Le Vieillard des tombeaux/38

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 346-366).




CHAPITRE XXXVIII.

l’apparition.


Que de larmes cruelles obscurcissent nos yeux ! que de morts nous souffrons avant la dernière ! Nous pleurons nos amitiés rompues, et les amours de notre jeunesse, qui ne sont plus.
Logan.


Cuddie ne tarda pas à revenir. Il assura à l’étranger, d’un air de satisfaction, que le cheval souperait bien, et que la ménagère lui ferait à la ferme un lit meilleur et plus convenable que celui que des pauvres gens comme eux auraient à lui donner.

« La famille est-elle à la maison ? » demanda l’étranger d’une voix tremblante et entrecoupée. — Non, monsieur ; ils sont absents avec leurs domestiques ; il n’en ont plus que deux maintenant ; et ma femme a les clefs, afin de prendre soin de tout pendant leur absence, quoiqu’elle ne soit pas précisément à leur service. Elle est née et a été élevée dans la famille, et elle en a la confiance. S’ils étaient ici, nous ne prendrions point une telle liberté sans leur permission ; mais puisqu’ils sont partis, ils ne seront pas fâchés que nous obligions un gentilhomme étranger. Miss Bellenden rendrait service à tout le monde, si elle en avait le pouvoir comme la bonne volonté. Sa grand’mère, lady Marguerite, a beaucoup de respect pour la noblesse, et elle n’en est pas moins bonne pour les pauvres gens. Et maintenant, femme, pourquoi ne servez-vous pas la bouillie et les truites ? — Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, répliqua Jenny ; vous serez servi quand il en sera temps. Je sais que vous aimez la soupe bien chaude. »

Cuddie remua la tête, et répondit à cette repartie par un sourire d’intelligence : il s’établit ensuite entre sa femme et lui un dialogue de peu d’intérêt, auquel l’étranger ne prit aucune part. Enfin il les interrompit tout à coup par cette question : « Pouvez-vous me dire quand aura lieu le mariage de lord Evandale ? — Très-prochainement, à ce que nous croyons, » répliqua Jenny avant qu’il fût possible à son mari de répondre ; « il n’a été retardé qu’à cause de la mort du vieux major Bellenden. — Le brave vieillard ! dit l’étranger. J’ai appris sa mort à Édimbourg… A-t-il été long-temps malade ? — On ne peut pas dire qu’il ait eu sa tête à lui depuis le jour où sa belle-sœur et sa nièce ont été chassées du château… Il avait lui-même emprunté pour soutenir le procès ;… mais c’était sur la fin du règne du roi Jacques ; et Basile Olifant, qui prétendait à la possession de l’héritage, s’était fait papiste pour plaire au gouvernement : dès lors on n’avait plus rien à lui refuser. Ainsi, après avoir long-temps plaidé, les dames ont été condamnées : et comme je vous l’ai dit, depuis cette époque, le major n’a plus eu sa tête à lui. Puis est survenue l’expulsion des Stuarts ; et quoiqu’il n’eut guère de motifs de les aimer, il en eut le cœur brisé. Ses créanciers vinrent à Charnwood, et s’emparèrent de tout… Il ne fut jamais riche, le bon vieillard, car il ne pouvait voir personne dans le besoin. — En effet, c’était un bien digne homme : du moins c’est ce que j’ai entendu dire, » reprit l’étranger en balbutiant. « Ainsi, continua-t-il, les dames se trouvèrent en même temps sans fortune et sans protecteur ? — Elles ne manqueront jamais de l’un ni de l’autre tant que lord Evandale vivra, dit Jenny ; il a été pour elles un véritable ami pendant leurs malheurs. La maison où elles demeurent est à Sa Seigneurie ; et, comme ma vieille belle-mère avait coutume de le dire, jamais homme, depuis le temps du patriarche Jacob, n’a fait tant de sacrifices pour obtenir une femme. — Et pourquoi, » dit l’étranger d’une voix émue, « pourquoi n’a-t-il pas été plus tôt récompensé par l’objet de son attachement ? — Il fallait, répondit Jenny, que le procès fût terminé, ainsi que beaucoup d’autres affaires de famille. — Bah ! reprit Cuddie, il y avait une autre raison ; c’est que la jeune lady… — Voulez-vous bien retenir votre langue et manger votre bouillie ? s’écria sa femme. Je vois que monsieur ne se trouve pas bien, et que notre mauvais souper ne lui plaît pas : je vais tuer un poulet pour lui, ce ne sera pas long. — Il n’est pas nécessaire, répliqua l’étranger ; je ne vous demande qu’un verre d’eau, et la permission de me retirer. — Prenez-donc la peine de me suivre, » dit Jenny en allumant une petite lanterne ; je vous montrerai le chemin. »

