Le Traité de Brétigny/02

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LE


TRAITÉ DE BRÉTIGNY




II.




Tout péril n’avait point disparu pour le roi Jean sur le champ de bataille ; il en courait d’autres et de fort singuliers, propres au siècle où il vivait et à ces habitudes féodales où tous les extrêmes se touchaient sans cesse, ceux de la grandeur comme ceux de la brutalité[1]. Il demeurait en butte à la cupidité des gens de guerre, qui l’exploitaient comme prisonnier après l’avoir admiré les armes à la main. En ce temps-là, un prisonnier était la proie, le butin spécial du soldat qui l’avait reçu à merci. D’après les lois de la chevalerie, le vainqueur devait des égards à la personne du prisonnier, surtout quand ce dernier était de la qualité de ceux à qui était due prison de chevalier, et le vaincu se pouvait racheter par une rançon ; mais ce prix du rachat demeurait la propriété du guerrier auquel le prisonnier avait rendu son gant ou son épée, quelle que fût d’ailleurs la qualité du vainqueur et du vaincu. La rançon était l’objet d’un traité particulier, librement discuté, et tout à fait indépendant de la capture. Telles s’observaient alors les coutumes de la guerre, et la spéculation sur les rançons ne restait point étrangère quelquefois aux belles actions du champ de bataille. On comprend combien la rançon d’un roi de France avait dû enflammer l’avidité rivale des chevaliers qui environnaient le royal combattant de Maupertuis. Il avait baillé son destre gant au chevalier Denis de Morbecque pour être conduit à son cousin le prince de Galles ; mais d’autres prétendaient avoir coopéré à la prise, et le prince de Galles, ainsi que Jean Chandos, étaient éloignés de l’endroit où se passait la scène. La bataille finie, ils étaient en inquiétude touchant la personne du roi de France, qu’ils supposaient mort ou prisonnier, et ils avaient envoyé deux grands barons anglais en chercher des nouvelles. Ceux-ci, partis au galop, aperçurent bientôt « une grand’flotte de gens d’armes tous à pied, et qui venoient moult lentement ; là étoit le roi de France en grand péril, car Anglois et Gascons l’avoient ja tollu à monseigneur de Morbecq, et disoient les plus forts : Je l’ai pris, je l’ai pris… Les deux barons, quand ils virent cette foule, férirent des éperons, vinrent jusques là, et demandèrent : Qu’est-ce là, qu’est-ce là ? Il leur fut dit : C’est le roi de France, qui est pris, et le veulent avoir plus de dix chevaliers et écuyers. Adoncques, sans plus parler, les deux barons rompirent à force de chevaux la presse, firent toutes manières de gens aller arrière, et leur commandèrent, de par le prince et sur la tête, que tous se traissent arrière, et que nul ne l’approchast, si il n’y étoit ordonné et requis. Lors se partirent toutes gens qui n’osèrent ce commandement briser, et se tirèrent bien arrière du roi et des deux barons, qui tantost descendirent à terre, et inclinèrent devant le roi tout bas, lequel roi fut moult lie de leur venue, car ils le délivrèrent de grand danger[2]. »

Il paraît en effet qu’un écuyer de Gascogne, Bernard de Troie, et un chevalier du même pays, Goubert de Boyville, disputèrent vivement, sur le champ de bataille d’abord, puis devant les tribunaux anglais, à Denis de Morbecque la capture du roi Jean et le bénéfice de sa rançon, nonobstant la déclaration du roi de France, favorable à ce dernier. Edouard III liquida d’autorité souveraine la valeur de la rançon, fit compter à Morbecque une somme à titre de provision, et consigna le solde litigieux, sur l’attribution duquel une cour anglaise dut prononcer ; Edouard se substituait ainsi lui-même aux droits des capteurs sur la prise du roi Jean. On trouve dans les Actes de Rymer des pièces fort curieuses de la justice britannique à cet égard[3]. L’affaire n’était point encore jugée le 13 juin 1363, époque à laquelle le trésorier de la couronne délivrait au nom du roi à Goubert de Boyville un mandat de paiement de cent livres, pro captione régis Franciæ. Après avoir tiré le roi Jean du péril de la convoitise des rançons, les comtes de Warwick et de Gobehen l’amenèrent au pavillon du Prince Noir, qui reçut le royal prisonnier avec un respect profond, « s’inclina tout bas, fit là apporter le vin et les épices, et en donna même au roi. »

Le soir de ce jour de malheur, le prince de Galles offrit à souper sous sa tente au roi Jean, à son héroïque et jeune fils, aux princes de leur famille et à bon nombre de hauts barons de France, qui étaient prisonniers comme eux. Oubliant la fortune des armes, qui lui livrait de si grands personnages, le prince s’honora par sa noble modestie et par sa courtoisie généreuse, rehaussant ainsi son renom dans la chevalerie, et ne se montrant plus qu’un vassal empressé auprès de son suzerain captif, dont la dignité polie répondit convenablement à des procédés de si bon goût. Une table séparée et un peu plus élevée avait été réservée au roi, aux princes et aux plus distingués seigneurs. Elle fut particulièrement bien couverte, selon Froissart, et tous les autres barons et chevaliers s’assirent aux autres tables. Le prince de Galles servit debout le roi de France, comme avaient pu faire jadis ses aïeux les comtes d’Anjou, et se comporta « si humblement que il pooit ; ne oncques ne se volt seoir à la table du roi, pour prière que le roi lui eu fist, ains disoit tout dis qu’il n’étoit mie encore si suffisant que il n’apertenist à lui de seoir à la table de si grand prince. Après avoir convié le roi à se résigner aux coups du sort et à les prendre en bonne humeur, il lui montra les événemens actuels comme devant aboutir à une paix honorable et amicale, ajoutant : « Vous avez conquis aujourd’huy le haut nom de proëce, et avez passé tous les mieux faisans de votre côté. Je ne le dis mie, ce sachiés, chier sire, pour vous lober, car tous cil de nostre partie qui ont vu les uns et les autres se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chappelet, si vous le volés porter. » Le lendemain, le prince et le roi se dirigèrent à petites journées vers Bordeaux, où les attendait une sympathique réception. Le roi Jean y fut logé au couvent de Saint-André, et y vécut dans la retraite, quoique libre de ses mouvemens. Les Anglais et les Gascons y passèrent la saison d’hiver en fêtes, dépensant follement, dit Froissart, l’or et l’argent qu’ils avaient gagnés à leurs rançons.

Les propositions de paix n’ayant abouti qu’à une trêve de deux ans, il fut décidé que le royal prisonnier serait transporté en Angleterre pour y être retenu jusqu’à la paix. Dans ce voyage d’outremer, il fut l’objet des égards les plus délicats de son jeune vainqueur, en compagnie duquel il fit une entrée en quelque sorte triomphale à Londres : le roi Jean, monté sur un grand blanc coursier, comme un seigneur suzerain, et le prince de Galles sur une petite haquenée noire derrière lui, à l’instar d’un vassal. C’est ainsi que le roi Jean fut convoyé tout au long de la ville de Londres, qui lui prodigua les acclamations. A l’hôtel de Savoie, où il prit gîte, « vinrent le voir le roi d’Angleterre et la roine, qui le reçurent et festoyèrent grandement, car bien le savoient faire, et depuis moult souvent le visitoient et le consolaçoient de ce qu’ils povoient[4]. » Le prince de Galles n’avait pas voulu quitter Bordeaux sans donner à Jean Chandos un témoignage public de sa gratitude. Par lettres patentes du 15 novembre 1356, rapportées dans Rymer, il lui fit don des deux parts de son manoir de Kirketon avec ses dépendances, à la charge par le capitaine anglais de bailler au prince la redevance annuelle d’une rose rouge à la fête de saint Jean-Baptiste. Cette gracieuseté du Prince Noir ne fut pas la seule dont Jean Chandos fut l’objet. Après le traité de Brétigny, Edouard III lui donna des terres considérables en Normandie ; il fut nommé régent d’Aquitaine, et tint grande maison en France, soit à Saint-Sauveur-le-Vicomte, soit à Bordeaux. Je ne parlerai point du butin immense qui partit de Bordeaux pour l’Angleterre après Poitiers. L’Angleterre s’appliquait alors impitoyablement et méthodiquement à dépouiller les villes et les campagnes de France. Les arrivages incessans de ces pilleries réjouissaient le peuple de Londres, et rendaient plus facile l’obtention des subsides du parlement. Joignez-y les rançons qui enrichissaient les gens de guerre, et vous aurez l’idée complète des satisfactions que le peuple anglais retirait de la guerre, et de la ruine qui affligeait la France dans sa lutte désespérée avec l’Angleterre.

Tel était le dénoûment de cette campagne de Poitiers, ouverte par des succès et close par une journée fatale dont les détails nous sont encore imparfaitement connus, par les relations étrangères seulement, à défaut des relations françaises, si succinctes qu’on les dirait un écho lointain de la rumeur publique, dépourvues d’ailleurs d’autorité compétente. Le roi Jean y fit merveille d’armes, mais n’y sauva que son honneur. La nouvelle en tomba comme la foudre dans Paris, adonné aux plaisirs, agité cependant d’une certaine émotion par la dernière session des états-généraux : les subsides et les secours en hommes pour la guerre n’y avaient pas été votés sans quelque résistance de la part des bourgeois de Paris, des communes et du clergé lui-même, où couvaient au sein des institutions monastiques des germes d’opposition politique et de réforme sociale, témoin le continuateur audacieux de Guillaume de Nangis, et l’évêque de Laon, Robert Le Coq. La féodalité avait la direction des affaires : elle fut accusée du malheur général ; elle avait été lâche et traître, mais la clameur était vague et dépourvue de griefs précis, sauf celui de la dissipation, qui était le crime de tout le monde. Le courant accusateur avait toutefois une force qu’on ne saurait méconnaître.

