Le Verger (Dablon)/04

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Le Messager canadien (p. 38-46).


Chapitre IV

L’INTRUS


L’oncle Paul, les paupières mi-closes sous la toile bise de sa casquette, se chauffait au creux d’une chaise longue et chassait, d’une main paresseuse, une mouche que tentait l’épiderme tendrelet du cou et des avant-bras. Un arôme de sucre bouilli et de fraises des champs filtrait par les fenêtres grillagées de la cuisine où la vieille Marie cuisait les confitures. L’oncle Paul bougonnait :

— Mouche de mouche !

À deux pas, derrière la pergola, Jacques observait.

Les vacances de Monsieur Paul Richard ne comportaient aucun imprévu. Le matin, sauf les jours de pluie où il se plongeait dans la Petite Illustration et dans des livres interdits aux enfants par Madame Richard, l’oncle Paul, après un quart d’heure de somnolence sous la caresse du soleil, chaussait ses brodequins cloutés et partait en promenade à travers les pacages et les friches. Il chantait à pleine mâchoire les chants de marche appris au front en 1917 (des airs peu convenables, au dire de Madame Richard), et se récitait, non sans les mêler un peu, des vers d’Andromaque, dernier souvenir de collège. Ces soliloques rythmés avaient fait dire aux paysans que Monsieur Paul n’était pas toujours tout à lui, réputation qui ne déplaisait pas à la fantaisie et à la verdeur de l’ancien sergent. Accointé avec la marmaille du canton qu’il émoustillait, il coupait court aux jérémiades par une phrase de l’Émile qui résumait sa pédagogie de célibataire : « Vous ne parviendrez jamais à faire des sages, si vous ne faites d’abord des polissons.» L’oncle Paul n’avait d’intérêt que pour l’industrie qu’il gérait avec son frère Cyrille. Les relations avec le père de Jacques n’étaient pas des plus faciles. Au conseil d’administration, devant les contremaîtres et les dactylographes, Paul Richard renonçait à sa jovialité et aux élans généreux de sa nature ; il était alors précis et coupant. Hors de la fabrique, c’était le plus prodigue des oncles et, tant que les affaires ou les intérêts de la famille n’étaient pas en cause, au dire de Madame Richard toujours, le plus amène des beaux-frères.

— Jacques, Jacques, amène-nous à Québec, veux-tu ?

André et sa sœur Paule accouraient. L’oncle Paul souleva de son front basané la palette de sa casquette, et alluma sa pipe. L’oncle Paul comme un pilote à sa retraite allumait sa pipe du matin au soir.

— Tu vas à Québec ?

— Viens avec nous, mon oncle Paul !

Et les enfants prenaient leur oncle sous le bras. L’oncle Paul abandonna son râble à la profondeur de la chaise longue et mordit de ses grosses lèvres le tuyau de sa pipe. C’était son attitude quand il minutait quelque mauvais coup.

— Jacques, dis à mon oncle qu’il vienne avec nous !

— Jacques ne maîtrise pas sa voiture, dit l’oncle Paul gravement. Il érafle les poteaux dans les virages, et encore hier il a fauché les jarrets aux taures de Monsieur Chabot.

— Qui a dit ça ?

André était indigné. L’oncle Paul roula de gros yeux colombins :

— Qui a dit ça ? Petit marsouin !

L’oncle Paul l’avait empoigné et le hissait sur son épaule. Il se dirigeait vers l’auto.

— Allons, ouvre le panier, ma fille ! Je le tiens par les ouïes comme le poisson de Tobie.

André se retrouva entre son oncle et sa sœur, et l’automobile démarra.

Devant l’hôtel, Lucien Voilard, en complet de toile blanche, le veston ouvert sur une chemise de soie, discutait avec un individu au cigare visqueux.

— Si j’étais de vous, disait Lucien, je n’hésiterais pas. Ces valeurs seront à la hausse dès lundi.

Il s’était assis près du chauffeur et avait tiré la portière sur lui ; il dit, engageant :

— Mon cher Jacques, je regrette de te donner ce mal. Monique a insisté…

— Ce n’est rien. J’avais promis une randonnée à Paule et à André.

Les enfants ont demandé de prendre par le chemin des Prêtres, par le plus long. La voiture s’élance avec alacrité sur la route de Saint-Laurent. Le pied sur l’accélérateur, les mains à plat sur le volant, Jacques éprouve de la volupté à sentir les mécanismes obéir sous lui avec intelligence ; l’art a si bien agencé le jeu des organes, le chauffeur y insinue avec tant de précision et de confiance ses ordres multiples et entrecroisés, que l’automobile tout entière assume pour un temps cette vie venue d’en haut. Une longue habitude, une compréhension quasi mutuelle ont fait de l’auto une compagne, une amie du jeune homme.

