Le Trône de la Belgique en 1831

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Le Trône de la Belgique en 1831
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 278-309).
LE TRÔNE DE LA BELGIQUE
EN 1831

La fin du second roi de la Monarchie belge a évoqué des souvenirs également précieux pour la France et pour la Belgique. L’année 1831 a vu fonder la monarchie de Léopold Ier, grâce à l’accord de ces deux nations et des puissances.

Les difficultés qui précédèrent cet accord sont vivement éclairées par la correspondance personnelle échangée entre les hommes politiques français qui ont pris une part si considérable aux événemens de cette époque. La Révolution de 1830 a causé, on le sait, un grand ébranlement en Europe. De vives préoccupations en étaient nées : le roi Louis-Philippe et ses conseillers se sont appliqués à les calmer. Toutefois, sur notre frontière même, il nous était impossible de ne pas accepter, encourager, aider, la révolution qui avait coupé en deux le royaume des Pays-Bas. La Belgique s’était séparée de la Hollande ; elle avait proclamé son indépendance ; mais il fallait qu’elle fût reconnue par les grandes puissances, et une Conférence avait été réunie à Londres pour atteindre ce résultat. Nous y étions représentés par le prince de Talleyrand, qui y a joué un très grand rôle. Sa correspondance officielle avec le ministère des Affaires étrangères a déjà paru, dans les derniers volumes de ses Mémoires publiés par le duc de Broglie, et, d’une manière plus complète, dans l’ouvrage de M. G. Pallain : Ambassade de Talleyrand à Londres — 1830-1834. Ce sont là des documens précieux ; mais on sait que les ambassadeurs ont eu de tout temps, à côté de leur correspondance officielle, une correspondance particulière, soit avec leur ministre, soit avec leur souverain, soit avec d’autres personnages importans, et cette seconde correspondance, plus familière, plus confiante, plus intime, aide souvent à mieux comprendre le secret des choses, dont elle montre les dessous. C’est de cette correspondance du prince de Talleyrand que nous publions quelques extraits. Ils seront suivis de lettres plus curieuses encore écrites par le roi Louis-Philippe à son ministre des Affaires étrangères.

Ces documens se rapportent à des faits trop connus pour avoir besoin d’être racontés. La France avait un intérêt évident à rompre le faisceau que l’Europe du Congrès de Vienne avait formé contre elle ; mais elle portait, en outre, un intérêt sincère à la Belgique, dont l’histoire se confondait si souvent et depuis si longtemps avec la sienne. Ce brave petit peuple avait lutté autrefois pour son indépendance, même contre les Romains, même contre le plus illustre de leurs généraux, et César n’avait obtenu sa soumission entière que par plusieurs campagnes, cinquante ans avant l’ère chrétienne.

Depuis lors, la suite des événemens n’a présenté pour la Belgique qu’une succession presque ininterrompue de guerres dans lesquelles les gouvernemens de l’Europe ont pris, échangé, partagé entre eux, pour prix de leurs victoires, ces provinces si favorisées par leur sol, si riches parle commerce et par l’industrie, et si ouvertes aux communications avec le monde entier. Que l’on ajoute à des invasions incessantes et imméritées les divisions que, trop souvent, la religion a fomentées et on s’expliquera pour ce peuple généreux la nécessité de constituer son autonomie. Il avait d’ailleurs sa personnalité propre et il entendait la garder.

Vers qui, dans la poursuite de ce but, pouvait-il se tourner avec plus de confiance, que vers la France ? Elle aime, elle considère ses voisins du Nord. Le génie des deux nations est le même. Aussi leur réunion était-elle demandée par un grand nombre de Belges, mais la sagesse des gouvernemens s’y est opposée. Une France plus grande aurait inquiété, ou aurait prêté à simuler l’inquiétude.

C’est avec cet ordre d’idées que s’est ouverte la Conférence des cinq puissances à Londres. La politique de la France était dirigée par le roi Louis-Philippe. Nous avons dit qu’il avait pour ambassadeur à Londres le prince de Talleyrand, le vétéran puissant de la diplomatie. A Paris, le ministre des A flaires étrangères était le général Horace Sébastiani, que ses services avaient rendu célèbre pour avoir défendu, à Constantinople, le sultan Selim contre les Anglais en 1807.

Avant de faire parler le prince de Talleyrand et le Roi par leurs lettres confidentielles, voyons l’état d’esprit du ministère tout entier : « Quant à la Belgique, notre politique était simple et très arrêtée, écrit M. Guizot, nous étions résolus à la soutenir dans son indépendance et à n’y prétendre rien de plus. Point de réunion territoriale, point de prince français sur le trône belge. La France avait là un grand et pressant intérêt de dignité comme de sûreté à satisfaire, la substitution d’un Etat neutre et inoffensif à ce royaume des Pays-Bas, qui, en 1814, avait été fondé contre elle… » Et le roi Louis-Philippe n’avait-il pas dit, dans un entretien avec ce même ministre : « Les Pays-Bas ont toujours été la pierre d’achoppement de la paix en Europe ; aucune des grandes puissances ne peut, sans inquiétude et jalousie, les voir aux mains d’un autre. Qu’ils soient, du consentement général, un Etat indépendant et neutre et cet Etat deviendra la clef de voûte de l’ordre européen ? » Ce n’est pas à dire que le Roi n’ait pas envisagé, un moment, comme solution l’acceptation pour un de ses fils de la couronne de Belgique ; mais bien que la tentation fût forte, il a eu assez d’esprit politique, de bon sens et de maîtrise de lui-même pour y renoncer très résolument et tout de suite.

Le prince de Talleyrand, dont le style si pur, si net, si ferme avait déjà remporté de grandes victoires, en remporta une plus grande encore, à 76 ans, au profit de la paix européenne et de l’indépendance de la Belgique.

Voici quelques-unes de ses lettres au général Sébastiani.


Londres, 13 décembre 1830.

Mon cher général, — Depuis longtemps je n’écris qu’au département ; aujourd’hui j’ai besoin d’écrire au ministre que j’aime quelques mots sur notre position extérieure, et sur lui-même.

Quelque chose que l’on vous dise, ou écrive, soyez sûr que vous ne verrez pas un seul soldat russe ou prussien sortir de sa frontière : c’est là mon opinion fixe. L’appel du roi des Pays-Bas ne sera pas écouté : je crois que ce sera avec peine de la part de quelques Cabinets, mais il ne sera pas écouté. Je le répète, on conservera vis-à-vis de lui beaucoup de formes ou même beaucoup d’égards, mais cela n’ira pas plus loin. L’armistice étant illimité, la dénonciation de l’armistice devant être faite aux cinq puissances, comme je l’ai proposé au nom du Cabinet français, on ne peut plus bouger ni du côté de la Hollande, ni du côté de la Belgique. Il ne nous reste plus à trouver qu’un souverain à la Belgique, et l’Angleterre est disposée à s’entendre complètement avec nous sur ce point ; je puis vous l’assurer. Nous aurons la réponse du roi des Pays-Bas jeudi ou vendredi 17. Si l’envoyé de la Belgique arrive aussitôt que vous le croyez à Paris et ensuite à Londres, il ne faudra pas grand temps pour conclure cette grande affaire. — Adieu, mille amitiés.


La lettre suivante répond à une dépêche du 30 décembre dans laquelle le général Sébastiani, après avoir parlé des séances enfiévrées de la Chambre et des attaques qui avaient été dirigées contre le prince de Cobourg, avait passé en revue les autres candidatures au trône de Belgique, sans excepter celle du Duc de Nemours qui aurait eu évidemment ses préférences, s’il en avait cru le succès possible. « Cependant, dit-il, nous ne voudrions pas, pour y parvenir, nous placer dans une position violente qui nous obligerait à faire la guerre contre l’Europe entière et à y ébranler tout l’ordre social déjà chancelant. Toutefois, la pensée d’un système si complet pour nous, et pour les autres Etats, doit s’offrir à notre esprit, mon prince, avec tout ce qu’elle a de grand et de vrai. S’il faut l’abandonner, ce sera un sacrifice d’autant plus pénible qu’aucune idée d’ambition n’en altère la pureté. »

M. de Talleyrand répondit :


Londres, 3 janvier 1831.

Mon cher général, — J’ai lu plusieurs fois avec la plus grande attention votre lettre du 30. Je suis bien aise de m’expliquer confidentiellement avec vous sur ce qu’elle contient. Il es ! évident que deux opinions partagent en ce moment la France et qu’elles ont trouvé des échos dans le conseil du Roi. L’une qui voudrait nous pousser à la guerre emploie tous les moyens directs ou indirects pour parvenir à son but. Ceux qui sont à la tête de cette opinion n’ont pas d’autre pensée que d’arriver au pouvoir, et l’on doit se tenir eu garde contre les conseils et les discours qui viennent de ce côté. L’autre opinion, à la tête de laquelle l’excellent esprit du Roi l’a placé et que vous défendez si habituellement, a su juger que la paix seule peut consolider sans de violentes secousses les heureux résultats que la France a enfin obtenus.

