Le Trombinoscope/Sardou

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Le Trombinoscope1 (p. 95-98).

SARDOU, victorien, démarqueur, rapiéceur et ajusteur dramatique français, vint au monde à Paris le 7 septembre 1831 ; c’est la seule chose de sa vie qu’il fit sans l’avoir vu faire à d’autres. — Victorien Sardou étudia d’abord la médecine, mais il l’abandonna, s’étant vite dégoûté d’un métier ingrat où il est si difficile de traiter le même sujet, qui a été traité par un confrère, ce dernier le tuant généralement du premier coup. — Il se livra tout entier à des études littéraires et se fit faire un grand casier à compartiments pour y ranger, par ordre alphabétique, les scènes qu’il commentait à grands coups de ciseaux dans les vieux auteurs oubliés, Il écrivit quelques articles dans les petits journaux ; la postérité n’a pas jugé à propos de conserver ces articles pensant probablement qu’elle en retrouverait les originaux dans les vieilles collections de la bibliothèque si un jour elle en avait besoin ; — Le 1er avril 1854, jour ordinairement consacré aux mystifications, il fit représenter à l’Odéon la Taverne des étudiants, la pièce obtint une chute dont le rideau du théâtre eut beaucoup de peine à se relever le lendemain. Nous n’énumérerons pas ici les nombreuses œuvres que M. Sardou a données au Palais-Royal, au Gymnase, au Vaudeville, et au théâtre Déjazet, la recherche de la paternité étant interdite par la loi. Nous nous bornerons à citer Nos Intimes, les Pattes de Mouches, la Famille Benoiton, Maison-Neuve, Patrie, les Pommes du Voisin, Fernande, Nos Bons Villageois, etc…, etc… Toutes ces œuvres, dès leur apparition, furent l’objet de critiques assez aigres. Chaque fois que M. Sardou faisait représenter une pièce, tous les auteurs dramatiques morts depuis Philippe-le-Bel se précipitaient pour reconnaître leurs frusques, comme on se précipite aux ventes des objets déposés au greffe pour tâcher de retrouver ceux qui vous ont été volés.

On peut se rendre compte, par là, du procédé littéraire de M. Sardou, lequel procédé me rappelle un ressemeleur de vieux souliers que j’ai bien aimé. — À ce remarquable talent, qui a fait de M. Sardou un noteur dramatique de premier ordre, vient s’ajouter une flexibilité de conscience qui ferait monter le rouge au visage de certains individus, et qui chez certains autres ne le fait monter qu’à la boutonnière de leur habit. C’est ainsi que M. Sardou a fait représenter en 1862 une pièce intitulée : les Ganaches, et a reçu quelques mois après l’ordre impérial de la Légion d’honneur. Dans cette pièce, le consciencieux artiste avait esquissé tous les types de ganaches connus : la ganache noble, la ganache bourgeoise, la ganache de café, etc., etc…, la galerie était complète ; mais grâce à un de ces oublis qui ne peuvent être commis que par un étourdi ou un ambitieux, la ganache militaire était totalement absente, et dans une collection de ganaches, il n’est pas plus permis d’oublier la ganache militaire, un des plus beaux types du genre, qu’il ne serait excusable d’oublier de remuer les jambes en marchant. — M. Sardou préludait à Rabagas en mettant déjà son talent à la discrétion de ceux qui tenaient le casse-tête. — Lorsqu’éclata le 4 septembre, M. Sardou fut aperçu se mêlant à une colonne d’émeutiers qui se dirigeait vers les Tuileries. Ce qu’allait faire M. Sardou aux Tuileries ce jour-là n’a jamais été établi d’une façon bien claire. Dans une lettre qu’il a publiée depuis, M. Sardou a prétendu que son but était d’empêcher le massacre des serviteurs du palais ; M. Sardou avait l’instinct de la conservation. Les deux dernières œuvres de M. Sardou sont le Roi Carotte, gruerie en trente tableaux, et le Rabagas qu’il vient de donner au Vaudeville, afin d’être nommé commandeur de la Légion d’honneur par la première monarchie qui voudra bien nous honorer de sa confiance, n’importe laquelle, ça lui est égal. La donnée de Rabagas est des plus simples : les trois premiers actes sont consacrés à établir que tous les républicains sont des escrocs, et les deux derniers à prouver qu’ils sont des ivrognes. La morale de la pièce est que le peuple, devant perdre tout espoir de trouver des honnêtes gens pour revendiquer ses droits, n’a rien de mieux à faire que de se laisser mener par les rois, qui tous sont des modèles de vertu et de désintéressement, ainsi que M. Sardou le démontre par l’exemple du prince de Monaco. — Malgré le conseil de M. Sardou, il est probable que le peuple essayera encore et ne se rebutera pas, sous prétexte que le 4 septembre il a eu la déveine de mettre la main sur des Rabagas. M. Sardou ne convaincra jamais un peuple qui meurt à coup sûr de la royauté, qu’il ne doit rien tenter pour échapper à son sort parce qu’il s’exposerait à d’autres désagréments ; c’est à peu près comme si l’on disait à un homme qui va être guillotiné : n’essayez pas de vous évader, vous pourriez attraper un chaud et froid. M. Sardou, avec son Rabagas, a eu l’intention de nous dégoûter des Républicains ; mais pour avoir quelque chance d’y arriver, il fallait faire un prologue dans lequel le député Baudin aurait été représenté mourant d’une indigestion de truffes, Delescluze d’une fluxion de poitrine et Flourens d’un catarrhe a la vessie.

