Le Tribut de Noménoë

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XII
LE TRIBUT DE NOMÉNOË


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —


ARGUMENT


Noménoë, le plus grand roi que la Bretagne ait eu, poursuivit l’œuvre de la délivrance de sa patrie, mais par d’autres moyens que ses prédécesseurs. Il opposa la ruse à la force ; il feignit de se soumettre à la domination étrangère, et cette tactique lui réussit pour arrêter un ennemi dix fois supérieur en nombre. L’empereur Charles, dit le Chauve, fut pris à ses démonstrations d’obéissance. Il ne devinait pas que le chef breton, comme tous les hommes politiques d’un génie supérieur, savait attendre. Quand vint le moment d’agir, Noménoë jeta le masque ; il chassa les Franks au delà des rivières de l’Oust et de la Vilaine, recula jusqu’au Poitou les frontières de la Bretagne, et, enlevant à l’ennemi les villes de Nantes et de Rennes, qui, depuis, n’ont jamais cessé de faire partie du territoire breton, il délivra ses compatriotes du tribut qu’ils payaient aux Franks (841).

« Une pièce de poésie remarquablement belle, dit Augustin Thierry, et remplie de détails de mœurs d’époque très-ancienne, raconte l’événement qui détermina ce grand acte d’indépendance. » Selon l’illustre historien français, « c’est une peinture énergiquement symbolique de l’inaction prolongée du prince patriote et de son brusque réveil, quand il jugea que le moment était venu. » (Dix ans d’études historiques, 6e éd., p. 515.)



I

L’herbe d’or est fauchée ; il a bruiné tout à coup.[1]

— Bataille ! —

— Il bruine, disait le grand chef de famille du sommet des montagnes d’Arez ;

— Bataille! —

Il bruine depuis trois semaines, de plus en plus, de plus en plus, du côté du pays des Franks,

Si bien que je ne puis en aucune façon voir mon fils revenir vers moi.

Bon marchand, qui cours le pays, sais-tu des nouvelles de mon fils Karo ?

— Peut-être, vieux père d’Arez ; mais comment est-il, et que fait-il ?

— C’est un homme de sens et de cœur ; c’est lui qui est allé conduire les chariots à Rennes,

Conduire à Rennes les chariots traînés par des chevaux attelés trois par trois,

Lesquels portent sans fraude le tribut de la Bretagne, divisé entre eux.

— Si votre fils est le porteur du tribut, c’est en vain que vous l’attendrez.

Quand on est allé peser l’argent, il manquait trois livres sur cent ;

Et l’intendant a dit : — Ta tête, vassal, fera le poids. —

Et, tirant son épée, il a coupé la tête de votre fils.

Puis il l’a prise par les cheveux, et il l’a jetée dans la balance. —

Le vieux chef de famille, à ces mots, pensa s’évanouir ;

Sur le rocher il tomba rudement, en cachant son visage avec ses cheveux blancs ;

Et, la tête dans la main, il s’écria en gémissant : — Karo, mon fils, mon pauvre cher fils ! —


II

Le grand chef de famille chemine, suivi de sa parenté ;

Le grand chef de famille approche, il approche de la maison forte de Noménoë.

— Dites-moi, chef des portiers, le maître est-il à la maison ?

— Oui ! y soit ou qu’il n’y soit pas, que Dieu le garde en bonne santé ! —

Comme il disait ces mots, le seigneur rentra au logis ;

Revenant de la chasse, précédé par ses grands chiens folâtres ;

Il tenait son arc à la main, et portait un sanglier sur l’épaule,

Et le sang frais, tout vivant, coulait sur sa main blanche, de la gueule de l’animal.

— Bonjour ! bonjour à vous, honnêtes montagnards ; à vous d’abord, grand chef de famille ;

Qu’y a-t-il de nouveau ? que voulez-vous de moi ?

— Nous venons savoir de vous s’il est une justice ; s’il est un Dieu au ciel, et un chef en Bretagne.

— Il est un Dieu au ciel, je le crois, et un chef en Bretagne, si je puis.

— Celui qui veut, celui-là peut ; celui qui peut, chasse le Frank,

Chasse le Frank, défend son pays, et le venge et le vengera !

Il vengera vivants et morts, et moi, et Karo mon enfant,

Mon pauvre fils Karo décapité par le Frank excommunié ;

Décapité dans sa fleur, et dont la tête, blonde comme du mil, a été jetée dans la balance pour faire le poids ! —

Et le vieillard de pleurer, et ses larmes coulèrent le long de sa barbe grise.

Et elles brillaient comme la rosée sur un lis, au lever du soleil.

Quand le seigneur vit cela, il fit un serment terrible et sanglant :

— Je le jure par la tête de ce sanglier, et par la flèche qui l’a percé ;

Avant que je lave le sang de ma main droite, j’aurai lavé la plaie du pays ! —


III

Noménoë a fait ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il est allé au bord de la mer avec des sacs pour y ramasser des cailloux,

Des cailloux à offrir en tribut à l’intendant du roi chauve[2]

Noménoë a fait, ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il a ferré d’argent poli son cheval, et il l’a ferré à rebours.

