivent par ordre, et les produits des récoltes sont taxés et achetés d’office par des agens que nomme la métropole. Le croirait-on ? ces îles d’une richesse incomparable n’ont jamais autrement intéressé le petit pays qui les domine qu’au point de vue du rendement ; quant à civiliser, moraliser, instruire les Javanais, il s’en est gardé avec soin.

La relâche de Singapour, qui a lieu neuf jours après avoir quitté Ceylan, est une des plus occupées. L’animation qui règne au vieux port et à New-Harbour, les promenades du soir au bord de la mer en voiture ou à cheval, les excursions rapides dans l’île, où une végétation merveilleuse vous éblouit, les visites aux quartiers malais et chinois, tout cela fait trouver bien court le temps qu’il vous est accordé de passer ici. Ce qui étonne au milieu de cette foule composée de Malais arrogans, de Chinois braillards et toujours empressés, d’Anglais flegmatiques, d’Espagnols fiers et taciturnes qui reviennent des Philippines ou qui s’y rendent, de nos compatriotes enfin que je retrouve ici flâneurs et coureurs d’aventures, c’est l’absence apparente de ceux que nous appelons en France les représentans de l’autorité. Ici la liberté est pleine et entière ; elle a fait de cet îlot un des plus riches entrepôts du monde, et, grâce à une franchise absolue, Singapour, au lieu d’être en décadence comme Java, stationnaire comme Saigon, voit de jour en jour sa fortune s’accroître. Si l’on eût voulu que la Cochinchine, dont on ne parle en France, hélas ! que comme d’un point stratégique, fût devenue le grenier de l’extrême Orient, il eût fallu dès le début de la conquête y établir cette franchise commerciale et individuelle que les Anglais proclament dès qu’auprès d’une de leurs colonies s’élève une colonie rivale. On entre dans cette voie, mais c’est presque trop tard ; puis, tant que nos possessions seront commandées par des marins et des généraux, il ne faudra les considérer que comme des garnisons d’outre-mer où nos matelots et nos soldats d’infanterie de marine iront s’étioler ou mourir.

La première nuit que je passai au grand hôtel Dutronquois, souffrant d’une chaleur intolérable et demeurant au rez-de-chaussée, j’avais transporté mon lit léger en rotin au milieu d’un jardin. A trois heures du matin, m’étant réveillé, je vis s’agitant tout autour de moi dans les allées sablées une trentaine de couleuvres. La lune éclairait comme en plein jour, et un instant je me plus à regarder les ébats de ce monde grouillant et rampant. Je ne l’eusse certainement pas dérangé, si je ne m’étais aperçu que le nombre des animaux qui m’entouraient allait toujours en croissant, et si des serpens d’une espèce suspecte ne se fussent enhardis à grimper jusqu’aux montans de ma moustiquaire. Je n’eus à faire pour m’en débarrasser qu’un brusque mouvement ; je leur lançai mon oreiller chinois, c’est-à-dire un rouleau en carton peint, et en une seconde la place resta nette, et d’autant plus nette que je me retirai moi-même au plus vite en entraînant mon lit. Un de mes amis, chef d’une maison écossaise, à qui je raconte ma mauvaise nuit de la veille, m’enlève de l’hôtel et m’offre d’aller dîner à sa maison de campagne, située à vingt milles dans l’intérieur. J’accepte, et nous partons dans un break auquel est attelé un magnifique cheval australien. Nous suivons une route tracée sur un sable à fond rougeâtre ; . des huttes recouvertes de feuilles de palmier et abritées sous de grands muscadiers la bordent quelque temps. Au bruit de notre passage rapide, les Malais, coiffés d’énormes turbans en cotonnade rouge et vêtus de sarraux aux couleurs tranchantes, viennent sur le seuil de leurs maisons et nous regardent passer avec curiosité ; ils ne semblent témoigner pourtant aucune déférence pour nous. — Ils sont très orgueilleux, me dit mon ami ; leur caractère est altier, et leur rancune redoutable. Ils ne sont pas à craindre pour nous, qui les connaissons bien et les traitons avec ménagement et beaucoup de justice ; mais malheur à l’Européen inexpérimenté qui leur impose une punition imméritée. Voyez à leur ceinture ce fourreau grossier en bambou qui ne les quitte pas : il renferme une lame effilée, le terrible crish malais, contourné comme une vipère et envenimé comme elle. C’est avec cette arme qu’ils frappent l’imprudent qui les a maltraités sans raison. — Après deux heures d’un trot allongé, nous laissons la grande route pour nous engager dans un sentier étroit, à peine tracé et se déroulant aux flancs d’une montagne aux pitons nuageux. De belles lianes fleuries montent du sol ou redescendent du faite des grands arbres formant sur nos têtes un dôme épais de verdure. Bientôt des ouistitis nous accompagnent et font entendre de petits cris plaintifs ; des cacatoès énormes sortent leurs têtes intelligentes du creux des vieux arbres où ils sont nichés, et relèvent avec colère leurs aigrettes à plumes jaunes ; des tourterelles couvrent les branches desséchées des arbres par troupes innombrables et ne s’envolent pas à notre approche. On ne chasse jamais ces doux animaux, et il est difficile de rencontrer à l’état sauvage un oiseau moins effrayé. Nous arrivons, à la tombée de la nuit, au sommet du plateau sur lequel s’élève la maison de campagne de mon ami John Knox Smith ; elle est construite à 15 pieds du sol, et supportée à cette hauteur par une double rangée de colonnes en granit. On y monte par un large escalier en pierre blanche placé au centre, de l’édifice et conduisant dans la salle à manger ; celle-ci communique par deux larges entrées sans portes avec un grand salon, lequel à son tour donne accès du côté de la façade sur un large balcon. Les chambres à coucher sont placées à droite et à gauche de l’habitation, et s’ouvrent sur une galerie ou vérandah spacieuse. Les écuries, les remises, les logemens des domestiques, sont situés dans des constructions séparées à une centaine de mètres du logis principal.

C’est dans de pareils palais qu’il faut être admis pour avoir une idée du confortable dans lequel vivent les Anglais durant leur séjour aux Indes orientales. Tout ce qui a pu être imaginé pour rendre la chaleur supportable et atténuer par un grand bien-être matériel l’éloignement douloureux de la patrie, vous le trouvez ici. D’abord voici la salle de bain, où coule sans cesse une eau fraîche et cristalline : tantôt elle tombe en pluie sur votre tête brûlante, tantôt elle jaillit en cascade et frappe à vous renverser ; partout des canapés en rotin, des causeuses, des fauteuils à bascules, dits rocking-chairs, sans oublier de frais tabourets en porcelaine verte de Chine. Dans presque tous les appartemens, mais principalement dans les chambres à coucher, on voit suspendu au plafond un panneau de toile blanche : c’est une sorte d’éventail gigantesque appelé panca ; il est mis en mouvement sur vos têtes par un domestique invisible, spécialement chargé d’entretenir ainsi toute la journée la fraîcheur autour de vous, et qui ne prend du repos que fort tard dans la nuit lorsque le maître est endormi. Voilà, dans les cours, des breaks, des calèches, des chevaux de trait et de selle, enfin une nuée de domestiques proprement vêtus de blanc. Smith en compte dix-huit à son service ; on y trouve depuis le savant cuisinier chinois jusqu’au petit Malabar indolent, chargé de vous suivre partout, même en voiture pour vous tendre une baguette enflammée qui rallume le cigare que votre nonchalance laisse à tout instant éteindre. Par contre, l’étude, les arts, une lecture sérieuse, sont complètement délaissés : la chaleur ne permet aucun travail suivi ; d’ailleurs on vient ici pour faire fortune, et les chefs de maison perdraient bien vite leur crédit, si on ne les savait exclusivement occupés des grands intérêts commerciaux qui leur sont confiés. L’ignorance, en dehors de tout ce qui est production du pays, est donc à peu près générale dans ces contrées ; la chaleur paralyse singulièrement la mémoire, et tout Européen, après dix ans d’absence, est obligé, lorsqu’il revient en Europe, de refaire en quelque sorte son éducation. Aussitôt après notre dîner, Smith, m’ayant fait endosser un ample costume en soie écrue de Chine, me proposa d’aller à 2 milles de son habitation passer la soirée chez quelques amis. Cinq domestiques porteurs de torches et de gongs nous escortèrent ; l’éclat des lumières et les vibrations stridentes du cuivre servent à éloigner les tigres dont l’île est infestée. Nous fûmes accueillis par nos hôtes avec acclamation, car ces promenades nocturnes ne sont pas exemptes de danger. Cependant le silence succéda bientôt à cet accueil bruyant, et chacun de nous tomba dans une prostration insurmontable. Ce fut en vain que, pour nous tenir en éveil, les gongs résonnèrent avec fureur, que la panca agita sur nos fronts fiévreux ses franges soyeuses, la faiblesse devint générale : nous subissions l’influence énervante d’un orage qui se formait sur nos têtes, et dont nous entendions déjà les grondemens sourds. Il fallut nous hâter de regagner notre logis pour ne pas nous trouver sous les grands arbres quand éclaterait l’ouragan. Rendu à l’habitation, je voulus m’endormir sous mon moustiquaire bien clos ; je dus y renoncer, car l’orage nous avait suivis et se déchaînait sur le splendide cottage avec une violence extrême. Je croyais avoir entendu à Manille, à l’époque des typhons, les plus beaux coups de tonnerre qu’il soit possible d’imaginer ; mais ceux de Singapour les dépassent de beaucoup. Il y eut un moment où, me voyant entouré d’électricité et de phosphorescence, sentant la terre trembler sous mes pieds, je crus à un désastre. Je me précipitai vers la chambre de Smith ; mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque je le vis profondément endormi, couché sur un canapé du salon ! Je n’eus garde de le réveiller ; mais le lendemain matin je ne pus m’empêcher de lui faire part de la frayeur que j’avais éprouvée. — Je suis habitué à ce vacarme, me dit-il, car à cette époque de l’année, en juillet, tous les soirs la foudre éclate sur ma tête. Vous n’avez pas remarqué que mon habitation est construite sur une roche ferrugineuse, laquelle donnerait, si je la faisais exploiter, 80 pour 100 en fonte. Afin d’éviter tout accident, j’ai dû établir deux paratonnerres, et sous cette égide je dors paisiblement, comme vous l’avez vu. En attendant l’heure du thé, allons voir dans quel état se trouve la forêt, et les dégâts qui ont été faits aux routes par la tempête. — Le sentier que j’avais parcouru la veille était profondément sillonné par les eaux furieuses et obstrué par des débris de branches brisées. C’était grande pitié de voir, par une matinée d’une pureté et d’un éclat admirables, cette végétation tropicale ainsi bouleversée et laissant tomber sur nous, comme des pleurs, la pluie dont elle était encore imprégnée. — Dans quinze jours au plus, me dit Smith, tout cela sera réparé. Sous ce soleil de feu et dans cette atmosphère humide, la végétation acquiert une vigueur extrême, et il est même indispensable qu’elle soit tous les ans émondée par d’impétueux ouragans.