On ne peut pas trop se dire qu’un royaume peut être créé par la guerre, mais qu’une royauté née au milieu d’une tempête ne s’établit bien que dans la paix.

La nouvelle marche que vous me proposez de suivre dans les affaires de la Belgique bouleverse toutes mes idées à ce sujet et jetterait des inquiétudes, j’en suis sûr, dans l’esprit de tous les ministres qui composent la Conférence, y compris les ministres anglais ; j’ai pu les juger dans plusieurs conversations qui, quoique détournées, avaient pour objet de les sonder à cet égard.

Nous serions parvenus, et avec beaucoup de peine, à obtenir la souveraineté de la Belgique pour le prince Léopold marié à une princesse de France ; et je ne comprendrais pas comment les discours de quelques membres du parti qui veut évidemment la guerre, décideraient à renoncer à la seule combinaison qui paraisse en ce moment pouvoir assurer le maintien de la paix. Il est évident, pour vous et pour moi, que le prince Léopold est fort loin d’être ce qui s’appelle anglais : ce sera peut-être difficile à faire comprendre aux ignorans et aux gens de mauvaise foi, mais c’est certain ; il ne tient à l’Angleterre que parce qu’il en tire chaque année cinquante mille livres sterling qu’on ne peut lui ôter et qui auraient l’avantage de lui faire porter une liste civile presque toute faite dans le pays qui l’aurait appelé. Cet avantage avait été reconnu lorsqu’il avait été choisi pour régner sur la Grèce. Il me semble que l’établissement nouveau d’un gouvernement monarchique en Belgique doit d’abord s’occuper de débarrasser ce pays de toutes les gênes et charges qui posent sur lui, telles que la dette entre la Hollande et la Belgique, la dette pour laquelle la Russie aura des réclamations à faire et tant d’autres difficultés qui vont naître de son indépendance. Lorsque toutes ces questions auraient été résolues de commun accord entre toutes les parties, on aurait pu, si la sympathie de la Belgique pour la France restait toujours la même, songer avec quelque espoir de succès à des projets de réunion.

La solution même des questions dont je viens de parler fournirait des chances de succès ; mais je suis convaincu que la guerre sortirait inévitablement de la proposition faite aujourd’hui de la réunion de la Belgique à la France.

L’esprit qui anime les membres de la Conférence, et surtout le ministère anglais, nous est en ce moment extrêmement favorable ; mais je puis vous affirmer, mon cher général, sans craindre de m’abuser, que si l’on nous supposait d’autres intentions que celles que j’ai dû exprimer jusqu’à présent, notre situation vis-à-vis de tous les Cabinets de l’Europe, y compris même l’Angleterre, changerait à notre désavantage.

Je vous supplie donc de réfléchir mûrement avant de vous engager dans une voie si périlleuse. La guerre peut remettre tant de choses en question qu’elle me semble, quelque succès que nous puissions d’abord en espérer, à craindre par-dessus tout. C’est à la haute sagesse du Roi, qui sait si bien résister à d’intempestives clameurs, à votre prudence, mon cher général, et à l’excellent esprit de M. Laffitte qu’il appartient d’empêcher ce malheur et de dominer les esprits inquiets qui cherchent à nous pousser au-delà du but. Aujourd’hui, la gloire est à la paix : tout le monde sait commencer la guerre ; mais qui est ce qui peut être sûr de la bien conduire et de la terminer à propos ? L’Empereur même ne l’était pas.

J’ai eu l’occasion de remarquer plusieurs fois que si l’orgueil français se plaçait du côté de l’agrandissement de la France par la Belgique, l’industrie française redoutait la Belgique sous beaucoup de rapports. Il n’en serait pas de même de la rive droite du Rhin, ni de la Savoie.

Du reste, vous êtes mieux placé que moi pour juger de la valeur de toutes les réflexions que confirme cette lettre, qui me paraît bien longue et bien mal écrite. Adieu, mille amitiés.


2 février 1831.

Je crois, et je désire vivement que, si M. le Duc de Nemours est nommé, le Roi refuse pour lui, et déclare qu’il est étonné, après la manière dont il s’est expliqué à cet égard, que l’on ait persisté à lui offrir la couronna de la Belgique. Cela est essentiel : mon opinion est que la conservation de la paix est attachée au refus que fera le Roi. Ce refus-là fait, les affaires de la Belgique, bien ou mal, s’arrangeront. Si elles s’arrangent mal, les Belges l’auront voulu… Vous pouvez vous servir très avantageusement de la démarche qui a été faite par lord Ponsonby[1] ; il est bon qu’à cet égard vous teniez à Paris le même langage que nous à Londres. Nous lui attribuons les dispositions du Congrès pour le duc de Leuchtenberg, et nous demandons ici que de nouvelles instructions soient envoyées à lord Ponsonby pour l’autoriser à déclarer que l’Angleterre exclut le duc de Leuchtenberg. La question sera débattue ce soir au conseil dont je ne pourrai connaître les résultats que demain.


4 février 1831,

Mon cher général, — Je réponds bien longuement au jour d’hui aux reproches que vous avez la bonté de me faire de ne pas écrire. Veuillez remettre la lettre que je vous envoie à Mademoiselle qui. sûrement, vous dira ce qu’elle contient.

Je demande un refus positif au choix de M. le Duc de Nemours Si les Belges persistent, il faut rappeler nos commissaires et cesser toutes relations avec eux. S’ils se battent, il faut, comme vous Je vouliez, il y a quelques semaines, s’entendre pour les forcer à ne pas allumer la guerre si près de nous : et pour cela bloquer les ports de la Hollande ou de la Belgique selon que l’agression viendra d’un côté ou de l’autre.


(Sans date.)

Mon cher général, — Je ne doute pas que l’opinion favorable à la réunion de la Belgique à la France ne fasse chaque jour quelques progrès, mais la question n’est pas là. Cette réunion amènera-t-elle ou n’amènera-t-elle pas rupture avec l’Angleterre ? Voilà ce que je pense sur quoi il faut que l’esprit si éclairé du Roi porte toute son attention. Le langage de lord Grey, que je vous ai fait connaître dans une de mes dépêches, est toujours le même sur ce point. L’ancienne opposition anglaise était d’accord avec l’ancien ministère à cet égard : et je hasarderais de dire que l’ancien ministère était peut-être plus abordable que le ministère actuel, dont les liaisons intimes sont avec la Russie. Dans cette position, il ne faut pas perdre de vue un instant que notre position politique, si nous ne voulons pas nous isoler, est d’être bien avec l’Angleterre. Si rien ne vient à la traverse de ce que nous avons fait hier et que vous avez actuellement sous les yeux, la paix ne sera pas troublée ; c’est là l’objet de mes vœux et de mes soins ; mon cœur et mon esprit croient que c’est servir le Roi et la France. Adieu. Mille amitiés.


(Sans date.)

Mon cher général, — Lisez avec la plus grande attention la longue pièce que je vous envoie aujourd’hui : votre bon esprit y trouvera un exposé de doctrines et un résumé de faits qui tendent à prouver uniquement que la Conférence n’a pas été inutile. Ce protocole a été arrêté samedi dernier et je vous l’aurais expédié plus tôt sans les bruits sinistres qui ont été répandus ici. Votre dépêche du 19 me rassure en majeure partie. Aussi longtemps que je vous verrai au ministère, je ne désespérerai ni de la liberté, ni du bon ordre !

Les bases sur lesquelles ces grandes colonnes sociales reposent me paraissent sagement consacrées dans la déclaration que je vous adresse aujourd’hui ; si même elles n’avaient pas été arrêtées avant l’arrivée de votre dépêche du 19, je crois que vous auriez trouvé mauvais que j’eusse hésité à le signer, malgré la recommandation que vous me faites de m’en référer dorénavant aux décisions de Paris. Ce protocole du 19 ne contient rien de nouveau ; il explique seulement les principes qui nous ont guidés et quels sont les résultats naturels auxquels nous sommes conduits. La Conférence se devait à elle-même de répondre par un acte public aux attaques dont elle a été l’objet. Si le gouvernement du Roi s’écartait des principes établis dans ce deuxième protocole, vous verriez l’anarchie et ensuite la barbarie envahir l’Europe.

Adieu, mon cher général : soyez persuadé que malgré la gravité des temps et l’incertitude de l’avenir, il existe des principes d’ordre public qu’il faut savoir soutenir hardiment, même au travers des crises. Je sais que c’est votre symbole politique aussi bien que le mien, et que sans nous voir nous nous comprenons. Mille amitiés.


27 au soir.