Noménoë a fait ce que ne fera jamais plus aucun chef ;

Il est allé payer le tribut, en personne, tout prince qu’il est.

— Ouvrez à deux battants les portes de Rennes, que je fasse mon entrée dans la ville.

C’est Noménoë qui est ici avec des chariots pleins d’argent.

— Descendez, seigneur ; entrez au château ; et laissez vos chariots dans la remise ;

Laissez votre cheval blanc entre les mains des écuyers, et venez souper là-haut.

Venez souper, et, tout d’abord, laver ; voilà que l’on corne l’eau ; entendez-vous[3]?

— Je laverai dans un moment, seigneur, quand le tribut sera pesé. —

Le premier sac que l’on porta (et il était bien ficelé),

Le premier sac qu’on apporta, on y trouva le poids.

Le second sac qu’on apporta, on y trouva le poids de même.

Le troisième sac que l’on pesa : — Ohé ! ohé ! le poids n’y est pas ! —

Lorsque l’intendant vit cela, il étendit la main sur le sac ;

Il saisit vivement les liens, s’efforçant de les dénouer.

— Attends, attends, seigneur intendant, je vais les couper avec mon épée. —

A peine il achevait ces mots, que son épée sortait du fourreau,

Qu’elle frappait au ras des épaules la tête du Frank courbé en deux,

Et qu’elle coupait chair et nerfs et une des chaînes de la balance de plus.

La tête tomba dans le bassin, et le poids y fut bien ainsi.

Mais voilà la ville en rumeur ! — Arrête, arrête l’assassin !

Il fuit ! il fuit ! portez des torches ; courons vite après lui !

— Portez des torches, vous ferez bien ; la nuit est noire et le chemin glacé ;

Mais je crains fort que vous n’usiez vos chaussures à me poursuivre,

Vos chaussures de cuir bleu doré ; quant à vos balances, vous ne les userez plus ;

Vous n’userez plus vos balances d’or en pesant les pierres des Bretons.

— Bataille ! —




NOTES


Ce portrait traditionnel du chef dont le génie politique sauva l’indépendance bretonne n’est pas moins fidèle, à son point de vue, que ceux de l’histoire elle-même. Aussi, Augustin Thierry n’a-t-il pas hésité à le placer dans la galerie que l’histoire contemporaine nous a conservée, et qu’il a si admirablement restaurée. Celle-ci justifie par son esprit général, sinon par aucun trait précis, l’exactitude de l’anecdote. Avant Noménoë, depuis dix ans au moins, les Bretons payaient le tribut aux Franks ; il les en délivre : voilà le fait réel. Le ton de la ballade est au diapason de l’époque. Lorsque la tête du Frank chargé de recevoir le tribut tombe dans la balance, où le poids manque, et que le poète s’écrie avec une joie féroce : « Sa tête tomba dans le bassin, et le poids y fut de la sorte ! » on se rappelle qu’il y a peu d’années, Morvan, le Lez-Breiz de la tradition bretonne, disait, en frémissant de rage : « Si je peux le voir, il aura de moi ce qu’il me demande, ce roi des Franks, je lui payerai le tribut en fer[4]. »

En regard de la chanson épique inspirée à la muse nationale par le libérateur de la Bretagne, on mettra la chanson satyrique composée dans l’abbaye de Saint-Florent contre Noménoë. Les moines franks des bords de la Loire ne purent lui pardonner la destruction de leur monastère, et pour se venger, ils inventèrent la fable suivante qu’ils chantaient en chœur :

« En ce temps vivait certain homme qu’on appelait Noménoë ;

« Il était né de parents pauvres ; il charruait lui-même son champ ;

« Mais il rencontra un trésor immense caché dans la terre ;

« Moyennant lequel il se fit beaucoup d’amis parmi les riches ;

« Puis, habile en l’art de tromper, il commença à s’élever,

« Si bien que, grâce à sa richesse, il finit par tout dominer. « etc.


Quidam fuit hoc tempore
Nomenoius nomine ;

Pauper fuit progenie ;
Agrum colebat vomere ;

Sed repevit largissimum
Thesaurum terra conditum ;
 
Quo plurimorum divitum
Junxit sibi solatium.

Dehinc, per artem fallere,
Cœpit qui mon successere,

Donec super cunctos, ope
Transcenderet potentia
,[5]


Pauvre latin, pauvres rimes, pauvre revanche.




  1. L’herbe d’or, ou le sélage, ne peut être, dit-on, atteint par le fer sans que le ciel se voile et qu’il arrive un grand malheur. Cf. p. 76.
  2. L’empereur Charles surnommé le Chauve.
  3. On se lavait les mains, au son du cor, avant le repas.
  4. Si fortuna daret possim quo cernere regem...
    Proque tributali haec ferrea dona dedissem.

    (Ernold. Nigell., ap. Scriptores verum gall. et franc, I. VI, p. 46.)

  5. D. Morice, preuves, t. I, p. 2 8.