A peine avait-il dit ces mots, que nous entendîmes au-dessous de nous dans la vallée un bruit confus de pas, de voix et de roues pesantes. — Allons voir qui cela peut être, me dit mon hôte, ce bruit est tout à fait insolite. — Nous descendîmes rapidement la colline, et nous nous trouvâmes en présence d’un Européen à cheval ; sur ses épaules, un fusil à deux coups était jeté en bandoulière, et un revolver du plus gros calibre, attaché à une lanière de cuir, pendait à la manière arabe sur un des côtés de la selle. A dix pas en arrière de ce personnage venaient plusieurs Malais presque nus, guidant un buffle attelé à un char à roues pleines sur lequel gisaient sans vie trois magnifiques tigres. — Hallo ! monsieur d’Harnancourt, cria mon ami en français au chasseur ; voilà une superbe chasse. Quelles bêtes ! quelles griffes ! Où avez-vous tué cela ? Venez nous le dire en prenant une tasse de thé avec nous. — J’accepte, répondit le cavalier, et avec d’autant plus de plaisir que depuis six jours je me nourris de riz à l’eau, d’iguanes et de perroquets coriaces… J’y mets pourtant une condition, c’est qu’au lieu de thé vous me donnerez une bouteille d’eau-de-vie et une tranche de roastbeef. — John Smith me présenta aussitôt à M. d’Harnancourt, lequel me parut très fier d’avoir un compatriote pour auditeur. — Monsieur, me dit-il dès qu’il fut attablé, j’ai hâte de vous apprendre comment j’ai fait une si belle journée, et de vous dire qu’hier j’abattais mon quarantième tigre. Si, plus heureux que moi, vous avez un jour la joie de revoir la France, n’oubliez pas de dire ce chiffre aux chasseurs de lions de l’Algérie, et ajoutez que je les convie à venir ici faire assaut d’adresse. Partout autour de moi, au Bengale comme sur la presqu’île malaise, on chasse ce fauve avec grand appareil ; il faut à mes confrères en saint Hubert des éléphans, des chevaux, cent Malais ou Indiens, l’incendie des jungles, de grands cris, des gongs, que sais-je encore ? Je chasse plus simplement, et avec un succès non interrompu, comme vous avez pu vous en convaincre par vos yeux. Toutefois, avant de commencer mon récit, un verre d’eau-de-vie à la prospérité de notre chère patrie !…

— J’étais à Singapour il y a huit jours, reprit notre invité, lorsque le rajah d’un village de l’intérieur, à cinq lieues d’ici, me fit prévenir par un de ses Malais qu’un tigre s’était établi depuis quelques semaines tout près de son habitation ; sa reconnaissance serait grande, disait-on, si je réussissais à le délivrer du mangeur ordinaire de ses laboureurs, pauvres coulies chinois qu’il recrute vidés de cervelle et d’argent dans les fumoirs d’opium de Singapour, et auxquels il cache soigneusement les éventualités de la mort affreuse qui peut les surprendre. Si les carnassiers de cet archipel ont une préférence marquée pour la chair du Chinois, c’est que ce dernier a l’habitude de travailler la terre presque nu, et qu’il découvre ainsi au soleil une peau blanche, satinée, plus appétissante à l’œil que la peau bronzée et huileuse du Malais. Je me mis aussitôt en route, armé, comme d’habitude, d’un fusil de chasse, système Lefaucheux, et d’un revolver américain à six coups. A peine arrivé à l’habitation du rajah, et guidé par ses gens, je pris une minutieuse connaissance des localités ; je fus bientôt convaincu que le tigre devait se trouver au centre d’un ravin figurant un entonnoir renversé qui, rempli de joncs et de broussailles, s’ouvrait sur une vaste rizière où journellement travaillaient de nombreux Asiatiques. Je renvoyai mon escorte, ne voulant exposer personne ; une longue expérience m’avait d’ailleurs appris que dans ces sortes d’aventures agir seul est le parti sage. Il était midi environ, et après deux heures de recherches prudentes j’avais déjà découvert, au bout de l’entonnoir, la petite éclaircie par laquelle l’animal devait avoir l’habitude d’entrer ou de sortir de son repaire. J’armai les deux coups de mon fusil et j’allais me glisser dans l’intérieur du jungle, quand je le vis à dix pas devant moi ; il cheminait dans ma direction, lentement, très cauteleux et inquiet, mais, heureusement pour votre serviteur, recevant en plein sur ses yeux éblouis un vif rayon de soleil. J’ajustai et fis feu sans perdre une seconde, et je courus sur lui, le revolver à la main ; j’étais cependant bien convaincu que je devais l’avoir foudroyé d’une balle conique tirée en plein museau. Je ne m’étais pas trompé ; il était mort, et je n’eus même pas l’ennui de l’achever.

Le surlendemain, j’allais me remettre en route, lorsqu’un autre chef indigène me fit dire qu’un de ses Malais avait été enlevé et dévoré par un de ces monstres au moment où l’infortuné, poursuivi par un crocodile, venait de passer à gué une rivière bordée de ronces et de hauts manguiers. Je me fis conduire aussitôt au lieu indiqué, et je découvris sans peine, dans un jungle voisin, l’entrée d’un repaire où, selon toute probabilité, digérait encore le fauve. Je dois vous dire, — car c’est peut-être là le grand secret de mon audace, jusqu’à ce jour impunie, — que je ne chasse pas avec les vêtemens de ville. que vous voyez sur moi en ce moment : je ne suis pas si simple. J’ai un costume tout en peau de tigre, dans lequel je me mets comme dans un sac aussitôt que j’entre en chasse. En outre ces longs cheveux roux et déjà blancs, hélas ! que vous voyez flotter sur mes épaules, je les rabats sur ma figure de manière à ne laisser rien voir de mon épiderme ; seuls mes yeux restent autant que possible à découvert, afin de surprendre dans les claires prunelles du carnassier le moment très précis où il va se jeter sur moi. Sans bruit, j’avais donc, selon ma coutume pour me mettre en chasse, attendu midi, heure à laquelle tout être vivant s’endort sous nos latitudes brûlantes. Il avait plu beaucoup dans la nuit, et, comme l’entrée du jungle était fort étroite, je dus me traîner dans la fange fort avant sur mes genoux. Je rampai pendant dix mortelles minutes, suffoquant, car il fallait contenir le bruit de ma respiration, devenue par l’effet de la fatigue bruyante et entrecoupée, irrité au dernier point contre mon vêtement de chasse, qui, lourd comme une chape de plomb, heurtait trop bruyamment aux parois flexibles de la coulée de verdure où je m’étais engagé. Cependant, comme la sueur perlait sur mon front, qu’elle collait mes cheveux, ramenés sur la face, de manière à gêner ma vue, je résolus de suspendre un instant ma marche en avant ; mais, en faisant ce mouvement d’arrêt, mes coudes durent frapper à quelques branches sèches, qui se brisèrent avec un léger bruit. Aussitôt, à quinze pas devant moi, j’entendis un tressaillement sinistre. Je ne me fis point d’illusion : le tigre était là. Heureusement qu’en approchant du centre du taillis, les ronces, en devenant plus grandes, élevaient davantage leurs arceaux sur ma tête ; j’en profitai pour me redresser un peu, et, avançant encore de cinq pas, je me trouvai au milieu du fourré, tenant déjà en joue mon tigre. Il était là, accroupi comme un chat dans un vaste nid, ses quatre pattes repliées sous lui, et je le tenais si bien au bout de mes canons que je m’amusai à le regarder pendant une seconde, cherchant de mon côté à deviner ce qu’il pouvait penser en voyant si soudainement apparaître devant lui, debout sur ses deux pattes de derrière, un être portant une robe mouchetée en tout semblable à la sienne. Eh bien, messieurs, j’en suis convaincu, l’animal n’éprouvait ni terreur, ni colère ; il était sous le coup d’une stupéfaction réelle, presque comique… Le naïf carnassier n’est jamais revenu de son étonnement, car, lâchant la détente de mon arme, je le vis rouler bel et bien foudroyé.

On ne peut s’imaginer, continua M. d’Harnancourt en avalant coup sur coup plusieurs verres d’eau-de-vie, les bruits étranges qu’éveille au milieu du jour dans ces contrées en apparence désertes, mais qui ne sont qu’endormies, la détonation soudaine d’une arme à feu. Les perroquets, les grands calaos, les singes, jettent des cris d’horreur comme si je les égorgeais tous à la fois ; ils me poursuivent parfois pendant une heure, les premiers de leurs cris, les seconds de leurs grimaces. J’ai beau prendre une attitude paisible, rien n’y fait ; j’ai vu même des singes d’une grande espèce me jeter du haut des arbres une véritable pluie de noix de cocos. Au milieu du tumulte qui se fit entendre lorsque j’eus fait feu, il me sembla distinguer un bruit singulier. Était-ce un buffle affolé qui s’enfuyait, ou quelque énorme boa mis en déroute par l’explosion de mon arme ? Je ne pus le savoir. Je ne vis rien ; le revolver à la main, je ne cessai pourtant d’explorer les alentours, et je me tins sur mes gardes jusqu’au moment où je me crus hors de toute surprise. Je pus donc rentrer chez le rajah pour lui dire d’envoyer des hommes chercher le tigre mort. Ils revinrent trois heures après leur départ, très confus, m’assurant qu’ils n’avaient pu retrouver la place où j’étais certain de l’avoir laissé sans vie. Je devinai sans peine qu’ils n’avaient pas osé entrer sans moi dans le repaire, et, les traitant rudement de poltrons, je leur donnai rendez-vous pour le lendemain afin de les y conduire. Les Arabes de l’Algérie considèrent les tueurs de lions comme des dieux ou des sorciers ; mais les Malais n’ont pas cette naïveté. En réponse à mes reproches, ils me dirent que, si je voulais leur confier mon fusil et leur laisser endosser mon costume, ils iraient bien en expédition sans mon concours. Que pourraient-ils faire en effet avec leurs crishs et leurs poitrines nues contre un animal aussi hardi que le tigre ! La seule vue de leur peau luisante et très haute en parfum indien doit le mettre tout de suite en appétit ; sous mon déguisement fantasque, ces féroces animaux ne perçoivent peut-être qu’une odeur européenne qui ne fait que les étonner. Nous avons, croyez-le bien, notre fumet particulier, sui generis, et il est certain que l’Européen ne s’en débarrasse jamais totalement. Voyez donc les buffles de tout cet archipel, ceux qui vivent dans l’intérieur, et surtout ceux qui vivent encore à l’état sauvage : des Malais passeront cent fois sous leur vent, et ils ne se dérangeront jamais, soit de leur sieste, soit de leur promenade ; mais, si un Européen, même en se déguisant sous le sarrau malais, passe à 1,000 mètres d’eux, vous les verrez immédiatement se mettre en fureur, — les yeux et les oreilles injectés de sang, se jeter sur lui pour le fouler aux pieds ou le faire danser aux pointes de leurs cornes gigantesques. Sans vergogne, lorsque je me vois poursuivi par des buffles sauvages, je grimpe sur un arbre, et les laisse passer ; je puis les abattre certes aussi aisément que je démonterais un tigre, mais il me répugne de tuer ces animaux, très utiles à l’agriculture et très doux, aux petits enfans, qui jouent sans cesse dans leurs jambes sans aucun accident. Une petite fille de cinq ans conduira despotiquement à l’abreuvoir et au pâturage deux cents de ces bêtes horribles de pesanteur et de forme, et je défie dix Malais d’en venir à bout.

Je vous demande bien pardon de ces digressions, continua le narrateur, et je me hâte d’arriver à ma troisième et dernière capture. Donc, le lendemain matin, au lever du soleil, nous partîmes trente, environ, sans bruit, sans éclat, sans démonstration d’aucune sorte, ce qui est d’ailleurs dans le goût de cette race malaise, plus sérieuse qu’expansive. Je retrouvai bien vite le jungle épais où j’avais pénétré la veille, et j’en indiquai l’entrée a mes hommes. Tout à coup il me sembla voir, à l’endroit où mes genoux avaient aplani et lissé le sol humide, des empreintes que je n’avais certainement pas vues la veille. — Attention ! criai-je aussitôt à mon monde en l’arrêtant, le repaire me semble encore habité : il y a peut-être ici un nouveau tigre. — Il n’était que dix heures, beaucoup trop tôt pour que je voulusse aller m’assurer du fait : je renvoyai donc les Malais en leur recommandant de venir me rejoindre à cinq heures du soir, en nombre et au lieu où j’étais. Vous allez me dire que j’aurais pu mettre le feu aux broussailles et forcer l’animal qui pouvait s’y trouver à sortir ou à rôtir ; mais j’aurais perdu mon trophée de la veille, et avec lui 50 piastres. Vous saurez, poursuivit M. d’Harnancourt en s’adressant directement à moi, que le gouvernement anglais de la colonie me donne cette somme par chaque tête de tigre que je lui présente. Ce n’est pas trop, n’est-ce pas, pour risquer ainsi sa vie ? Hélas ! je n’ai pas d’autres cordes à mon arc, et pourtant, si je parviens à tirer chaque année vingt fauves de cette espèce, je vivrai fort à mon aise avec les 1,000 piastres ou 5,000 francs que ma chasse produira. Les riches résidens ont en outre la coutume de me faire une prime supplémentaire lorsque, comme aujourd’hui, je rentre à Singapour avec plusieurs tigres, et je me recommande à vous, monsieur Smith, pour rappeler cet usage à vos amis. — J’en ferai la proposition aussitôt notre rentrée, répondit mon hôte, et vous pouvez, dès ce moment, la considérer comme acceptée.