Était-ce donc à dire que la France du xiiie siècle fût déchue au xive de sa puissance et de sa grandeur ? était-ce à dire que l’Angleterre eût définitivement conquis à Crécy et à Poitiers une supériorité politique ? Non ; les contemporains ne l’ont pas même soupçonné, ni Edouard III, ni Froissart, ni la cour d’Avignon. Le tempérament national de l’Angleterre était déjà mieux formé peut-être que celui de la France ; mais ses finances et son état social n’étaient point dans de meilleures conditions, et la société française valait bien calle de la cour d’Edouard III. Henri V, le conquérant d’une grande partie de la France sous Charles VI, était obligé chaque année de mettre en gage ses bijoux et sa couronne pour entrer en campagne ; les actes sont imprimés dans Rymer. Chandos était un capitaine vaillant et sensé, il n’avait pas son pareil, il est vrai, dans l’armée du roi Jean ; mais il ne saurait être reconnu comme un chef de. guerre du premier ordre. Un document, récemment publié nous le montre pensionné secrètement par Charles de Navarre. Quant à la chevalerie française, contre laquelle s’est élevée de nos jours une croisade historique, l’humeur française l’a sans doute accusée après Poitiers ; mais cette chevalerie, expression vraie du caractère national à cette époque, n’avait point perdu l’estime de l’Europe, et le Prince Noir s’honora de lui en donner l’éclatant témoignage. Enfin Crécy et Poitiers étaient-ils l’indice d’une révolution dans l’art de la guerre ? Je ne le crois pas davantage. L’homme de pied, le fantassin, l’archer, avaient pris, il est vrai, une importance nouvelle dans les armées, au détriment de la chevalerie ; mais il s’en fallait bien que la pratique de la guerre en eût reçu un aussi grand trouble qu’on a voulu le dire. La révolution, c’est l’artillerie qui l’a faite ; jusqu’à l’introduction de cette arme dans les habitudes régulières de la guerre, toutes les batailles du moyen âge se ressemblent. Soixante ans après 1356, Azincourt (1415) nous offre le même tableau que Poitiers. Duguesclin n’avait pas gagné ses batailles par une méthode nouvelle. En 1382, la chevalerie française prenait à Roosebeke une sanglante une mémorable revanche sur l’infanterie flamande. Huit ans auparavant, à Cocherel (1364), elle avait eu raison de l’infanterie anglaise. À la bataille d’Auray (1364), Chandos avait chèrement acheté son succès, et proclamé la belle ordonnance de l’armée bretonne. Les bombardes de Crécy n’avaient fait, paraît-il, qu’effrayer les chevaux. J. Villani est le seul qui en parle. Froissait mentionne pour la première fois l’usage du canon au siège de Breteuil en 1356, quelques mois avant Poitiers. Les assiégés s’en servirent pour contrebattre un beffroi construit en bois qui fut lancé contre les murs de la forteresse afin d’en faciliter l’escalade. Il ne paraît pas que les assaillans en aient reçu grand mal. Ce qui est certain, c’est qu’on n’en fit aucun usage à Poitiers. L’application principale en fut d’abord tentée contre les châteaux-forts ; elle se répandit rapidement[5], mais sans exercer immédiatement sur la tactique une grande influence[6], parce qu’en campagne la manœuvre de l’artillerie demeura longtemps très imparfaite, et fut souvent un embarras plutôt qu’une puissance. Dans aucune des batailles dont je viens de parler, on ne constate les effets de l’artillerie. Il faut donc reporter à une époque ultérieure la révolution introduite dans l’art militaire, dont on a fait trop d’état peut-être à propos de Poitiers. La France aussi avait des archers à ses gages, soit à Crécy, soit à Poitiers. L’impatience française[7], l’indiscipline des mouvemens militaires, l’insuffisance du commandement, l’inexpérience des milices communales, l’absence d’armée permanente[8], l’épuisement des forces du royaume, le découragement, la division, la mobilité, telles sont les causes accidentelles des désastres du xive siècle. Edouard III a bien souvent commis les fautes qu’on reproche au roi Jean. Elles étaient moins fatales à l’un qu’à l’autre. Sous la direction de Charles V, plus de prudence intervenant dans la conduite des armées, le destin des combats se montra plus favorable.

À la nouvelle du désastre de 1356, l’abattement fut universel dans les villes et dans les campagnes, et il conduisit bientôt à l’égarement des esprits. Le duc de Normandie, dauphin de France, après avoir été retrait de la bataille par ordre du roi Jean, comme nous l’avons dit, s’était immédiatement dirigé sur Paris, où il entra le jeudi 29 septembre, dix jours après Poitiers, accompagné des principaux conseillers de la couronne, avec le titre de lieutenant du roi son père, auquel il ajouta plus tard celui de régent du royaume, et il prit en main le gouvernement des affaires. Son premier acte fut de convoquer hâtivement pour le 15 octobre les états-généraux de la langue d’oil, qui, après leur dernière session, s’étaient ajournés au mois de novembre suivant. La mesure était sage, quoique non dépourvue de péril : l’agitation d’une assemblée pouvait aggraver la situation, déjà compromise sans être désespérée. On avait craint que le prince de Galles, ou le duc de Lancastre, ne marchassent immédiatement sur Paris, paralysé par la stupeur ; il n’en fut rien. Le prince de Galles, affaibli par sa victoire même, se garda de commettre son succès à une marche aventureuse, et se retira prudemment sur Bordeaux, où il mit à couvert un riche butin, après avoir assuré à ses gens la liberté de négocier des traités de rançon avec les prisonniers qui embarrassaient ses mouvemens. Les Anglais s’y montrèrent faciles pour les conditions, et le résultat leur fut avantageux. D’un autre côté, Paris s’était cru menacé par le duc de Lancastre, uni à Philippe de Navarre, en Normandie, en effet, pendant que l’on se rencontrait à Poitiers, Froissard nous apprend que le duc de Lancastre s’était avancé jusqu’à Évreux, donnant la main aux Navarrais et à Godefroi de Harcourt, qui occupait les marches du Cotentin. Le duc avait essayé de forcir les passages de la Loire, mais n’avait pu y parvenir. On a vu qu’au mémorable conseil de guerre de Maupertuis, l’évêque de Châlons avait fait craindre cette tentative de jonction. L’appréhension n’était point vaine, et le chroniqueur en témoigne. Quoi qu’il en soit, ayant reçu la nouvelle de la bataille, Philippe de Navarre et Lancastre, qui commettaient des fautes de légèreté tout comme les Français, voulurent faire une excursion en Angleterre pour complimenter le roi Edouard, et s’en remirent à Godefroi de Harcourt du soin de tenir frontière à la châtellenie de Saint-Sauveur-le-Vicomte. La pensée en fut fatale à la cause de Navarre et surtout au fameux capitaine qui était la terreur de ces contrées.

La puissante maison de Harcourt, de vieille souche normande, était engagée depuis les commencemens de cette guerre dans le parti de l’Angleterre, et surtout dans celui de la maison d’Évreux, avec laquelle des liens intimes l’unissaient. Par ses vastes domaines, par le nombre de ses vassaux, par son influence sur la noblesse de Normandie et par les grandes qualités militaires de sa race, elle apportait un appoint considérable aux forces étrangères en lutte avec les Valois. Les d’Harcourt en avaient beaucoup souffert dans leurs personnes et dans leurs biens. Aux sanglantes exécutions avaient succédé des arrêts de bannissement qui ne leur avaient point été ménagés ; mais leur résistance énergique et passionnée semblait se retremper dans le sang de ses guerriers. Le chef actuel de leur maison, Godefroi de Harcourt, est une grande et tragique figure du moyen âge. Sa redoutable épée et son manoir de Saint-Sauveur jouent un grand rôle dans l’histoire du temps. Il était l’âme de la ligue anglo-normande contre les Valois, et poursuivait sans trêve ni merci la vengeance des justices du roi Jean au vieux châtel de Rouen. Tel était le personnage qui défendait à cette heure les positions anglaises et navarraises de Normandie[9].

Un capitaine bien inspiré, Robert de Clermont, lieutenant du dauphin en Normandie, eut l’heureuse pensée de profiter de l’isolement momentané de Godefroi de Harcourt pour l’attaquer. Cette brusque agression déconcerta le valeureux guerrier, qui croyait les Valois trop occupés à Paris pour songer à lui donner la chasse au Cotentin ; elle réussit à merveille, « et fu, dit le moine de Saint-Denis, Mgr Godefroy desconfit et occis en la bataille, et ceux de sa compaignie, et de huit cents hommes qui étoient des gens d’armes dudit Mgr Philippe de Navarre avec ledit Mgr Godefroy, n’en eschappa nul ou peu. » La mort héroïque de Godefroi est une des épopées chevaleresques de l’époque. Froissait l’a racontée avec un art admirable et saisissant, et cependant le récit du chroniqueur de Liège, où l’imagination a grande part, pâlit devant la relation plus conforme à la vérité d’une chronique récemment découverte. Abandonné de ses gens en déroute, Godefroi, s’étant retranché dans un clos bordé de tous côtés par de grandes haies d’épines, avait mis pied à terre, et attendait l’ennemi, résolu à vendre chèrement sa vie. Les Français firent le tour de l’enclos, et profitèrent d’un endroit où la haie était moins épaisse pour y pénétrer. En les voyant déboucher, d’Harcourt fit le signe de la croix. « Aujourd’huy, dit-il, en suaire d’armes sera mon corps enseveli. Doux Dieu Jésus-Christ, je vais mourir en me défendant et en vengeant la mort dont sans raison l’on a fait vilainement mourir ceux de mon sang. » Puis il s’adossa contre un arbre, et, serrant sa lance dans ses bras : « Adieu, s’écria-t-il, adieu Jésus-Christ, je te remercie de l’hounourable trépas que tu m’envoies. » Les chevaliers français qui étaient rangés en bataille devant lui, Robert de Clermont en tête, lui criaient de se rendre. Il leur répondit : « Par l’âme d’Alix, ma mère, jamais le duc de Normandie ne me tiendra vivant. » On vit alors, dit la chronique, se précipiter sur lui huit bidaus et plusieurs archers. Godefroi reçut le choc sans sourciller. Il se défendit même de sa bésague avec tant de vigueur qu’il blessa grièvement plusieurs des assaillans ; mais deux hommes d’armes montèrent sur leurs coursiers, et, abaissant leurs lances, s’en vinrent tous d’une empainte sur Godefroi, et lui portèrent, tous deux, un tel coup qu’ils le couchèrent par terre. « Quand il fut cheus, dit Froissait, onques puis ne se put relever, Lors s’avancèrent aucuns hommes d’armes atout longues épées de guerre, qu’ils lui enfilèrent par-dessous le corps, et la tuèrent là sur place. » Ainsi périt ce redouté chef de guerre qui avait ouvert la Normandie à l’Angleterre, et maintenu Charles de Navarre en sa comté d’Évreux malgré tous les efforts du roi de France ; ainsi finit l’un des plus déterminés ennemis des Valois. En d’autres temps, la défaite de Godefroi de Harcourt eût marqué comme une heureuse fortune et la compensation d’autres calamités ; mais à l’heure où s’accomplit ce fait d’armes, il passa comme inaperçu, noyé dans les préoccupations générales.

Les dispositions suspectes que le dauphin rencontrait à Paris firent avorter les négociations pour la paix que le cardinal de Périgord rouvrit aussitôt après la bataille de Poitiers. À ce moment, peut-être une forte rançon en argent comptant pour le roi captif et quelques concessions territoriales eussent satisfait les Anglais. C’est ce que donne à croire le discours du Prince Noir au roi Jean, le soir même de la bataille, si toutefois on peut s’en rapporter en ce point à Froissart ; mais de l’argent on n’en avait plus, et personne n’était plus disposé de bonne volonté pour en donner. Les communes s’étaient épuisées pour fournir l’armée qui venait d’être détruite à Poitiers, et tout expédient financier était interdit au jeune lieutenant du roi prisonnier. Il fallut donc renoncer à l’espoir de conclure immédiatement une paix définitive. Quant aux barons, ils étaient également ruinés. C’est tout au plus s’ils pouvaient obtenir de leurs hommes et vassaux par toute espèce de moyens les deniers nécessaires pour leur rançon particulière. Il y avait bien les Lombards, les banquiers italiens, marchands d’or à gros intérêt ; mais on avait perdu tout crédit auprès d’eux par des lois absurdes. Les Valois étaient d’ailleurs, à tout prendre, une dynastie nouvelle. Leurs compétiteurs répétaient qu’ils avaient infligé au pays des misères inénarrables. Il n’est permis en effet qu’à une vieille dynastie d’affronter de pareilles épreuves. Si le roi Jean n’eût pas été héroïque à Maupertuis, c’en était fait des Valois, et les Plantagenets ou les Navarre eussent régné à leur place. Ces agitations firent échouer les négociations pour la paix. Vainement le roi Jean fut retenu à Bordeaux jusqu’au mois de mars 1357 avec l’espoir d’en finir pacifiquement. Il y fallut renoncer, et la médiation des légats pontificaux se réussit à convertir en une trêve de deux ans[10] le projet de paix définitive qu’ils avaient proposé. Ce fut alors que les Anglais crurent prudent de transporter en Angleterre la personne de leur royal prisonnier, gage trop précieux pour le compromettre à Bordeaux, où la mobilité méridionale, vivement émue par le spectacle de cette grande infortune, pouvait lui ramener le flot des populations de Gascogne. En cela, les Anglais se montrèrent bien avisés, car leur résolution de transporter l’auguste captif au-delà du détroit excita parmi les Gascons une émotion qui fut difficile à calmer, et dont témoigne Villani, aussi bien que Froissart.

