Le Vieillard des tombeaux/26

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 250-257).




CHAPITRE XXVI.

conversation.


Le roi a rassemblé les meilleures troupes de tout le pays.
Shakspeare, Henri IV, part. ii.


Les chefs de l’armée presbytérienne eurent une conférence sérieuse le soir du jour où ils avaient attaqué Tillietudlem. Les soldats étaient évidemment découragés par les pertes qu’ils avaient éprouvées, et c’étaient, comme il arrive toujours en pareils cas, les plus braves et les plus hardis qui avaient succombé. On devait craindre que, si on laissait leur zèle et leurs efforts s’épuiser pour un objet aussi secondaire que la prise d’un château fort d’une si faible importance, leur nombre ne diminuât par degrés, et que l’on ne perdît l’occasion de profiter des avantages que cette insurrection soudaine donnait au parti contre le gouvernement. Cédant à ces raisons, les chefs arrêtèrent que le principal corps d’armée se dirigerait sur Glasgow pour en déloger la garnison. Le conseil décida que Henri Morton, avec plusieurs officiers, se chargerait de cette affaire, et donna à Burley le commandement de cinq cents hommes d’élite qui devaient rester en arrière pour bloquer le château de Tillietudlem.

Morton se montra très-peu satisfait de cet arrangement. Il avait, dit-il, de puissants motifs pour désirer rester devant Tillietudlem ; et si on lui confiait la conduite du siège, il ne doutait pas de le terminer par un accommodement qui, tout en ménageant les assiégés, remplirait pleinement le but des assiégeants.

Burley devina facilement les motifs de son jeune collègue ; car, intéressé à connaître le caractère des gens qu’il employait, il était parvenu, en exploitant la simplicité de Cuddie et l’enthousiasme de la vieille Mause, à réunir beaucoup de renseignements sur les relations de Morton avec la famille de Tillietudlem. Il profita donc du moment où Poundtext se levait pour parler, comme il disait, quelques instants des affaires publiques, ce qui annonçait, comme Burley le comprit bien, un discours d’une heure au moins ; et tirant Morton à l’écart, il eut avec lui la conversation suivante :

« C’est mal à toi, Henri Morton, de vouloir sacrifier cette sainte cause à ton amitié pour un Philistin incirconcis, ou à ta concupiscence pour une femme moabite. — Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur Balfour, et je ne comprends pas vos allusions, » répondit Morton avec colère ; « j’ignore pourquoi vous me faites un reproche si insultant, dans un si grossier langage. — Confesse cependant la vérité ; avoue qu’il y a dans ce sombre château des personnes sur lesquelles tu veilleras comme une mère sur ses jeunes enfants, plutôt que d’arborer sur ces murs la bannière triomphante de l’Église d’Écosse. — Si vous voulez dire que je verrais avec plaisir cette guerre se terminer sans répandre de sang, plutôt que d’acquérir de la gloire et de l’autorité au prix de la vie de mes compatriotes, vous avez raison. — Et je ne me trompe guère en pensant que tu n’exclurais pas d’une pacification générale les amis que tu as dans Tillietudlem.