— Quand mes hommes furent partis, reprit le conteur, je quittai mes vêtemens de ville, et, les déposant en paquet à l’entrée du repaire, j’endossai mon déguisement de bête ; je ramenai aussi mes cheveux sur le visage, et, blotti à deux cents pas de là, dans un bois de bananiers dont j’avais détaché les plus larges feuilles pour me couvrir, je résolus d’attendre ainsi l’heure de midi. Vous me croirez, vous, monsieur Smith, qui savez combien est invincible l’étreinte du sommeil dès qu’on s’abandonne en ces lieux à l’inaction : accablé par la chaleur, chaleur atrocement augmentée par le costume dont j’étais affublé, je m’endormis bientôt profondément. Je serais peut-être resté dans cette torpeur jusqu’à nuit close, si des fourmis, pénétrant dans mes oreilles, ne m’eussent réveillé. Il est bien heureux pour moi qu’en reprenant mes sens j’aie eu tout de suite conscience de la situation critique où j’étais, et que mon premier coup d’œil soit tombé dans la direction du jungle !… J’y vis un tigre de belle prestance accroupi devant mes hardes, attendant sans doute que mon paletot, mon gilet et mon chapeau prissent corps pour être déchirés à belles dents. Que faire ? Je pris le parti de me lever le plus doucement qu’il me serait possible, tout en me débarrassant sans bruit des larges feuilles de bananier qui me recouvraient ; mais je ne pus réussir entièrement. Au dernier mouvement que je fis, le tigre se redressa, et, si une minute après m’être mis sur mes pieds je n’étais pas renversé et broyé, c’est que, surpris de mon apparition ou plutôt de mon aspect étrange, il s’était arrêté à dix pas de moi, très indécis sur ce qu’il voyait, mais me laissant tout le temps de lui fracasser la mâchoire et le crâne par un coup de fusil tiré, comme toujours, presque à bout portant. Quelques minutes après, mes gens arrivaient un à un, timidement, car ils avaient entendu de loin la détonation de mon coup de feu. Pour rien au monde, ils ne voulurent se hasarder sans moi dans le repaire, lequel, comme vous voyez, était assez bien fréquenté ; je les entraînai pourtant à ma suite. J’y retrouvai le tigre tué la veille, et, chargé de mon double butin, je me mettais en route pour faire mon entrée triomphale à Singapour, lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’arrêter.

Je félicitai bien vivement mon compatriote de ses succès, et je le priai de me dire comment il s’était fixé dans cette île.

— Écoutez mon histoire, qui est très courte, me dit M. d’Harnancourt tout en continuant de vider la bouteille qu’il avait devant lui. Je suis fils d’un officier de cavalerie de la première garde impériale. Mon père, ayant été fait prisonnier par les Russes, réussit à s’échapper de la Sibérie et se réfugia en Amérique. A la paix, il y resta pour ne pas mettre son épée au service de la restauration. Hélas ! il se maria, et, si je laisse échapper cette expression de douleur, c’est que de ce mariage naquit l’être errant, toujours à peu près sans feu ni lieu, que vous avez devant vous. Ma mère mourut la première, lorsque j’étais encore enfant, et, quoiqu’elle eût fait graver sur sa tombe, en guise d’épitaphe, cette invitation pressante à l’adresse de mon père : — je t’attends ! — ce ne fut que quinze ans après que ce dernier répondit à son appel… Et ce fut encore trop tôt, car je restai seul au monde ; au lieu de chercher la richesse dans une condition honnête et paisible, je me livrai entièrement au seul amour que j’aie jamais eu en tête, l’amour du mouvement. Depuis trente ans bientôt, sans repos, sans trêve, je n’ai fait qu’une chose, chasser, soit en parcourant les prairies du Far-West à la traque du bison, soit en allant vers les régions glacées du pôle arctique à la piste des renards bleus. Je serais certainement encore dans ces lointaines et belles contrées de chasse, si je ne m’étais souvenu que j’étais d’origine française et de race normande. Je cédai à l’envie, longtemps combattue, de voir l’Europe, et aussi peut-être au secret désir de retrouver en France une famille toute faite. Il y a un an, je m’embarquai à San-Francisco à la destination de Hong-kong ; j’avais l’espoir d’obtenir, dans ce dernier port, un passage pour Marseille à bon marché. Ma mauvaise étoile en décida de tout autre façon : sur le point de toucher à ma première escale, le navire qui me portait vint se briser, à la suite d’un épouvantable typhon, sur les récifs qui entourent l’île chinoise de Formose. Je fus le seul des passagers et de l’équipage qu’épargna la mort. Je n’avais rien perdu d’ailleurs, car ma petite fortune consistait simplement en quelques onces mexicaines que je portais toujours sur moi, cachées dans les doublures de mes vêtemens. Je fus tout à fait surpris d’être traité d’une manière fort humaine par les insulaires qui me recueillirent. Permettez-moi de vous apprendre que Formose est une possession peu connue, et dont l’intérieur est habité par des peuplades indépendantes et guerrières qui se livrent entre elles des combats incessans. Pas un Européen, je crois, n’a pu pénétrer au milieu des tribus sauvages qui vivent dans les montagnes ; c’est à regretter, car il doit y avoir là des richesses non exploitées d’une grande importance. Je vécus donc avec les gens du littoral, et j’y restai environ deux mois prisonnier dans une pagode ; je dis à dessein prisonnier, car toutes les fois que je tentais une promenade dans l’intérieur, on me ramenait aux autorités chinoises, et les bonzes, mes hôtes, me faisaient comprendre au retour, par un geste significatif, que, si je m’éloignais trop, j’aurais la tête tranchée. Un jour, un capitaine anglais, que la Providence avait égaré dans ces parages avec son navire, eut pitié de moi et m’offrit le passage gratuit jusqu’à Singapour. Jugez de ma joie !… Quand, rendu ici, j’appris que le gouvernement de la colonie donnait 50 piastres par tête de tigre, qu’on m’eut affirmé que cet animal y foisonnait à tel point que l’on comptait chaque jour une victime, je me décidai à me fixer dans une île si lucrative et si giboyeuse. Voilà six mois que j’y vis et que je cherche à faire des économies qui me permettront de voir un jour la France, l’Algérie surtout, où mon plus vif désir serait d’aller rivaliser d’audace et d’adresse avec les plus grands chasseurs de lions.

— Pauvre d’Harnancourt ! me dit tout bas Smith au moment où, vaincu par les vapeurs de l’eau-de-vie, le chasseur de tigres s’endormait profondément, il ne reverra jamais son pays, car, s’il évite les insolations et les griffes des carnassiers, il n’échappera point aux effets foudroyans de l’ivresse. Tout l’argent qu’il gagne à son périlleux métier se transforme en bouteilles d’eau-de-vie, et, jusqu’à complet épuisement de ses piastres, il ne dégrise pas.


V

Il est inutile de répéter ici l’histoire bien connue de la prospérité de Hong-kong, rocher stérile en 1841, devenu aujourd’hui un entrepôt considérable d’opium, grâce à la maxime à la mode : « la force prime le droit, » et à l’appui impolitique prêté par la France à l’Angleterre, en 1858, dans la guerre que cette puissance fit à la Chine. C’est sur ce rocher que se fait en grand le négoce de cette drogue mortelle, dont l’importance atteint déjà annuellement le chiffre effrayant de 300 millions. Aussi le voyageur, encore sous le charme des souvenirs gracieux de Ceylan, est bientôt las d’être à tout instant heurté par une multitude de coulies affairés, et de ne voir que d’innombrables escouades de matelots ivres. Le croirait-on ? tout le bonheur de ces derniers consiste à s’enivrer et à danser, — sans femmes, — chez les marchands d’eau-de-vie de la rue Victoria, au son d’un violon qu’accompagne une grosse caisse. Le soir venu, l’étranger n’a d’autre ressource, pour éviter les ivrognes, que de rester à l’hôtel ; s’il ose s’exposer à leurs rudes rencontres, il verra la population flottante et sédentaire de l’île se porter en masse compacte, comme à une promenade ordinaire, vers les rues montantes où se trouvent les maisons d’opium et celles des plaisirs malsains. Chacun de ces taudis a ses fenêtres ouvertes, brillamment éclairées, et laisse échapper des jurons effroyables proférés dans toutes les langues ; les vibrations de gongs s’y unissent aux chansons nasillardes des beautés chinoises ; parfois des milliers de pétards tombent et éclatent en gerbes de feu sur la tête des promeneurs ahuris.

Je fus heureusement invité par un riche Anglais à dîner chez un restaurateur chinois en renom, et j’eus le très rare privilège, dès le soir même de mon arrivée, de m’y rencontrer avec quelques très hauts personnages de la société indigène. Ils vinrent à ce repas avec leurs femmes, et je vis arriver ces dernières en palanquin jusqu’au centre de la salle à manger. Elles étaient au nombre de cinq, et la moins jeune me parut avoir au plus vingt ans. Vêtues d’élégans et frais costumes en soie bleu clair, les têtes pourvues d’abondantes chevelures noires ornées de fleurs naturelles, elles me semblèrent, quoique beaucoup trop fardées, délicates, très blanches et véritablement jolies. Placé à leurs côtés à table, je ne pus, à mon vif regret, échanger une seule parole avec elles, car la langue anglaise leur était inconnue, et je ne parle pas chinois. D’ailleurs mon hôte m’avait prévenu d’être fort réservé dans les politesses mimées que je pourrais avoir à faire. Les palanquins stationnaient à la porte ; à la moindre pointe de jalousie qui eût traversé l’esprit des maris, j’étais menacé de voir la salle à manger devenir déserte. Les Chinois avaient consenti à venir à cette partie en sachant que je quittais Hong-kong dans quelques heures. Pendant tout le temps que dura le repas, les femmes parlèrent peu ; mais je les vis toujours le sourire aux lèvres, paraissant s’amuser beaucoup de mon embarras lorsqu’il me fallait goûter à quelque plat douteux, — quelque chose comme des cœurs de pigeons aux confitures de gingembre, — boire de l’eau-de-vie de samchou dans des godets qui tiennent lieu de verres, et manger tout le long du dîner avec les baguettes en ivoire qui remplacent les fourchettes. Je ne vis aucune d’elles toucher aux viandes, et leurs doigts fins et déliés, gâtés par des ongles démesurés, — véritables griffes qui donnent à la main une apparence bestiale, — ne portèrent à leurs petites bouches que des sucreries parfumées et des graines de citrouille séchées. A la fin du souper, composé de trois services, pendant lesquels de la musique vocale et instrumentale se fit entendre, les Chinoises se levèrent, et alors, avec grand’peine, se soutenant par les mains aux chaises, aux murailles, elles rentrèrent, toujours souriantes, dans leurs riches palanquins. La dernière que je vis partir avait des pieds presque imperceptibles sous son pantalon de soie jonquille. Je la fis remarquer à un de mes voisins, un céleste[2] à figure intelligente et d’une belle corpulence. — Very good for jealous husbands (excellent pour les maris jaloux), me dit-il avec un gros rire.

— Cette difformité n’est donc pas un caprice de la mode ?

— Point du tout, et voici pourquoi. Lorsque dans une famille, riche ou pauvre, il naît une fille bien formée et dont les traits enfantins promettent d’être, à quinze ans, beaux et réguliers, les pieds de la petite créature sont, quelques mois après sa naissance, soumis à une compression vigoureuse. C’est la liberté d’aller, de courir hors de la maison, vous comprenez, qu’on lui enlève ainsi… Plus tard, les parens riches qui voudront honnêtement la marier, ou les parens pauvres qui espéreront richement la vendre, feront valoir aux yeux des prétendans cette privation de liberté.

— C’est hideux ! m’écriai-je indigné.

— Oh ! certainement à votre point de vue. — Cependant, si vous aviez demandé sur ce sujet leur opinion à Hataï, Fatma, Atoï, Atchaï et Loï, qui étaient ici à dîner, elles vous eussent toutes répondu qu’elles ne regrettaient pas les conditions actuelles de leur existence. Si elles n’avaient pas été préparées ainsi à être vendues aux plus riches d’entre nous, elles travailleraient aux rizières comme des bêtes de somme, ou elles passeraient leur vie sur l’eau, dans les golfes, en mer avec des pirates, à ramer en rivière sur les sampans comme le plus malmené de vos matelots.

— Comment se font ces marchés ?