L’oncle Paul regardait luire la Saulaie, en contrebas, comme un bouquet de fleurs blanches entre le chèvrefeuille. Il avait entrepris d’interroger Lucien, à mots couverts, sur le progrès des tractations ; Lucien faisait sa tête et mâchonnait des formules commodes où revenaient les mots de lourde responsabilité, d’intérêts et d’actionnaires à ménager.

La route en sortant du bois frisait la roche à Maranda et filait entre des champs de fraises. Les grands chapeaux de paille des paysannes accroupies blêmissaient au soleil, entre les perches des clôtures ; les femmes ne dérobaient pas un instant à la cueillette du fruit précieux.

Lucien se tournait vers Jacques pour lui poser des questions. Jacques, à l’échappée, voyait trembler l’arête de la moustache sur le gras des joues ; il ne croyait pas une seconde à la sollicitude de son futur beau-frère. L’oncle Paul, dodelinant de la tête, avait repris sa sieste au rythme des ressorts ; Paule rencognée chantonnait, et André, le nez dressé à la façon d’un jeune chien, écoutait la route battre sous lui comme une courroie dont Jacques prévoyait les caprices et les dérobades. Le jeune homme tentait en vain de s’absorber dans les problèmes infinitésimaux de la conduite ; les coulis d’air chaud et la stridulation de la cigale énervaient à la longue dans les silences de plus en plus tenaces.

— Tu ne laisses pas moisir tes pneus, dit Lucien.

L’oncle Paul s’éveilla :

— Ton père ne t’a-t-il pas promis de te faire acquitter les frais de la prochaine contravention ?

Paule crut opportun d’ajouter :

— Jacques, je vais le dire à maman.

Jacques en douce retirait le pied de l’accélérateur, et la bande chiffrée de l’indicateur glissait vers la gauche.

Une jument baie flanquée de son poulain jetait par-dessus la barrière d’un enclos un regard hautain. Le coude au bord de la portière, Lucien lui tenait tête et flairait la campagne. Il risqua une ou deux questions sur la beurrerie coopérative de Saint-Pierre, et ce fut tout. Ils quittaient le plateau. La voiture s’engagea dans la longue côte bleue cramponnée au flanc âpre de l’île et roula sur la chaussée dans l’odeur amère des ruissons argileux ; un troupeau de vaches noires ruminait la fraîcheur des mouillères, près du pont. Le ruban de l’indicateur remonta vers la droite ; Jacques se libérait au plus tôt de la promesse faite à Monique.

André et Paule poussèrent un cri. Les petits pris au collet se débattaient entre les bras velus de l’oncle Paul qui les avait surpris en plein rire, et qui rapprochait leur front sous la rude moustache taillée à mi-poil :

— Nous sommes à Québec dans cinq minutes, Lucien.

— Aie ! Aie !

— Mes agneaux, voyez comme votre oncle vous aime.

Jacques appliqua les freins et se tournant vers Lucien :

— C’est ici.

Lucien descendit en comblant le chauffeur de remerciements. Il s’éloignait lorsque tout à coup il se ravisa :

— Que dirait Madame Richard si je gardais Paule et André ? Ils dîneraient avec moi à l’hôtel ; nous retournerions tous les trois en taxi avant cinq heures.

Les petits avaient bondi hors de l’auto et criaient leur enthousiasme. L’oncle Paul jaloux de cette popularité insolite approuva sans joie :

— C’est bien. Ne les laissez pas courir la galipote.

Il prit place près de Jacques et la voiture repartit. L’oncle Paul avait allumé sa pipe ; à la première bouffée un peu satisfaisante, Jacques fit remarquer :

— As-tu vu Lucien Voilard ? Il simule le bon naturel. Cette invitation à Paule et André, il y pensait depuis le départ.

— Tu n’y vas pas en petits bas, mon garçon.

— Cet obséquieux se sent plutôt mal accepté parmi nous. Il en est pour ses frais avec moi. Des sourires patelins sous le retroussis de la moustache, des confidences insidieuses avec une tape sur l’épaule. L’autre jour, il m’a demandé : « Que feras-tu plus tard, Jacques ? Médecin ? Industriel comme ton père ? » Je lui apprêtais une réponse à l’eau claire comme il nous en sert lui-même, mais il me devança, et dit d’un air entendu : « Ceux qui ne veulent pas avouer ce qu’ils feront plus tard, ce sont les futurs curés.» C’est idiot.

