Le Tunnel (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 97-105).


LE TUNNEL


Partout l’œuvre de fer s’exalte et se poursuit.

Le mont, comme une immense usine, entend, la nuit,
Sonner les sourds marteaux sur les claires enclumes.
D’immenses torches d’or dans les sentiers s’allument.
Bouviers et chevriers les regardent d’en bas
En ramenant au soir tombant leurs troupeaux las,
Et ces feux étagés et portés jusqu’aux astres
Les font rêver la nuit à quelque fol désastre


S’abattant sur l’orgueil des hommes de là-haut.
Ils ont la peur en eux de ces volants travaux
Suspendant l’incendie au flanc nu des montagnes
Et creusant des chemins de France ou d’Allemagne
À travers leur pays vers des pays nouveaux.

À ceux venus du Rhin, du Danube ou du Rhône
On donne à perforer les monts de l’Occident,
Tandis que ceux de Gêne et de Pise et d’Ancône
Devront trouer les monts du sud aux mille dents
D’où l’on peut voir briller les Méditerranées.
Chaque escouade à pied d’œuvre s’est amenée ;
Et l’ordre unique et solennel est de marcher
L’une vers l’autre, à coups de pics, dans le rocher.

Sur un étroit plateau les foreuses s’installent
— On dirait un faisceau de longs fusils braqués —
Pour attaquer le roc et l’obstacle embusqué
Avec des dents d’acier, bien mieux qu’avec des balles.


Depuis l’aube qui naît jusqu’au soir commençant
On entendra leur fureur calme, mais obstinée,
Dites, durant quel laps et de jours et d’années,
Forcer ou ralentir son rongement crissant.

Les premiers coups portés fendent gaîment la pierre
Et s’exaltent — éclairs rythmés dans le soleil ; —
Mais leur choc cadencé contre le grès vermeil
Demain ne sera plus qu’un bruit sourd sous la terre.

Un porche fruste et noir s’est ébauché déjà ;
Il verse aux terrassiers sa nuit profonde et large ;
L’ombre barre soudain leur dos portant les charges,
Tandis que la clarté joue encor sur leurs pas.

Sous la voûte, ployant leurs fronts et leurs vertèbres,
Ils se perdent enfin avec de grands flambeaux,
Dites, pour quels secrets et tortueux tombeaux
Ils semblent travailler et sculpter les ténèbres.


Ils ignorent bientôt les changeantes saisons
Qui promènent leur ronde à l’entour de la terre ;
Leurs yeux oublient la vraie et vivante lumière
Qui réchauffe à midi leurs champs et leurs maisons.

Ils sont chacun un chiffre en une immense somme ;
Mais qu’importe qu’ils ne soient plus qu’un souvenir
Pour ceux des bourgs qui ne les voient plus revenir.
Si leurs nocturnes pas s’en vont vers d’autres hommes.

Ceux qui percent le mont, au nord,
Disciplinent leurs gestes
Et le han régulier qui scande leur accord,
Tandis que ceux du sud aiment le travail preste
Et fouetté de surprise et d’entrain dans l’effort.

Certe on s’ignore encor
Des deux côtés de la montagne.

Ceux du Trentin et des Romagnes
Raillent ceux du Danube et de l’Elbe et du Rhin
De vivre et de pourrir en des marais de suie
Et de n’avoir chez soi que les vents et la pluie
Et des loques de brume à se couvrir les reins.
Peu importe que les savants le leur démontrent,
Eux ne croiront jamais à l’heureuse rencontre
Au fond d’un sol hostile, aveugle et torturé ;
On creusera chacun un tunnel séparé
Et le travail sera d’autant plus long et sombre
Dans l’ombre.

Pourtant, après des jours et puis encor des jours
Et des nuits et des heures sans nombre,
Un soir, comme on s’assied en rond pour le repas,
Quelqu’un qui s’est calé dans une énorme entaille
Prétend
Que son oreille entend
Battre le bruit sourd et rythmé d’un pas
Dans les pierres de la muraille.