— A l’aide de courtiers et par contrats bien en forme. Justement j’ai là en poche un acte par lequel je suis devenu aujourd’hui même propriétaire d’une jeune fille de Shang-haï. Voulez-vous que je vous le traduise ? Et il me montra le contrat dont voici le texte :

« En raison de la pauvreté de ma famille, je consens à vendre ma fille, âgée de quatorze ans, à Tu-won-lan-hi, afin qu’il en dispose et prenne soin. Le vingt-quatrième jour de la sixième lune, j’ai reçu pour sa valeur en paiement complet la somme de quatre-vingt-cinq piastres (450 francs).

« Le vingt-quatrième jour de la sixième lune de la dix-huitième année de Hien-tung (9 août 1868).

« Ont signé :

« THANG-TING, père de la jeune fille.

« Madame YAP-TANG-KO, entremetteuse.

« TCHEN-TCHEN-TCHANG, écrivain chargé de la rédaction de l’acte de vente. »


La conversation roula quelque temps sur les mœurs du pays. Mon interlocuteur m’expliqua qu’en dehors des femmes de luxe qu’ils peuvent acheter, les Chinois ont une épouse véritable ; les enfans de cette dernière héritent seuls de la fortune du père. Quand j’en vins à lui parler de l’abandon des enfans, dont nos missionnaires font un tableau si révoltant, il s’emporta. A l’entendre, cet usage barbare n’avait lieu que dans certaines provinces, aux époques de famine, qui ne sont que trop fréquentes dans ce vaste pays. Les mères, disait-il, n’exposent les nouveau-nés que lorsqu’elles sont dans l’impossibilité de les nourrir.

J’ai vu Canton et les environs, j’ai navigué sur le grand fleuve auprès duquel cette ville est bâtie, je n’y ai rien vu qui pût révolter la nature. Je ne crois à l’abandon des enfans chinois que dans les cas extrêmes indiqués par mon interlocuteur de Hong-kong. On a dit que les enfans contrefaits étaient les seuls qui fussent exposés. Ce seraient donc ceux-là que les directeurs de l’œuvre de la Sainte-Enfance auraient fait recueillir ? Il n’en est rien. J’ai visité les écoles du père Burelle à Singapour, celles des jésuites et des lazaristes à Shang-haï ; je n’y ai vu aucun être difforme. Les directeurs des Missions-Étrangères ont fait de l’abandon des petits Chinois un drame plein de larmes, qui émeut le cœur des mères françaises, et on sait que, lorsque leur pitié est éveillée, on peut leur demander de l’argent. C’est avec l’aumône considérable, recueillie centime par centime, qu’on dirige de France sur la Chine une foule de jeunes gens préalablement préparés à l’éventualité d’une affreuse destinée. Beaucoup y vont chercher le martyre ; j’en ai connu plusieurs qui étaient de très bonne foi ; leur pauvreté était flagrante, et leur exaltation sans bornes, par conséquent dangereuse. Quelques-uns, avec une permission spéciale des directeurs, s’occupent de voyages, de sciences naturelles, et produisent des travaux remarquables ; mais la majorité ne rêve que sacrifices et conversions. Leur ardeur est si grande et si compromettante que ; parfois elle effraie les chefs. A bord de l’Achille, un général lazariste me pria de modérer le zèle d’un jeune Lyonnais, garçon intelligent, beau à ravir, mais dont l’idée fixe était de mourir dans les tourmens aussitôt son arrivée en Corée. Tant de dévoûment chez les uns, tant d’habileté chez les autres ont-ils converti les célestes ? Pas le moins du monde. Les tueries continuent, et la civilisation, la foi religieuse, restent stationnaires en Chine, si toutefois elles ne deviennent pas agressives, comme naguère encore. Est-il donc si nécessaire d’entretenir ces dangereuses missions avec un argent plus que jamais précieux ? Si encore les directeurs ignoraient combien les Chinois sont indifférens en matière religieuse, on les excuserait de rester impassibles en présence de ces sanglans sacrifices de leurs jeunes adeptes. Un apôtre moderne fort découragé m’a raconté à Shang-haï même comment les indigènes jouent avec leurs croyances. — Plus d’une fois, me dit-il, un céleste à l’œil éveillé, au sourire presque railleur, soumis, rampant, se présente chez moi pour devenir chrétien catholique. Ravi de me voir en présence d’un sujet si bien disposé, je me mets à l’œuvre ; mais à la fin de chaque instruction mon disciple a le talent de se faire donner soit un chapelet de sapèques (monnaie du pays), soit quelques fortes poignées de riz. Je donne selon mes ressources, croyant trop souvent à une détresse réelle ; mais, comme ces ressources sont restreintes, je finis par refuser, et presque aussitôt mon catéchumène disparaît. Que peut-il être devenu ? Il s’est rendu chez le missionnaire anglais, mon voisin, et lui a manifesté le désir de se faire chrétien protestant. Celui-ci, à son tour, commence l’instruction ; mais, plus pratique que moi, quoique plus riche, il met hors de chez lui par les épaules l’aspirant néophyte dès qu’il a formulé sa première demande d’aumône.

Le Kouang-toung, ce beau fleuve au cours impétueux qu’il faut remonter pour arriver à Canton, ne m’a laissé d’autres souvenirs, je l’avoue avec quelque honte, que celui du confortable déjeuner fait à bord du bateau à vapeur américain sur lequel j’avais pris passage. Les rives sont plates ; les forts du Bogue, détruits par nos canons unis aux canons anglais, sont trop misérables pour intéresser ; le paysage, en un mot, est triste, car c’est à peine si, dans ce parcours de trente lieues, deux ou trois pagodes qui se détachent du sol comme des asperges trop montées rompent la monotonie des collines riveraines. Les cultures en outre sont peignées de manière à faire tomber en extase le plus soigneux des jardiniers hollandais. Quand on jette l’ancre devant la ville, la pétulance et les cris des bateliers qui désirent vous conduire à terre vous réveillent en quelque sorte. Enlevé, au milieu de clameurs étourdissantes, tout en haut de l’échelle du bateau par une vigoureuse batelière, je me trouvai transporté et assis, je ne sais en vérité comment, dans son sampan, puis conduit en quelques coups de rames jusqu’à Hanam, chez un riche Chinois du nom de Chu-kian. Je lui avais été chaudement recommandé par une maison suisse de Hong-kong avec laquelle il était depuis longues années en relations d’affaires ; il parlait fort bien l’anglais, et il m’accueillit avec la plus parfaite hospitalité. Je lui dis que j’étais venu dans le seul désir de visiter la ville de Canton. Comme il était déjà trop tard pour nous y rendre, car il eût fallu traverser de nouveau le fleuve, il me conduisit dans une chambre de sa maison. Elle était meublée avec des fauteuils, des chaises et un lit sculptés en bois d’ébène de Tomkin ; j’étais donc chez un hôte riche et chez un homme de goût. Par discrétion peut-être, il me laissa dîner seul ; mais à sept heures du soir il vint me demander si je voulais faire une promenade en rivière et passer la soirée chez un de ses amis qui donnait une fête sur un bateau de fleurs. Je ne me laissai pas prier, et, sans plus attendre aussi, il dirigea son canot avec une adresse merveilleuse au milieu d’un nombre considérable d’embarcations, puis nous vînmes aborder sur les bas côtés d’une jonque qui se balançait sur son ancre au beau milieu du Kouang-toung. L’intérieur, tapissé d’étoffes en damas écarlate, était brillamment éclairé par une multitude de lanternes coquettes, au-dessous desquelles pendaient des cages en bambou remplies d’oiseaux ; d’autres supportaient des globes de cristal où jouaient des poissons rouges dont les queues dorées et les nageoires diaphanes étaient d’une longueur fantastique. Des nattes blanches, doubles, très propres, tressées avec une finesse extrême, recouvraient le parquet ; de nombreuses portières en soie brochée, à demi relevées, laissaient entrevoir sur les côtés du bateau le mystérieux intérieur de quelques cabines. J’entrai dans l’un de ces réduits : j’y vis un lit en rotin sans matelas ni sommier, à l’usage des fumeurs d’opium, un oreiller, c’est-à-dire un cylindre en carton rouge verni, une fragile table en bambou, et sur cette table une pipe en métal et la petite lampe indispensable aux fumeurs. Au centre du salon, autour d’une table chargée de fleurs, de jeunes Chinois à figures pâles et l’éventail à la main, en compagnie de Chinoises richement parées, mais comme toujours trop fardées, prenaient le thé, chantaient ou grignotaient des sucreries. Je fus présenté à celui qui donnait la soirée ; c’était un homme d’apparence très digne, ayant habité longtemps Hong-kong, où il avait appris quelque peu d’anglais. Je vis qu’il était fort désireux de remplir vis-à-vis de moi ses devoirs de maître du logis, mais ce n’était pas aisé. — Que voulez-vous prendre ? me dirent tour à tour mon hôte et mon introducteur.

Une envie bizarre me traversa le cerveau, et je répondis que je désirais fumer de l’opium.

— Entrez alors dans cette cabine. — Il frappa des mains ; un domestique accourut, qui mit sur ma table une pipe chargée de la drogue stupéfiante, plus un récipient qui en contenait une certaine quantité. — Je vais vous envoyer aussi un peu de thé dans le cas où l’opium ne vous plairait pas ; je suppose que c’est la première fois que vous en fumez ?

Le thé servi, Chu-kian et le domestique se retirèrent en laissant tomber derrière eux la portière soyeuse. Dès que je fus seul, je fumai une première pipe dont je trouvai le goût détestable. Je m’étendis sur le lit, je posai ma tête sur l’oreiller, c’est-à-dire sur le rouleau dur et glacé qui en tenait lieu, et je fermai les yeux. Après quelques minutes de méditation, sentant un malaise soudain m’envahir, je regardai éperdument autour de moi. Apercevant l’ouverture d’un sabord, je mis ma tête au dehors afin de rafraîchir mon front qui brûlait ; mais la vue de l’eau noire du fleuve clapotant tristement à mes oreilles me fit mal. Je me recouchai, persistant dans ma fantaisie. Au bout d’un quart d’heure, ayant fumé deux nouvelles pipes et pris deux tasses de thé, je sortis de ma cabine sans trop avoir la conscience de ce que j’éprouvais. J’étais comme un homme frappé de vertige et sous le coup d’un atroce mal de mer.

— Où êtes-vous, Chu-kian ? m’écriai-je en faisant irruption dans le salon… Le jeune garçon qui m’avait servi et mon amphitryon accoururent auprès de moi, et me montrèrent dans l’intérieur d’un fumoir, tout aussi mystérieux que le mien, mon hôte de Hanam dans un état que je n’oublierai jamais. Sa face était blême ; ses yeux démesurément ouverts regardaient avec une expression d’effroi dans le vague ; sur sa figure pâle ruisselait une sueur visqueuse. — Mais réveillez-le donc ! dis-je à ceux qui m’entouraient.

— Non, non. Laissez-le tranquille ; vous lui feriez plus de mal en le réveillant qu’en le laissant poursuivre son rêve.

Comme j’avais hâte de prendre le grand air, je crus ne pas devoir insister ; je hélai notre canot, et, me faisant reconduire chez mon hôte, je renvoyai l’embarcation à la jonque. Le lendemain matin, Chu-kian se présenta pâle, défait, ayant l’aspect cadavéreux des jeunes gens que j’avais vus la veille.

— Êtes-vous encore malade ? lui demandai-je, inquiet. Avez-vous fait comme moi un essai malheureux ? 

— Je ne souffre plus, mais je n’en suis pas comme vous à mes débuts ; je suis un fumeur endurci. Cet aveu, croyez-le bien, est pour moi une véritable punition. Cela ne me corrigera malheureusement pas plus que l’ivresse épouvantable que j’ai éprouvée hier soir.

— Tout n’est donc pas couleur de rose dans vos extases ?

— Certes non. On a bien vite traversé la période des rêves heureux, et la souffrance que l’on endure par la suite les rachète et au-delà. Je ne devrais plus fumer, me direz-vous ; mais dites aux joueurs de ne plus faire sauter les dés, à l’ivrogne de ne plus boire… Toujours l’espoir, quelquefois réalisé, de voir revenir les premières impressions nous entraîne à de nouvelles tentatives.