Mon cher général, — Il y a eu trop peu de momens entre la solution du grand problème et le départ du jeune Perier pour qu’il m’ait été possible de vous écrire par lui. Aujourd’hui, quoique j’aie une conférence dont je vous envoie officiellement le protocole, je vous écris quelques mots pour vous dire que je suis charmé du point où nous sommes arrivés. Ce n’est point encore un dénouement définitif, mais cela y ressemble fort ! et le prince Léopold sera installé à Bruxelles avant l’ouverture de nos Chambres, ce qui était ma grande affaire parce que c’est ce qui devra vous mettre le plus à l’aise et vous être le plus commode. J’ai envoyé au département la copie de la réponse que me fait le prince Léopold et la lettre de cette nuit qui était une espèce de protestation ; tout cela est bon à garder, mais doit être secret

Je suis très fatigué des dernières conférences qui ont duré beaucoup d’heures et de jour et de nuit, tout cela avec la fièvre et un gros rhume ; mais de l’air et un peu d’oubli des Belges fera disparaître toutes ces petites contrariétés-là.


5 octobre.

Mon cher général, — Les débats sur le bill ne finiront probablement que demain jeudi. Toutes les passions sont en mouvement : on croit cependant aujourd’hui qu’on se rapproche un peu. Cela se disait ce matin au lever du Roi : pour mes yeux, cela n’était pas sensible. Je vous conjure, dans votre intérêt et dans celui de la France, de ne pas mettre d’entrave à la conclusion du traité quelconque qui établira la séparation de la Belgique avec la Hollande, de manière que la Belgique puisse véritablement être un pays riche, neutre et commercial. Les garanties données sont plus que suffisantes contre les inondations. Songez bien que, quelque traité que vous eussiez fait, il aurait été blâmé en France et que, s’il eût été trop évidemment partial pour la Belgique, il n’eût pas été accepté par le roi de Hollande, — et alors ! les suites devenaient incalculables.

La paix vous convient, convient à tout le monde et vous donnera une force inattendue et prodigieuse. Vous n’en avez encore essayé que d’une manière provisoire ; il est temps pour toutes choses et pour tout le monde de l’enraciner.

Par la disposition de mon esprit, je suis porté à douter ; mais dans cette question-ci je me crois sûr : et mon attachement pour le Roi, mon amitié pour vous ne me font pas servir légèrement de ce mot.


(Sans date.)

Mon cher général, — Voilà l’affaire de la Belgique finie, et complètement finie. Les Belges sont mieux qu’ils n’étaient avant la réunion à la Hollande ; et nous, nous avons obtenu ce que vous m’aviez recommandé par-dessus tout : le duché de Bouillon et le district d’Arlon devenus neutres couvrent la frontière française de ce côté. Luxembourg tout seul n’est pas grand’chose : et vous obtiendrez de la Prusse ce que vous voulez à cet égard. La navigation intérieure a obtenu toutes les facilités qu’on pouvait lui donner ; et il y en avait beaucoup à qui elle n’avait pas de droit. La signature des cinq puissances après un an de difficultés est quelque chose que vous pouvez faire valoir dans l’esprit de paix autant que vous le voudrez. Je suis bien heureux d’avoir fini, car je crois que c’était pressant ; et surtout d’avoir fini de manière que vous puissiez montrer combien les intérêts de la France ont été soignés. Dans ma dépêche, je vous donne l’esprit des articles qui aujourd’hui ne sont que paraphés, mais qui, demain, partiront pour la Hollande qui se montre parfaitement mécontente, et pour la Belgique, qui portait, ses prétentions plus haut. C’est équitablement finir et je vous atteste qu’il était de toute impossibilité d’obtenir davantage pour la Belgique.


Les lettres qui précèdent font le plus grand honneur au prince de Talleyrand. Voici maintenant quelques-unes de celles que Louis-Philippe adressait presque quotidiennement au général Sébastiani. Ceux qui approchaient le Roi étaient d’accord pour reconnaître qu’il « pratiquait une politique sensée, mesurée, patiente, régulière, pacifique… L’idée de la paix dans sa moralité et sa grandeur avait pénétré très avant dans son esprit et dans son cœur. »

Nous ne pensons pas que ses lettres intimes, ignorées de tous, excepté du général Sébastiani, qui les recevait chaque soir comme le résumé de longs entretiens, puissent atténuer cette appréciation de M. Guizot.


(Sans date.)

Mon cher général, — Je me rappelle que dans votre dépêche, il se trouve cette phrase : le duché de Luxembourg qui appartient à la Maison de Nassau et qui fait partie de la Confédération germanique. Je crois qu’il vaudrait mieux se borner à dire : le duché de Luxembourg qui fait partie de la Confédération germanique. Nos rigoristes vous chicaneront sur ce mot « qui appartient » et je crois que, sans aucune idée d’en contester le vrai sens, il faut éviter d’articuler ces appartenances des pays et des peuples à des maisons de Princes.

Dépêchez-vous donc de le retrancher, s’il en est temps encore. J’espère que votre dépêche n’est pas partie et je vous envoie cet avis bien à la hâte.

Je rumine sur nos projets de choix de ce matin, et j’y pense avec quelque crainte du qu’en-dira-t-on.


2 janvier 1831.

Voilà vos dépêches Belges, mon cher général, je garde les autres. Je suis au bout de mon rouleau et je ne sais plus où donner de la tête pour cette maudite affaire. Le roi des Pays-Bas est un gâte-métier. Ce n’est pas céder que d’ajourner l’ouverture de l’Escaut au 20.

C’est tout brouiller en la Belgique. J’en ai le cœur très gros, et en vérité, je souscrirais à tout ce qui en finirait. Il ne m’est pas démontré que ce ne sera pas pour le prince d’Orange.

Au reste, vous savez que c’est Pozzo qui affirme que jamais Nicolas ne consentirait au prince de Cobourg.

Ne sortez pas, il fait humide. À demain.


Ce dimanche soir, 2 janvier 1831.

Voici le reste de vos dépêches, mon cher général, moins celle sur le duc de Brunswick que j’ai laissée à la Beine, et que je vous renverrai plus tard. Elles ne sont pas suaves et me font craindre que les arrangemens avec le roi des Pays-Bas ne deviennent impossibles. Celui de Nemours, fût-il possible, me présente toutes sortes d’inconvéniens. Celui de Cobourg me paraît vicieux et même impossible. En tout, je ne puis dire que ce que dit Pothier, en fermant les yeux, ma foi, mon ami, je n’y vois goutte. J’attends avec impatience des nouvelles de M. de Talleyrand, et je crains que lui aussi ne se mette à dire : je n’y vois goutte.

J’ai été bien fâché d’apprendre par Madame votre fille que vous étiez plus souffrant ce soir. J’espère et je désire bien que vous soyez mieux demain. Bonsoir.


Ce lundi soir à minuit, 3 janvier 1831.

Je vous remercie, mon cher général, de la communication si prompte que vous me faites de la dépêche de M. Bresson[2], et je vous réponds avec la même hâte que, dans l’état d’incendie où je vois les choses, tout ce qui peut l’éteindre est bon, quelle que soit d’ailleurs la mauvaise nature du moyen. Ainsi je n’hésite pas à vous dire de laisser nommer le prince Othon de Bavière, pourvu qu’il soit entendu que ce n’est pas nous qui le faisons nommer, et que je ne lui impose pas ma fille. Je me croirai encore heureux que nous en sortions par cette mauvaise porte, car nous sommes là dans un pâté effroyable.

Deux choses n’importent par-dessus tout : l’une, que la demande de Nemours n’ait pas lieu ; ce serait un mauvais arrangement et on croirait que je l’ai provoquée et que j’ai fait la Révolution belge pour y parvenir. L’autre, que la demande de réunion n’ait pas lieu non plus, car elle produirait les mêmes inconvéniens à un plus haut degré. Laissons donc les Belges prendre Bavière puisqu’ils le veulent, mais n’y engageons en rien notre responsabilité. Alors, cela nous tirera d’embarras pour quelque temps et on ne pourra pas nous imputer les conséquences qui en résulteront plus ou moins rapidement.

Si je n’étais pas Roi, je serais demain à sept heures auprès de votre lit pour discuter et combiner tout cela qui en vaut bien la peine, mais cette visite serait la fable de Paris et de l’Europe. Il faut se décider les yeux bandés, mais sans hésiter et à tort et à travers. Ainsi je le répète, laissons nommer Othon de Bavière sans nous engager, et puis advienne que pourra. Le premier embarras sera de lui faire une Régence, et il y en aura bien d’autres, comptez-y.

Bonsoir, mon cher général, à demain.


Ce mardi matin à 9 heures, 4 janvier 1831.

J’espère, mon cher général, que vous êtes mieux ce matin et je fais demander de vos nouvelles.

Mes réflexions de la nuit m’ont confirmé dans la résolution subite que j’ai dû prendre cette nuit. Laissons nommer le prince de Bavière sans l’imposer, et je crois que le résultat en sera très bon. Je ne l’aurais pas cru possible, mais puisque les Belges y donnent, cela me paraît une victoire. Cela nous tire de tout embarras et cela rejette les difficultés sur les autres. C’est donc la moins mauvaise de toutes les combinaisons actuelles. Ne prenez pas la peine de me répondre, mais faites-moi écrire que votre courrier est parti. Plus tard, si vous pouvez, vous m’écrirez ou vous viendrez me voir, car il me tarde de connaître votre opinion et de vous développer la mienne…

Mais ne venez chez moi que si vous le pouvez sans inconvénient pour votre santé que vous devez soigner avant tout.