La France était donc profondément découragée, sourdement travaillée par l’esprit de faction, et dans sa détresse son moindre malheur n’était pas d’avoir pour unique espérance un prince de dix-neuf ans. Du moins n’y fut-elle pas trompée. Ce prince, l’honneur de notre histoire, et qui fut plus tard Charles le Sage, n’a pas été mieux traité que son père par une certaine école de nos historiens. L’un d’eux, et des plus accrédités, a dit de lui, à propos de son avènement aux affaires au lendemain de Poitiers : « Il n’y avait pas à espérer grand’chose du dauphin. Ce prince était faible, pâle, chétif ; il n’avait que dix-neuf ans. On ne le connaissait que pour avoir invité les amis du roi de Navarre au funeste dîner de Rouen, et donné à la bataille le signal du sauve-qui-peut. » C’est à désespérer de la vérité historique. Une seule chose est vraie dans cette appréciation, c’est que le prince était pâle, et qu’il avait dix-neuf ans. Il n’était ni faible, ni chétif. Christine de Pisan nous a laissé de lui ce portrait : — « De corsage étoit hault et bien formé, droit et lé (large) par les épaules, et haingre (étroit) par les flans. Gros bras et beaux membres avoit, si correspondans au corps qu’il convenoit, le visage de beau tour, un peu longuet, grant front et large ; avoit sourcilz en archiez, les yeux de belle forme, bien assis, chasteins en coupleur, arrestés en regart ; haut nez assez, et bouche non trop petite, et tenues lèvres ; assez barbu es toit, et ot un peu les os des joes hauls, le poil ne blond ne noir, la charnure clére brune ; mais la chiere ot assez pale, et croy que ce, et ce qu’il étoit moult maigre, lui étoit venu par accident de maladie, et non de condicion propre. » Tout un règne réparateur est dans ce portrait de Charles V. Voilà pour le prince chétif.

Quant à l’insinuation de perfidie odieuse à l’occasion de la scène tragique du château de Rouen, le démenti sera donné par Froissart lui-même. « Le duc de Normandie, dit-il, tenoit son hostel ou châtel de Rouen, et ne savoit rien des rancunes mortelles que le roi son père avoit sur le roy de Navarre, et le comte de Harecourt, et messire Godefroy, son oncle ; mais leur faisoit toute la bonne compagnie qu’il pooit par l’amour et le vicinage. Et avint que il les fit prier par ses chevaliers de venir dîner avec lui. Le roy de Navarre et le comte de Harecourt ne luy volrent mie escondir, mais luy accordèrent liement, » Voilà pour l’invitation, dont le roi Jean fut informé trois jours avant la fête, ce qui lui donna le temps de franchir en un jour et une nuit la distance qui le séparait de Rouen. Froissart témoigne que « le duc de Normandie fust bien émerveillé et ébahi quand il vit le roy de France entrer en la salle. » Enfin, à l’arrestation violente de Charles de Navarre, Froissart affirme que « pour chose que le duc de Normandie dit, qui estoit en genoux et à mains jointes devant le roy son père, cil ne s’en voulut passer ni souffrir. Et disoit le duc, qui lors étoit un jeune enfant ; Ah ! monseigneur, pour Dieu merci ! vous me déshonorez. Que pourra-t-on dire de moi, quand j’avois le roi et les barons prié de dîner de lez moi, et vous les traitez ainsi ! On dira que je les aurai trahis. — Souffrez vous, Charles, répondit le roy, ils sont mauvais traîtres, et leurs fais les découvriront temprement. Vous ne savez pas tout ce que je sais. » La justification est-elle complète ? Il est vrai que le moine passionné de la place Maubert attribue un soupçon malveillant du roi de Navarre. On n’en peut être étonné de la part de ce prince méfiant et perverse mais en présence du loyal témoignage de Froissart, qui s’appuie à celui de la chevalerie tout entière, aucun doute n’est possible.

Il reste le reproche d’avoir donné le signal du sauve-qui-peut à la bataille de Poitiers. Villani a déjà répété de mauvais bruits à ce sujet ; mais il était en ce point mal informé[11]. Aucun document de source française n’autorise la rumeur portée en Italie. Personne en France n’a soupçonné cette lâcheté. Le moine de Saint-Denis, qui n’épargne personne à propos de Poitiers, dépose du contraire. « De ladite besoigne, dit-il, l’en fist retraire le duc de Normandie, ainsné du roy, le duc d’Anjou, etc., » et une curieuse lettre du comte d’Armagnac, dont un fragment a été publié par l’érudit M. Lacabane, prouve qu’ils s’éloignèrent du champ de bataille par l’ordre exprès du roi Jean[12]. Il n’est pas permis aujourd’hui d’accuser le duc de Normandie de couardise en cette affaire, et ce qui prouve que telle fut l’opinion des contemporains, c’est la réception qui fut faite au dauphin arrivant le 29 septembre 1356 de Poitiers à Paris, déjà travaillé par l’opposition bourgeoise. Ici le témoin populaire, le frondeur monacal qui a continué Nangis, est un témoin non suspect d’affection. Or, d’après lui, Mgr Charles, duc de Normandie, ne s’est retiré de la bataille qu’après la capture du roi son père[13], et, après s’être arrêté à Poitiers, il est revenu à Paris, où il a trouvé un deuil universel, et a été reçu avec beaucoup d’honneur, car le peuple espérait en lui pour la délivrance du roi et le salut du royaume : dolentibus omnibus, honorifice receptus est. Considerabat enim plebs tola quod per ipsius (Caroli) auxilium pater rêverteretur, et tota patria salvaretur[14]. La conduite et la réputation du dauphin étaient donc intactes aux yeux des Parisiens. De mauvais et probablement injustes bruits couraient sur la chevalerie, et le moine de Saint-Denis ne s’en gêne pas ; mais, pour le dauphin, personne ne l’incriminait ; M. de Sismondi est notoirement partial à son égard. Il ne lui manquait que l’expérience et l’autorité. Là était la faiblesse de sa position personnelle, et la difficulté de la situation politique. Il dut acquérir l’un et l’autre à ses dépens. Jamais jeune prince ne s’était trouvé en un pas si critique. Nous allons voir avec quel sens il s’en tira et le mérite en revient bien à lui seul, car l’émeute l’isola bientôt violemment de tout conseil. S’il parut d’abord accablé d’un poids que le sort lui imposait si prématurément, il ne tarda pas à se montrer à la hauteur d’une si grande charge.

Le désordre et la confusion régnaient partout. À tort ou à raison, la noblesse était décriée dans l’opinion publique. Les amis de Charles de Navarre relevaient la tête à Paris et renouaient leurs intrigues. Il avait été transféré du Louvre au château Gaillard, puis au Châtelet, probablement pour une instruction judiciaire, puis à Pontoise, enfin en Picardie, où il était retenu en ce moment. Il faisait sous main entretenir le peuple de Paris des prétendus supplices qui lui étaient infligés dans ses prisons. À l’ouverture des états-généraux, le 15 octobre 1356, une tentative de manifestation se produisit en sa faveur. Aux malheurs de la guerre étrangère allaient donc se joindre les calamités des dissensions intestines. L’administration antérieure du royaume en fournit le prétexte. Les états furent ouverts avec une lugubre solennité par le dauphin « en la présence duquel Mgr P. de La Forest, archevesque de Rouen et chancelier de France, exposa à ceux des trois estas la captivité du roy, et comment il s’étoit vassaument combattu de sa propre main, et nonobstant ce avoit esté pris par grant infortune, et leur monstra ledit chancelier coment chascun devoit mettre grant paine à la délivrance dudit roy, et après leur requist de par Mgr le duc conseil cornent le roy pourroit estre recouvré, et aussi de gouverner les guerres et aides à ce faire[15]. » Les gens des trois états, à savoir les gens d’église par la bouche de Mgr de Craon, archevêque de Reims, la noblesse par celle de Mgr Philippe, duc d’Orléans, frère du roi, et les gens des bonnes villes par Etienne Marcel, bourgeois de Paris et prévôt des marchands, répondirent que : « ils vouloient bien faire ce qu’ils porroient aux fins dessus dites, mais requistrent délay pour eux assembler et parler ensemble sur ces choses, lequel fu donné. » On put bientôt s’assurer que la noblesse, affaiblie par les pertes des dernières guerres, et attaquée dans sa réputation par les bourgeois, était dépourvue d’influence au sein des états. Les deux autres ordres s’apprêtaient à profiter de ce discrédit pour attirer à eux la haute main sur les affaires. Deux hommes s’élevaient par leur hardiesse, leur ambition, qui s’apprêtaient à disputer au dauphin le pouvoir et à prendre la supériorité sur l’assemblée : c’étaient Robert Le Coq, évêque de Laon, parmi les gens d’église, et Marcel, prévôt des marchands, parmi les députés des communes. Ils aspiraient dans les conférences particulières à se rendre maîtres des délibérations, et l’on eût dit que les états n’étaient réunis que pour servir la passion de ces deux personnages. Plusieurs membres du conseil du roi furent envoyés par le dauphin pour conférer avec les députés dans les réunions particulières ; « mais quant ils y orent esté pendant deux jours, on leur fit sentir et dire que lesdites gens des trois estas ne besoigneroient point sur les choses dessus dites, tant que les gens du conseil du roy feussent avec eux. Et pour ce, se déportèrent lesdites gens du conseil du roi de plus aler aux assemblées des trois estas, qui estoient chascun jour fâictes en l’hostel des frères mineurs, à Paris, » dans ce même couvent des cordeliers dont le réfectoire fut le théâtre d’un club célèbre en 1792[16].

Mais, au lieu de s’occuper des véritables intérêts du royaume, la délivrance d’un roi prisonnier, une longue et cruelle guerre à terminer ou soutenir, des tumultes domestiques à prévenir et à calmer, on employa le temps des séances à des récriminations inutiles sur le passé, sans proposer, ni adopter aucune mesure profitable pour le présent. Les personnes furent attaquées et les choses laissées à l’écart. « Toutefois, après que les dits trois estas orent conseillé et assemblé, par plus de quinze jours, et esleu chascun des trois ordres aucuns auxquels les autres avoient donné povoir de ordener ce que bon leur sembleroit pour le prouffit du royaume, iceux esleus firent sentir au dit Mgr le duc de Normendie qu’ils parleraient volentiers a luy secrètement, et pour cela ala le dit duc, luy sixième seulement, aux dits frères mineurs, pardevant les dits esleus, lesquels luy distrent qu’ils avoient été ensemble par plusieurs journées, et avoient tant fait que ils estoient tous a un accord Si requistrent au dit monseigneur le duc qu’il voulsist tenir secret ce que ils lui diroient, qui estoit pour le sauvement du royaume, lequel monseigneur respondi qu’il n’en jureroit jà, et pour ce ne laissierent pas a dire les choses qui s’ensuivent. Premièrement, ils luy distrent que le roy avoit estimai gouverné au temps passé, et tout l’avoit esté par ceux qui l’avoient conseillé, dont le royaume estoit gasté et en péril d’estre tout destruit et perdu. Si lui requistrent que il voulsist priver les officiers du roy que ils lui nommeroient lors de tous offices, et que ils les feist emprisonner, et prendre tous leurs biens, que il tenist pour confisqués. » Ces officiers qui devaient être immolés à la justice du peuple n’étaient autres que les dignitaires principaux des fonctions publiques ; on en donnait la liste au jeune lieutenant du roi. « Secondement, requistrent au dit monseigneur le duc que il voulsist délivrer le roy de Navarre, disant que, depuis que le dit roy de Navarre avoit été emprisonné, nul bien n’estoit venu au roy ne au royaume. Enfin requistrent au dit Mgr le duc que il se voulsist gouverner du tout par certains conseillers que ils luy bailleroient de tous les trois estas, lesquels conseillers auroient puissance de tout faire et ordener au royaume, ainsi comme le roy. » Ces communications n’allaient à rien moins qu’à une révolution complète ; le jeune régent de vingt ans n’en fut pas déconcerté. Il répondit sans s’émouvoir qu’il en aurait avis et délibération avec son conseil, mais qu’il voudrait bien savoir de la commission élue quelle était l’aide que les états étaient disposés à lui faire pour aviser aux nécessités urgentes de la situation, ce qui était l’objet principal de la convocation des états. La commission répliqua qu’on pourrait accorder une levée de 30,000 hommes, et un subside déterminé. Là-dessus, le prince les quitta en promettant de leur répondre le lendemain après dîner, « et pour ce assembla le dit Mgr le duc au chastel du Louvre plusieurs de son lignage et autres chevaliers, et ot avis et delibéracion sur les choses dessus dites. »

