Le Val de Brix/VIII

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Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 52-61).

IX

TRAHISON


À peine les premières lueurs du matin commencèrent-elles à teinter de blanc le faîte du donjon, que deux personnes, dont le brouillard ne permettait pas de distinguer les traits, parurent sur l’escarpe du fossé du château et appelèrent Alain. Le vieil écuyer faisait alors la ronde matinale dont il avait l’habitude, et, malgré sa veille de la nuit précédente, il était, comme toujours, alerte et attentif. Il reconnût les voix qui l’appelaient.

« Qu’y a-t-il, Pierre ? Pourquoi amènes-tu Marie ?

– Il faut que je vous parle en secret, vite, vite, dit Pierre. Ce serait trop long d’éveiller le portier et d’abaisser le pont. Jetez-moi une planche à la poterne. »

Alain se hâta d’aller chercher un madrier dans une salle dont il gardait toujours la clef sur lui. Il la jeta en travers du fossé à Pierre ; le jeune homme passa, ainsi que sa sœur ; aidé par Alain, il releva le madrier et le remit à sa place ; puis, marchant sans bruit, tous les trois se rendirent dans la chambre d’Alain.

Qu’y a-t-il donc ? parlez ! fit l’écuyer inquiet.

– Messire Alain, dit Pierre, la comtesse d’Annandale est venue au Val cette nuit et nous a laissé un de ses gens blessé dans un combat qui a eu lieu cette nuit, en foret. Elle nous a dit de le soigner s’il vit, de l’enterrer s’il meurt, mais en tout cas de le bien cacher. Elle nous a donné de l’argent, et à toutes nos questions n’a daigné répondre que ceci : « Ne manquez pas, si vous voulez rendre un grand service au baron de Brix et à demoiselle Luce, d’aller les chercher au plus tôt possible et de les amener au Val. Leur château sera envahi demain. » Puis elle est partie avec ses Écossais, disant qu’elle ne resterait pas une heure de plus pour un royaume. Alors, laissant le blessé aux soins de ma mère, nous sommes partis, Marie et moi. Que faut-il faire ? Dites. »

Alain tenait à deux mains sa longue barbe grise et paraissait réfléchir profondément. Le digne écuyer avait obéi toute sa vie au baron de Brix. Il ne pouvait s’accoutumer à l’idée de ne plus prendre ses ordres, et surtout à recevoir ceux de Luce, une enfant de seize ans, qu’il lui semblait avoir bercée la veille.

« Tous ces mystères que l’on fait à monseigneur, se dit-il, sont inutiles. Il va mieux. Le danger lui rendra l’énergie et la présence d’esprit. Attendez-moi là, enfants, je vais éveiller monseigneur. Il avisera. »

Et, entrant dans l’appartement du vieux baron, il le trouva déjà éveillé, et s’habillant avec l’aide d’Yvain, qui avait veillé près de lui après le départ de l’écuyer.

« Laissez-nous, Yvain, dit Alain, et, sans préambule, en vieux guerrier plus habitué à donner des horions qu’à faire des discours, Alain rendit compte à son maître de tout ce qu’on avait cru devoir lui cacher depuis un mois. Bien loin d’abattre le courage du vieux gentilhomme, ce récit lui rendit toute sa vigueur. Il demanda un verre de vin, le but à la confusion des Bretons et des Anglais, se fit armer, et déclara qu’il allait, au lieu de fuir, se mettre en état de défense, et passer en revue ses hommes d’armes.

Pendant ce temps, Marie, ennuyée d’attendre, laissa son frère chez l’écuyer et lui dit : « Je vais essayer d’entrer chez mademoiselle. » Et elle monta dans la tourelle dont l’escalier conduisait à la chambre de Luce. Elle trouva dans la pièce qui précédait les trois suivantes de Mlle de Brix qui s’habillaient, car leur maîtresse voulait que l’on fût matinal et se faisait éveiller tous les jours à cinq heures. Les jeunes filles firent une exclamation d’étonnement en voyant entrer Marie.

« Hé quoi ! Marie du Val ici ! s’écrièrent-elles ; le pont est encore levé. Êtes-vous venue à travers les airs ?