Jeudi matin 20 janvier 1831.

Je vous remets tout de suite, mon cher général, celles de vos dépêches que je viens de lire, afin que vous puissiez y répondre en les ayant sous les yeux. Je voudrais seulement que l’empereur Nicolas pût voir la Garde Nationale qui entre en ce moment dans ma cour ; cette vue achèverait sa conversion qui est au reste bien avancée et que le duc de Mortemart va bientôt compléter.

Les dispositions du prince de Talleyrand me paraissent très bonnes et tout ce qu’il a dit à lord Grey est excellent. Veuillez le lui dire de ma part. Veuillez aussi lui dire ce que l’Almanach Royal dit à qui veut prendre la peine de l’ouvrir ; c’est que le prince Charles-Ferdinand de Naples, duc de Capoue, est né le 10 octobre 1811, et que par conséquent il a dix-neuf ans accomplis, et non dix-sept, comme l’a dit lord Grey. Le prince Charles de Bavière, outre ses opinions violentes, a une maîtresse de très bas étage avec laquelle il vit publiquement.

Oui, sans doute, mon cher général, l’affaire est très grave ; mais nous avons trois et même quatre jours au moins pour prendre un parti. Il s’en présente plusieurs qu’il faut bien peser et méditer. Le refus du roi des Pays-Bas de débloquer hier peut motiver des mesures plus fortes, mais ne disons rien jusqu’à ce que nous ayons un peu causé, vous et moi, et délibéré au Conseil. Il sera temps d’y causer de votre idée d’y appeler des pairs et des députés, ce qui doit dépendre, même s’il fallait s’y décider, du genre de mesures auxquelles nous inclinerions. Nous avons tout le temps de réfléchir, et cela en vaut la peine. Je crois donc que, quant à présent, ce qui est urgent, c’est que d’abord vous voyiez M. de Celles[3] tout de suite ; il est dans la maison attenante à celle du maréchal Gérard ; mettez-vous dans votre voiture et allez-y tout simplement ; entendez-le, avertissez-le de rester chez lui et d’y attendre que je l’envoie chercher. Ensuite venez chez moi où vous trouverez à déjeuner, si vous voulez et où, dans tous les cas, nous causerons vous et moi sur les embranchemens bien compliqués de cette affaire, en attendant le Conseil qui est convoqué pour onze heures. Comme vos collègues sont peu exacts, je vais leur faire faire une circulaire pour leur demander d’être tous chez moi à onze heures et demie au plus tard.

Je pense que vous ferez bien de dire à M. de Celles que, dès que nous aurons arrêté notre marche, il conviendra qu’il soit porteur de notre décision et qu’il retourne à Bruxelles où sa présence me paraît indispensable avant le 28.


Ce vendredi à 6 heures et demie, 21 janvier 1831.

Voici vos dépêches, mon cher général, celle de Stuggard a de l’importance : 1° sur le Luxembourg, quoique nous sachions de Vienne qu’il n’est pas question de mettre la Confédération sur le pied de guerre et qu’au contraire, on y est disposé à traîner en longueur… 2° Vous y aurez remarqué le passage du colonel Méjean pour Bruxelles ou Paris en courrier, venant de Munich, ainsi que l’assertion du roi de Wurtemberg que le roi de Bavière refusait de donner Othon, et qu’il prévoyait que le duc de Leuchtenberg serait élu. Vous allez en entretenir M. de Flahault[4] et vous ferez bien de me l’amener après le dîner ; ceci me fournissant des raisonnemens que je serai bien aise de vous développer à tous les deux. Je désire d’autant plus vous voir que j’apprends que le prince de Castelcicala expédie demain un courrier à Nap les, et qu’il me paraît nécessaire de lui parler de l’état des choses pour le prince Charles. Cependant je suis toujours bien aise de vous entendre auparavant. Mais si vous voyez comme moi, répondez-moi un mot tout de suite pour que je l’envoie chercher. Ce refus présumé de la Bavière pourrait faire une mauvaise planche pour Naples, et il faut en prévenir l’effet. Je pourrai faire écrire moi-même avec mesure…


Lundi 24 janvier 1831, à 11 heures et demie du matin.

Plus je cherche à calculer les divers embranchemens que présente la nouvelle complication du Protocole de Londres avec l’état des choses et des esprits à Paris et à Bruxelles, plus ma tête s’encombre, et moins je vois clairement quelle est la meilleure marche à suivre, d’autant plus qu’il ne faut pas perdre de vue la noie d’hier.

J’incline pourtant à reconnaître la nécessité, pour arrêter les intrigues, pour prévenir les incidens que la malveillance et les divers partis peuvent nous susciter, de faire en sorte que le Congrès fasse sans délai le choix du prince de Naples, et se sépare aussitôt après avoir organisé une Régence provisoire. Mais que d’embarras cela ne présente-t-il pas ? Quelle fusée cela ne fera-t-il pas ? Que fera la Conférence au milieu de tout cela ? Je m’y perds en réfléchissant seul, et j’ai besoin que vous veniez encore en causer avec moi avant d’expédier. La marche à tracer à nos agens est aussi difficile à déterminer qu’embarrassante à, leur faire comprendre, ou plutôt que délicate à leur confier, car je ne vois pas de possibilité d’éviter de leur laisser une grande latitude, et c’est à la fois pénible et dangereux. Je vous attends.


Jeudi matin 10 heures et demie, 27 janvier 1831.

Bon courage, mon cher général, avec votre discours et une improvisation telle que celle que vous avez faite hier dans le Conseil, j’anticipe un plein succès pour vous. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous le souhaite de tout mon cœur.

Je ne crois pas voir M. Laffitte ce matin ; si je le voyais, je m’efforcerais de lui faire dire ce que vous désirez avec raison qu’il dise ; mais je ne le verrai pas, et quoique je sois persuadé qu’il vous soutiendra, et qu’il parlera bien, je doute qu’il parle de la lettre. Ce qui importe, c’est de traiter l’impudence des députés belges comme elle le mérite, de démontrer leur accord avec ceux qui vous attaquent et de tâcher de soulever l’honneur national contre cette intervention réelle dans nos affaires intérieures, car ils en appellent au public de Paris pour renverser le gouvernement. C’est cela qu’il faut faire sentir à la Chambre et à la France. Si les ministres le font, comme je l’espère et comme je le crois, je le répète, le succès me paraît certain. Je verrai ce matin le maréchal Soult et je tâcherai qu’il parle et qu’il parle bien. Je lui parlerai de la conversation de M. de Metternich qui ne me plaît pas ; mais il vous sera facile d’une part de faire une bonne dépêche en réponse à celle du maréchal Maison ; de l’autre d’entretenir au long le comte d’Appony sur cet objet.

Il est regrettable, puisque les Puissances sont aussi contraires au duc de Leuchtenberg, que ni la Conférence ni aucune d’elles ne manifeste hautement leur opinion ou même leur détermination sur ce point. Il est vrai pourtant que si la discussion avait lieu trop tôt dans la Conférence, il en jaillirait peut-être d’autres résolutions qui pourraient ne pas nous convenir et nous embarrasser. J’attends avec impatiences des nouvelles de M. de Flahault et de M. de Lawoestine[5]. J’espère que nous en aurons aujourd’hui. Mais ce que je suis le plus pressé de connaître, c’est le résultat de la séance. Vous m’en écrirez un mot en attendant que vous puissiez venir me voir.


Ce jeudi soir 27 janvier 1831.

Je vous félicite, mon cher général, de vos succès et de ceux de mon gouvernement dans la séance. Ceux qui y ont assisté me disent qu’ils ont été complets, et j’en suis enchanté. J’espère que tous les ministres parleront. Je le crois essentiel. M. Mérilhou et le maréchal Soult me l’avaient promis ce matin, et je me propose de leur en parler de nouveau demain matin au Conseil.

Quant aux dépêches de Londres, je trouve que M. de Talleyrand a raison sur Walcheren. C’est un moyen à écarter, d’autant plus que personne n’y pense. Le reste est peu satisfaisant. Leur consentement arrive toujours trop tard, et leur délai est toujours assez long pour rendre impossible ce à quoi ils ne tardent guère à regretter de n’avoir pas consenti. C’est ainsi qu’ils consentent à Charles de Naples après que leur refus d’Othon de Bavière a rendu l’un et l’autre impossibles. Nous n’avons rien à nous reprocher sur tout cela ; mais cela ne nous avance de rien. Tout n’en est pas moins gâté, manqué, sabrenaudé (sic).