— Je vous raconterais bien, lui dis-je en riant, ce que j’ai éprouvé hier ; pourriez-vous en faire autant ?

— Pas en ce moment ; le souvenir, quoique vague, de mes visions me remplit encore trop de terreur pour qu’il me soit possible de les évoquer froidement. Sachez seulement ceci : c’est que, lorsqu’il arrive à la période des rêves furieux et sinistres, le fumeur d’opium a peu d’années à vivre ; quelle que soit aussi l’assurance qu’il a d’être tué par cette drogue infâme, il ira s’étendre jusqu’à sa dernière aspiration, jusqu’à épuisement de sa dernière piastre, sur les lits des maisons où l’on fume. Hier, j’aurais pu me dispenser de vous conduire à cette fête ; mais votre qualité d’étranger curieux a été un prétexte tout trouvé que j’ai donné à ma passion : dès que j’ai cru que vous vous endormiez dans votre cabine, il m’a été impossible de ne pas aller me jeter à côté de vous dans une autre, afin d’y fumer pour mon propre compte.

Voyant que mes questions lui faisaient de la peine, je le priai de me conduire dans l’intérieur de Canton. Son embarcation nous transporta sur l’autre rive, en face d’une des portes autrefois fortifiées de la ville ; là, deux chaises à porteurs, soulevées par deux coulies vigoureux et précédées par un homme de confiance appelé compradore, nous menèrent, les premiers courant, le second criant à tue-tête, dans un dédale de rues étroites, où chaque maison était invariablement émaillée d’enseignes verticales ; cela égaie les rues d’une façon extraordinaire, surtout lorsque le soleil joue sur ces belles laques noires et rouges à grandes lettres d’or. C’était le quartier marchand, et ici, comme en Europe au moyen âge, chaque quartier a son industrie propre. Celui des savetiers m’a paru le plus peuplé, quoique celui où l’on trouve des cercueils de toute grandeur et de toute longueur ne soit pas sans importance. A la nuit, les rues se barrent à l’aide d’énormes bambous, et le bon Chinois s’endort sur ses oreilles comme le bon bourgeois de Paris s’endormait autrefois dès que les chaînes des rues étaient tendues, et que la cloche des églises avait sonné le couvre-feu.

Canton est complètement abandonné par les étrangers, et son ancienne prospérité commerciale n’existe plus. Quelques résidens européens, représentans des maisons de Hong-kong, vivent encore au nombre de dix ou douze à Hanam, mais on les voit rarement en ville. Chu-kian m’assure que je dois être en ce moment le seul diable rouge, red devil, en promenade à Canton. Je lui demande pourquoi il m’appelle ainsi ? — Quand les Anglais vinrent ici pour trafiquer en Chine, et que nous vîmes leur âpreté au gain et leurs têtes invariablement décorées de cheveux écarlates, nous leur donnâmes ce nom, qui est appliqué aujourd’hui à tous les étrangers.

Nous allâmes visiter la place déserte où se trouvaient autrefois les factoreries, les comptoirs, les docks magnifiques, qui, brûlés par les Chinois pendant la guerre avec les Anglais, ne se sont jamais relevés, pas plus que le trafic qui s’y faisait. À côté, on peut voir l’endroit du quai où le féroce mandarin Yeh fit tomber dans les eaux du Kouang-toung 100,000 têtes de rebelles. Un Hollandais, qui se trouvait encore aux factoreries à l’époque où se firent ces exécutions, m’a dit que, n’ayant pas d’autre passe-temps, il contemplait de ses fenêtres le sang-froid incroyable des victimes. À genoux, au bord du quai, elles attendaient, impassibles, le coup de glaive ; j’avais eu l’idée, au début, me dit-il, de leur envoyer par mon domestique quelques boîtes de cigarettes pour adoucir leurs derniers momens ; mais je me serais ruiné à ce métier-là, car leur nombre augmentait chaque jour.

Je suis resté huit jours à Canton, et cela suffit pour visiter l’intérieur de la ville, ses environs, la concession française, où se lit encore le nom des rues de la Fusée, de la Dordogne et de la Charente. Il faut voir le jardin de Fatim, dont chaque arbuste représente un animal fantastique, la pagode aux cinq étages, dont un boulet anglais a brisé la cloche, enfin le temple des cinq cents génies, bonshommes à figures rieuses, à larges bedaines dorées, — signe certain en Chine de grande aristocratie. Chu-kian m’apprit que chacun de ces grotesques représentait l’image d’un Chinois célèbre aux époques primitives dans les arts, les sciences ou la philosophie. C’est ce que nous appellerions en France un panthéon.

Les amateurs de bric-à-brac en seront ici pour leurs frais ; la recherche des porcelaines anciennes, des vieux bronzes, des émaux cloisonnés, est infructueuse ; depuis douze ans que Canton est ouvert, beaucoup d’amateurs ont passé par là, et les prix exigés pour ce qui s’y trouve encore sont aussi élevés qu’à Paris. Il ne faut pas cependant se priver du vif plaisir de fureter dans les boutiques. Dans toutes celles où vous entrerez, l’accueil des Chinois sera, quoique cordial en apparence, empreint d’une politesse défiante ; mais, si vous acceptez la tasse de thé qu’ils ne manqueront pas de vous offrir, vous les rendrez heureux. Sommes-nous bien en droit d’attendre de ce peuple toujours maltraité par nous une réception simplement polie ? Non, certainement ; nous avons dévasté ses palais, forcé ses murailles, aidé les Anglais, ses durs ennemis, dans une guerre inique, et, enveloppés dans la haine qu’ils inspirent, nous avons dû recourir pour nous défendre à de sanglantes représailles. Aussi dans cette ville de Canton si remplie de bruit et d’éclats de rire, le nom français ne peut être prononcé sans raviver de terribles souvenirs. Qu’on en juge.

C’était en 1858 ; à Hong-kong régnait une vive terreur. Les boulangers indigènes, pour se défaire en un seul jour des Anglais, avaient, d’un commun accord, empoisonné leur pain. Plusieurs résidens périrent, et ceux qui échappèrent durent leur salut à ce que les boulangers, plus haineux qu’habiles, mirent dans leur farine une trop forte dose d’arsenic. A Canton, les étrangers ne pouvaient s’éloigner des factoreries sans risquer d’être assassinés ; les immenses docks furent détruits par le feu. Tous les matins, les escadres alliées en rade dans le port envoyaient des hommes dans la cité, jusqu’à cette époque interdite aux Européens, pour approvisionner la table des officiers ; il était rare que tous les deux ou trois jours un Anglais de service ne manquât pas à l’appel. Par une curiosité fatale, il se laissait isoler de ses camarades, puis alors, saisi par des soldats chinois, des braves, comme ils s’intitulent, l’imprudent était massacré en pleine rue. En vain l’amiral de la flotte anglaise menaça de représailles les autorités de Canton, en vain il réclama la punition des coupables, rien n’y fit ; les assassinats continuaient. Un jour, cinq ou six hommes d’une frégate à vapeur française descendirent à terre ; au détour d’une rue, l’un d’eux disparut ; on le retrouva décapité. Quand ce crime fut connu à bord de la frégate, le second, — et c’est de sa propre bouche que je tiens ce récit, — réunit aussitôt cinquante hommes de bonne volonté, les arma de revolvers et de haches, et descendit avec eux à terre. Arrivée à la rue où le crime avait été commis, la troupe en ferme les deux issues, puis on fouille les maisons, et l’on tue les habitans. Un seul échappa ; ayant essuyé sans être atteint dix coups de feu, il n’en cheminait pas moins sur la voie sans hâter son pas et sans regarder derrière lui. « Je le fis épargner, me dit l’officier, émerveillé de tant de courage. Je courus sur lui, et, lui frappant avec la paume de ma main un rude coup sur l’épaule, je vis cet homme étonnant me regarder avec un pâle sourire, et sans que je sentisse sous mon étreinte brutale un seul frisson agiter son corps. J’essayai de lui faire comprendre mon admiration ; il parut s’en soucier très peu, je dois l’avouer. Je me hâtai de le confier à deux de mes hommes qui empêchèrent qu’on ne lui fit aucun mal. » Depuis ce jour, à la suite de cette effroyable punition, blâmée énergiquement, il faut le reconnaître, par la presse anglaise de Hong-kong et de Shang-haï, les étrangers peuvent s’aventurer, même seuls, dans les rues de Canton.

Chu-kian, qui n’avait pas interrompu ses visites aux maisons d’opium lorsque je lui fis connaître mon désir d’aller à Macao, m’offrit de m’y faire conduire par le fleuve et par mer. Il mettait à ma disposition une de ses embarcations pontées pouvant très bien tenir la mer ; il voulut même, pour plus de sûreté, choisir en personne l’équipage. — Ce sera un voyage de dix heures, me dit-il, si, comme tout le fait supposer, en sortant du Kouang-toung, le vent ne vous est pas contraire. — J’acceptai. Pour le remercier, je lui donnai, avec un objet d’Europe, le bon conseil de briser ses pipes. Il promit tristement, mais sans énergie. Au départ, Chu-kian donna des fusils à l’équipage, composé de six hommes. Il me recommanda de ne pas éveiller la cupidité des pirates en me montrant hors de ma cabine, si au large nous rencontrions des jonques suspectes ou des bateaux pêcheurs. — Ces derniers se reconnaissent aisément, me dit-il, à leur usage de se réunir par groupes de trois ; ils peuvent, grâce à cette organisation, se porter mutuellement secours en cas de gros temps, ou se transformer de pêcheurs en pirates, si l’occasion est jugée propice à un coup de main.

Le voyage se fit sans incident, et la mer jusqu’à mon arrivée fut tout à fait calme. L’équipage ne me donna ni crainte ni ennui. J’avais d’ailleurs gardé auprès de moi toutes les armes, placées au départ dans la chambre qui m’était réservée et où j’aurais pu m’enfermer en cas d’attaque. Je débarquai à Macao par un soleil splendide sur la plage sablonneuse appelée Praya-grande. En face s’élève la ville, sur les hauteurs, on distingue quelques villas, résidences d’été des riches négocians de Hong-kong. La rade, fort belle, est dominée d’une façon pittoresque par de grands massifs de verdure, des rochers abrupts, dans la solitude desquels Camoens acheva ses Lusiades.

J’ai déjà dit plus haut mon opinion sur les métis des colonies portugaises d’Asie : ce n’est point ce que j’ai vu à Macao qui la modifiera. Où trouver en effet une population native plus laide, plus entièrement livrée à la prostitution, un clergé plus ignorant, un commerce plus ténébreux et moins avouable ? Un drapeau tricolore flottant sur un hôpital français où sont soignés les marins malades de notre station de l’Indo-Chine semble protester fièrement contre tant de bassesse.

Je viens de raconter la tuerie qui eut lieu dans une des rues de Canton, les hécatombes du mandarin Yeh, et voilà que je vais être forcé de nouveau, et tant que je serai en Chine, de relater presque à chaque page des scènes lugubres. Ce n’est pas, qu’on en soit convaincu, pour offrir au lecteur des récits hauts en couleur, mais il faut bien qu’on sache comment l’Europe se comporte avec ce peuple auquel on s’intéresse, sans l’aimer ni l’estimer, lorsqu’on le connaît mieux et qu’on l’étudie chez lui. Il faut montrer combien ces malheureux Asiatiques ont le droit de se défier de nous, combien était naturel en eux cet instinct de conservation qui leur faisait si fort redouter de voir leurs murailles, éventrées par nos canons, laisser pénétrer chez eux, comme un flot dévastateur, l’opium et les traitans avides. On doit comprendre la colère qu’ils ressentent lorsqu’ils voient des étrangers de toutes les nations, Portugais, Espagnols, Anglais, Français, venir sous un prétexte religieux s’immiscer dans leurs affaires intérieures. Déjà une fois les jésuites avaient eu une grande prépondérance dans l’extrême Orient, principalement à Pékin, à Siam, au Japon et aux îles Philippines. Ces religieux furent cependant invariablement chassés de ces colonies après y avoir joui d’une influence considérable ; il faut bien croire que ce n’est pas seulement pour avoir prêché la parole de Dieu. Les hauts fonctionnaires chinois ne peuvent se décider à reconnaître un caractère sacré aux missionnaires ; pour eux, ce sont des ennemis ; ils ne sont retenus que par la crainte de nos canons, toujours au service de ces émissaires religieux.