– Peut-être bien, dit Marie ; je vous conterai cela tantôt, mais permettez-moi de le dire d’abord à mademoiselle. » Et, entrant doucement dans la chambre de Luce, elle en referma la porte au verrou.

Luce dormait, toute pâle, dans ses vêtements froissés, et les cheveux en désordre, Marie s’assit près d’elle et se mit à prier Dieu en attendant qu’elle s’éveillât. Bientôt, tout en dormant, Luce se mit à gémir et à soupirer, oppressée par un mauvais rêve. Marie alors l’éveilla en lui baisant la main, et Luce, ouvrant les yeux, reconnut sa sœur de lait, et se jeta à son cou.

« Ma bonne Marie ! s’écria-t-elle, oh ! que je suis heureuse de te voir ! Je rêvais que messire Guillaume revenait, qu’il m’amenait un beau palefroi blanc pour me conduire à l’église, et voilà qu’au lieu de mes habits de mariée je ne trouvais dans mon coffre qu’une robe de deuil et une épée toute sanglante. Oh ! l’horrible rêve !

– N’y pensez plus, Mademoiselle, tout songe est mensonge. Je vais arranger vos cheveux, vous mettre une autre robe, et nous irons déjeuner avec du bon beurre que j’ai apporté pour vous ; puis nous irons au Val chercher des œufs frais et des fleurs.

– Ah ! Marie, dit Luce, se rappelant les évènements du jour précédent, tu ne sais donc pas ce qui est arrivé ? » Et elle lui raconta tout.

Marie, la voyant si inquiète, n’osa pas lui parier de l’Écossais blessé qui était au Val. Elle se borna à la supplier d’y venir avec le baron, et elles se levaient toutes deux pour aller chez lui, lorsque le son éclatant d’une trompette les fit tressaillir. Elles coururent à une fenêtre d’où l’on voyait le pont-levis, et ce qu’elles aperçurent les glaça d’effroi. Sur le bord du fossé, en face de la porte du château, un chevalier d’une haute taille, armé de toutes pièces, était debout tenant à la main une longue lance à laquelle était attaché un drapeau blanc. À ses côtés, deux poursuivants d’armes sonnaient de la trompette, et à quelque distance, sur le chemin, se voyait une troupe nombreuse d’hommes armés, les uns d’arcs et de lances, le plus grand nombre portant des haches, des marteaux et des leviers.

Le baron de Brix parut sur les créneaux qui dominaient la porte. Il était armé de toutes pièces, et Alain, le casque en tête, comme lui, était à son côté.

À la vue du baron de Brix, les trompettes se turent. Le baron éleva la voix :

« Qui êtes-vous, sire chevalier ? dit-il, et que demandez-vous ?

– Je suis Hugo, seigneur de Ganneville, dit le chevalier, et je viens prendre possession du château de Brix et le démanteler par ordre du roi de France. Ouvrez-moi les portes à l’instant, messire Adam : ne m’obligez pas à avoir recours à la violence.

– Sire Hugo, reprit le baron, vous êtes mon voisin, et vous devez savoir mieux que personne que je suis sujet loyal et soumis du roi de France. La rébellion de mon fils ne peut m’être imputée. Pas un de mes vassaux ne l’a suivi : il est allé au siège de la Haye-Paisnel avec ses seuls Écossais, sujets de sa femme la comtesse d’Annandale. J’ai envoyé un messager à la reine régente, et elle est trop juste et trop bonne chrétienne pour ne pas révoquer une sentence inique, basée sur une erreur. D’ailleurs j’en appelle à l’Échiquier de Normandie. Je suis membre né de cette cour souveraine, et un noble normand ne peut être dépossédé de ses terres et châteaux sans une décision de l’Échiquier.

– Messire Adam, reprit Ganneville, je ne suis pas de si grande noblesse que vous, et je n’ai pas l’honneur de faire partie de la haute cour des pairs de Normandie ; mais je sais que, dès la première année du règne de Louis VIII, père du roi actuel, l’Échiquier décida que tout baron normand qui refuserait de reconnaître comme bonne et valable la confiscation de la Normandie, et se révolterait contre le roi de France, verrait ipso facto ses terres confisquées et ses forteresses rasées. Et vous étiez présent à la séance où cette ordonnance fut faite. C’était à Caen, le 15 novembre 1225 ; il n’y a pas trois ans.