Il faut à présent prendre les choses où elles en sont, et nous voilà entre Leuchtenberg et Nemours. Vous dites de les laisser faire. Soit ; d’ailleurs nous ne pouvons pas faire autre chose ; mais quand ils auront fait, que ferons-nous dans l’un et l’autre cas ?

Voilà la question à résoudre et je n’en connais pas de plus embarrassante, ni de plus compliquée. Il faut faire de la paix et écarter la guerre ; c’est mon vœu et mon devoir ; mais cela n’est pas facile à débrouiller ; ainsi méditons, causons-en tête à tête d’abord vous et moi, et mettons bien à profit le peu de jours qui nous restent avant de prendre un parti. Nous nous communiquerons nos idées. Bonsoir.


Ce samedi soir 29 janvier 1831 bien tard.

Voici, mon cher général, la lettre que m’écrit la duchesse de Leuchtenberg et ma réponse que je vous envoie ouverte pour la soumettre à votre examen. Veuillez me faire sans scrupule et sans ménagement toutes les observations qui se présenteront à vous ; je la referai bien volontiers si vous le trouvez nécessaire ; mais faites-les-moi promptement car je tiens à la faire partir le plus tôt possible, ce qui me paraît essentiel. Si vous la trouvez bien comme elle est, vous me la renverrez aussi tout de suite pour que je la cachette, et que je puisse vous la renvoyer immédiatement, afin qu’elle soit expédiée sur-le-champ de la manière que vous jugerez la plus sûre. Bonsoir.


Ce dimanche matin 30 janvier 1831.

Voici ma lettre cachetée, mon cher général, je suis bien aise que vous en soyez content. Actuellement expédiez-la le mieux et le plus tôt que vous pourrez, pour qu’elle soit partie avant d’autres nouvelles quelconques.

Je vois avec douleur tout ce que vous me mandez. Il faut tenir tête à l’orage et tâcher qu’il se dissipe sans tonnerre et sans grêle. Je n’en désespère nullement, mais ce n’est pas dans un billet que je peux traiter même superficiellement les moyens de résoudre un aussi grand problème. Il me faut avant tout une longue conversation tête à tête avec vous. J’aurai des siccatures jusqu’à une heure ou une heure et demie, mais alors je vous attends ; nous nous enfermerons pour qu’on ne nous interrompe point, et nous traiterons la matière à fond ; elle en vaut bien la peine.

Je vous remercie du fond de mon cœur de tout ce que vous me témoignez.

Il faut nous occuper d’abord de faire un récit circonstancié et raisonné de toute l’affaire depuis le commencement. Cela sera d’un immense avantage pour la solution du problème. Ainsi tenez-vous libre pour que nous puissions travailler longtemps ensemble, et finissez d’ici là vos affaires courantes.


Lundi à 2 heures et demie, 31 janvier 1831.

En réfléchissant sur ce que nous disions sagement tout à l’heure de ce protocole des dettes et de la nécessité d’ajourner toutes ces discussions et décisions, jusqu’après l’installation du souverain quelconque de Belgique, je crois qu’il faut de même ajourner le règlement définitif des frontières et empêcher de même qu’on suscite aucune nouvelle discussion dans la Conférence. J’ai voulu vous le dire tout de suite, pensant que vous seriez bien aise que tout cela se trouvât dans la même dépêche. Il est essentiel d’empêcher ce règlement définitif des frontières. Nous avons bien pu, comme médiateurs, prendre sur nous de régler les limites de l’armistice ; mais il faut le concours du Gouvernement Belge pour régler leurs frontières avec les autres puissances, et je pense que nous devons protester contre la prétention de régler cet objet sans eux dans une Conférence où ils ne sont pas représentés.


Je rouvre mon billet pour vous dire que j’avais d’autant plus de raison, que j’apprends, par une lettre que M. de Celles m’apporte et qu’il va vous communiquer, que lord Ponsonby a tout d’un coup communiqué ce protocole, même en l’absence de M. Bresson, ce qui est d’autant plus blâmable que M. de F… avait mandé qu’on ne le communiquerait pas. Je crois qu’il faut protester que nous ne nous reconnaissons pas le droit de régler les frontières entre la Belgique et la Hollande sans l’intervention et la signature des Plénipotentiaires Belges et Hollandais. Si vous avez des doutes, venez m’en parler. Moi je n’en ai pas le moindre.


Ce mardi matin 1er février 1831.

Je vous remets votre minute, mon cher général, et je trouve la dépêche parfaite, mais je ne puis acquiescer à la non-publication de la non-ratification, lorsque l’un des protocoles est déjà public et que l’autre va l’être.

Je pense d’abord que vous devez charger M. de Talleyrand de notifier à la Conférence et de faire inscrire au procès-verbal de ses séances que la France n’entend pas ratifier les deux parties de ces protocoles relatives à la fixation définitive des frontières respectives de la Hollande et de la Belgique, non plus que la fixation des portions de la dette du Royaume des Pays-Bas afférentes à chacun des deux Etats Belge et Hollandais. Je voudrais que cette dépêche partît aujourd’hui…

Il n’en est pas de même sans doute de la publication dans le Moniteur de cette protestation, car il faut que votre dépêche en soit une positive, puisque vous la croyez contraire aux usages de la diplomatie, mais il est pourtant indispensable qu’elle soit connue pour notre conscience politique et notre justification devant le tribunal de l’opinion publique qui est avec raison sévère sur ce point. Je penserais donc que vous devriez écrire une dépêche confidentielle sur ce point à M. Bresson dont il communiquerait la substance vivace, c’est-à-dire qu’il la ferait lire (c’est le moins) au gouvernement provisoire à Bruxelles, et le reste ira tout seul, car les journaux apprendront bientôt partout que nous avons protesté contre ces deux actes auxquels il serait honteux et funeste pour nous d’avoir adhéré. Ce désaveu non-officiel quant à la publication, mais secrètement réel, est peut-être suffisant, et je vous avoue que c’est le minimum de ce dont je peux me contenter. Je ne serai tranquille que quand je le saurai fait. J’ai pris copie de votre dépêche qui est excellente et que je vous renvoie.


Ce mardi 1er février 4831, à midi et demie.

Je vous rends les dépêches de Berlin, et je garde les autres que je vous renverrai plus tard.

Si vous avez des doutes sur ce que je vous écris, venez me voir, mon cher général, car j’y tiens infiniment. Songez que ceci est communiqué officiellement au Congrès belge et par conséquent à la France et à l’Europe par lord Ponsonby sans M. Bresson, en opposition à ce que M. de Talleyrand avait annoncé que ces dispositions seraient secrètes, et que cette communication a eu pour but de nous noircir et de nous exhiber comme étant entrés dans la Sainte-Alliance. Il faut nous laver de cela au plus vite.

Je vois un autre moyen qui n’empocherait pourtant pas votre communication à M. Bresson. Ce serait d’avoir un compère dans la Chambre qui vous interpellât aujourd’hui (car, croyez-moi, c’est pressant) sur ce Protocole, et alors vous lui répondriez à la tribune que la France ne ratifie point une fixation définitive de frontières entre les deux Etats qui n’y ont point coopéré par leurs plénipotentiaires.

Vous y êtes suffisamment autorisé par ce que nous en avons déjà dit dans le Conseil qui, comme vous savez d’ailleurs, serait unanime sur ce point.

Je le répète, il me faut un désaveu, et venez me voir s’il vous reste du doute.


Ce mercredi soir 2 février 1831.

Voici vos lettres de Bruxelles, mon cher général, il paraît d’après ce qu’on me disait ce soir que c’est demain que l’élection aura lieu !… Il y a là de quoi agiter bien des nerfs !… Rien de nouveau. Je vous dirai cela demain. Bonsoir.


Ce jeudi 3 février 1831, à 6 heures du soir.

Je n’ai eu le temps de lire en rentrant de Neuilly que les dépêches du maréchal Maison, mon cher général, et je m’empresse de vous les renvoyer pour que vous y fassiez une de ces réponses que vous savez si bien faire. En effet, l’altitude qu’il a prise à Vienne est très bonne et s’accorde tout à fait avec mes vues diplomatiques. Je suis bien aise qu’il préfère son poste d’ambassadeur à celui de ministre, et je partage pour lui et pour moi cette prédilection. Tout ce qu’il a dit sur l’avantage de désarmer est excellent et il faut encourager cela, aussi bion que le désir manifeste pour le chancelier de s’entendre avec nous sur tous les points. Je pense même qu’il faut l’entamer sans délai sur l’affaire de la Belgique, le bien mettre au fait du parti que nous avons pris sur les protocoles des 26 et 27 janvier, aussi bien que sur l’élection de Bruxelles, les embarras que nous a suscités la candidature de Leuchtenberg, et l’allure gauche, pour ne rien dire de mieux, de lord Ponsonby.

L’Autriche, par sa position, peut nous assister grandement et arranger cette Belgique sans guerre, et nous la faire éviter, ce qui est mon premier vœu et le grand besoin de la France et de toutes les puissances sans exception.