Et maintenant suivez-moi dans l’intérieur de ce sombre logis assez semblable à une lourde construction vénitienne. Pénétrez, si vous l’osez, dans cette cave humide et obscure. Que voyez-vous derrière les barreaux en bambou de cette cage immense ? Des hommes. Ils sont à peine vêtus d’un caleçon et d’une veste en cotonnade bleue sans manches. Couchés sur un sable gris où pullulent les poux de terre, les puces de mer, les cancrelats et des myriapodes de la plus dangereuse espèce, ils attendent leur embarquement pour les chaudes contrées où aujourd’hui le coulie remplace l’esclave africain. La traite, car c’est bien la traite, n’a changé que la couleur de la marchandise. On a trouvé ces malheureux dans quelques districts ravagés par la famine, sur le talus de quelque rivière desséchée ; avec le seul appât d’un bien-être immédiat, d’un gai séjour à Macao ou à Canton, on leur a fait signer un contrat qui les lie pendant six ans à un planteur inconnu. Lorsque arrive le jour du départ, un agent consulaire vient constater officiellement que les engagés s’en vont de leur plein gré. Ils peuvent, il est vrai, refuser de s’embarquer ; mais comme ils sont endettés, et ne doivent être mis en liberté qu’après le remboursement de l’argent qu’on leur a prêté, ils préfèrent cent fois le grand air à une prison rendue sans doute affreuse à dessein. On leur a dit aussi que La Havane, le Callao, et les autres colonies vers lesquelles ils seront dirigés, ne sont qu’à cinq ou six jours du port d’embarquement, et que le voyage ne sera qu’une promenade hygiénique excellente pour leurs poitrines affaiblies par les privations. Ils partent, et s’étonnent dès leur arrivée à bord de se voir enlever leur tabac, leurs pipes, les couteaux. Ils sont naïvement surpris de se voir entassés trois ou quatre cents dans un entre-pont obscur et sans air ; ils peuvent, il est vrai, se promener sur la dunette par escouades, mais il faut que le temps soit fort beau ; comme ils sont entourés de matelots qui ont des fusils chargés et des figures menaçantes, ils ne se sentent pas complètement heureux. Qu’un gros temps arrive, oh ! alors ils ne doivent plus sortir, et ils étoufferaient dans leur prison, si du haut du grand mât ne tombait au milieu d’eux une longue manche en toile, conductrice d’un air ardemment aspiré. Trop souvent alors la nostalgie et le désespoir font des ravages dans leurs esprits. Ils préparent silencieusement leur révolte et se soulèvent en masse, avec fureur. Ils cherchent à surprendre l’équipage : s’ils réussissent, ils le massacrent ; dans le cas contraire, beaucoup d’entre eux succombent. On en tue le moins possible cependant, car chacun des révoltés représente une assez grande valeur. Quelques-uns de ces infortunés, — plus pacifiques, âmes pieuses qui croient en Bouddha, en la consolante transformation de la métempsycose, — font tranquillement un petit paquet de leurs pauvres hardes, se l’attachent sur le dos, disent au revoir à leurs compagnons, et se laissent glisser sans bruit à la mer. — Que sont devenus les hommes absens ? demande à l’heure de l’appel le subrécargue ; lanterne en main, il vient de fouiller tous les recoins du bateau. — Ils sont retournés en Chine, répond naïvement un des compagnons. Hier, dans la nuit, ils ont passé par le sabord, et sans doute en ce moment ils sont heureux au milieu des leurs. — Imaginez la colère du traitant ! C’est pour lui une perte sèche de 500 francs par chaque homme disparu. Il fait appeler le charpentier, et lui ordonne de poser de forts barreaux en fer à tous les sabords, à tous les endroits d’où un homme peut se glisser à la mer. On ne fera plus de promenades sur le pont ; à dater de ce jour, les déportés ne pourront plus respirer ou contempler l’horizon qu’à travers des grilles. En 1858, un grand clipper américain, chargé de coulies à destination de La Havane, arrivait en rade de Manille. Le capitaine, quelques jours après son départ de Chine, s’était aperçu que l’eau qu’il avait embarquée serait insuffisante, et il avait fait relâche pour se procurer un supplément de quelques tonneaux. En voyant jeter l’ancre, les Chinois, auxquels on dit toujours que la traversée est courte, se crurent rendus au terme de leur voyage ; les senteurs parfumées de terre arrivaient jusqu’à eux, les enivraient, et ce fut avec une angoisse indéfinissable qu’ils virent descendre sans eux le capitaine sur le quai. Après quelques heures d’attente, ils entourèrent le second et lui déclarèrent qu’ils allaient le jeter à l’eau, si on ne les débarquait pas tout de suite. L’équipage, averti, s’arma, dégagea le second, fit feu sur les mutins, les refoula à coups de sabre dans l’entre-pont, et ferma les écoutilles, qu’il fit clouer ainsi que les sabords. Le thermomètre marquait en ce moment à l’ombre, dans les rues de Manille, 40 degrés centigrades. Les Chinois, dont les voix arrivaient à peine sur le pont, disaient sans doute qu’ils étouffaient… On se garda bien d’aller y voir, et bientôt un silence lugubre, troublé à de rares intervalles par un cri déchirant, s’étendit sur le bateau. Par malheur, le capitaine passa toute la journée et la nuit à terre ; invité chez un riche Espagnol du pays, il s’y amusait à voir danser, en leur costume léger, les belles créoles nonchalantes de Manille. Le lendemain matin, à peine eut-il mis le pied sur le pont de son navire, qu’il s’effraya du silence qui y régnait. — Ils boudent, vos Chinois, ou bien ils dorment, lui dit le second tranquillement ; hier, ils ont voulu sauter à terre, se croyant arrivés ; je les ai refoulés dans la cale, où ils sont bien sages à présent. All is right. — Le capitaine, plus expérimenté, comprit tout. Il se jette à coups de hache sur les cloisons, les brise tout en criant à ses hommes de l’imiter. Quand l’air pénétra dans les flancs du clipper et en chassa les buées suffocantes, il était trop tard depuis longtemps. Ils trouvèrent les 300 Chinois asphyxiés, et celui qui écrit ces lignes les a vus, avec toute la population indignée de Manille, déposés sur la plage de Cavite au moment où une fosse commune, remplie de chaux, allait les réunir tous. Le second, après quatre mois de prison préventive, fut, ainsi qu’une partie de l’équipage, condamné à un mois de réclusion. Le capitaine repartit quelques jours après avec son navire pour Canton, afin d’y renouveler son infâme chargement.

VI

Lorsque j’arrivai sur l’immense estuaire où se trouve le port de Shang-haï, il n’y avait pas plus de cinquante-sept jours que je m’étais embarqué à Southampton sur le Ripon. On a toutes les peines du monde à s’imaginer qu’on a vu en si peu de temps un tel nombre de pays différens et de races diverses. Cette surface terrestre, dont vous venez de franchir la moitié, vous apparaît soudainement pour ce qu’elle est en réalité, un théâtre bien réduit pour les exploits que nous avons l’orgueilleuse prétention d’y accomplir. Vues à cette distance, les ambitions de quelques individualités audacieuses d’Europe, nos grandes tueries d’hommes, décorées du nom de guerres par des fous impies ou des thugs couronnés, se réduisent aux petites proportions de la scène étroite où elles se passent. Autrefois l’action ou le rayonnement de tous ces faits ne s’étendait pas beaucoup au-delà des points qui les voyaient s’accomplir. La fondation, au XIIe siècle, du vaste empire de Gengis-Khan, empire qui dominait de la mer Caspienne à la mer de Chine, n’a pas plus troublé l’Europe que les victoires et conquêtes de Napoléon Ier n’ont troublé l’Asie au XIXe siècle. Il n’en sera plus ainsi aujourd’hui, grâce à la vapeur, à l’électricité surtout, qui peut parcourir le monde en quelques heures, lui apporter la paix ou la guerre, la fortune ou la ruine, la nuit ou la lumière. En nous connaissant mieux, nous devenons chaque jour plus solidaires les uns des autres, et cela est vraiment heureux, car si une secousse qui aura son origine en Occident doit ébranler aussi l’Orient, peut-être y regardera-t-on à deux fois avant de la donner. Plus les rapports entre les peuples seront fréquens et rapides, plus peut-être l’humanité s’approchera, malgré des déceptions terribles et en dépit de ce qui paraît nous en éloigner, du but mystérieux qu’elle cherche douloureusement depuis tant de siècles.

Toutes ces réflexions naissaient à la fois dans mon esprit en me trouvant au milieu de l’activité prodigieuse, mais pacifique, qui règne sur les quais de Shang-haï, au milieu des innombrables balles de soie et des caisses de thé que je voyais embarquer pour l’Occident sur la rivière Houang-pou et rejoindre la mer par le Fleuve-Bleu, le Yang-tse-kiang. Ici se fait la grande exportation de ces produits du Céleste-Empire ; elle s’élève annuellement à 40,000 balles de soie et à 50 millions de livres de thé ; d’ici partent encore les émigrations « libres » des Chinois pour la Californie. Le croira-t-on ? à Shang-haï, comme à Hong-kong, comme à Canton, vous chercheriez vainement plusieurs maisons françaises de quelque importance. Ce que nous y avons désigné par les mots d’intérêts français n’a été que des intérêts suisses et même allemands. A Hong-kong, c’est un Suisse qui a visé mon passeport. En revanche, on trouve ici une succursale du Comptoir d’escompte de Paris, une agence des bateaux à vapeur des Messageries françaises et un consul. Les deux établissemens tiennent très bien leur rang, le premier à côté des banques anglaises, le second côte à côte avec la célèbre compagnie de navigation anglaise l’Orientale et péninsulaire. Lorsque à Shang-haï éclata le contre-coup de la crise cotonnière, beaucoup de banques anglaises, américaines, un nombre infini de maisons de commerce des deux nations, firent d’effroyables banqueroutes ; presque seul, le Comptoir d’escompte français offrit un exemple de solidité qui l’a placé de plain-pied au premier rang des institutions financières dans l’extrême Orient. Quand ces désastres commerciaux eurent lieu, la confiance des riches Chinois dans la bonne foi des comptoirs anglo-américains était illimitée : les Chinois leur faisaient des crédits dont nous n’avons aucune idée en Europe ; depuis ces jours néfastes, la méfiance a remplacé les avances sans garanties. Il en sera longtemps ainsi, car le céleste, de même que le Juif, ne revient pas aisément vers celui qui a lésé ses intérêts. Il est vraiment dommage qu’il n’y ait pas ici un plus grand nombre de maisons françaises pour profiter du crédit qui leur serait accordé par notre heureux comptoir. A qui la faute ? A notre manque d’initiative, à notre crainte exagérée de passer les mers, à l’insuffisance de plusieurs de nos agens consulaires[3]. C’est à peine si ces fonctionnaires daignent répondre aux malheureux qui s’adressent à eux ; s’ils le font, c’est pour déclarer qu’ils sont agens diplomatiques et non commerciaux ; ce titre leur paraît probablement peu honorable ou du moins dénué de prestige. Tout au contraire, les Anglais en sont fiers. Le jour où le commerce voudra être bien renseigné, recevoir de nos consuls à l’étranger des données commerciales comme celles que les consuls anglais envoient au board-trade d’Angleterre, il n’aura qu’à demander, à côté des postes diplomatiques, l’établissement d’agences commerciales. L’obtiendra-t-on jamais ? Quelques mois après ma rentrée en France, le hasard me conduisit à une séance du corps législatif ; c’était le jour où l’honorable député d’une de nos villes maritimes interpellait à ce sujet un de nos ministres des affaires étrangères. « Je reçois de plusieurs commettans, disait le député, des plaintes sérieuses et qui me paraissent fondées sur la manière inqualifiable dont quelques agens à l’étranger accueillent ceux de nos nationaux qui viennent leur demander aide ou conseil. Je demande qu’une enquête soit faite, et que des instructions soient adressées à qui de droit, afin de faire cesser au plus vite un pareil état de choses. » Le ministre se leva indigné de son banc, et, invoquant le témoignage du ministre de la marine, qui opina aussitôt du bonnet, il fit l’éloge, sans aucune exception, des fonctionnaires dont on se plaignait. Ce jour-là, je regrettai de ne pas me trouver en situation de répondre à un ministre, afin de pouvoir réfuter par de nombreux exemples ce que j’avais entendu dire avec autant de dignité que peu de justesse. Il faut que ce haut personnage ne se soit jamais trouvé dans la douloureuse nécessité de se présenter dans une lointaine agence consulaire, soit, comme moi, en qualité de naufragé, soit simplement à titre de Français désireux de suivre une carrière à l’étranger.