– Sire Hugo, reprit le baron de Brix, cela est vrai ; mais qu’importe ? Je ne suis pas révolté contre le roi : la loi ne m’atteint pas.

– Baron, dit Ganneville, si vous n’êtes pas en révolte, d’où vient donc que vous donnez asile aux révoltés ? D’où vient que, cette nuit même, une troupe armée sortie d’ici a attaqué mes hommes dans la forêt de Brix, et en a tué deux ? D’où vient que depuis deux jours on approvisionne votre château comme pour un siège ? D’où vient enfin qu’au lieu d’être reçu comme un voisin, un ami, je vous trouve enfermé dans votre château, armé de pied en cap, et refusant d’écouter les ordres de la reine ?

– La reine a droit à tous mes respects, sire Hugo, et le héraut qu’elle a envoyé ici, il y a trois jours, fut reçu avec honneur. Mais vous, qui me prouve que vous venez de sa part ? On connaît vos habitudes, qui sont plutôt celles d’un coupe-jarret et d’un malandrin que d’un gentilhomme. Que faisaient vos hommes d’armes cette nuit dans ma forêt de Brix ? Ils venaient braconner comme toujours, et tendre des pièges à mon gibier. Sachez-le bien, le premier qui sera pris sera le premier pendu.

– Par la mort-Dieu ! s’écria Ganneville, vous dites là une chose fausse, Messire. Mes gens étaient en campagne pour le service du roi de France et guettaient les rebelles échappés du château de la Haye.

– Oui-da, votre attachement au roi de France est connu, Messire. Vous en avez donné des preuves en passant dix fois des rangs de l’armée de France à celle d’Angleterre, servant et trahissant tour à tour Richard et Philippe-Auguste, Louis VIII et Jean sans Terre. Vous étiez au massacre d’Évreux parmi les assassins. Je vous connais, Hugo de Ganneville, homme sans foi, chevalier sans honneur !

– Les injures ne sont pas des raisons, reprit Hugo, la voix tremblante de colère : une fois, deux fois, trois fois, voulez-vous m’ouvrir vos portes et quitter le château ?

– Non, mille fois non, par l’âme du roi Richard ! je n’ouvrirai qu’à un héraut du roi de France, et si tu veux entrer au château de Brix, Hugo, prends-le d’assaut, si tu peux ! En attendant, détale, ou j’ordonne à mes archers de tirer sur toi. »

Ganneville montra le poing au baron et s’éloigna furieux, suivi de toute sa troupe. Les vassaux de Brix, qui le guettaient avec anxiété, saluèrent son départ de leurs moqueries ; mais la vieille Arlette, appuyée sur son bâton, se mit en chemin pour monter au château et dit à ses enfants et voisins : « Ces gens-là vont revenir et s’en prendront à nos chaumières, croyez-moi, réfugions-nous tous au château. »

Arlette était regardée comme une prophétesse, et toute la population du village se hâta de suivre son conseil. Pendant toute la journée on voitura au château des meubles, des provisions, et il fallut plus de vingt-cinq fois baisser le pont-levis pour laisser entrer des charrettes. Alain se multipliait pour veiller à tout. Ces préparatifs, ces alarmes qui glaçaient d’effroi la plupart des habitants du château, semblaient le mettre dans son élément.

« Monseigneur, dit-il au baron, qui, accablé de fatigue, s’était assis dans un grand fauteuil, nous avons oublié une chose très importante. Nos clercs sont seuls au village avec le saint Sacrement. Cette nuit, les gens d’Hugo de Ganneville, qui ne craignent ni Dieu ni diable, sont capables d’aller les piller. Il faudrait aviser à cela.

– Tu as raison, dit le baron, vas-y avec une escorte de six hommes au moins, et deux bons mulets pour rapporter les vases sacrés et les ornements de l’église. Vous la fermerez avec soin. Va. »

Alain partit. L’église de Brix avait été donnée par les seigneurs du domaine aux bénédictins de l’abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et ils y entretenaient trois des leurs, chargés de desservir la paroisse. Ces bons religieux ne voulaient pas quitter le presbytère. Alain eut beaucoup de peine à les y décider. Il les emmena enfin, mais ce ne fut qu’après trois heures de préparatifs et d’emballages compliqués.