J’ai oublié de vous dire et de dire au Conseil que les Autrichiens, comme troupes de la Confédération germanique, avaient pris possession de Landau comme forteresse de la Confédération, que leur entrée y avait été annoncée par une salve de 101 coups de canon, et que le gouverneur de Landau en avait informé officiellement le général français commandant à Weissenbourg, qui en a rendu compte au maréchal Soult qui m’en a rendu compte hier au soir. Je crois que nous n’avons rien à dire à cela, mais pourtant cela me paraît fâcheux, et il faut aviser à ce que Maison devra en dire à Vienne.


Jeudi soir, 3 février 1831.

Je vous remets, mon cher général, vos dépêches que j’ai lues. Je ne garde que celle de Rumigny relative au duc de Leuchtenberg dont je veux avoir une copie et la correspondance qui paraît destinée à moi seul. Cependant, comme je suis consciencieux, je la leur renverrais si volis croyiez que je dusse le faire.

Nous conviendrons demain, tant de ce qu’il faudra écrire à Rumigny, que de ce que peuvent nous dicter les embranche-mens de cette affaire, qui se complique beaucoup. Voilà l’élection de Bruxelles qui se retarde, et après l’intention si fortement manifestée de la brusquer, ce retard peut donner à penser. Nous verrons.

Quant à la correspondance, elle prouve que l’affaire était engagée pour Leuchtenberg bien avant que nous n’en ayons eu vent, puisqu’elle remonte au commencement de décembre, et c’est un fait qu’il était important de connaître et de constater.

2o  Elle prouve qu’ils avaient accepté au moins étourdiment, puisque non seulement ils ne m’avaient pas consulté, mais qu’ils n’avaient même consulté ni le roi de Bavière, ni personne. Néanmoins j’ai peut-être le cœur trop sensible et j’avoue que la lecture de cette correspondance m’a fait de la peine. Ils ont été malavisés de ne pas s’adresser à moi, car s’ils l’avaient fait, l’issue aurait pu être différente pour eux. Nous verrons ce que la duchesse m’écrira, si elle réplique à ma lettre. À présent, il faut voir quelle tournure va prendre l’Élection : nous causerons demain des réflexions que tout ceci me fait faire, et de celles que vous aurez faites de votre côté.

Il me paraît clair par la dépêche de Rumigny que les coups de canon de Landau ne sont rien.

Voici une lettre que la Reine vous prie d’adresser au maréchal Maison. Bonsoir.


Ce dimanche 6 février 1831, à 9 heures du matin.

Le brouillard, mon cher général, a rendu impossible de faire partir la dépêche télégraphique. On a envoyé à Montmartre, mais tout est impossible !… Quel regret ! Si au moins nous avions envoyé un courrier hier au soir ! Ceci sera peut-être un coup funeste, et Leuchtenberg peut être élu ! Mais je veux espérer jusqu’au bout. Voyez si vous imaginez quelque remède à ce grand mal.


Vendredi à 4 heures du soir.

M. Allard du télégraphe accourt m’annoncer qu’une dépêche de Lille, imparfaitement transmise, annonce qu’hier, à 4 heures, Nemours a été proclamé roi des Belges.

Je lui ai dit de faire en sorte que cela s’ébruite le moins possible, mais cela ne peut pas rester secret bien longtemps.

Comme vous me savez impressionnable, cela m’agite à un haut degré. Venez me voir le plus tôt possible. J’espère que votre courrier sera parti avant que la nouvelle vous soit parvenue. Arrivez-moi vite.


Samedi 5 février 1831, à 6 heures.

Voici vos dépêches, mon cher général : celle de Dresde me paraîtrait grosse, si je ne me flattais pas d’un peu de commérage.

Mais la Belgique ! voilà ce qui m’absorbe d’une manière bien pénible. La dépêche est partie de Lille à trois heures. Elle sera à Bruxelles dans la soirée. Qu’en sortira-t-il ? Avant tout, point de guerre. Mais que va devenir cette Belgique ? J’en perds l’esprit et j’ai toujours besoin de me consoler et de chercher en causant, avec vous, des lumières pour m’éclairer dans cette atmosphère de ténèbres. Je n’y vois goutte et je n’en puis plus.

J’ai ce soir un bal d’enfans. Venez-y un moment pour que nous causions. Je compte dans ma tête les issues par où peut aboutir l’affaire et j’en trouve quatre dont aucune ne me plaît. Il y a de quoi en devenir fou.

À ce soir.


Lundi 7 février 1831, à 10 heures du matin.

On dit, mon cher général, que la nuit porte conseil, et Dieu sait que les réflexions ne m’ont pas plus manqué que la matière d’en faire de bien sérieuses et de bien tristes ! Tâchons qu’elles s’améliorent. Il n’y en a qu’un moyen seul et unique, c’est de parvenir à faire pour la Belgique un arrangement qui convienne à la fois aux Puissances, aux Belges et à nous-mêmes. Je ne me dissimule pas que la difficulté en soit énorme ; car jusqu’à présent, il n’y a eu, des trois côtés, d’autre action que pour faire rejeter les diverses mesures que voulait chaque parti.

Il faut donc changer, au moins en ce qui dépend de nous, cette tactique et tâcher de faire adopter une mesure qui ne nous blesse pas, par les deux autres parties.

C’est un fait que, du côté des Belges, nous n’avons eu jusqu’à présent d’autre alternative que Nemours et Leuchtenberg. Nemours l’a emporté et nul ne doute que cette victoire n’ait été bien contestée et bien difficile à obtenir pour ceux qui le voulaient ; mais enfin il l’a emporté. Néanmoins, comme cette victoire ne doit pas lui rester et que les puissances y mettent un veto dont nous ne voulons pas courir la chance, il faut donc chercher une autre combinaison qui réunisse les trois vœux ; et avant tout éviter tout ce qui amènerait une rupture, soit d’un côté, soit de l’autre, car alors tout devient impossible.

Eh bien ! je dis que si vous n’obtenez pas des Belges, à Paris, ce que vous n’avez pas pu obtenir à Bruxelles, vous l’obtiendrez encore moins si vous les y laissez retourner sans l’avoir obtenu. Ne perdez pas cela de vue ; c’est là le nucleus de l’affaire et c’est de là que tout dépend. J’en aurais trop à dire, si je voulais exprimer tout ce que ce résultat me fait envisager, et d’ailleurs vous l’avez assez vu paraître dans nos conversations précédentes. Ainsi, arrêtons comme point fixe que nous devons tout faire, tant pour retenir les Belges à Paris aussi longtemps que nous n’aurons pas réussi à conclure un arrangement avec eux qu’ils entreprennent de faire ratifier à Bruxelles par leurs commettans, que pour avoir le temps de faire ratifier par la Conférence, ou les Puissances, celui que nous serions parvenus à faire adopter aux députés belges.

Telle est au moins, mon cher général, la seule marche que je crois praticable pour arriver à un résultat qui soit pacifique, c’est-à-dire agréé par les trois parties.

Quant aux Puissances, nous avons enfin obtenu, non sans peine, qu’elles adoptassent la combinaison du prince Charles de Naples avec une de mes filles ; il est clair que c’est ce qu’il y a de mieux, et que si nous parvenons à le faire adopter aux Belges, tout est sauvé.

Tous les ambassadeurs en connaissent la difficulté et en sentent l’avantage, même ceux qui pourraient préférer secrètement le gâchis, le partage et les moyens violens ; ainsi, vous serez approuvé dans toutes les lenteurs, et même dans le silence où il faut vous renfermer pour éviter le départ des Belges qui romprait tout. Je ne doute pas que cela ne soit même bien entendu à Londres.

Ainsi, il faut que, sans aucun délai, vous entamiez la négociation avec les députés belges pour le prince Charles de Naples ; il faut tâcher de bien rattacher M. de Celles à cette combinaison. De mon côté, je ferai tous mes efforts pour y parvenir. Marchons bien, mais marchons lentement, car à chaque pas se présente la possibilité d’une rupture, et ne perdez pas de vue l’état de l’opinion publique tant en France qu’en Belgique. Quand vous aurez vu les députés de M. de Celles, revenez me voir. Il est essentiel que vous ayez votre conférence le plus tôt possible, tant afin de prévenir les influences extérieures qui pourraient se former autour d’eux dans un mauvais sens, que pour convenir de ce que j’aurai à faire avec eux pour développer et féconder les bons germes que vous aurez semés.

Quant à l’audience publique qu’ils pourraient désirer de moi, d’abord ils ne sont pas tous réunis encore ; et ensuite ils sentiront que, dans leur intérêt aussi bien que dans le nôtre, il faut, avant de s’en occuper, s’accorder avec eux sur la réponse qu’il est inévitable que je leur fasse, et que je suis, Dieu sait, bien disposé à discuter avec eux.

Donnez-leur à dîner avec les ambassadeurs le plus tôt possible. Nous conviendrons ensuite, vous et moi, de ce que j’aurai à faire à cet égard.