Le résultat fut d’ouvrir des négociations avec la commission siégeant aux Cordeliers pour lui représenter l’énormité de ses exigences, et lui montrer que le dauphin régent ne saurait y satisfaire, attendu que leurs requêtes touchaient le roi de si près, qu’il ne les oserait accomplir sans le consentement exprès de son père. Ce n’était point le compte des élus, qui s’obstinèrent dans leurs demandes, tant que le conseil privé, craignant de plus grands malheurs pour la royauté bravée avec tant d’arrogance, penchait pour accorder les concessions réclamées. Le duc de Normandie ne s’y pouvant résoudre, les députés menacèrent de porter leurs demandes au grand jour de la publicité en la chambre du parlement et en séance générale des états. Alors le duc de Normandie délibéra derechef avec son conseil, renforcé de nouveaux opinons, et ramena les esprits à son avis, démontré qu’il fut d’ailleurs que l’aide proposée, soit en hommes, soit en argent, était insuffisante ; mais on se trouva sous la menace d’une émeute. Le moine de Saint-Denis, à qui nous devons sur ce point des détails particuliers, nous fournit la relation de la crise. « Moult grant peuple étoit assemblé en la dite chambre de parlement, en laquelle les dites requêtes dévoient tantôt estre faites au dit Mgr le duc par la bouche de maistre Robert Le Coq, quant Mgr le duc ot conseil coment il porroit faire départir le dit peuple. Par le conseil qu’il ot, il envoia quérir en la dite chambre du parlement pour venir par devers luy en la pointe du palais ou il estoit, aucuns de ceux des trois estas, et par especial de ceux qui principalement governoient les autres, et conseilloient a faire les dites requestes, et là leur dit Mgr le duc aucunes nouvelles qu’il avoit oies, tant du roy son père, come de son oncle l’empereur, et leur demanda sé il leur sembloit que il fust bon que les dites requestes et response qui devoient estre faictes, et pour lesquelles faire et oïr le peuple estoit assemblé, fussent délayées jusqu’à une autre journée… Jasoit ce que on appercust que aucuns des dits envoyés eussent mieux voulu que la besoigne n’eust point esté différée, toutes fois furent-ils d’accort par leurs opinions au délay. » Il n’y avait point là de Mirabeau, et il n’y eut pas de séance du jeu de paume ; on était encore à l’enfance de l’art[17].

Les députés appelés chez le duc retournèrent à la chambre, et le duc d’Orléans fit entendre au peuple assemblé que Mgr de Normandie ne pourrait entendre les requêtes qu’on lui devait présenter à cause de certaines nouvelles qu’il avait reçues, et dont il leur fit connaître quelques parcelles. Sur quoi, l’assemblée des états se sépara, et plusieurs retournèrent en leur pays. Quelques jours après, le duc de Normandie mandait au Louvre son conseil, et les plus notables des députés demeurés à Paris. Il leur exposa de nouveau l’opportunité d’un délai, leur persuada de retourner chacun chez eux, à l’exemple de leurs collègues, qui avaient ainsi fait les jours précédens, « et leur dit qu’il les remanderoit, mais que il eut oï certains messagiers qui venoient devers le roi son père, et aussi qu’il eust esté devers l’empereur, son oncle, par devers lequel il entendoit aler briefvement, dont plusieurs desdis estas qui avoient entencion de gouverner le royaume, furent moult dolens. » Le duc de Normandie partit en effet, selon sa parole, le lendemain pour Metz, où l’empereur avait convoqué une diète. En son absence, plusieurs députés opposans se réunirent encore aux Cordeliers, où l’évêque de Laon leur fit connaître ce qui s’était passé entre eux et le régent, et comment ce dernier s’était soustrait à leurs instances, sous le prétexte d’un voyage dont le but réel n’était que d’éluder leurs requêtes. Il conseilla à chacun de prendre copie des choses qui avaient été ordonnées par les délégués des états et de l’emporter en son pays, ce que plusieurs firent à ladite assemblée. La manœuvre de l’évêque de Laon était perfide, mais prévoyante, car en partant pour Metz, et au cours de la prorogation parlementaire, le duc de Normandie avait ordonné la convocation immédiate des états particuliers de la langue d’oil, où ses commissaires avaient trouvé plus de patriotisme, moins de turbulence, et de meilleures dispositions qu’à Paris pour accorder au roi l’aide indispensable dont le royaume avait besoin. D’un autre côté, le régent recevait des états de la langue d’oc, convoqués en même temps que ceux de la langue d’oil, les manifestations les plus sympathiques. Le moine de Saint-Denis nous apprend que, sous l’inspiration du comte d’Armagnac, lieutenant du roi, les états-généraux réunis à Toulouse avaient voté subsides et levées d’hommes avec enthousiasme. Les états particuliers du centre, comme l’Auvergne, votèrent aussi l’aide qui leur fut demandée.

Le lundi 5 décembre, le duc de Normandie partit pour Metz en confiant la lieutenance du royaume au duc d’Anjou, son frère. Tels avaient été ses premiers pas dans la carrière politique ; il y avait gagné beaucoup d’honneur. Son père eût affronté violemment la rébellion, si elle avait osé se montrer ; lui temporisait avec elle, et s’essayait à l’user par la patience. M. de Sismondi en éprouve du dépit. Le voyage de Metz l’exaspère. On ne saurait, dit-il, assigner aucun motif politique au voyage, il n’avait d’autre but que de folles dépenses. Il est facile de répondre que ce voyage faisait gagner du temps, et que, dans la situation des choses, c’était déjà bénéfice. Charles IV peut être un médiocre empereur aux yeux de M. de Sismondi ; mais la diète de Metz avait un but sérieux, qui était de présenter à l’Allemagne le complément de cette fameuse bulle d’or, qui a été la charte constitutionnelle du corps germanique jusqu’en 1802. Le duc de Normandie était le neveu de Charles IV, qui l’affectionnait ; quoi de plus naturel que le jeune prince allât demander conseil à son oncle, sage politique, qu’une circonstance accidentelle rapprochait de Paris à ce moment ? On sait d’ailleurs par Villani que l’empereur et le pape étaient intervenus après Poitiers avec une nouvelle insistance auprès d’Edouard III pour traiter de la paix. En outre le duc de Normandie était en même temps dauphin de Viennois, et à cette époque ce titre n’était pas purement honorifique ; il ne le fut que plus tard. Il emportait alors, au profit du fils aîné du roi de France, une sorte d’apanage avec toutes les charges de la souveraineté. Le fils de France dauphin était le continuateur des anciens dauphins provinciaux. Or le Viennois ou Dauphiné dépendait féodalement de l’ancien royaume de Bourgogne ou d’Arles réuni, comme on sait, à l’empire. Le duc de Normandie était donc tenu à l’hommage et au service de la diète envers l’empire, sous peine de commise féodale, et il avait un double intérêt à remplir son office de feudataire : celui de donner pied à la France dans le corps germanique, et celui de conserver la souveraineté d’une province qui était son patrimoine temporaire, tout en étant le patrimoine définitif de la France. Ainsi le voyage du dauphin à Metz était commandé par la plus saine politique. Quant au reproche d’abandonner Paris en un pareil moment, au lieu de rester pour le défendre, il est puéril. Paris n’était point attaqué. Le dauphin y laissait un gouvernement organisé et son frère pour lieutenant royal. Le samedi 14 janvier, il était de retour à Paris. Son absence avait duré cinq semaines ; il est vrai que ce temps fut mis à profit par les agitateurs. Le duc d’Anjou « eust la teste moult tempestée par l’impétuosité du prévôt des marchands et echevins de Paris. » On trouve dans les chroniques de Saint-Denis le détail de ce que le Rozier historial de France ne fait ici qu’indiquer. La présence du duc Charles à Paris n’eût pas empêché ces agitations, pendant lesquelles les états particuliers des provinces avaient pu manifester leur bon vouloir.

La reprise des états au mois de février fut marquée au début par un orage. La nécessité avait obligé de recourir encore à l’expédient des monnaies. Les récriminations furent violentes ; ce n’était toutefois qu’un prélude. Par un coup de main audacieusement exécuté, le roi Charles de Navarre avait été délivré de sa prison en Picardie. Il ne se présenta point chez le régent, trop faible pour tenter un coup d’autorité. Leur rencontre eut lieu chez la reine, où ils se saluèrent mornement. L’hostilité des états avait dès ce moment un artisan de plus, un meneur habile, cauteleux, qui n’osait lever hardiment le masque, mais dont le plan était de pousser par degrés l’agitation jusqu’aux limites extrêmes où devait aboutir l’accomplissement de ses desseins. Quelques jours auparavant, nous savons par Villani que Philippe de Navarre, frère de Charles, s’était avancé de Normandie sur Paris à la tête de 1,000 cavaliers français, navarrais et normands. Il s’était arrêté à trois lieues de la capitale, d’où personne n’osa sortir pour s’opposer à ses ravages, bien qu’il y eût 5,000 hommes dans Paris, dont à son tour le Navarrais n’osa forcer l’accès. Étienne Marcel profita de cette approche pour disposer Paris à une résistance armée, plutôt en vue d’un adversaire intérieur que d’une agression étrangère. C’était un premier essai d’intimidation. Le désordre s’accrut par l’immigration des habitans des campagnes fuyant devant l’incursion anglo-normande. À la vue des préparatifs de l’opposition parisienne, la noblesse se sépara des deux autres ordres dans l’assemblée des états, et parut céder la place à la violence, qui ne tarda pas à se produire ; si le roi de Navarre n’y mit pas la main, il en fut à coup sûr l’instigateur. À son arrivée à Paris, il avait demandé l’hospitalité aux bénédictins de Saint-Germain-des-Prés. Quelques jours après, à une heure indiquée par ses agens, une foule nombreuse se trouvait réunie au Pré-aux-Clercs. Le roi de Navarre y montait dans une sorte de chaire disposée à cet effet, et haranguait le peuple avec cette éloquence dont il savait si bien faire usage. Il parla si longuement, dit le moine de Saint-Denis, qu’on avait soupe dans Paris quand il finit. Il arracha des larmes aux assistons par le tableau de ses infortunes et du malheur de ses amis, et se rendit maître de l’émotion populaire, protestant vouloir vivre et mourir en défendant le royaume de France et fa couronne, et ajoutant que c’était son devoir de le faire, puisqu’il en étoit extrait de père et de mère. Il insinuait ainsi ses prétentions secrètes. Il harangua de même le peuple à la Grève et aux halles, où par ses propos il semoit grand venin dans le royaume. Les députés aux états étaient revenus moins nombreux que l’année précédente ; mais c’étaient les plus animés, et ils avaient recueilli ou arraché l’approbation de leurs commettans pour les projets manifestés aux Cordeliers. Le plan était bien arrêté de s’emparer du gouvernement, tout en semblant le partager avec le dauphin ; la noblesse s’étant détachée des états, les bourgeois et gens d’église s’arrogèrent toute délibération. Marcel se lassa même bientôt de partager l’autorité avec les députés des autres villes, et ne dissimula point l’ambition de se l’attribuer, ainsi qu’aux députés de Paris, qui dépendaient entièrement de lui L’usurpation de la souveraineté du royaume par la ville de Paris apparut dès lors comme le but de la faction dominante. Robert Le Coq et le prévôt Etienne Marcel en étaient les agens principaux,

