Le Val de Brix/II

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Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 15-21).

II

LE CONNÉTABLE DE NORMANDIE



Guillaume du Hommet ne tarda pas à paraître : c’était un grand et beau jeune homme de dix-huit ans, aux cheveux bruns, à l’œil clair et brillant. Les roses dont il apportait un énorme bouquet n’étaient pas plus vermeilles que son jeune et fier visage. Le chaperon à la main, il s’avança après s’être incliné profondément dès son entrée dans le jardin, et vint s’agenouiller devant le baron, non sans échanger un regard et un franc sourire avec la jeune châtelaine, qui lui donna sa main à baiser.

« Monseigneur, dit-il au baron, mon père vous présente ses très humbles respects, et m’a chargé de vous remettre sa réponse écrite à votre gracieuse invitation d’hier.

– Qu’est ceci ? une lettre scellée de ses armes ! et cela pour répondre à un message si peu important et qui ne demandait qu’un bon oui. Votre père n’a pas coutume d’être si cérémonieux, mon ami. Est-ce qu’il refuse de venir chasser et dîner avec moi demain, par hasard ?

– J’espère que non, dit Guillaume. Mon père ne m’a pas dit ce qu’il comptait faire, mais il paraît fort préoccupé depuis quelques jours, et s’enferme souvent avec ma mère et le majordome. Cette lettre, Monseigneur, vous instruira sans doute du motif de sa tristesse. Pour moi je ne saurais le deviner.

– Et il ne faut point l’essayer, jeune homme ; les secrets des parents doivent être respectés par les enfants. Ma fille, faites appeler le père Hélier. »

Luce courut elle-même chercher le père Hélier, chapelain du château de Brix. Elle le trouva fort occupé à enluminer un manuscrit auquel il travaillait depuis quarante ans. Il copiait un papillon, et, trop bon pour tuer son modèle, il l’avait placé sous une coupe de cristal à demi remplie de fleurs.

Mon bon père, dit Luce en entr’ouvrant la porte, veuillez venir, je vous prie. Mon grand’père a reçu une lettre.

– J’y vais, dit le bon religieux ; mais regardez donc mon papillon, Mademoiselle. Est-il bien peint ?

– À merveille. Mais venez vite, je vous prie, c’est une lettre du père de mon fiancé.

– Oh ! alors, dit le moine, il faut se hâter. » Et, posant son pinceau, le vieux chapelain suivit la légère sylphide qui lui montrait le chemin, et arriva un peu après elle sur la terrasse.

Le baron Adam, comme beaucoup de ses contemporains, donnait plus volontiers cent coups d’épée qu’un coup de plume, et, s’il avait appris à lire dans son enfance, il s’était hâté de l’oublier dans sa jeunesse. Il tournait et retournait dans ses mains la lourde lettre entourée d’un fil de soie que fixait un cachet de cire rouge, et il ne prêtait qu’à demi son attention aux questions de Guillaume, qui essayait de le faire causer de la chasse au sanglier projetée pour le lendemain.

Enfin le chapelain parut : sur l’ordre du baron, il ouvrit la lettre du connétable, et un petit paquet cacheté en tomba. Le baron le prit et le tint fermé dans sa main.

« Lisez, dit-il, nous verrons ce que c’est. »

Mais le chapelain, ayant d’abord parcouru la lettre des yeux, fit au baron un signe que celui-ci comprit.

« Éloignez-vous un instant, mes enfants, dit-il à Guillaume et à Luce ; promenez-vous ensemble le long de cette allée, je vous appellerai tout à l’heure. »

Les deux fiancés se prirent la main et s’éloignèrent. Tout en écoutant la lecture de la lettre du connétable de Normandie, le vieillard les regardait. Ces enfants de deux mères qui s’étaient aimées toute leur vie avaient été fiancés dès le berceau. Ils s’aimaient d’une affection aussi pure que les anges s’aiment au paradis, et, en les voyant marcher d’un pas si doux, si égal, entre les lis et les buissons de roses, l’aïeul sentait son cœur s’amollir et ses yeux se mouiller. Hélas ! la lettre qu’il recevait allait peut-être briser tout ce bonheur, anéantir toutes ces espérances !

Mais l’âme toute virile du vieux guerrier s’éleva vers Celui qui donne la force, et se hâtant d’essuyer les larmes qui, peu à peu, avaient coulé sur sa longue barbe blanche, il se leva, et appelant les fiancés, leur dit :

« Venez à la chapelle, mes enfants : c’est là que je veux vous parler. Venez avec nous, père Hélier, et vous aussi, Jouvine. »

Ils montèrent l’escalier qui, de la terrasse, amenait à la cour centrale où s’élevait le donjon, et entrèrent tous dans la chapelle. En prenant l’eau bénite, au lieu de la présenter à sa petite-fille, le vieillard fit le signe de la croix sur le front de Luce, et, la prenant par la main, la fit asseoir à sa gauche, sur le prie-Dieu de la défunte baronne de Brix. Étonnée, Luce regardait son grand-père.