Or, pendant qu’il était ainsi occupé, Pierre, qui depuis le matin n’avait pas quitté Alain, l’aidant de son mieux, écoutant et observant toutes choses, lui dit :

« Messire Alain, avec votre permission, je voudrais aller faire un tour au Val pour conforter ma bonne mère et voir ce qui advient par là. Vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ?

– Je m’en passerai, puisqu’il le faut, dit Alain : tu as raison d’aller au Val. J’aurais dû y penser. Amène-nous ta mère.

– Oh ! quant à cela, dit Pierre, je n’y compte point. Ma mère sait ma sœur en sûreté au château, et elle ne quittera point sa maison. Je reviendrai le plus tôt que je pourrai. Adieu. »

Il partit, et Alain le regarda s’éloigner avec regret.

« C’est un garçon intelligent et courageux, dit-il au curé dom Benoît ; tout ce qu’il entreprend il le mène à bien. S’il eût voulu, j’aurais fait de lui un fameux écuyer.

– C’est dans l’armée du bon Dieu qu’il servira, dit dom Benoît ; mais, Alain, hâtons-nous, le jour va finir. »

Tandis que les religieux terminaient leurs préparatifs, une charrette, attelée de deux bons chevaux et chargée de gerbes de blé, gravissait la montée du château. L’homme qui la conduisait, Gilles le Roux, était le plus mauvais sujet de la paroisse. Le baron l’en avait chassé plusieurs fois, et il y revenait toujours, protégé par ses parents, bonnes gens qui espéraient corriger l’enfant prodigue à force d’indulgence. Le pont était baissé, et les sentinelles, tout en reconnaissant Gilles le Roux, ne conçurent aucun soupçon.

« Te voilà donc encore revenu, Gillot, lui dit Yvain est-ce pour tout de bon, cette fois ?

– Oh ! oui, pour sûr, dit Gillot ; mais halte ! voilà que mes gerbes se défont. Il faut les amarrer. Et il fit arrêter sa voiture sur le pont.

– Passe donc, dit Yvain, monseigneur veut que le pont soit baissé au coucher du soleil, et il y a déjà cinq minutes qu’il devrait l’être. Hue ! cria-t-il en frappant les chevaux ; mais, prompt comme l’éclair, Gilles coupa les harts, et tandis que les chevaux seuls entraient dans la cour, les gerbes de blé, tombant sur le pont, laissèrent voir dix à douze hommes armés qui, sautant en bas de la charrette, s’élancèrent sur les sentinelles et les garrottèrent.

« Trahison ! trahison ! » s’écrièrent les hommes d’armes et les paysans rassemblés dans la cour du château.

« Ganneville ! à la recouse ! » crièrent les assaillants, et le combat s’engagea fort inégal : les vassaux de Brix, la plupart sans armes et à demi paralysés par l’effroi, avaient affaire à des bandits déterminés, armés de toutes pièces, et dont le nombre allait toujours croissant, car le pont encombré, ne pouvant être relevé, livrait passage à toute la troupe que Hugo avait déjà amenée le matin et qui s’était tenue cachée dans la forêt. En moins de dix minutes, les défenseurs du château, blessés, meurtris, furent enfermés dans les salles basses, pêle-mêle avec les femmes et les enfants, et lorsque Adam de Brix, entendant leurs cris, descendit précipitamment du donjon où il était monté avec sa petite-fille et Marie, et arriva dans la cour, il se trouva en face d’Hugo de Ganneville, qui, sans daigner le regarder, dit à ses hommes :

« Relevez le pont, le château est à nous !

– Misérable ! s’écria le baron, qu’oses-tu dire ?

– La vérité, Messire, reprit Hugo en ricanant ; et vous n’avez qu’une chose à faire, c’est de quitter au plus vite le château et d’obéir aux ordres de la reine. La nef de vos enfants traîtres et rebelles vous attend au port de Barfleur. Je vais faire seller vos chevaux.