Dès le retour du dauphin à Paris, Marcel avait rompu insolemment en visière avec le prince. Au 5 février, jour fixé pour la réouverture des états, il se prépara résolument à la lutte ; les délégations et réunions des Cordeliers recommencèrent, et l’on ne garda plus de ménagemens avec le régent, dont on avait appris à redouter la prudence. Le 3 mars 1367 fut fixé pour l’assemblée publique des états au palais, en la chambre du parlement ; l’assistance était nombreuse : le prince et ses frères étaient en tête. Robert Le Coq y prononça un discoure médité dans lequel, après avoir exposé tous les abus dont on croyait avoir à se plaindre, il demandait la destitution de vingt-deux fonctionnaires supérieurs de l’administration royale, et la création d’un conseil de gouvernement composé de trente-six personnes choisies parmi les députés, sans l’adhésion desquelles aucun acte d’autorité ne pourrait être pratiqué ; moyennant quoi, les états promettraient un subside suffisant pour la levée et l’entretien d’une armée de 30,000 hommes. En même temps, il présentait aux états un projet d’ordonnance générale de réformation profondément élaboré, projet qui, dépouillé de la forme sous laquelle il se produisait, contenait d’utiles et salutaires dispositions sur tous les services de l’administration publique. En présence des troubles qui agitaient Paris, et qui en laissaient craindre de plus graves, le dauphin souscrivit à l’exigence des états, et conclut un traité particulier d’accommodement avec le roi de Navarre par l’entremise des princesses du sang royal. Ces concessions étaient obtenues, lorsque arriva de Bordeaux un messager du roi Jean porteur de l’instrument authentique de la trêve conclue pour deux ans avec le roi d’Angleterre. Le roi faisait suivre la notification de ce traité d’un mandement par lequel il déclarait nuls tous les actes des états contraires à son autorité. Pour contenir les esprits, surexcités à cette nouvelle, et qui ne connaissaient plus de frein, le fils se trouva réduit à casser les ordres de son père, qu’il avait peut-être sollicités lui-même, et à faire publier qu’ils n’auraient aucun effet. Ainsi l’exigea le conseil suprême des trente-six députés.

La mésintelligence ne tarda pas à détruire l’œuvre que la conjuration avait ourdie. La division s’introduisit dans le conseil des trente-six, et Marcel, joint à Robert Le Coq, en profita pour attirer à lui la direction exclusive des affaires. Le dauphin, circonvenu par eux, ne pouvant ni s’opposer à la licence, ni punir l’usurpation, se restreignit à un rôle purement passif, et affecta une modération dont il eût été aussi dangereux qu’inutile de vouloir s’écarter. Pour conserver une ombre de pouvoir, il était contraint de n’en user qu’au gré de ceux qui l’opprimaient. Le régent essaya de parler au peuple, à l’exemple de ce qu’avait fait le roi de Navarre ; il ne réussit qu’à inspirer des craintes à Marcel, qui résolut de l’humilier par une dernière insulte. Comme les promesses du prince n’étaient pas toujours suivies d’un effet assez prompt, Marcel, attribuant ces hésitations à l’influence de conseillers restés fidèles, voulut en finir par une exécution exemplaire. En conséquence, il se rendit auprès du prince, et, le trouvant entouré des personnages dont la perte était décidée, hommes considérables par leur caractère et leurs services, tels que le seigneur de Conflans, maréchal de Champagne, et Robert de Clermont, maréchal de Normandie, le vainqueur de Godefroi de Harcourt, il les fit immoler à sa fureur sous les yeux mêmes du régent, qui put craindre un moment lui-même pour sa vie ; mais Marcel le rassura insolemment par l’échange de son chaperon, en signe d’amitié. Après un coup pareil, ni l’accord, ni la résignation n’étaient plus possibles. D’ailleurs la levée d’hommes et les subsides promis n’avaient pas été réalisés. Les états et Marcel en vinrent même à ce point de pénurie financière, qu’ils ordonnèrent un nouvel affaiblissement des monnaies, recourant ainsi à l’expédient tant critiqué par eux-mêmes, afin de pourvoir aux nécessités pressantes de leur détestable administration. Le régent s’échappa de Paris pour recouvrer sa liberté ; un grand nombre de villes, dit Secousse, ne pouvant souffrir que la ville de Paris se fût emparée d’une autorité qu’elles croyaient avoir le droit de partager avec elle, cessèrent d’envoyer leurs députés aux états, ou révoquèrent les pouvoirs de ceux qui étaient restés dans la capitale : la représentation nationale se trouva réduite ou mutilée, et la dictature des chefs de la sédition devint la nouvelle forme du gouvernement de la France.

L’influence de ces événemens de Paris sur les relations avec l’Angleterre fut déplorable. Les premiers troubles avaient rendu la paix impossible immédiatement après Poitiers. Villani nous apprend que les désordres de 1357 frappèrent également d’impuissance les nouveaux efforts que l’empereur et le pape avaient faits pour la pacification après l’arrivée du roi Jean en Angleterre. Indépendamment de ce que les forces de la France étaient paralysées par la rébellion et la guerre civile, Edouard répondait invariablement aux négociateurs que la France n’avait plus de gouvernement avec lequel on pût traiter, et n’offrait plus les garanties nécessaires en cas pareil[18]. Les sûretés qu’il demandait étaient exorbitantes et ses conditions inacceptables.

Par l’effet seul de l’abandon de Paris par le régent, tout changea de face. Le roi de Navarre, se croyant maître de la situation, se livra dans Paris à toute sorte d’excès, ce qui augmenta la confusion. Le régent fit appel au patriotisme des provinces contre la mutinerie d’une ville égarée, qui devait se reproduire avec les maillotins sous Charles VI, et en face de récens malheurs de la France aux prises avec l’étranger. Les états de Champagne, assemblés à Provins, refusèrent de conférer avec les députés des Parisiens, contre qui l’assassinat du maréchal de Conflans les avait irrités. Ils fournirent au régent le subside qu’il demandait pour l’entretien d’un corps de troupes. Les états de Vermandois suivirent l’exemple de la Champagne ; mais, au lieu de menacer l’Angleterre, ces armemens devaient, hélas ! être employés contre les Parisiens et le roi de Navarre. Enfin, comme dernière mesure de défense contre la révolte, le régent appela les états-généraux dans une autre ville du royaume. La ville de Paris fut désertée par ses plus notables habitans et livrée aux folies d’une populace ameutée. Des articles de conciliation furent proposés ; mais le régent s’y refusa, exigeant une soumission sans réserve au principe de la souveraineté royale. « Et lui apporta-t-on nouvelles, dit la Chronique de Saint-Denis, que ceux de Paris avoient pris grant quantité d’artillerie que le roi avoit jadis mise au Louvre,… et l’avoient ceux de Paris fait mener à la maison de ville, en Grève, et si avoient encore les dessusdits de Paris envoyé audit régent une bien merveilleuse lettre close, et un pou avant ils avoient mis gens d’armes de par eux audit chastel du Louvre, et depuis que ledit régent s’estoit parti de Paris repairoient pou ou nuls gentilshommes en ladite ville de Paris, dont ceux de ladite ville estoient moult dolens. Et fut une grand’division au royaulme de France, car plusieurs villes, et la plus grant partie, se tenoient devers le régent leur droit seigneur, et autres se tenoient devers Paris. » En cette extrémité, le régent se disposait à faire le siège de la ville rebelle. À la vue de ce péril, les communeux du xive siècle n’imaginèrent point, comme les communeux du xixe de mettre le feu à Paris plutôt que de l’abandonner à leurs adversaires ; mais ils suscitèrent un instrument de destruction tout aussi fatal à leur pays. Au xixe siècle, d’atroces insensés ont rêvé l’incendie des villes ; en 1357, ils ont provoqué dans les campagnes la jacquerie et ses horreurs. Ce fut le complément des calamités. La terreur fut universelle : rien ne manquait aux malheurs du pays. Les débris des armées dispersées infestaient les routes ; la famine s’ajoutait au brigandage. La sûreté, ce premier bienfait de la vie sociale, semblait avoir disparu de la terre ; on se crut à la fin du monde. En 1350, les députés des villes étaient loin d’aspirer au gouvernement de l’état. La conservation de leurs libertés municipales, quelques garanties contre l’excès de l’impôt, le contrôle de l’emploi des deniers publics et l’amélioration des procédés judiciaires étaient toute leur ambition ; puis, l’habitude de la délibération publique enflammant les entrepreneurs d’agitation, et les périls de l’état devenant plus pressans, la division des esprits, la passion des partis, le croisement des intérêts politiques, provoquèrent, par une progression fatale d’idées subversives, a renverser les bases de la souveraineté, à substituer un des pouvoirs à tous les autres, à détruire leur équilibre séculaire, enfin à l’usurpation par une ville présomptueuse des droits de toutes les villes et de tous les autres corps de l’état. Paris se crut le souverain légitime de la France ; mais la France ne voulut pas de son despotisme. Ce fut une lutte lamentable dont se réjouirent les Anglais ; elle assurait leur triomphe,

On appelle du nom de Jacquerie, dans notre histoire, le soulèvement des paysans contre la noblesse des châteaux et des villes, de 1357 à 1358. Presque le même jour et dans différentes provinces, les paysans se jetèrent à l’improviste sur les nobles, les massacrèrent avec femmes et enfans, et portèrent la barbarie à des excès incroyables. Les prétextes de ce soulèvement ont été divers. En un endroit, les paysans, hors d’état de se défendre contre le brigandage des routiers, s’en prirent aux seigneurs, qui, disaient-ils, auraient dû les défendre, entrèrent en fureur, et se vengèrent sur les nobles des maux dont ils étaient victimes ; en d’autres localités, les paysans, se disant pressurés sans merci par les barons, conspirèrent pour prendre une revanche des exactions seigneuriales. C’est la double cause que le continuateur de Nangis, leur défenseur, assigne à leur révolte. Qu’ils aient été provoqués en secret par des excitations étrangères, on n’en saurait douter. L’exécution fut l’œuvre d’une grossière perversité, triste cortège de l’ignorance, de la misère, de l’envie et d’autres mauvaises passions de la nature humaine. Le prétexte des premières réunions avait été de se concerter pour résister aux Anglais qui ravageaient le Beauvoisis ; mais le résultat de la délibération fut de se ruer sur la noblesse prise au dépourvu, et d’en faire un massacre. Dans chaque canton, dans chaque village, s’attroupaient les paysans, tous animés du même esprit de haine et de rage contre les seigneurs ; il reste dans nos archives une multitude de lettres de rémission constatant ces méfaits, et les chroniqueurs en ont recueilli des détails qui font frémir[19].