Au physique, M. Sardou est un petit homme maigre et pâle ; il a les traits pointus. Les gens qui veulent lui faire plaisir disent que son visage rappelle celui de Voltaire ; mais je pense qu’il ne porte les cheveux longs que pour ne pas tant ressembler à Pierrot. — Il est sujet aux migraines ; mais il en joue très-bien, et pendant les trois mois qui précèdent la représentation d’une de ses pièces, la presse tient l’univers au courant des vapeurs et des attaques de nerfs qu’il attrappe aux répétitions. — M. Sardou est d’un caractère charmant ; une vieille coquette, à qui l’on rappelle en public qu’elle est née vers 1814, peut seule donner une idée de l’aménité de M. Sardou quand l’on se permet de trouver une tache à son soleil. Pourtant, il lui serait si facile de clouer les gens qui critiquent ses œuvres en leur répondant qu’il n’y est pour presque rien. — Le cabinet de travail de M. Sardou est très-curieux : il a un grand meuble à casiers remplis de vieux livres et d’anciennes brochures dans lesquels il puise à pleines mains ses… inspirations. — Une fois il s’est fait donner congé de l’appartement qu’il occupait. Son propriétaire alla le trouver et lui dit : Monsieur, vous ne m’avez pas dit que vous louiez votre logement pour en faire un atelier de tailleurs… les voisins du dessous se plaignent d’être importunés par un bruit perpétuel et insupportable de ciseaux en mouvement… M. Sardou quitta la maison, ne voulant pas avouer que c’était lui qui travaillait depuis trois mois à Nos Intimes. — Une indiscrétion nous permet d’offrir à nos lecteurs un extrait du budget annuel de M. Sardou ; le voici :

dépenses de mon cabinet de travail pour l’année 1869
Plumes métalliques (il m’en reste deux neuves) » 05 c.
Encre » 05
Crayon rouge pour encadrer les extraits de vieux drames à découper 52 »
Pains à cacheter pour coller les extraits 60 »
Repassage de ciseaux 87 60

Enfin, M. Sardou appartient à cette catégorie nombreuse d’écrivains qui, à défaut de génie, rangent très-bien leurs papiers et surtout ceux des autres. Comme les gens qui se construisent des maisons neuves avec les morceaux des vieilles, M. Sardou, à force de patience, s’est fait un chantier de démolitions dramatiques très-bien assorti, et dans lequel il trouve tout faits les escaliers, les portes, les fenêtres, les cheminées et les rampes dont il a besoin. Il range, arrange, rogne, ajuste, colle, plaque et vernit le tout avec la conscience d’un homme qui voudrait bien que l’on ne s’aperçût pas que c’est en plusieurs morceaux. — Après sa vanité et sa… complaisance pour les puissants du jour, ce qu’il y a de plus saillant chez ce grand homme, qui n’a que de petits côtés, c’est son menton.

Février 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

M. Sardou est fait grand-officier de la Légion d’honneur, le... 18... à la suite d’une pièce qu’il a fait jouer au Vaudeville, et dans laquelle il insinue que Gambetta n’est parti de Paris en ballon que pour aller offrir à Bismark de lui vendre la France moyennant une rente viagère de quinze bocks par jour. — Le... 18... il produit encore, entre autres œuvres remarquables, un drame où l’on voit Garibaldi se faisant faire la courte échelle par Ranc et Victor Hugo pour aller voler de l’argenterie dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré ; il reçoit le... 18... comme récompense le grand-cordon de la Légion d’honneur, et meurt le... 19... laissant inachevée une comédie en cinq actes commandée par le ministère dans laquelle l’Internationale est représentée fabriquant des pièces de vingt francs en bronze d’aluminium.