– Pas avant d’avoir combattu avec moi ! s’écria Adam : en garde ! » et, tirant son épée, il l’attaqua avec fureur ; mais Hugo, non moins prompt, et encore jeune et vigoureux, fit un bond de côté, évita le coup qui devait lui fendre la tête, et, se jetant sur le vieillard, lui saisit le poignet et le désarma.

À la vue de son épée enlevée par Hugo, Adam de Brix resta immobile un instant ; puis il chancela. Luce s’élança pour le soutenir ; mais il tomba, l’entraînant dans sa chute, comme le chêne foudroyé tombe entouré du faible lierre qui s’était suspendu à ses branches. Marie se hâta de secourir le vieillard, et Luce, couvrant son visage de baisers et de larmes, le suppliait en vain de parler. Il cessa bientôt de respirer, et Hugo de Ganneville, consterné un instant, donna l’ordre de porter sur le lit seigneurial le corps inanimé du baron de Brix.

Tandis que ses hommes d’armes s’acquittaient en silence de cette funèbre besogne, et que Luce et Marie les suivaient en pleurant, on vint avertir Hugo qu’Alain et les moines de Brix, ne sachant rien de ce qui s’était passé, demandaient à entrer au château.

Hugo se rendit sur les créneaux. Le crépuscule permettait à peine de distinguer les objets. Alain cependant le reconnut et fit une exclamation de désespoir.

« Le diable d’enfer est donc déchaîné ? s’écria-t-il. Est-ce vous que je vois, messire Hugo ?

– Oui, dit Hugo ; je suis maître du château. Votre baron va en sortir avec sa fille et les femmes et les enfants de ses vassaux. Je prends possession de la forteresse au nom du roi de France.

– Messire Hugo, dit dom Benoît, vous jouez gros jeu : je vous en avertis. La reine n’aime pas qu’on outrepasse ses ordres.

– Dites vos patenôtres, sire moine, et préparez-vous à chanter les vêpres des morts.

– Les vêpres des morts ? s’écria Alain, et pour qui ? grand Dieu !

– Vous le verrez bien ! » dit Hugo en quittant les créneaux.

Les religieux et l’écuyer attendaient avec angoisse. La nuit était venue, et ils voyaient des lumières aller et venir dans le château, où retentissaient un bruit d’armes, des gémissements, des ordres donnés à haute voix et quelques coups de marteau. Enfin le pont-levis s’abaissa, la porte de la cour s’ouvrit, et, à la lueur des torches, ils virent sortir du château six hommes d’armes portant sur un brancard recouvert d’un tapis le corps presque gigantesque d’Adam de Brix. Luce l’accompagnait, voilée et appuyée sur Marie. Les femmes de service et les vassales, menant ou portant leurs enfants, les suivaient tout en pleurs.

Hugo, debout sur le seuil, l’épée nue à la main, salua le mort au passage et surveilla le défilé du convoi. Un paysan s’était mêlé parmi les femmes.

« Restez ! lui dit-il ; les hommes qui sont ici n’en sortiront qu’après avoir aidé à démanteler le château. Malheur à qui résisterait ! Levez le pont !

– Écoutez-moi d’abord, Hugo de Ganneville, dit Luce en revenant sur ses pas et en écartant d’un geste impérieux les femmes qui l’entouraient. Vous avez agi comme un chevalier félon et déloyal. Je ne suis qu’une faible orpheline, je n’ai ici personne en état de me venger ; mais mon chevalier reviendra. Au nom de Guillaume du Hommet, je vous défie en champ clos à la lance et à l’épée, en présence du roi de France : que Dieu protège le bon droit ! voici mon gant. » Et de sa main frêle elle lança sur le pont ce gage de combat.

Un frémissement de pitié et d’admiration agita un instant la foule. Hugo grinça des dents.

« Vous avez bonne langue, Mademoiselle ! s’écria-t-il ; mais je ne relèverai pas ce gant. Votre champion est mort en Palestine, et je ne crains pas les revenants !

– Mort ! s’écria Luce, ô mon Dieu ! »

Elle tomba évanouie. Le pont s’était relevé, et les serviteurs de Luce l’emportèrent au presbytère, où elle passa la nuit, tandis que le corps du baron était veillé dans l’église par les religieux et Alain, et que les pauvres femmes de Brix pleuraient, dans leurs chaumières dépouillées auprès des enfants endormis sur la paille.