La répression fut terrible, comme l’attentat était abominable. Les premiers nobles qu’on surprit sans défense furent massacrés. D’autres, étourdis par cette attaque imprévue, prirent la fuite ou s’enfermèrent résolument dans leurs châteaux ; mais la terreur se dissipa bientôt, et, revenus à eux-mêmes, les gentilshommes organisèrent une défense régulière. Une guerre d’extermination fut entreprise contre ces bêtes fauves déchaînées. Il ne fut pas difficile à des hommes aguerris, exercés au métier des armes, de détruire des paysans insurgés qui pour la plupart marchaient tumultueusement par bandes indisciplinées, et qui n’étaient à redouter que par leur rage furibonde. La noblesse, soit de son mouvement, soit en vertu des ordres qu’elle reçut du régent, arrêta donc bientôt ces ravages. Des secours étrangers arrivèrent même aux nobles de Beauvoisis, chacun comprenant bien que la question était plus sociale que politique. Un sentiment d’horreur se manifesta dans toute l’Europe, et ceux qui avaient excité les Jacques les abandonnèrent. On les tuait misérablement comme bêtes. Un jeune sire de Coucy se fit remarquer dans cette poursuite acharnée. En 1359, il n’en restait plus trace. L’alliance de Marcel avec ces brigands est la honte de son nom. Le fait n’est plus contestable aujourd’hui. M. Michelet l’a flétrie tout le premier. La clameur que suscitèrent ces barbares dans le monde civilisé imposa au roi de Navarre, et, à la surprise de ses contemporains, il finit, après avoir hésité, par se déclarer contre eux et leur donna le coup mortel. Le gentilhomme emporta le politique. Marcel fut aussi plus odieux et plus conséquent. Il ne coopéra point à la destruction des Jacques. Il n’est pas démontré qu’il ait donné la première impulsion à ce soulèvement. Je l’en soupçonne, mais je n’en suis pas sûr. Il a même blâmé certains excès. C’était pour lui question de mesure ; mais qu’il ait donné la main aux Jacques et qu’il les ait employés à la défense de sa cause, on n’en saurait douter. En acceptant de pareils auxiliaires, se flattait-il de les modérer ou de les diriger ? C’est possible ; mais sa cause et son caractère personnel garderont la tache de cette alliance. Les Parisiens et les Jacques ont fraternisé au château d’Ermenonville, sinon avec grande sympathie individuelle, au moins politiquement. Lorsqu’ils furent exterminés, Marcel parut s’en consoler en réunissant de nouveau ses armes à celles du roi de Navarre[20].

Ce qui est déplorable, c’est le profit que les Anglais tirèrent de ces déchiremens de la France. La trêve expirait à peine, et déjà l’ennemi se montrait du côté de Poitiers, faisait pointe vers Tours et jusque vers Orléans. Le régent était obligé de faire face à la fois à l’Anglais vers la Loire, au Navarrais en Normandie, aux Parisiens vers l’Oise et la Marne. Le royaume touchait aux dernières limites de la détresse. Jamais la France n’avait paru plus près de sa ruine. Heureusement Marcel était lui-même à bout de forces. Trop orgueilleux pour se soumettre, ou craignant de ne pas trouver grâce auprès du régent, il franchit en désespéré le dernier pas du crime, et fut immolé par de courageux citoyens au moment où il allait livrer une porte de Paris aux Anglais[21]. Sa mort fit tomber la rébellion, et le dauphin rentra dans Paris. Que faut-il penser de l’esprit humain, lorsque, détournant les yeux du sombre tableau que nous venons de tracer, nous lisons dans un historien renommé, le plus galant homme du monde d’ailleurs, ces paroles étranges : « Ce n’étaient point des esprits inquiets, jaloux, turbulens, ce n’étaient point des traîtres que l’évêque de Laon et le prévôt des marchands, encore que tous les historiens de la monarchie se soient efforcés de les noircir comme tels ; c’étaient au contraire des hommes animés du désir du bien et de l’amour du peuple, etc. » L’amour du peuple qui débute par la guerre civile en face de la guerre étrangère, et qui aboutit à livrer une porte de Paris aux Anglais ! Et l’auteur continue : « S’ils opèrent quelquefois de violence, il faut leur pardonner l’emploi des moyens illégaux, dans un temps où les vrais amis de la France n’avaient aucun moyen légal de faire le bien. » Il n’y a pas de remède à l’esprit faux et perverti. Nous gémissons aujourd’hui sur un de ses nouveaux et plus lamentables résultats.

Le gouvernement royal étant rétabli dans sa forme régulière à Paris, le jeune régent y montra l’esprit de calme et de modération dont il avait déjà fût preuve. Au jour de son entrée dans la ville, « ainsi comme il passoit par une rue, un garnement traitre, outrecuidé par trop grand’présomption, vint dire si haut qu’il le pust ouïr : Par Dieu, sire, si j’en fusse creu, vous n’y fussiez ja entré ; mais au fort on y fera peu pour vous, et, comme le comte de Tancarville, qui droit devant le roi chevauchoit, eut ouï la parole et vouloit tuer le vilain, le bon prince le retint, et répondit en soubriant, comme s’il n’en tenoit compte : On ne vous en croira pas, beau sire. » Le régent eut donc la sagesse de se préserver de tout esprit de réaction. Le roi de Navarre, déchu de l’espérance d’entraîner de nouveau la commune parisienne, désabusée sur son compte, chercha dans un traité secret avec l’Angleterre le dédommagement et la vengeance de son échec à Paris. Le but de ce traité était d’entretenir la guerre dans le royaume, de renverser la dynastie des Valois, et de porter la couronne de France sur la tête d’Edouard III, qui céderait à Charles de Navarre les comtés de Champagne et de Brie, le bailliage d’Amiens et d’autres terres considérables : c’était le démembrement de la France. La guerre ensanglanta de nouveau notre territoire désolé. Duguesclin y sortit de la foule ; il avait déjà fait campagne dans les guerres de Charles de Blois et du comte de Montfort. Pour la première fois, il combattait au service de la France, au siège de Melun, où le régent, témoin de sa valeur et de son habileté, se l’attacha. Malgré le dévoûment des provinces fidèles, le parti des Valois succombait à la peine. De nouvelles négociations pour la paix furent ouvertes par le roi Jean en Angleterre. De crainte de tout perdre, le malheureux roi se résignait aux plus grands sacrifices. Le régent de son côté traitait avec le roi de Navarre. L’épuisement général semblait autoriser, imposer un terme à tant de maux. Un projet d’accommodement, auquel consentait le roi captif, fut soumis à l’assemblée des états. Ce fut la France qui ne voulut. Pas de cette paix trop humiliante. Les états refusèrent de l’accepter, « et respondirent d’une voix, dit Froissait, que ils auroient plus cher a endurer et porter encore le grand meschef et misère où ils étoient, que le noble royaume de France fut ainsi amoindri ni deffraudé, et que le roi Jean demeurât encore en Angleterre, et que, quant il plairoit à Dieu, il y pourverroit de remède, et mettroit attrempance. » Révolté des exigences anglaises, le pays recourut encore une fois aux armes. Le mouvement était noble et généreux ; la force manquait pour le soutenir. La France fut réduite aux dernières extrémités de la résistance. Le roi de Navarre reprenait ses intrigues dans Paris, en Picardie, en Normandie. Les Anglais envahissaient l’Artois, la Champagne, la Bourgogne, et le roi d’Angleterre s’avança jusque sous les murs de Paris. À bout de tout moyen de soutenir la lutte, le régent reprit les pourparlers, et Edouard III fut touché si avant, selon du Tillet, de la considération que tous sages princes doivent avoir de n’abuser de l’heur et victoire qu’ils obtiennent contre leurs ennemis, qu’il s’accorda à la paix, laquelle fut arrêtée à Brétigny, près de Chartres, le 8 mai 1360.

Cette fois c’était la France qui sollicitait le régent de traiter à tout prix. Le gouffre était ouvert ? la nation reculait devant l’abîme. Le roi de Navarre lui-même était ému. Quelque reste de sang français bouillonnait dans ses veines. Volo esse bonus Gallicus, lui fait dire le moine de la place Haubert. Elles étaient navrantes en effet les conditions de l’Angleterre. Edouard s’était remis en campagne pour conquérir la France tout de bon ; il voulait aller à Reims pour s’y faire sacrer. Toute la noblesse anglaise l’accompagnait, tous les aventuriers de l’Europe l’attendaient à Calais ; ayant ouï parler de conquêtes, chacun en voulait avoir sa part, et comptait sur un partage de terres comme celui de Guillaume le Bâtard. Edouard eut peine à se délivrer de ce cortège ; la chevalerie anglaise avait pris la chose au sérieux, et ce n’était rien moins qu’une émigration qui suivait le Plantagenet pour revenir aux vieux manoirs de Normandie et d’Anjou. La France n’était plus qu’un désert ; rien ne semblait faire obstacle à l’accomplissement de l’invasion : un destin providentiel pouvait seul sauver la France. Si nous en croyons Froissait, il y eut du surnaturel en effet dans la résolution mitigée d’Edouard III. Il s’était retiré de Paris sur Chartres, avait pris logement au hameau de Brétigny, et s’y trouvait en pourparler rude avec les traiteurs français, lorsqu’un incident imprévu amollit ses dispositions, et ouvrit, son esprit aux propositions conciliantes du duc de Lancastre, son cousin, qui donna les meilleurs conseils en cette circonstance. « Pendant que ces traiteurs français alloient et prêchoient le dit roi et encore nulle response agréable n’en avouent, un temps et un esfoudre et orage si grand et si horrible descendit du ciel en l’ost du roi d’Angleterre, que il sembla bien proprement que le siècle dut finir, car il chéoit de l’air pierres si grosses, que elles tuoient hommes et chevaux et en furent les plus hardis tout ébahis, et adonc regarda le roi d’Angleterre devers l’église Notre-Dame de Chartres, et promit et voua, si come il dit et confessa depuis, que il s’accorderoit à la paix. » Quoi qu’il en soit de la violente giboulée, cette paix fut, hélas ! celle de Brétigny. Crainte de pis, le traité fut accueilli comme le salut ; Paris en fit une folle joie, les messagers qui en apportaient la dépêche furent reçus comme libérateurs ; le dauphin seul, garda une froide réserve. Les Anglais s’étaient crus modérés, après avoir convoité le royaume, de se borner à revendiquer tout ce qu’avaient eu jadis, les Plantagenets, à savoir l’Aquitaine, la Normandie, le Maine, L’Anjou, la Touraine. Ils cédèrent enfin sur ces quatre dernières contrées ; mais ils obtinrent l’Aquitaine en pleine souveraineté, au lieu de la tenir comme fief de la couronne, ainsi qu’auparavant. Sous le nom d’Aquitaine étaient compris les duchés de Guienne et de Gascogne, Foix, Armagnac, etc., l’Agenois, le Périgord, le Rouergue, le Quercy, le Bigorre, plus le Poitou, la Saintonge, le Rochelois ou Aunis, l’Angoumois et le Limousin. Les Anglais gardaient Calais et le pays d’alentour, les comtés de Montreuil et de Ponthieu ; ils y joignaient le comté de Guines, sur lequel ils avaient la main depuis dix ans. Edouard de son côté renonçait à ses prétentions sur la couronne de France. Le roi Jean promettait pour sa rançon la somme énorme de 3 millions d’écus d’or comptables en six termes d’année en année. Il devait être ramené à Calais, où les ratifications seraient échangées, et où il recevrait sa liberté moyennant un premier à-compte de 400,000 écus payables dans les quatre mois du débarquement. Il s’obligeait à fournir pour le paiement intégral des otages pris parmi les personnes les plus considérables du royaume et dans la famille royale elle-même. La France renonçait à l’alliance avec les Écossais, l’Angleterre à l’alliance avec les communes et seigneuries de Flandres. Le pape devait être prié de confirmer les sermens des parties contractantes par les censures les plus fortes que se pourrait en cas d’infraction frauduleuse, et le duc de Normandie devait sceller la charte de paix, comme ainsné fils du roi de France et hoir du roi son père[22]. Froissart rapporte de touchantes paroles des Rochelois en apprenant le sort que leur faisait le traité de Brétigny : « Nous aourrons les Englès des lèvres, mais li coers ne s’en mouvera jà. » Metz, Strasbourg !… La Rochelle est revenue à la France.