« Mettez-vous là, lui dit-il, et puisse l’âme des saintes femmes qui occupèrent autrefois cette place, puisse l’âme de ma chère et pieuse Constance, votre grand’mère, Luce de Brix, inspirer et soutenir la vôtre. Messire chapelain, lisez-nous la lettre du connétable. »

Le père Hélier obéit, et voici ce que les fiancés entendirent :

« Au château de la Luthumière, 24 juillet 1227.
« Très cher et vénéré messire Adam,

« J’ai l’honneur de vous remercier en mon nom et en celui de Mme du Hommet de l’invitation que mon fils nous a transmise de votre part. Nous irons demain dîner au château de Brix, mais je ne pourrai chasser avec vous dès le matin, mon prochain départ me donnant trop de soucis et d’occupation pour cela. Le moment est venu d’accomplir un vœu que j’ai fait il y a bien des années. Je vais partir pour Chypre, où m’appelle mon ami et ancien compagnon d’armes le roi Hugues de Lusignan. J’ai fait vœu de passer une année en Palestine, et j’espère y combattre. L’empereur d’Allemagne s’est croisé et va s’embarquer à Brindes. Tout annonce qu’il y aura laus et honneur à gagner en terre sainte cette année-ci.

« Je désire emmener mon fils. Ce serait chose belle et souhaitable pour lui d’aller gagner ses éperons en guerroyant contre les Sarrasins ; mais Guillaume ne m’appartient plus. Sa fiancée seule a le droit de lui dire : Partez, on restez. Si elle veut qu’il reste, et Mme du Hommet voudrait bien qu’il en fût ainsi, vous fixerez l’époque des noces de nos chers enfants sans attendre mon retour, qui ne pourra guère avoir lieu que dans dix-huit mois. Je laisse tout pouvoir à ma chère et bonne femme, et je bénis et j’approuve tout ce qu’elle ordonnera.

« À demain. Que Dieu et Notre-Dame inspirent à Mlle de Brix ce qui sera le meilleur pour notre salut à tous et l’honneur de nos maisons ; et qu’ils vous aient en sa sainte et digne garde.

« Richard du Hommet, connétable. »


La voix du père Hélier avait tremblé plus d’une fois en lisant cette lettre. Quand il l’eut finie et qu’il leva les yeux, il vit que Luce avait caché son visage dans ses mains. Jouvine pleurait, et le baron et Guillaume, pâles, et les mains jointes tous deux, ressemblaient à des statues agenouillées sur un tombeau. Un nuage voilait le soleil, et les vitraux ne laissaient passer qu’un jour assombri. Un silence de mort régna pendant quelques minutes.

« Messire chapelain, dit le baron, récitez-nous le Veni creator, je vous prie.

Le père Hélier le fit, et la voix des auditeurs lui répondit. Quand ils eurent dit amen, le baron se leva et alla prendre sur l’autel la croix de drap rouge qu’avait renfermée la lettre. Puis, se tournant vers Guillaume et Luce, il leur dit :

« Mes enfants, il s’agit ici d’une décision capitale. Vous êtes bien jeunes, et pourtant je veux vous laisser libres. Voulez-vous attendre et réfléchir jusqu’à demain, Guillaume ?

– Ce n’est pas à moi à réfléchir, Monseigneur, dit le jeune homme ; je ferai ce que Mlle de Brix m’ordonnera, demain comme aujourd’hui, comme toujours.

– Luce, dit le vieillard, voulez-vous attendre ? »

Luce, aussi blanche que sa robe, se leva toute tremblante.

– Monseigneur, dit-elle, je ne vous demande que quelques instants pour prier Dieu. »

Elle tomba à genoux, et le baron reprit sa place à côté d’elle.

Luce regarda autour d’elle. Guillaume avait incliné la tête et priait, le front dans ses mains. Jouvine, ne pouvant plus étouffer ses sanglots, était sortie de la chapelle, et les deux vieillards priaient, immobiles et prosternés.

La jeune fille regarda son fiancé, son aïeul et songea combien elle les aimait, combien elle en était chérie. Un instant ses lèvres s’entrouvrirent pour dire : Ne partez pas.

Mais un rayon de soleil, perçant le nuage, illumina la rose de l’Occident et fit resplendir le Christ doré placé sur l’autel. Luce le regarda, et il lui sembla que le divin crucifié lui demandait, en échange de tout le sang qu’il a répandu sur la croix, quelques prémices de son bonheur terrestre.

« Si tu l’aimes, dit à Luce une voix intérieure, si tu aimes Jésus mort pour t’ouvrir le ciel, prends sa croix et suis-le. Songe au saint sépulcre, songe à Sion captive. »

Luce traça le signe de la croix sur son front, sur ses lèvres et sur son cœur ; puis, se levant, elle alla prendre sur l’autel la croix bénite et la présenta en silence à Guillaume.

Celui-ci la prit, la baisa, et dit à sa fiancée :

« Devant Dieu et Notre-Dame, Luce, je vous promets d’être digne de vous. »

Le baron s’était levé aussi, mais, pour la première fois, il dut s’appuyer au bras du chapelain.

« Ma fille, dit-il, vous avez bien fait. Je ne verrai pas vos noces. Quand Guillaume reviendra du pays d’outre-mer, je ne serai plus ici-bas qu’une froide poussière ; mais j’aurai offert à Dieu le sacrifice de mes dernières joies et je mourrai tranquille et content de vous. Mes enfants, soyez bénis !… »

Et le festin du lendemain fut un festin d’adieu.