Certainement, poursuivit Morton : je dois trop au major Bellenden pour ne pas souhaiter de lui rendre ce service autant que le permettra l’intérêt de la cause que je défends. Je ne rougirai jamais de mon affection pour lui. — Je le sais, dit Burley ; mais quand même tu en eusses fait un mystère, j’aurais toujours deviné ce que tu aurais voulu me cacher. Maintenant, écoute-moi. Ce major Bellenden a des vivres pour un mois. — Vous êtes dans l’erreur, répondit Morton : nous savons que ses provisions peuvent à peine durer une semaine. — Oui ; mais j’ai su depuis de la manière la plus certaine que ce rusé coquin à tête grise a répandu ce bruit parmi les soldats de sa garnison, soit pour les déterminer à une diminution de ration, soit pour nous retenir devant les murs de son château jusqu’à ce que le glaive fut aiguisé pour nous frapper et nous détruire. — Et pourquoi n’avoir pas communiqué ce fait au conseil de guerre ? — Pourquoi ? qu’avons-nous besoin de détromper sur un tel sujet Kettledrummle, Macbriar, Poundtext et Langeale ? Tu dois avouer toi-même que tout ce qu’on leur dit est transmis au reste de l’armée dès leur premier sermon. Elle est déjà découragée en pensant qu’il faudra rester une semaine devant ce château : que serait-ce donc si on lui commandait de se préparer à un siège d’un mois ? — Mais alors pourquoi me l’avoir caché à moi ? pourquoi m’en instruire à présent ?… et, avant tout, où sont vos preuves ? — En voici quelques-unes, » répondit Burley ; et il lui remit dans la main un grand nombre de réquisitions envoyées par le major Bellenden à différents propriétaires pour obtenir des grains, des bestiaux et des fourrages ; et telle en était la quantité qu’il semblait impossible que la garnison vînt à manquer de vivres. Mais Burley ne communiqua point à Morton une chose qu’il savait fort bien : c’est que la plupart de ces provisions n’étaient pas parvenues dans le château, vu la rapacité des dragons envoyés pour les recevoir ; car ils ne se faisaient pas scrupule de vendre à l’un ce qu’ils venaient d’obtenir d’un autre, et d’abuser des réquisitions du major pour les vivres, à peu près comme sir John Falstaff[1] abusait de celles du roi pour les levées de soldats. — « Maintenant, » continua Balfour, voyant qu’il avait produit l’impression qu’il désirait, « je n’ai plus qu’une chose à te dire, c’est que tu as su cette circonstance aussitôt que moi-même, car je n’ai reçu ces papiers que ce matin. Je te le répète, tu peux t’en aller avec joie vers Glasgow et travailler de tout cœur au grand œuvre, persuadé qu’il n’arrivera aucun malheur aux amis que tu as dans le parti des méchants, puisque leur fort est bien approvisionné, et que je ne garde avec moi que le nombre de soldats nécessaire pour les empêcher de nous échapper. — Et pourquoi, » répliqua Morton, que les raisonnements de Burley ne pouvaient convaincre, « pourquoi ne pas me laisser le commandement de cette petite division, et marcher vous-même vers Glasgow ? cette mission est la plus honorable. — Aussi, jeune homme, répondit Burley, n’ai-je rien négligé pour qu’on la confiât au fils de Silas Morton. Je commence à devenir vieux, et ces cheveux blancs ont affronté assez de périls pour être honorés par les gens de bien. Je ne parle pas des vains honneurs du monde, mais de la gloire réservée à quiconque ne travaille pas avec négligence à l’œuvre sainte. Ta carrière commence à peine ; il te reste à justifier la haute confiance dont tu as été investi sur ma recommandation. À Loudon-Hill tu étais prisonnier : au dernier assaut, ta division combattait à couvert, tandis que moi je dirigeais l’attaque la plus périlleuse aux yeux de tous ; et si tu restais maintenant devant ces murailles, quand tu peux agir ailleurs, crois-moi, les hommes diraient que le fils de Silas Morton n’a pas su marcher sur les traces de son père. »

Piqué de cette dernière observation, à laquelle, comme gentilhomme et comme soldat, il ne pouvait faire d’objection raisonnable, Morton se hâta de souscrire à l’arrangement proposé. Toutefois il ne pouvait se défendre de quelque défiance contre celui qui la lui faisait.

« Monsieur Balfour, dit-il, tâchons de bien nous entendre. Vous avez pris la peine de donner une attention particulière à mes affaires privées et à mes attachements personnels ; croyez que j’y serai aussi fidèle qu’à mes principes politiques. Peut-être, durant mon absence, trouverez-vous l’occasion de me servir ou de me blesser dans ces affections ! Soyez assuré que, quelles que puissent être l’issue et les suites de notre entreprise, je répondrai par une reconnaissance éternelle ou par une haine implacable à la conduite que vous aurez tenue en cette circonstance ; et malgré ma jeunesse et mon inexpérience, je suis certain de trouver des amis qui m’aideront à donner des preuves de l’une ou de l’autre. — Si cette déclaration renferme une menace, » répondit Burley avec sang-froid et fierté, « mieux valait la garder pour vous ; je sais servir les intérêts de mes amis, et je méprise souverainement les menaces de mes ennemis. Mais je veux éviter toute occasion de discorde. Tout ce qui se passera ici, en votre absence, sera fait selon vos désirs, autant que pourra le permettre la soumission que je dois à un maître qui est tout-puissant. »

Il fallut bien que Morton se contentât de cette vague promesse.

« Si nous sommes battus, » se dit-il à lui-même, « la garnison sera secourue avant d’être obligée de se rendre à discrétion ; et si nous sommes vainqueurs, je vois déjà, d’après la force du parti modéré, que ma voix aura autant d’influence que celle de Burley pour déterminer les mesures à prendre au sujet du château. »

Il suivit donc Balfour au conseil, où ils trouvèrent Kettledrummle ajoutant à son dernier point quelques mots d’application pratique. Quand l’orateur eut fini de parler, Morton annonça qu’il consentait à marcher avec le gros de l’armée contre les troupes renfermées dans Glasgow. On lui nomma des collègues pour partager le commandement, et ils reçurent tous une exhortation des prédicateurs présents. Le lendemain, au point du jour, les insurgés se mirent en marche sur Glasgow.