Quelques semaines avant la signature du traité, il s’était passé un fait dont le souvenir n’est point consigné, à ma connaissance, autre part que dans les Actes de Rymer. Ce roi si odieux, à en croire certains écrivains, avait trouvé comme Richard des Blondel qui s’intéressaient à son destin, et qui conspiraient pour sa délivrance. Les Anglais avaient eu cette crainte en 1356 à Bordeaux, au dire de Froissart. En 1360, le bruit se répandit à Londres que tout était prêt pour enlever le roi Jean du château de Somerton, où du reste il était facilement accessible, et où il jouissait d’une grande liberté. Sur cette rumeur, le roi fut transféré sous bonne garde dans un château mieux défendu, puis dans un autre peu de jours après, et enfin à la Tour de Londres. Il paraît que de hardis armateurs devaient tenter une descente sur les côtes anglaises pour délivrer le prisonnier. C’est à la Tour de Londres que lut fut portée la nouvelle de la signature du traité de Brétigny. Le roi Edouard étant retourné en Angleterre, les deux souverains s’y rencontrèrent, dînèrent ensemble, à la Tour, et le 8 juillet le roi Jean débarquait à Calais, où Edouard s’était rendu en même temps que lui. Les actes complémentaires furent signés ou approuvés. D’autres furent renvoyés à un an de date, et le 14 juillet le dauphin vint rendre visite à son père ; puis le 24 juillet l’abbé de Clugny célébra la messe en présence des deux rois, de leur nombreuse famille et de plus de cent barons des deux peuples. Quand le prêtre arriva au troisième Agnus Dei, à ces mots : dona nobis pacem, les deux rois s’agenouillèrent au pied de l’autel, où, l’abbé se tournant vers eux, l’hostie consacrée à la main, les deux princes jurèrent sur le corps du Christ d’observer religieusement le traité convenu. Après quoi, l’abbé brisa l’hostie et en communia les deux rois. Il leur présenta les saints évangiles, et, la main levée, les souverains jurèrent encore l’observation du traité. Après les rois, leurs fils répétèrent le même serment, ainsi que les barons, auxquels se joignirent, selon Villani, Philippe de Navarre au nom du roi Charles son frère, le comte de Flandres, qui fit sa paix avec le roi Jean, et le duc de Lancastre, qui prêta hommage pour ses terres de Champagne. Les publications solennelles et simultanées dans les deux royaumes furent remises au 24 octobre. L’Angleterre avait été chevaleresque avec son royal prisonnier ; mais, advenant le règlement de compte, elle traita de Turc à More avec lui. Les pièces de Rymer sont on ne peut plus curieuses à cet égard. Ce fut le 28 octobre que le roi Jean quitta Calais. Il avait payé les 400,000 écus. Trois mois lui avaient été nécessaires pour y pourvoir ; mais comment ? C’est ici qu’il faut laisser la parole à Villani lui-même. « Qui aurait pu naguère imaginer, dit-il[23], en considérant la grandeur de la couronne de France, que, par les attaques du roi d’Angleterre, si petit en comparaison du souverain de France, celui-ci serait réduit à cette extrémité de vendre en quelque sorte à l’encan sa propre chair ? » En effet, le chroniqueur malin, nourri des petites passions municipales de l’Italie, nous apprend que Galéas Visconti, seigneur de Milan, vaniteux marchand d’or, et recherchant une grande alliance pour assurer et ennoblir sa domination contestée, fournit au roi Jean la somme qu’il lui fallait en échange de la main d’Isabelle de France pour Jean Visconti, fils de Galéas. Les deux fiancés n’ayant pas l’âge nubile, la célébration dut être remise, ce qui n’empêcha pas les Visconti d’en faire la fête à Milan avec une magnificence inouïe. De ce mariage naquit Valentine de Milan.

Je ne décrirai point les tristesses et les joies du retour du roi Jean, ni l’état déplorable dans lequel il retrouvait son Paris et son royaume. Le départ de Calais avait été marqué d’une séparation touchante. Deux fils du roi, Louis, comte d’Anjou, et Jean, comte de Poitiers, allaient prendre dans la captivité la place de leur père et de leur jeune frère Philippe. Ils étaient, avec d’autres membres de la famille royale et un certain nombre de grands barons, les otages livrés aux Anglais, à défaut d’hypothèque territoriale, pour la sûreté de la dette énorme contractée envers eux, et qu’on estime à 250 millions de notre monnaie actuelle. Ils partaient résignés ; mais ces joyeux enfans de la France n’échangeaient point sans regret le soleil de leur pays contre les brumes d’Albion. Les provinces abandonnées aux Anglais montraient aussi une grande désolation, les unes, comme celles des Pyrénées, alléguant qu’elles ne faisaient qu’un avec la France depuis Charles le Grand, et que par droit le roi ne les pouvoit quitter, — les autres ne se voulant pour rien accorder à devenir anglaises. Toutes obéirent cependant aux instances affectueuses du roi Jean, par qui elles eussent aimé mieux, disaient-elles, être taillées tous les ans de la moitié de leur chevance que de passer sujettes aux mains étrangères. Le roi Jean, étant arrivé à Saint-Denis, s’y arrêta le 11 décembre 1360 ; il manda au roi de Navarre d’y venir le joindre, et, pour lui donner ses sûretés, lui envoya des otages. Le roi de Navarre se rendit auprès du roi en lui ramenant les otages, et jura sur le corps du Christ que dorénavant il se conduirait en fils affectueux et en fidèle sujet. Le roi jura de son côté qu’il lui serait bon père et seigneur. Le jour suivant, qui fut le 13 décembre, le roi fit son entrée à Paris, où il fut reçu avec de grands honneurs. La commune lui fit présent d’une vaisselle d’argent du poids de 1,000 marcs, et, après quelque repos, le roi reprit en main le gouvernement du royaume. Il eut beaucoup à faire pour y rétablir la police et la sûreté, déjà profondément troublées par les routiers, auxquels se réunirent en plus les grandes compagnies des soldats licenciés, autant anglais que français, qui ne pouvaient se résoudre à rentrer dans leurs foyers. Cette plaie fut la désolation de l’époque.

Quelques compensations politiques s’offrirent au malheureux roi. Le 21 septembre 1361 s’éteignait, au château de Rouvre, près Dijon, le jeune Philippe, âgé de quatorze ans, dernier duc de la première maison de Bourgogne. Le roi Jean réunit ce grand et puissant duché à la couronne, par le droit du sang, comme plus proche parent, parce qu’il était fils de Jeanne de Bourgogne, sœur du duc Eudes, grand-père du jeune duc Philippe de Rouvre ; mais, par un entraînement paternel que payèrent bien cher ses héritiers, il annula lui-même le bienfait de cette réunion en concédant deux ans après le domaine de ce duché à Philippe le Hardi, son quatrième fils (2 septembre 1363), à titre d’apanage réversible à la couronne, faute d’hoirs mâles. La critique est désarmée par la lecture des lettres patentes d’un acte de si grande conséquence : attendu, y est-il dit, que Philippe notre fils s’est intrépidement exposé au péril de la mort à nos côtés à la bataille de Poitiers, qu’il y a fait bravement son devoir, qu’il y a été blessé, fait prisonnier et retenu quatre ans en captivité avec nous[24]. Le chagrin que lui donnait un autre de ses fils à ce moment n’a pas été sans influence peut-être sur cette détermination, source imprévue de si grands périls pour la monarchie[25].

Le duc Louis d’Anjou, l’un des otages d’Edouard III, périssait d’ennui en Angleterre. Bien que les Anglais lui rendissent la captivité douce par de bons et chevaleresques traitemens, et même par des actes de confiance qui à eux seuls eussent dû imposer au duc le devoir d’une inviolable fidélité a sa parole, le poids de la captivité n’en était pas moins devenu insupportable à ce prince. Elle durait depuis trois ans déjà, et les difficultés du paiement de la rançon semblaient lui assigner une durée illimitée. Il abusa de la liberté d’un voyage en France, et ne put se résigner à retourner à Londres, malgré les invitations du roi Edouard et le blâme de son père. Sur quoi, le roi d’Angleterre finit par adresser au duc la lettre suivante : « Louis, duc d’Anjou, comte du Maine, nostre cousin, et ostage pour l’accomplissement de la paix faite entre nous et le roi de France vostre père, vous avez promis et juré solempnellement ladite paix, si avant come il vous touche, ou poet toucher, et aussi de tenir devers nous ostage pour ladite garde. Si avez depuis enfreint vostre garde, et parti de nostre puissance sans demander ne avoir nostre congié, et par tele manière vous avez moult blêmi l’onur de vous et de tout vostre lignage. Par quoy, vous requerrons, que dedeintz vynt jors proscheins, vous vous presentiez en personne pardevant nous, a nostre cité de Londres, pour tenir ledit ostage, et vous signifions par exprès que, si tant soit que vous ne soiez as jour et lieu, ce que passe toute léalté, nous pensons aler avant sur le retour de vostre personne en ostage, si come a faire sera de loi et de raison. » Il tenait toute prête une citation pour le duc d’Anjou devant nobles et puissantz les piers de France.

Le roi Jean, courroucé moult, avait refusé d’entendre les explications de son fils, qui chicanait à tort sur l’exécution d’un engagement d’honneur, et, ne prenant conseil que de sa loyauté royale, dont on a fait aussi une légende, il résolut de retourner de sa personne en Angleterre, quoi qu’en pussent penser de frivoles courtisans, qui disaient que c’estoit grand folie. En effet, au mois de décembre 1363, le roi de France appareillait pour l’Angleterre, où il fut reçu avec un indescriptible enthousiasme. M. de Sismondi est seul demeuré froid devant cet acte d’honnêteté auquel applaudit toute l’Europe du xive siècle. Les fêtes furent prodiguées au roi Jean, qui succomba quelques mois après, à Londres, à la suite d’une maladie courte et subite, à l’âge de quarante-quatre ans, le 8 avril 1364.

Son fils aîné, le duc de Normandie, lui succéda sous le nom de Charles V. À lui échut le soin de réparer les malheurs du règne de son père, et de relever la France de l’abaissement où l’avait réduite le traité de Brétigny. Il faudrait un livre pour raconter cette histoire consolante, et il ne me reste qu’une page. Charles le Sage eut raison du roi de Navarre, qui se révolta de nouveau au lendemain de la mort du roi Jean ; Duguesclin battit le perfide à Cocherel. Le méchant prince eut recours au poison : c’était la deuxième fois qu’il usait du moyen envers son beau-frère. Celui-ci mit la noirceur du roi de Navarre au grand jour, le perdit de réputation dans l’esprit des peuples après l’avoir détruit sur les champs de bataille, et assura la paix intérieure de l’état, il restait le traité fatal qui enchaînait la France. Charles le Sage en eut raison aussi, d’abord en ravivant par une bonne administration les ressources du pays, en ranimant ses forces épuisées et en préparant leur action par des dispositions habiles : il réunit ce que son père avait trouvé divisé, usa les obstacles au lieu de les heurter, sut être quelque peu clerc en un siècle de renaissance, et, dirigeant l’opinion en marchant avec elle, il accrédita son gouvernement et reconstruisit la puissance royale par de bonnes lois et de prévoyantes mesures ; puis au jour opportun, il fut prêt à revendiquer les droits de la couronne.