Mardi 8 février 1831, à 10 heures trois quarts.

Oui, sans doute, mon cher général, j’ai tâché d’endoctriner ceux que j’ai vus de la députation, mais j’ai été mesuré et je devais l’être ; cependant, il est essentiel que je vous fasse part de mes observations et de ce qu’ils m’ont dit avant que vous les voyiez. Ainsi je suis fâché de vous déranger, mais il faut que vous me sacrifiiez une demi-heure avant midi. Quelques minutes de conversation avec moi suffiront pour vous mettre au fait de ce qui s’est dit et passé hier au soir et des dispositions individuelles, aussi bien que pour me fixer moi-même sur des points que je ne puis arrêter sans vous. Malgré ma circonspection, nous avons parlé de tout, et il faut que vous sachiez comment avant de les voir, d’autant que j’entrevois ce qu’ils demanderont.

Vous serez très content de ce que j’ai dit à lord Granville. Marchons ainsi. Notre succès n’est pas certain et tant s’en faut. Mais bon courage.

J’ai quelque envie d’envoyer chercher Charles de Naples, ils me le demandaient. Nous en parlerons.


Mardi matin à 10 heures, 9 février 1831.


Je suis, mon cher général, de l’avis de M. de Talleyrand quant au fond, mais pas du tout quant à la forme, ou plutôt quant au moment. Ce n’est pas dans un billet que je puis vous développer mes idées sur ce que vous devez répondre aujourd’hui à M. de Talleyrand ; mais je le regrette d’autant moins que je sais que vos idées sont entièrement d’accord avec les miennes sur ce point et que vous rédigez mieux que personne. Gardons-nous seulement d’adhérer aux deux protocoles, mais soyons formels et explicites dans la dépêche sur le refus de Nemours, et ajoutez que nous le sommes également dans le langage que nous tenons à tous. Dites que ni de votre bouche, ni de la mienne, il n’est pas sorti une parole qui ne soit la pénible expression de ce refus absolu ; mais que, si nous l’avions notifié officiellement aux Belges, tout arrangement, toute négociation devenait impossible avec eux, et que c’eût été le meilleur moyen d’amener la guerre que nous voulons éviter tout autant que l’Angleterre, et ajoutez que, si elle avait lieu, nul ne pourrait dire que ce serait pour empêcher Nemours d’arriver, car il n’arrivera dans aucun cas, et nos intentions, nos actes et ma volonté n’auront rien de louche, ni de douteux dans leur expression.

Voilà deux points importans de gagnés. Leuchtenberg objecté et Charles de Naples admis par les Puissances. Tâchons d’exploiter encore, mais qu’on nous donne le temps de le faire.

Quand vous voudrez me voir, vous me trouverez toujours ici.

Vous penserez à ce que nous disions hier sur l’urgence d’envoyer à Naples, de nous assurer du consentement, de le faire venir, de voir s’il veut de mes filles, si elles en veulent et… et comment faire tout cela quand on n’est sûr de rien, et que les têtes (vraies soupes au lait) décampent dans tous les sens ?

Il y a de quoi en devenir fou, mais avec vos bons efforts, votre bonne tête, et votre dévouement, je ne désespère pas, et je vous recommande bon courage. Je serai bien pressé de vous revoir après vos conférences.


Mercredi à 5 heures et demie, 9 février 1831.

Je m’empresse, mon cher général, de vous remettre une dépêche télégraphique qu’on vous a peut-être transmise, mais dont je ne parlerai pas jusqu’à ce que je vous aie vu, ou que vous m’en ayez écrit ; vous jugerez peut-être à propos de ne pas la taire à vos diplomates.

Mme de Flahault, que j’ai trouvée chez ma sœur, dit que son mari lui mande dans une lettre qu’elle venait de recevoir et qu’elle voulait me lire, mais dont je n’avais ni le temps, ni la patience d’écouter la lecture, que lord Granville doit avoir reçu depuis trois jours l’instruction de déclarer officiellement que l’Angleterre ne reconnaîtrait ni Nemours, ni Leuchtenberg, mais qu’elle reconnaîtrait le prince Charles de Naples si les Belges l’élisaient.

Vous allez donc recevoir cette déclaration dont je suis persuadé que les Belges se contenteront, quand vous la leur ferez avec votre adresse et votre habileté accoutumées. Voilà donc votre marche facilitée et bien tracée. Vous exploiterez cela à votre dîner avec les uns et avec les autres. Il faut battre le fer pendant que nous le tenons. Ainsi, bon courage, la paix sera maintenue, et nous sauverons l’Europe.

Je n’ai pas cru devoir taire à Mme de Flahault combien j’étais bourrelé et indigné des soupçons qu’on me témoignait, après tout ce que j’ai fait et souffert, et ma conduite dans toute cette a Ha ire. Je m’en lie à vous pour parler de même eu mon nom, tant ce soir qu’en écrivant à M. de Talleyrand, et je vous embrasse de tout mon cœur.

Il faut être ferme et net en tous sens et de tous côtés.


Ce jeudi 10 février 1831, à 9 heures du matin.

Je vous écris, mon cher général, pour vous rappeler que vous devez passer chez moi en allant chez les députés belges. J’aurai besoin que vous causiez un moment avec moi, et aussi que vous causiez avec la Heine qui a mal dormi, et qui est très tourmentée de toutes les imputations qu’elle prévoit qu’on va lui faire à l’occasion du prince Charles de Naples. Tout cela me serre le cœur à un point dont il est difficile de se faire une idée. Quels débats n’allons-nous pas avoir, et dans le Congrès belge, et dans les journaux français ! De mon côté, je vous avoue que je souffre au plus haut degré de la perspective de devoir articuler de ma bouche le refus de mon fils aux Belges, et le courage me manque quand j’y pense. Ne pourrions-nous pas arranger que cela se passât par écrit, et que cette terrible corvée me fût épargnée ? Pensez-y, nous en parlerons ce matin. Bonjour.


Ce vendredi à 4 heures, 11 février 1831.

Ma sœur me charge, mon cher général, de vous remettre le billet ci-joint qui me paraît exiger une réponse de rectification ; mais elle désire avant tout avoir votre avis, et je lui ai dit que comme vous viendriez ce soir, elle pourrait alors en causer avec vous.

Quant à moi, je pense que la première conséquence à en tirer, c’est que la Conférence ne doit plus avoir d’agens à Bruxelles, ce qui est en soi-même une monstruosité diplomatique qu’il faut faire finir, surtout lorsque nous voyons que lord Ponsonby prend sur lui de parler, d’agir au nom de la Conférence où nous sommes, sans seulement consulter son collègue Bresson, et qu’il communique les protocoles, au moins à tort et à travers. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que ces deux agens n’avaient, dans le principe, d’autre mission que celle de négocier et de conclure un armistice entre la Belgique et la Hollande et que jamais nous ne nous serions doutés que la Conférence se crût autorisée, ni à statuer sur la neutralité future de la Belgique, ce dont on ne nous avait pas dit un seul mot, et ce qui était une assez grande question pour que M. de Talleyrand l’eût prise ad referendum pour nous consulter ; ni encore moins pour statuer, également d’emblée, sur celles des frontières et de la dette de deux pays dont il venait de reconnaître l’indépendance en mon nom, sans avoir seulement pris la peine de nous informer que ce sujet serait discuté dans la Conférence, qui n’avait ni droit ni qualité pour s’en occuper. Je désire de ne pas blesser M. de Talleyrand, mais pourtant il faut bien que ceci lui soit dit avec les formes que vous mettez à toutes choses.

Ainsi, il faut rappeler M. Bresson, et notifier que nous ne voulons plus que la Conférence ait d’agens. Il faudra aussi bien traiter M. Bresson en lui donnant un autre bon poste, et le retirer de Londres où il serait désormais désagréablement.

2° Il faut choisir et nommer le plus tôt possible un ministre de France près le gouvernement Belge, ce qui fera grand plaisir en Belgique, et nous préservera de la fâcheuse solidarité de la Conférence sans pour cela que nous cessions d’en faire partie, et de marcher d’accord avec les Puissances.

3° Enfin tâcher d’obtenir la révocation de lord Ponsonby et que l’Angleterre ait son ministre à Bruxelles, comme nous y aurons le nôtre.

Telles sont en gros mes idées, mon cher général ; nous en causerons ce soir, mais j’ai voulu vous les communiquer tout de suite. Je n’ai pas encore eu le temps de lire les dépêches. J’ai eu une longue conversation avec M. Charles Lehon[6] que j’ai trouvé plein d’esprit et de raison, et dont j’ai été parfaitement content.

Odilon Barrot était avec lui, et j’en ai été également content.

Lawoestine m’a dit que vous aviez fait des merveilles dans la Conférence, et je n’en ai pas été surpris. Tout va donc mieux que nous ne pouvions nous en flatter, et si nous menons à bien cette énorme affaire, il y aura quelque gloire pour nous deux. Bon courage, à ce soir.