Notre intention n’est pas d’entrer dans les détails d’événements qu’on peut trouver dans l’histoire de cette époque. Il suffit de dire que Claverhouse et lord Ross, apprenant que des forces supérieures approchaient, se retranchèrent, ou plutôt se barricadèrent dans le centre de la cité, où se trouvaient la maison de ville et la vieille prison, résolus à soutenir l’assaut des insurgés avant de leur abandonner la capitale de l’Écosse occidentale. Les presbytériens se divisèrent en deux corps pour faire leur attaque : l’un pénétra dans la ville par le côté du collège et de la cathédrale, tandis que l’autre se porta sur Gallowgate, principale entrée du sud-est. Les deux divisions étaient conduites par des hommes de résolution et animés d’un grand courage ; mais les avantages de l’habileté militaire et de la position ne pouvaient être surmontés par leur valeur indisciplinée.

Ross et Claverhouse avaient eu soin de placer des soldats dans les maisons situées à l’entrée des rues, sur les places et dans les carrefours, sans parler des troupes retranchées derrière des barricades qui fermaient le passage aux assaillants. Ceux-ci voyaient donc leurs rangs s’éclaircir sous le feu d’ennemis invisibles, sans pouvoir riposter avec succès. Ce fut en vain que Morton et d’autres officiers s’exposèrent en personne avec la plus noble intrépidité, et voulurent aborder leurs adversaires ; au lieu de les suivre, leurs soldats s’enfuyaient de tous côtés. Morton fut un des derniers à se retirer ; il soutint l’arrière-garde par des efforts inouïs, maintenant l’ordre dans la retraite, et repoussant les tentatives réitérées que faisait l’ennemi pour profiter de ses avantages. Cependant il eut la mortification d’entendre plusieurs de ses soldats murmurer entre eux, que « leur défaite venait de la confiance accordée à de jeunes latitudinaires, et que si le digne, le fidèle Burley avait conduit l’attaque comme aux barricades de Tillietudlem, l’issue du combat eût été bien différente. »

Ce fut avec le plus vif ressentiment que Morton entendit ces reproches sortir de la bouche de ceux même qui avaient les premiers perdu courage. Toutefois ils enflammèrent son ardeur en lui faisant sentir qu’engagé comme il l’était dans une entreprise périlleuse, il n’avait d’autre alternative que celle de vaincre ou de mourir.

« Il n’y a pas de retraite pour moi, » se dit-il à lui-même ; « que tout le monde avoue, même le major Bellenden, même Édith, qu’en courage, du moins, le rebelle Morton n’est pas resté au-dessous de son père. »

Il régnait après cet échec si peu de discipline et tant de désordre dans les rangs de l’armée, que les chefs jugèrent prudent de se retirer à quelques milles de la ville, afin d’avoir le temps de rétablir l’ordre parmi leurs troupes. Cependant les renforts arrivaient toujours, et ces nouveaux soldats étaient plus animés par le péril de leur situation, plus encouragés par la victoire de Loudon-Hill, qu’abattus par le dernier revers. Presque tous se joignaient au détachement de Morton, qui néanmoins avait la mortification de voir son impopularité augmenter rapidement parmi les plus intolérants des covenantaires. Cette prudence au-dessus de son âge, dont il avait fait preuve en guidant et en disposant ses troupes, était traitée de confiance aveugle dans un bras de chair, et sa tolérance déclarée pour toutes les cérémonies ou croyances religieuses qui différaient des siennes lui avait valu l’injuste sobriquet de Gallio[2], parce qu’il ne s’occupait nullement de ces saintes choses. D’autre part, la foule des insurgés préférait ouvertement la mollesse des chefs les plus zélés, auprès desquels l’enthousiasme pour la cause du Covenant tenait lieu d’ordre et de soumission militaire, aux rigueurs qu’employait Morton pour discipliner ses troupes. En un mot, tandis qu’il portait à lui seul tout le poids du commandement (car ses collègues lui en abandonnaient volontiers tous les embarras et toutes les difficultés), Morton se trouva n’avoir plus l’autorité nécessaire pour mettre les réformes à exécution[3].

Cependant, malgré ces obstacles, il fit durant plusieurs jours de tels efforts qu’il parvint à rétablir quelque discipline dans l’armée. Il crut alors pouvoir tenter une seconde attaque contre Glasgow.