Quelque temps avant la guerre qui fit flotter jusqu’à Pékin les couleurs françaises, — on verra avec quel avantage pour nous, — il eût été possible, en restant simples spectateurs de la lutte qui devait avoir lieu entre les Chinois et les Anglais, d’obtenir la concession de Shang-haï comme prix de notre parfaite neutralité. J’étais en Chine à cette époque, et plusieurs marchands chinois d’une importance réelle me l’ont assuré ; mais cela ne faisait ni l’affaire des Anglais, ni celle des jésuites, pas plus que celle de leurs compétiteurs les lazaristes. Shang-haï ne suffisait pas à l’activité de ces deux derniers ordres, car, s’ils franchissaient certaines limites, la populace ameutée les chassait ou les lapidait. Il fallait que la Chine leur fût entièrement ouverte, afin de pouvoir fonder plusieurs nouveaux établissemens et assurer à jamais, par un triomphe de nos armes sur les armées chinoises, la prospérité des églises catholiques de Han-kow, Kion-kiang et Chin-kiang. M. de Bourboulon, alors notre agent à Shang-haï, sa jeune femme, personne intelligente et liée intimement depuis longues années avec l’impératrice Eugénie, ne purent ou ne voulurent pas résister aux intrigues des pères ; un ordre, qui probablement était dû à une très haute intervention, donna donc à notre marine et à nos troupes la mission d’aller attaquer les Chinois et de prêter notre concours aux Anglais. Armés d’engins perfectionnés, les alliés détruisirent à distance et partout où elle osa se montrer l’armée chinoise ; cette dernière en était encore, pour beaucoup de ses soldats, aux fusils à mèche, aux boucliers en bois couverts de figures fantastiques et aux flèches lancées avec des arcs d’une longueur démesurée. On devine si les braves furent vaincus, et leur général San-ko-lin-sin, qui jusqu’à ce jour les avait toujours conduits à la victoire lorsqu’il s’agissait de combattre des taï-pings, s’ouvrit résolument le ventre après la défaite ; quant à ses troupes, elles s’étaient fait tuer froidement avec le mépris ordinaire des Asiatiques pour la mort. On entra sans coup férir dans Pékin. Les Anglais, toujours pratiques, exigèrent un traité qui les autorisait à introduire en Chine autant d’opium que les pavots des Indes anglaises pourraient en produire ; les Français, chargés du butin qu’ils firent dans le palais d’été de l’empereur céleste, rentrèrent ravis en France : ils avaient obtenu pour nos missionnaires un large droit de circulation, ou, ce qui est synonyme, d’ingérence religieuse, de plus des concessions de terrains à Canton et à Shang-haï. Dans la première de ces deux villes, les propriétés foncières qui nous furent cédées sont désertes, par manque de sécurité peut-être ou en raison d’une tolérance qui y fut permise à la grande joie de nos marins, et qu’il est inutile d’expliquer. A Shang-haï, les révérends pères se trouvent à peu près seuls possesseurs de la concession, et ceux de nos nationaux qui voudront s’y établir sauront à leurs dépens ce que coûte l’honneur d’avoir des apôtres modernes pour propriétaires.

Je ne parlerai plus des missionnaires, car je vais partir pour le Japon, où leur entrée est encore interdite. D’ailleurs les Japonais ne sont point d’aussi facile composition que les naturels de l’empire du milieu ; les jésuites le savent et ne s’y aventurent point. Qu’il me soit cependant permis, avant de quitter la Chine, de dire un mot des nouveaux massacres qui viennent d’ensanglanter Tien-tsin, meurtres lâches, aveugles, où la populace a égorgé non-seulement notre courageux représentant, M. Fontanier, mais encore des prêtres et d’inoffensives sœurs de charité, pauvres femmes entraînées jusque dans ces lointaines contrées par des invitations imprudentes, et dont la mort, suivie de profanations horribles, doit quelque peu troubler la quiétude de ceux qui les y ont appelées. Que leur reprochait donc la foule ? D’après un journal catholique, une chose odieuse et invraisemblable : de voler les petits enfans. La vérité est que les missionnaires, dans leur zèle de catholicisme, achètent avec les deniers de la Sainte-Enfance, deniers devenus gros millions, un grand nombre de petites créatures. Les achètent-ils directement des familles, ou faut-il croire que des entremetteurs cupides, ravisseurs d’enfans, les leur livrent contre espèces comme leur appartenant ? Ce dernier cas n’est que trop probable, car autrement les colères de la populace de Tien-tsin ne s’expliqueraient pas ; quelque stupide que soit une foule surexcitée, elle ne tue pas sans motif. Quoi qu’il en soit, notre ministre à Pékin a déjà exigé les têtes de plusieurs mandarins ; il faut en effet que le sang français, partout où il est lâchement versé, soit vengé ; mais atteint-on toujours les vrais coupables ? Va-t-on bombarder Tien-tsin comme on a bombardé Canton et Shang-haï ? Les prédicans ne seraient-ils pas plus près de la morale du Christ, s’ils contenaient leur soif maladive du martyre, qui est sans utilité religieuse, puisque le Chinois n’est jamais converti sincèrement ni d’une manière durable, au lieu de provoquer de part et d’autre tant de meurtres et de fureurs ?

J’ai été frappé de voir débarquer sur le port de Shang-haï une grande quantité de balles de coton. Elles proviennent de l’Inde, me dit un Anglais, et l’importation en devient de jour en jour plus considérable. Les Chinois songent à fabriquer les cotonnades eux-mêmes, et, s’ils peuvent réussir à établir des métiers à l’instar de ceux d’Europe, le commerce britannique recevra un rude coup. Leur tentative d’émancipation ne s’arrêterait pas à cela ; des comptoirs ou plutôt de grands dépôts de soies et de thés seraient également ouverts à Londres et tenus par des Chinois avec un nombreux personnel. Si cela se réalise, si ces spéculateurs de l’extrême Orient débordent sur l’Angleterre, la lutte des deux nations anglaise et chinoise, commerçantes par excellence, sera grosse de révolutions étranges. Pour qui a vu l’invasion rapide des fils du Céleste-Empire dans les îles de la Sonde, en Australie et en Amérique, le danger qui menace l’Angleterre et les classes ouvrières de l’Europe en général est de ceux qui appellent de très loin l’attention vigilante des gouvernans. Si des lois restrictives ne sont pas sagement opposées au débordement effroyable d’hommes qui peut d’un moment à l’autre atteindre l’Occident, peut-être un jour, dans les rues de Londres et de Paris, chassera-t-on les envahisseurs chinois à coups de fusil et de revolver, comme cela s’est déjà pratiqué sur une grande échelle en Australie, colonie anglaise. Ils ont cependant bien le droit de prendre part à notre soleil, puisque nous réclamons le droit de nous éclairer au leur, et la vie d’un Tartare ou d’un Mongol doit être aussi sacrée que celle de n’importe quel Européen.


VII

C’est à Shang-haï qu’il faut arrêter son passage pour San-Francisco, à bord d’un des bateaux américains qui font le trajet par le grand Océan-Pacifique. En versant à l’agence des Pacific steamship companies une somme un peu plus élevée que celle que vous avez comptée en Europe pour arriver jusqu’ici, c’est-à-dire trois mille cinq cents francs, vous recevrez un billet de parcours jusqu’à Paris, via Yokohama, San-Francisco, New-York et Le Havre. Tous les mois, il y a un départ ; quatre somptueux paquebots du port de quatre mille tonneaux, le Great Republic, le China, l’America et le Japon, parcourent alternativement en une moyenne de vingt-deux jours les quatre mille cent soixante-quatorze milles[4] qui séparent Yokohama du Nouveau-Monde.

Les voyageurs privilégiés, c’est-à-dire ceux qui ont des loisirs, devront s’arrêter au Japon le plus longtemps qu’il leur sera possible. Si, quelques mois après leur arrivée, ces voyageurs repartent légers d’argent, ils seront en échange riches d’impressions. Yokohama, le seul point où les bateaux américains fassent relâche en se rendant en Californie, ne peut donner à ceux qui y passent seulement quelques jours une idée bien complète des mœurs et des coutumes du pays ; cette ville est bâtie au milieu d’un marais imparfaitement desséché, et la population indigène est une des moins honnêtes de l’empire. Cependant, sans aller jusqu’aux ravissantes résidences qui entourent Nagasaki, Hiego, Osaka, Kagosima, sans pousser même jusqu’à Yeddo, — distant de Yokohama de trente kilomètres, — à peine débarqué, on peut constater la supériorité écrasante du Japonais sur le Chinois. Le premier en effet est artiste dans toute l’acception du mot, le second est marchand à un tel degré qu’il peut se vendre lui-même ; l’un établit des voies ferrées, frappe sa monnaie, pose des fils télégraphiques, fond ses canons, fabriquera bientôt ses armes, autorise même dès aujourd’hui les marins et les officiers de son armée à porter nos costumes, l’autre a horreur du progrès ou plutôt des innovations, mais il prend nos vices et achète aux Anglais les armes dont il a besoin et qui lui sont reprises chaque jour par ces mêmes Anglais sur les bateaux des pirates. Le Chinois se laisse tuer sans manifester aucune crainte de la mort, mais il ne saura pas défendre sa vie ; le Japonais ne succombera dans une lutte qu’après avoir vaillamment combattu. Le céleste est très avide de plaisirs sensuels : pour se procurer la piastre qui lui donnera l’opium et ses énervantes rêveries, il aliénera sa liberté ; les Japonais ne boivent que le saki, liqueur inoffensive produisant à peine une ivresse légère : on ne peut nier qu’ils n’aillent fréquemment dans les maisons à thé, mais ils y passent leur temps en causeries fines et railleuses ; ils ne s’expatrieront jamais par misère ou par intérêt. En Chine, on aime la nature du royaume de Lilliput, les arbres petits, les fleurs microscopiques ; on y reste pâmé devant une imitation de la mer avec poissons, algues, brisans, le tout contenu dans une vasque de quelques pieds de diamètre. Au Japon, on aime la nature telle que Dieu l’a faite, c’est-à-dire grande et belle ; lorsque les artistes japonais la reproduisent, on voit qu’ils le font avec sentiment et avec esprit ; ils aiment si bien leurs jardins aux allées tortueuses où courent des ruisseaux ombragés d’élégans bambous, leurs montagnes et les neiges éclatantes qui en couronnent les sommets, les volcans de leur archipel projetant dans la nuit une rougeur sinistre, que partout, sur leurs laques comme dans leurs bronzes, vous verrez reproduites ces beautés de la nature. Qui ne connaît depuis bien longtemps, sans s’en douter, leur montagne sacrée, leur Fusiyama ? C’est un cône d’une grande majesté qui domine Yeddo ; on le voit presque toujours décorant leurs plateaux ou légèrement esquissé sur leurs porcelaines transparentes. En regardant avec quelque attention les produits de leur art, on est sûr d’y retrouver leurs maisons rustiques simplement recouvertes, il est vrai, d’un toit en chaume, mais toujours posées sur les flancs d’un coteau d’où l’on découvrira la mer, des îles, des golfes mystérieux où le flot repose, et au loin, à l’horizon, comme des roseaux desséchés, quelques barques de pêcheurs aux voiles dorées. La lune figure souvent aussi sur leurs dessins laqués ; c’est qu’en effet rien n’égale l’apparition majestueuse de cet astre quand, des hauteurs qui dominent Nagasaki, on le voit s’élever de la mer, large, ensanglanté, et peu à peu répandre, en montant lentement, son éclat argenté sur les eaux mouvantes et les montagnes boisées. Rappelons, pour terminer, que le Chinois n’a pas et n’a jamais eu de conviction religieuse, tandis qu’au Japon, quoiqu’il n’y ait plus un seul chrétien indigène, c’est par milliers que l’on compte les martyrs qui payèrent de leur vie, il y a deux siècles passés, leur attachement à la religion du Christ. Voici ce que rapporte à ce sujet le père Charlevoix, biographe de saint François-Xavier[5]. « Une chose, dit-il, arrêtait pourtant les progrès de l’évangéliste ; il était difficile de prouver à ce peuple que eaux qui pendant leur vie n’auraient pas adoré le vrai Dieu seraient condamnés aux flammes éternelles de l’enfer… Si le Verbe incarné est mort pour tout le monde, disaient-ils, pourquoi sa mort ne profiterait-elle pas à tout le monde ? S’il condamne aux châtimens éternels tous ceux qui n’obéissent pas à sa loi, pourquoi a-t-il tardé à nous la faire annoncer pendant plus de quinze cents ans ? Les néophytes versaient des torrens de larmes en songeant qu’ils ne verraient jamais ceux des leurs qui n’avaient pas reçu le baptême. » Ailleurs le grand apôtre s’étend sur les qualités morales de ce peuple. « Autant que j’en puis juger, dit-il, les Japonais surpassent en vertu et en probité toutes les nations découvertes jusqu’ici. Ils sont d’un caractère doux, opposé à la chicane, fort avides d’honneurs, qu’ils préfèrent à tout le reste. La pauvreté est fréquente chez eux, il est vrai, mais sans être en aucune façon déshonorante. » Le vieux médecin, allemand Kæmpfer, qui a résidé de longues années avec eux, dit aussi : « Ils sont unis et paisibles, ils ont appris à rendre aux dieux le culte qui leur est dû, aux lois l’obéissance qui leur est acquise, à leurs supérieurs la soumission qu’ils méritent ; ils sont polis, obligeans, industrieux ; en fait d’art et d’industrie, ils surpassent toutes les autres nations. Ils habitent un pays excellent, enrichi par le commerce intérieur ; ils sont courageux, abondamment pourvus de tout ce qui est nécessaire à la vie ; en outre ils jouissent des fruits de la paix et de la tranquillité. » Lord Elgin, à son tour, confirme ces éloges donnés aux Japonais[6]. C’est après le retour des Européens dans ces parages que cette contrée, qui venait de jouir pendant deux cent cinquante ans « des fruits de la paix et de la tranquillité, » vit s’altérer cette paix précieuse.