M. Lehon est inquiet des mouvemens qui peuvent avoir éclaté en Belgique. M. de Mérode part ce soir.


Ce mardi matin.

Je vois dans les Gazettes, mon cher général, la notification du Protocole du 11 au Congrès Belge : nous allons avoir celle de celui des dettes. Je crois qu’il convient que la France désavoue la fixation des frontières et celle des dettes ; qu’une dépêche de vous charge M. de Talleyrand de notifier à la Conférence que ces deux parties des Protocoles ne sont pas ratifiées ; que la France ne peut concourir à des actes de cette nature faits sans la participation des parties intéressées ou principales, et que la copie de votre dépêche soit insérée demain au Moniteur.

Si vous êtes de cet avis, écrivez-moi un mot et je convoque le Conseil à l’instant même pour en délibérer.

Répondez-moi au plus vite, car, puisque ceci est public et notifié, il est urgent de désavouer ces deux points sous peine de violer tous nos principes et en vérité nos devoirs.


Jeudi matin, 24 février 1831.

Notre longue discussion d’hier au soir dans le Conseil ne m’a pas laissé le temps, mon cher général, de vous entretenir de la conversation que je venais d’avoir avec lord Granville. Il est pourtant nécessaire que vous la connaissiez plutôt que plus tard… Je crois qu’avant d’aller plus loin, il est nécessaire que nous nous recordions sur le point où nous en sommes. Nous verrons s’il faut encore convoquer le Conseil pour ce soir, ou si nous pouvons nous donner un peu de relâche et attendre à demain.

J’espère donc que vous viendrez me voir ce matin le plus tôt que vous pourrez, afin qu’autant que faire se pourra, nous ayons le temps de causer à notre aise.


Lundi matin à 10 heures et demie.

Voici vos dépêches, mon cher général, elles ne changent rien à ma manière de voir que je viens de vous exprimer dans ma longue lettre. Ma détermination restera la même, mais il faut négocier et lentement, malgré toutes les presses de ceux qui ne voient qu’un point, et qui comptent pour rien l’opinion publique et les nations.

Si la négociation avec les députés belges n’arrive pas à un résultat paisible, je ne vois plus devant nous que des abîmes, et on nous y précipiterait par des mesures cassantes. Au revoir, il me tarde d’en causer avec vous.

J’ai des députations à recevoir, et je passerai ma triste journée au Palais-Royal où vous me trouverez quand vous y viendrez.

Quoiqu’elle ne soit pas inédite, nous croyons utile de publier la pièce suivante où se manifeste la sagesse du roi Louis-Philippe dans cette affaire. Elle sert de conclusion à une négociation délicate.

(Procès-verbal de l’audience donnée et de la réponse faite, le 17 février 1831, par le roi Louis-Philippe aux députés du Congrès national de la Belgique, venus à Paris pour lui annoncer l’élection de S. A. R. Mgr le Duc de Nemours, comme roi des Belges.)


Paris, le 17 février 1831.

Aujourd’hui, à midi, la députation du Congrès national de la Belgique s’est rendue au Palais-Royal ; deux aides de camp de Sa Majesté l’ont reçue au haut du grand escalier pour la conduire dans le premier salon, où l’attendait M. le ministre des Affaires étrangères, qui l’a introduite dans la salle du trône. Le Roi l’a reçue, étant placé sur son trône, ayant à sa droite Monseigneur le Duc d’Orléans, et à sa gauche Monseigneur le Duc de Nemours. Sa Majesté la Reine était présente, ainsi que LL. AA. RR. les princes ses fils, les princesses ses filles, et la princesse Adélaïde, sœur du Roi. Les ministres et les aides de camp du Roi entouraient le trône.

Le Roi a répondu à la députation :


« Messieurs,

Le vœu que vous êtes chargés de m’apporter au nom du peuple belge, en me présentant l’acte de l’élection que le congrès national vient de faire de mon second fils, le Duc de Nemours, pour roi des Belges, me pénètre de sentimens dont je vous demande d’être les organes auprès de votre généreuse nation. Je suis profondément touché que mon dévouement constant à ma patrie vous ait inspiré ce désir, et je m’enorgueillirai toujours qu’un de mes fils ait été l’objet de votre choix.

Si je n’écoutais que le penchant de mon cœur et ma disposition bien sincère à déférer au vœu d’un peuple dont la paix et la prospérité sont également chères et importantes à la France, je m’y rendrais avec empressement. Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l’amertume que j’éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j’ai à remplir m’en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je n’accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui offrir.

Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de la France, et par conséquent de ne point compromettre cette paix que j’espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique et pour celui de tous les Etats de l’Europe, auxquels elle est si précieuse et si nécessaire.

Exempt moi-même de toute ambition, mes vœux personnels s’accordent avec mes devoirs. Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l’honneur de voir une couronne placée sur la tête de mon fils qui m’entraîneront à exposer mon pays au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite et que les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser, quelque grands qu’ils fussent d’ailleurs. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d’ériger des trônes pour mes fils et pour me faire préférer le bonheur d’avoir maintenu la paix à tout l’éclat des victoires, que, dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d’assurer de nouveau à nos glorieux drapeaux.

Que la Belgique soit libre et heureuse ! Qu’elle n’oublie pas que c’est au concert de la France avec les grandes puissances de l’Europe qu’elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance nationale et qu’elle compte toujours avec confiance sur mon appui pour la préserver de toute attaque extérieure ou de toute intervention étrangère !


L’effet du discours du Roi fut considérable. Si l’impatience souvent enflammée des représentans de la Belgique mit à l’épreuve le calme du ministre des Affaires étrangères de France, les Belges reconnurent que le roi des Français savait gouverner. Le frère de M. Charles Rogier, qui avait pris une part, si importante à la Révolution belge et était un des trois membres de la Commission administrative, lui écrivait le 17 février, en faisant le récit de l’audience du Roi :

«… J’en suis encore tout ému ; j’y ai pleuré comme tous ceux qui s’y trouvaient, roi, reine, prince, princesse, voire même ministres. Cette émotion était vraie. La députation d’un peuple venant demander un roi, Louis-Philippe sacrifiant ses désirs et sa volonté à la crainte d’une guerre générale… ce ne fut pas un des devoirs les moins difficiles de la royauté à accomplir que cette audience de refus… »

Le 4 juin, le Congrès de Bruxelles élut roi le prince Léopold, par 152 voix sur 196 voix.

Léopold de Saxe-Cobourg Saalfeld, né en 1790, général au service de la Russie, avait épousé la fille du prince régent d’Angleterre ; il fut naturalisé par acte du Parlement, fait duc de Kendal et feld-maréchal. Devenu veuf en 1817, il habita le château de Claremont et reçut une pension de 50 000 livres sterling.

Élu roi des Belges, Léopold Ier épousa, le 3 août 1832, la princesse Louise-Marie d’Orléans, fille aînée du roi Louis-Philippe. D’origine allemande, Anglais d’adoption, devenu enfin gendre du roi des Français, il réunissait toutes les conditions pour dénouer une situation difficile où se mêlaient tant d’intérêts divers.

Les Belges avaient réalisé leur vœu : ils avaient fondé un royaume capable d’assurer autour d’eux le respect de leur indépendance, et, chez eux, le développement des libertés qui leur étaient chères.


Comte HORACE DE CHOISEUL.

  1. Lord Ponsonby, agent anglais de la Conférence à Bruxelles, avait manifesté des préférences pour la candidature du duc de Leuchtenberg, fils du prince de Beauharnais et de la princesse Auguste-Amélie de Bavière, candidature dont le caractère semi-bonapartiste devait déplaire au gouvernement français, qui y avait opposé son veto.
  2. Secrétaire d’ambassade à Londres, envoyé à Bruxelles comme agent français de la Conférence. M. Bresson joua à Bruxelles un rôle très actif, parfois en contradiction avec les Protocoles de la Conférence et avec la politique que suivait Talleyrand qui s’en plaignait. Il finit par travailler ouvertement à l’élection du Duc de Nemours. Lorsque le Roi eut repoussé cette candidature, M. Bresson fut désavoué, mais non disgracié. Nommé ministre à Hanovre, il était destiné à une brillante carrière diplomatique.
  3. Homme politique belge dévoué à la France. Il se fit par la suite naturaliser français.
  4. M. de Flahault, ancien et brillant officier de l’Empire rallié à la monarchie de Juillet, ayant, par son mariage avec la fille de lord Keith, de grandes relations en Angleterre, fut chargé, un moment, auprès de Talleyrand, d’une mission d’un caractère un peu équivoque.
  5. Le général de Lawœstine, petit-fils de Mme de Genlis, ami personnel de la famille royale, avait été envoyé en Belgique où sa famille était apparentée.
  6. Membre de la délégation du Congrès belge venu à Paris pour offrir la couronne au Duc de Nemours et nommé ensuite ministre de Belgique à Paris.