On ne peut douter que le vif désir qu’avait Morton de se mesurer en personne avec Graham de Claverhouse, dont il avait reçu une si cruelle injure, n’ait pas peu contribué à augmenter l’activité extraordinaire qu’il venait de déployer. Mais Claverhouse trompa ses espérances ; car, satisfait d’avoir repoussé avec avantage la première attaque, il résolut de ne pas soutenir avec une poignée de soldats le second assaut, auquel les insurgés se préparaient avec des troupes plus nombreuses et mieux disciplinées que la première fois ; il évacua la place, et se retira sur Édimbourg. Les insurgés entrèrent donc sans résistance dans Glasgow. Mais, quoiqu’il ne fût pas donné à Morton de réparer l’affront qu’avait reçu la première division de l’armée covenantaire, la retraite de Claverhouse et la prise de Glasgow enflammèrent l’ardeur de ses soldats et lui amenèrent de nombreuses recrues. Le soin de former de nouveaux officiers, d’organiser de nouveaux régiments et de nouveaux escadrons, de leur apprendre au moins la partie indispensable de la discipline militaire, semblait dévolu de plein droit à Henri Morton, et il s’en chargea d’autant plus volontiers que son père lui avait montré la théorie de l’art militaire, et il voyait d’ailleurs que s’il ne s’acquittait pas de cette tâche désagréable, mais absolument nécessaire, il ne pouvait espérer qu’un autre s’en chargeât.

Cependant la fortune semblait favoriser l’entreprise des insurgés au-delà de l’attente des plus ardents. Le conseil privé d’Écosse, étonné de la fougueuse résistance que ces mesures arbitraires avaient provoquée, paraissait frappé de terreur, et incapable de prendre aucune mesure pour étouffer la révolte. Il n’y avait que peu de troupes en Écosse ; on en forma une armée destinée, pour ainsi dire, à protéger Édimbourg. Les vassaux de la couronne, dans tous les comtés, reçurent l’ordre de prendre les armes et de s’acquitter envers le roi du service militaire qu’ils lui devaient à cause de leurs fiefs ; mais on n’obéit qu’avec lenteur à cette sommation. La guerre n’était pas, en général, populaire parmi la noblesse, et ceux mêmes qui étaient disposés à se mettre en campagne en étaient empêchés par leurs femmes, leurs mères, ou leurs sœurs.

Cependant la maladresse du gouvernement écossais pour assurer sa propre défense ou pour étouffer une rébellion qui, à son début, paraissait si peu inquiétante, excita des doutes à la cour d’Angleterre sur la capacité des membres du conseil, et sur l’opportunité des rigueurs qu’ils avaient déployées contre les presbytériens opprimés. On résolut donc de nommer au commandement de l’armée d’Écosse le malheureux duc de Montmouth, qui par son mariage avait acquis une grande fortune, un vaste domaine et de nombreux partisans dans le sud de ce royaume. L’habileté militaire dont il avait souvent fait preuve en différents pays fut jugée plus que suffisante pour réduire les rebelles sur le champ de bataille ; et, d’autre part, la douceur de son caractère et les dispositions favorables qu’il montrait généralement à l’égard des presbytériens, donnaient l’espoir qu’il parviendrait à calmer les esprits et à les amener à une réconciliation avec le gouvernement. Le duc fut donc investi d’une commission qui lui donnait plein pouvoir de pacifier l’Écosse, et partit de Londres avec des forces considérables pour prendre le commandement en chef de l’armée dans ce royaume.




  1. Personnage de l’Henri V de Shakspeare. a. m.
  2. Païen. a. m.
  3. Les querelles qui divisèrent la petite armée des insurgés avaient pour cause ce seul point de contestation : « Doit-on ou ne doit-on pas reconnaître les droits du roi et l’autorité royale ? Les presbytériens qui ont pris les armes doivent-ils se contenter du libre exercice de leur religion, ou exiger l’entier établissement du presbytérianisme, avec plein pouvoir de dominer sur toutes les autres formes de culte ? » Le petit nombre des gentilshommes de campagne qui prirent part à l’insurrection, ainsi que la plus grande partie du clergé, croyaient qu’on ne devait demander que ce qu’il était possible d’obtenir ; mais ceux qui agissaient dans ces vues de modération étaient appelés érastiens, nom que ces fanatiques donnaient à ceux qui voulaient mettre l’Église sous l’influence du gouvernement civil. Aussi disait-on d’eux qu’ils étaient des pièges sur le Mizpha et des filets tendus sur le Thabor. (Voyez la Vie de sir Robert Hamilton, dans les Hommes illustres d’Écosse, et son récit de la bataille de Bothwell-Bridge, passim.)