Tous écoutent, et leurs gestes sont suspendus
Et leurs yeux dirigés du côté des ténèbres ;
Mais plus rien ne remue et, dans le mont funèbre,
Le silence, à nouveau, s’est soudain refondu.

Oh ! que les poings sont lourds et que les bras sont lâches
En reprenant, après ce bref espoir, leurs tâches
Et leurs luttes contre le roc et ses parois !
Et d’autres jours et d’autres nuits et d’autres heures
Mêlent à leurs ennuis et la crainte et le leurre,
Quand, un matin, un homme accourt, pâle et pantois,
Jurant la Vierge et Dieu qu’en faisant sa prière,
Il entendit trois fois un long coup de tonnerre
Sortir du mont et rebondir de pierre en pierre,
Là-bas.

Émus, fiévreux, hâtant le pas,
Tous le suivent vers l’endroit proche.
Le bruit renaît, chacun l’entend
Pareil aux chocs intermittents

Que fait la poudre en éclatant
Dans la mine, de roche en roche.

On devine un labeur méthodique et total.
Certes des gens sont là qui guettent un signal
Avec leur cœur qui bat et s’enfièvre sans halte.
Alors tous ceux d’ici saisissant leurs marteaux
Répondent coup pour coup comme ferait l’écho,
Si bien que le mur, noir de grès et de basalte,
Qui seul sépare encor les chants et les travaux
Vibre de haut en bas et à son tour s’exalte.

Le doute en un instant est mort ou s’est enfui.
Pour la première fois, tout est joie et lumière,
Tout est ivresse et foi dans le cœur de la terre
Jusqu’au fond de la nuit.

L’entrain, comme un caillou, sur les groupes ricoche.
Légers sont les fardeaux et dociles les pioches.

Les muscles sont heureux de roburer les corps
Et de se contracter pour bander chaque effort.
On chante en transportant d’énormes blocs de schiste.
Le travail devient fête et rien ne lui résiste.
La dernière cloison est branlante déjà
Et dans deux nuits, au jour levant, on l’abattra.
Les pics plus ardemment dans la pierre s’implantent.
Un milanais, collant sa bouche au creux des fentes,
Jette un grand cri qu’entend un ouvrier du Rhin.
Les mots seront compris et commentés, demain.
Tous s’acharnent d’ensemble et chacun voudrait être
Celui qui percera la première fenêtre
Dans le haut mur hostile, aveugle et torturé.

Oh ! ce conflit d’efforts soudain exaspérés
Comme un amas de flots battant le pied des digues !
Nul ne sent plus ni le sommeil, ni la fatigue.
Tous les cous sont tendus et tous les souffles courts.
Enfin, avant l’aurore, un géant de Hambourg,
En descellant un bloc plus pesant qu’une enclume,
Voit tout à coup surgir des ténèbres du mont,

Non plus à ses côtés, près des lampes qui fument,
Mais en face, droit devant lui, un compagnon.

À travers la muraille, à peine encor fendue,
Cent mains, en un élan, soudain se sont tendues.
Couverture s’emplit d’un grouillement de bras.
Chacun crie et s’agite et l’on ne s’entend pas.

Mais les cœurs sont d’accord et joyeux sont les gestes.
Ensemble on se remet à la besogne preste.
On se sent clair, alerte, ardent et fraternel.
Le rail luisant et droit qui fuit par le tunnel
Semble un lien de ferveur tendu de terre en terre.
Et voici que du sud et du nord, l’horizon,
À travers l’ombre et la limaille et la poussière,
Déjà fait se rejoindre au cœur sombre du mont
Les diverses clartés d’une même lumière.

L’orgueil emplit les cœurs, les cerveaux et les mains ;
L’espoir de changer tout devient l’espoir humain
Et l’on rêve déjà de deux mers séparées
Qu’on joindrait à travers les rocs de leurs contrées.