On peut se rendre de Yokohama à Yeddo par mer comme par terre ; il est mille fois préférable de prendre cette dernière voie : la route devient charmante après la traversée du fleuve Logo, qui se fait dans un immense bac. On se figure en Europe qu’il y a encore aujourd’hui du danger à faire cette excursion : c’est une grande erreur, car tous les jours les Américains, de même que les Européens, habituent la population indigène à leur présence. On s’arrête généralement à moitié route, à Kavasaki, nom d’une charmante station ; elle est desservie par de gracieuses mousmées, ou femmes japonaises, dont les prévenances font croire aux voyageurs qu’ils se trouvent dans le plus hospitalier des gîtes européens. Une foule d’enfans espiègles vinrent, dès que nous eûmes fait halte, se grouper autour de nous, et nous saluer de leur joyeux ohaio ; l’intelligence de ces bambins, qui se lit ouvertement dans leurs yeux noirs, trop ronds à mon avis, m’a paru très vive, et leur gentillesse est au moins égale à celle des enfans européens. Ils chantent plus qu’ils ne parlent, et rien n’est plus divertissant que le babil de toute une école. Un de nous avait à la main un livre japonais illustré ; pour voir si les bonshommes qui nous entouraient savaient lire, il fit signe au plus petit d’approcher et de dire à haute voix la légende d’une des images. Il fit aussitôt très gentiment ce qu’on lui demandait, et, l’épreuve ayant continué sur tous les enfans qui se trouvaient là, pas un n’hésita à s’y soumettre, tous en sortirent triomphans. Ce fait étonnera peu lorsqu’on saura, ainsi que je l’appris par la suite, que l’instruction est presque obligatoire au Japon. L’éducation y semble différer aussi beaucoup de celle que reçoit la jeunesse en Europe ; personne n’y a jamais vu frapper un enfant, ni entendu les horribles cris de détresse que poussent dans les quartiers populeux de nos villes certaines petites créatures indomptées ou indomptables. Un de nous ayant acheté un lot d’objets en laque devant le groupe des enfans que nous avions soumis à l’examen, et une difficulté s’étant élevée avec le vendeur japonais, ce dernier, à notre grande surprise, soumit avec un sérieux comique la solution de la difficulté à l’aréopage enfantin, et celui-ci, après avoir sérieusement écouté, sérieusement discuté, la trancha en notre faveur ; le marchand s’y conforma de bonne grâce.

Après s’être rafraîchis et reposés à Kavasaki, les voyageurs doivent suivre leur route jusqu’à Yeddo en côtoyant la mer presque tout le temps. Comme d’un côté on a la vague qui déferle aux pieds des chevaux, de l’autre des maisons où l’œil curieux pénètre, des collines couvertes de mélèzes et de cèdres[7], de camellias en fleurs et de camphriers odorans, on arrive sans fatigue jusqu’à la capitale. Il y a deux cent soixante-dix ans, lorsque l’Espagnol don Rodrigo de Vivero y Velasco vint de Manille à Yeddo, cette ville n’avait que 700,000 habitans ; aujourd’hui la population atteint le chiffre de 1 million d’âmes. Elle est en décroissance, à ce qu’il paraît, depuis l’époque où notre politique a mis le taïcoun en disgrâce. Les daïmios qui l’ont soutenu se sont retirés, eux aussi, dans leurs fiefs, et là où l’on voyait l’animation, où l’on n’entendait que le cliquetis des armes, les chants de guerre et d’amour des guerriers japonais, poussent l’herbe et l’ortie, règne un silence de mort ; mais qu’on se rassure, tout Yeddo n’est pas ainsi. A quelques pas du bel hôtel à l’européenne qui s’élève dans une situation charmante en vue de la baie, vous retrouvez la vie, le pêle-mêle des rues des grandes villes de l’Europe, sans en excepter Londres et Paris dans leurs jours d’émotion populaire. L’étranger n’y est molesté ni inquiété, au contraire ; partout l’accueil le plus cordial lui est fait, et les femmes répondent toujours par un salut et un sourire gracieux au salut que vous leur adressez. Les mœurs y sont malheureusement fort relâchées, quoique la peine de mort frappe les hommes et les femmes convaincus d’adultère. C’est la seule ombre au tableau que j’ai cherché à esquisser de ce peuple intelligent, brave et poli. On dit à tort, à ce propos, que les Japonais sont impudiques, parce que les deux sexes ont l’habitude de se baigner ensemble, ou parce qu’une jeune mousmée ne songera nullement à fermer sa fenêtre en procédant à sa toilette. Dans une maison japonaise comme dans un berceau d’enfant, on ignore cette convention toute locale appelée pudeur, et qui varie selon le climat. Un Japonais n’est pas moins étonné qu’un nègre du Dahomey lorsqu’on lui dit qu’en se baignant nu il offense la morale.

Dès 1859, les amateurs des œuvres de l’art japonais, et notamment des bronzes, ont pu se procurer d’admirables choses. Les Hollandais surtout ont été privilégiés, grâce à leur comptoir de Décima ; mais à quel prix ! on le sait. Longtemps avant l’arrivée des fureteurs modernes, le dépouillement des richesses de ce pays avait commencé sur une vaste échelle, avec cette différence qu’on ne se contentait pas de laques, d’étoffes, de porcelaines ou de magots. Les Portugais et les agens du gouvernement hollandais visaient à des richesses plus palpables et moins délicates. Kæmpfer dit à ce sujet : « On pense que, si les compatriotes de Camoëns avaient joui encore vingt ans du commerce du Japon[8], ils auraient emporté à leurs colonies de Macao tant de richesses provenant de cet empire qu’il y aurait eu dans cette ville d’or et d’argent aussi abondans que ceux dont les écrivains sacrés disent que jouissait Jérusalem du temps de Salomon. » Est-ce par dégoût d’une telle rapacité que tout à coup le gouvernement du Japon ferma ses ports aux étrangers pendant plus de deux siècles après avoir fait massacrer, aidé par les Hollandais[9], 40,000 chrétiens dans les murs de Simabarra et jeter à la mer, du haut de la roche du Pappenberg, un nombre considérable de ces malheureux ? Les jésuites disent oui, les Portugais disent non. Aujourd’hui tout se passe ici d’une façon très convenable. L’Europe ne prend plus de ce beau pays que ses soies brutes, des graines de vers à soie et du thé. Le Japon, par contre, prend de nos fabriques des cotons filés, des étoffes de laine, des armes et des bateaux à vapeur, qu’il dirige lui-même tout en commençant à en fabriquer pour son propre compte.

Lorsque, après mon départ de l’extrême Orient, je naviguais à toute vapeur sur le China vers l’Europe, et que je songeais à tout ce que j’avais appris et entendu dire de cette belle terre japonaise, je me promis, dès que j’arriverais en France, d’engager la jeunesse de mon pays, celle qui, avec courage, tente de sortir d’une médiocrité sans horizon, à s’y porter. Avec de l’activité, beaucoup de bon vouloir et d’honnêteté, on doit réussir dans cette Écosse de l’Orient. Le succès est d’autant plus probable que le Japon a été peu exploité relativement aux autres colonies, et qu’enfin, avantage immense le commerce français y occupe une place fort honorable. Les Messageries françaises y ont un comptoir ; elles apportent, ainsi que la Compagnie orientale et péninsulaire, tous les huit jours des nouvelles de France relativement récentes, puisque en moyenne elles n’ont que deux mois de date. Pour se rendre jusqu’au Japon, il est impossible d’avoir des moyens de transport plus rapides et offrant avec un confortable inouï, un panorama plus varié.

Pour aller en Europe par le Pacifique, le tableau change complètement : la route par l’Amérique centrale et l’Atlantique est loin d’offrir la même variété. A l’exception du trajet de San-Francisco à New-York, qui se fait en six jours et vingt heures en chemin de fer (5,300 kilomètres), tout le voyage s’accomplit par mer.

Mes notes s’arrêtent ici, car je ne puis, dans un travail aussi succinct, parler des États-Unis comme il conviendrait d’en parler. Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que M. Lindau a publié dans* la Revue des Deux Mondes[10] la remarquable relation de son voyage de San-Francisco à New-York. Cependant, comme au 10 mai 1869 date de l’inauguration de cette œuvre immense, la voie présentait de sérieux dangers, surtout dans la Sierra-Nevada, où, comme à Summit, les trains de voyageurs s’élèvent dans les neiges jusqu’à une altitude de 2,000 mètres, il est bon de dire qu’aujourd’hui tout péril a disparu. Au lieu des voitures grossières dont les premiers voyageurs durent se contenter, on y trouve à présent des wagons somptueux avec lits, restaurans, salons bien tenus, chauffés et éclairés comme ceux de nos meilleurs hôtels d’Europe. Des trains spéciaux à prix réduits ayant été réservés aux travailleurs de toutes les nationalités, on n’est plus en contact direct avec les rudes mineurs de la Sierra ou les terrassiers de ces nouvelles voies ferrées qui, semblables aux petits cours d’eau pressés de se joindre aux fleuves, viennent chaque jour se relier au Grand-Central. Si le voyageur s’effrayait d’avoir à passer près de sept jours consécutifs en chemin de fer, qu’il regarde son itinéraire. Il est bon nombre de villes, telles que Ogden, Salt-Lake City, Cheyenne, Omaha, Chicago, qui méritent d’être visitées. C’est dans ces jeunes cités, bien mieux qu’à New-York, que l’on comprendra comment, avec la liberté et le travail, se fondent les grandes républiques.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Sobriquet qu’on donne aux fils du Céleste-Empire.
  3. Ce n’est pourtant pas à celui d’entre eux qui fut un de nos premiers consuls à Shang-haï, M. de Montigny, qu’il faudrait adresser ce dernier reproche. Les souvenirs qu’il a laissés de son zèle pour y attirer les Français, ses efforts pour faire de ce port une possession française, sont encore présens à la mémoire des anciens résidens.
  4. 7,730 kilomètres, le mille marin étant de 1,852 mètres.
  5. Histoire et description du Japon, Rouen 1715.
  6. La Chine et le Japon, mission du comte Elgin, racontée par Laurence Oliphant ; Paris 1860.
  7. Abies Kœmpferi et cryptomeria japonica.
  8. 1599.
  9. 1636.
  10. Voyez la Revue du 1er novembre et du 1er décembre 1870, 1er mars 1871.