L’Angleterre avait commis la faute d’abuser de la victoire envers un grand pays que la fortune avait trahi, mais à qui la nature elle-même prodiguait les moyens de se relever de sa chute ; elle en commit une nouvelle en rusant sur l’exécution du traité relatavement aux renonciations stipulées à Brétigny. Charles V releva le faux-fuyant anglais comme une injure, et obtint l’assentiment des états-généraux pour la reprise des hostilités. Si les deux premiers Valois avaient soutenu avec des armes inégales une longue et pénible lutte, le droit, l’intérêt français, la sympathie nationale, la solidité politique, n’en étaient pas moins avec les Valois ; mais ils trouvèrent chez leurs rivaux, les Plantagenets, une veine de ligueur, de puissance et de fortune qui mit les Valois en péril. Edouard III, prince énergique autant qu’habile, exploita heureusement tous les germes de division que la royauté féodale n’avait pu étouffer sur le territoire français, surtout au moment d’une crise dynastique. L’alliance de la Flandre lui donna un auxiliaire utile dont le contingent armé, joint à la bonne infanterie que lui fournissait l’Angleterre, lui servit à composer une armée forte et aguerrie, pour le commandement de laquelle il trouva sous sa main deux hommes rares, l’un irrésistible à l’entraînement, le Prince Noir, l’autre consommé dans le conseil, Jean Chandos. Ces trois hommes décidèrent en faveur de l’Angleterre un de ces courans formidables de succès devant lesquels tout cède à certains momens. Ce courant mena la France à Brétigny ; mais le droit, l’intérêt français, les sympathies nationales, la force naturelle des choses, ne changèrent pas quoique comprimés. Charles V en dégagea le ressort. À sa voix, la France retrouva la confiance qu’elle avait perdue. Le sage monarque réorganisa une armée, comme il avait reformé son administration ; il avait manqué à la chevalerie française un homme de guerre et d’autorité pour la discipliner et la conduire. Charles V lui donna ce capitaine qu’il eut le mérite de distinguer, de produire, et d’investir d’une confiance absolue : cet homme fut Duguesclin. La supériorité de l’Angleterre avait tenu à trois hommes ; ces trois hommes passèrent avec le temps. L’abaissement de la France avait tenu peut-être à l’absence d’un homme : cet homme était trouvé. En 1369-1370, Duguesclin, secondé par les populations insurgées, reprenait la Guienne, le Poitou, où périssait Chandos, la Saintonge, le Rouergue, le Périgord, une partie du Limousin. La France recouvrait le Ponthieu. Le Prince Noir succombait en 1376, et la mort d’Edouard III en 1378, livrait presque toutes les conquêtes anglaises à ce roi peu guerrier de sa personne, mais qui dirigeait très bien la guerre, dont il disait avec esprit : qu’il n’y eut onques roi qui si peu s’armast et qui lui donnât tant a faire, et sur lequel Christine de Pisan a écrit ce chapitre : comment le roy par son bon sens moult conquestoit non obstant n’y alast. Il mourut en 1380, à l’âge de 44 ans, et la réparation était accomplie. Il ne restait que Calais et Bordeaux de l’occupation anglaise. Les événemens qui, sous le règne de Charles VI, ont remis les destinées de l’état en danger, et ouvert une période nouvelle de la guerre de cent ans, tiennent à des causes qui se détachent du traité de Brétigny. Si les troubles de cette déplorable minorité, si la folie lamentable du prince et une odieuse guerre civile ont mis alors de nouveau la France à la merci de l’Angleterre, la gloire de Charles V n’en est pas moins grande, et la reconnaissance nationale lui reste acquise pour avoir vengé l’humiliation du traité de Brétigny.

Ch. Giraud, de l’Institut.
  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Froissart, 1, 2, 45, p. 357, Buchon.
  3. Je ne résiste point à rapporter ici l’une des pièces de ce procès, à savoir les Litterœ testimoniales du roi Edouard, délivrées en 1357 à Denis de Morbecque, qui n’avait pas encore obtenu de sentence définitive en 1360, lorsqu’il mourut. Un procès-verbal du 13 janvier de cette même année constate son état agonisant, qui l’empêche de se rendre devant le chancelier. — Rymer, III, I, p. 161, et ibid., p. 193.
    Litterœ testimoniales pro Dionyso de Morbeke super captione adversarii de Francia (ainsi est désigné le roi Jean dans les actes anglais jusqu’à la paix de Brétigny).
    « Le roy, à touz ceux ’qi cestes lettres verront ou orront salutz, savoir vous faisons,
    « Que nostre adversaire de France ad overtiment reconneu que le jour de la bataille de Poytiers, il se rendy a nostre bien amé bachiler Denjs de Morbeke, et luy donna sa foy, dont le dit Denys, qui lors estoit nous et demoure à nostre partie, rendy le corps de nostre dit adversaire, et délivra en garde à nostre très chier ainsnez fils, Edward, prince de Gales, adonques chevenstein de nostre houst en celle journée, come il estoit tenuz de sa lealté et par la loy d’armes, et puys, après que le dit Denys estoit venuz a nostre présance purement, franchement, de sa greable volente, et saunz aucune covenance ou paction précédente, il nous rendy et donna, et aussi transporta à nous tout le droit, claim, et demande, q’il avoit et avoir povoit en la parsone de nostre dit adversaire par la susdite cause, rienz en ce reservant à lui, — et à ce rendy et restably à nostre dit adversaire sa foy, et luy en quita de tout ce q’a luy partiegnoit, ou pouit demander, par la cause susdite, en condicion que nostre dit adversaire se rendrait à nous loial prisonnier, et pour ce nous en donnast sa foy, come il avoit fait au dit Denys, le susdit jour de la bataille. — Et toutes cestes choses nostre dit bachiler a fait en gardant bien son honur et sa lealte, et come il estoit tenuz par la loy d’armes. — En tesmoignage des queles choses, etc.
    Donné en nostre palays à Westmonstier, le XX jour de décembre (1357).
  4. Voyez Froissart, I, 2, chap. 55, p. 366-68, édit. du Panthéon. De l’hôtel de Savoie, le roi Jean fut peu après translaté au châtel de Windsor, où il vécut avec tous les agrémens attachés à cette résidence royale. De 1358 à 1359, le roi Jean habita le château de Somerton, dans le comté de Lincoln, et fit un court séjour au château de Herford. En 1360, il y eut quelques changemens et des rigueurs dont nous parlerons plus tard. M. le duc d’Aumale a publié une relation pleine d’intérêt du séjour du roi Jean en Angleterre.
  5. Pétrarque dit dans une de ses lettres : erat hœc pestis nwper rara, ut cum ingenti miraculo cerneretur ; nunc ita communis est ut unum quo libet genus armorum. Le roi Jean avait un dépôt d’artillerie au Louvre. Selon le président Hénault, t. Ier, p. 311, les armes à feu étaient connues dès 1338 ; peut-être la poudre à canon l’était-elle depuis plus longtemps.
  6. Voyez Christine de Pisan, chap. XXXI, p. 265 et suiv. de redit, de Buchon.
  7. On a trop exagéré le préjugé féodal qui tenait en médiocre honneur le combat dans la réserve. Charles d’Anjou commandait sa réserve de Tagliacozzo, et le roi Jean à Poitiers.
  8. Voyez Secousse, sur l’arrière-ban, t. III, Ordonnances, p. XVII.
  9. L’Histoire du château de Saint-Sauveur, de M. L. Delisle, contient toute l’histoire de Godefroi de Harcourt.
  10. L’instrument est du 23 mars 1357. Voyez Rymer, III, 1, p. 133.
  11. Secousse l’a déjà remarqué, Histoire de Charles le Mauvais, I, p. 135.
  12. Voyez l’article Charles V du Dictionnaire de la Conversation. M. Michelet a connu cet article, qu’il indique même avec éloge.
  13. Voyez p. 240, t. II, de l’édit. de Nangis, de M. Géraud.
  14. Cont. Nangis, ibid., p. 242. Cf. Secousse, loc. cit., p. 104.
  15. Chroniques de Saint-Denis, t. VI, p. 35, édit. citée.
  16. L’histoire de ces fameux états de 1356 recevra un jour nouveau de divers mémoires importans couronnés ou distingués par l’Académie des Sciences morales, de l’Institut, à la suite d’un concours récemment ouvert sur la question des états-généraux en France. M. Picot y a obtenu le premier prix, M. Desjardins le second. Il est à désirer que leurs ouvrages soient bientôt imprimés.
  17. Les noms des commissaires délégués séant aux Cordeliers en 1350 ont été publiés à la suite d’un acte d’accusation dressé plus tard contre Robert Le Coq, évêque de Laon, l’un des hommes les plus influens de la réunion. On y voit que le nombre des élus avait été réduit à 34, de 50 qu’il était au premier choix de l’assemblée. Les timides s’étaient retirés. Sur ce nombre de 34, il y avait 17 bourgeois, 6 nobles et 11 gens d’église, c’est-à-dire que la représentation des communes y était à elle seule aussi forte que celle de la noblesse et du clergé réunis. — Voyez M. Douët d’Arcq, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, t. II, p. 382 et suiv., et M. Géraud, sur le continuateur de Guillaume de Nangis, t. II, p. 243.
  18. Voyez le chapitre curieux de Mathieu Villani, VII, 101, t. II, p. 464 de l’édition de Milan, 1729, en 2 vol. in-fol. C’est en septembre 1357 que furent définitivement rompues ces dernières conférences pour la paix.
  19. Dès le mois de mars 1355, on avait vu le menu peuple de la cité d’Arras se rebeller contre les gros en très bon nombre, et demeurer les dits menus seigneurs et maistres d’icelle ville. — Grandes chroniques de Saint-Denis, VI, p. 25. — Selon Froissart, l’impôt sur le sel, la gabelle, en avait été l’occasion ; mais cet impôt était plus ancien.
  20. Voyez, sur la jacquerie, l’excellente Histoire qu’a publiée M. Siméon Lucé, Paris 1859, in-8o. Nous devons à M. Perrens un volume important de Recherches sur Etienne Marcel, dont une nouvelle édition est attendue. L’auteur a soumis son travail à une étude plus approfondie.
  21. Voyez, sur la mort de Marcel et ses auteurs véritables, la belle dissertation de M. Lacabaue, Biblioth. de l’École des chartes, t. Ier, première série, p. 79 et suiv.
  22. Vbyee un savant mémoire de Secousse dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XVII ; le Froissart de M. Buchon, édition du Panthéon, t. Ier, p. 432 et suiv. ; le Froissart de Lettenhove, t. VI, et les Actes de Rymer, t. III.
  23. “ Chi harebbe per lo passato, considrrato la grandessa della corona de Francia, potesto immaginare che, per li assalti del piccolo re d’Inghilterra in comperatione del re di Francia, fusse a tanto ridotta, che quasi com’ all’ incanto la propria carne vendesse ? » — M. Villani, IX, 93.
  24. Qui sponte expositus mortis periculo, nobiscum imperterritus et impavidus stetit in acte prope Pictavis, vulneratus, captus et detentus in hostium potestate.
  25. Philippe le Hardi a été le chef de la deuxième maison royale de Bourgogne. Il épousa Marguerite de Flandres, héritière des puissans comtes de ce nom, et devint le plus riche feudataire de son temps.