L’oncle Paul ne répond rien. Il regarde à travers les ormeaux dont les Pères Blancs d’Êverell ont planté la terrasse de leur postulat un vapeur chétif lutter, de son étrave, contre le vent et la marée ; les vagues s’emmêlent dans le foin de grève et bouillonnent d’impatience sur les galets. La promenade fortuite avec Lucien Voilard a englouti la belle humeur de l’oncle Paul.

— Tu ressembles à ton père, dit enfin l’oncle Paul ; tu te défies. Lucien Voilard est un homme d’affaires de grande lignée ; sa manufacture de Pierrefeux, tu devrais voir ça. La fusion, c’est la sécurité, Jacques ; nous réduisons les frais d’exploitation, nous triplons la production et quintuplons les revenus. Ce qui nous permet de grossir les fonds de roulement et les réserves. Et pourtant ton père balançait. Il a fallu attendre des mois, ne pas laisser une journée sans pousser l’affaire dans son cerveau revêche.

L’oncle Paul pense éblouir Jacques avec cette mathématique. Le jeune homme dit :

— Monsieur Legendre répète à qui veut l’entendre que ta prudence est une prudence de dimanche.

— C’est une plaisanterie. Rien de bien drôle.

— C’est parfois le seul moyen de sauver la vérité.

L’oncle Paul rallume sa pipe dans le creux de sa main et, sur un ton de confidence :

— Ton père a voulu m’obliger à freiner hier encore. Je ne sais pas si je devrais te conter tout cela. Tu n’es plus un enfant. Sais-tu quel cadeau j’ai l’intention d’offrir à Monique ? La moitié de mes actions. Ton père s’est rebiffé à la seule idée de ce transfert.

— Je le comprends.

— Vous ne raisonnez pas juste. Il faut inspirer confiance à Voilard. Une association, c’est l’équilibre entre les parties. Ton père, moi, Guy et peut-être bientôt toi, ligués contre Lucien, vois-tu son impuissance ? Ce n’est plus un associé, c’est un employé. N’oublie pas que Lucien ne manifeste aucun emballement ; la fabrique, il le sait, ne tourne pas comme autrefois ; il a ouvert les livres. La fusion nous tire d’un mauvais pas.

L’oncle Paul y met tant d’assurance que Jacques hésite avant de reprendre :

— Ne serait-il pas préférable d’attendre quelques années avant de céder tes droits ? Si Voilard profite de notre faiblesse et prend barre sur nous…

— Nous, nous ! Le clan, mon cher ! Comme ton père ; dès que vous sortez du Verger, au premier détour de la haie, vous n’attendez qu’un coup de matraque.

Voilà une réponse de l’oncle Paul. Quand on le presse sur certaines questions, l’oncle Paul rechigne, il piétine de ses gros pieds des sentiments qu’il connaît mal. À la fabrique, il soutient les réclamations du dernier des talonniers ; s’agit-il de la famille, il se cabre comme s’il s’exposait à un népotisme avilissant.

Jacques revoyait Lucien assis auprès de lui, aunant des yeux les champs de fraises et de betteraves, les érablières, les pâturages, les granges et les écuries. Lucien établissait le coût d’exploitation, il songeait à la main-d’œuvre, aux livres bien tenus qui indiquent clairement les profits et pertes. Qui sait si le premier coup d’œil dont Lucien Voilard avait toisé le Verger n’empruntait pas sa pâleur blonde et glacée à des calculs mesquins d’inventaire ? On pourrait comparer Lucien à Monsieur Angers, le père de Noël, ce constructeur qui ne sort jamais de chez lui sans fourrer son pied-de-roi dans sa poche. Voilard se contenterait-il d’une entente de compte à demi ? Au fond, le bon sens de l’oncle Paul est court ; tripler la production ou les revenus d’une manufacture ne crée pas automatiquement du bonheur pour les actionnaires. L’oncle Paul, avec sa générosité étourdie de jeune prince, et Lucien Voilard, dansent du même pas ; gare au croc-en-jambe !

L’oncle Paul ajouta en ronchonnant :

— Tu jettes de l’émotion dans une affaire où il faut voir des faits, tu brouilles tout. Tu peux te fier à la sagesse de ton père et à la mienne. D’ailleurs Monique ne recule pas, que je sache, et Monique est une femme de jugement.

Jacques pense : À dire juste, elle hésite quand il n’est plus temps.

Ils arrivaient au Verger. Monique sur la véranda les regardait descendre. Ce regard grignotait Jacques au cœur ; un jour, devant les caresses de Madame Richard à André, il avait ressenti ce mordillement que l’on terre au fond de soi.

L’oncle Paul demanda :

— La maison blanche est ouverte, près du phare ; j’ai vu un jardinier. Sais-tu qui l’occupe ?

Jacques n’attendit pas la réponse et chercha l’ombre du Verger.