Cuddie offrit aussi ses services ; mais sa femme lui fit observer que les enfants, si on les laissait seuls, se battraient entre eux, et pourraient tomber dans le feu. Il resta donc pour les surveiller.

Jenny entra la première dans un petit sentier tournant, qui, après avoir traversé quelques touffes d’églantiers et de chèvrefeuilles, aboutissait à la porte de derrière d’un petit jardin. Elle leva le loquet ; puis elle conduisit le voyageur à travers un parterre dessiné à l’ancienne mode, avec ses bordures en ifs bien taillés, ses plates-bandes régulières, jusqu’à une porte vitrée qu’elle ouvrit avec un passe-partout : allumant alors une chandelle qu’elle déposa sur une petite table à ouvrage, elle demanda pardon à son hôte de le laisser seul pour quelques minutes, afin d’aller préparer son appartement. Elle eut fini en peu d’instants ; mais quel fut son étonnement, à son retour, de le trouver la tête appuyée sur la table ! elle le crut évanoui. Néanmoins s’étant approchée, elle reconnut à ses sanglots entrecoupés qu’il était en proie à un violent chagrin. Elle se recula prudemment jusqu’à ce qu’il levât la tête ; et alors, feignant de n’avoir pas remarqué son agitation, elle l’informa que son lit était prêt. L’étranger fixa un moment ses yeux sur elle, comme s’il eût tâché de comprendre le sens de ses paroles. Elle les répéta ; il lui fit signe de la tête qu’il l’avait comprise, et entra dans l’appartement dont elle lui indiquait la porte. C’était une petite chambre à coucher, occupée ordinairement par lord Evandale quand il venait passer quelque temps à Fairy-Knowe, à ce que lui apprit Jenny. Cette chambre était, d’un côté, attenante à un petit cabinet, meublé à la chinoise, qui ouvrait sur le jardin, et de l’autre à un salon dont elle n’était séparée que par une cloison en bois. Jenny souhaita à l’étranger une meilleure santé et une bonne nuit, et descendit chez elle le plus vite qu’elle put.

« Cuddie ! » cria-t-elle à son mari en entrant, » nous sommes des gens perdus ! — Comment cela ? qu’y a-t-il donc ? » répondit l’imperturbable Cuddie ; car il n’était pas homme à s’alarmer aisément. — Qui croyez-vous que soit ce gentilhomme ?… Oh ! plût à Dieu que vous ne lui eussiez jamais dit de s’arrêter ici ! » continua Jenny d’un ton fort élevé. — Qui diable voulez-vous donc qu’il soit ? Il n’y a plus maintenant de loi qui défende de donner asile et de recevoir chez soi qui bon nous semble, répondit Cuddie ; ainsi, whig ou tory, que nous importe ? — Oui ; mais c’est un homme qui fera encore manquer le mariage de lord Evandale, si l’on n’y prend garde. C’est l’ancien amant de miss Édith, c’est votre ancien maître, Cuddie ! — Au diable ! » s’écria Cuddie en se levant brusquement ; « croyez-vous que je sois aveugle ? J’aurais reconnu M. Henri Morton parmi cent personnes. — Oui, mon cher Cuddie ; mais, quoique vous ne soyez pas aveugle, je vois plus clair que vous, répliqua Jenny. — Qu’avez-vous besoin de me venir chanter cela ? et, d’ailleurs, qu’avez-vous vu en cet homme qui le fasse ressembler à mon ancien maître, à M. Henri Morton ? — Je vais vous le dire, répondit Jenny. J’ai observé qu’il détournait le visage, et qu’en parlant il prenait une petite voix douce. Je l’ai éprouvé par des contes de l’ancien temps, et quand j’ai parlé de la soupe chaude, vous savez, il a eu de la peine à ne pas rire, tout sérieux qu’il est aujourd’hui ; mais j’ai vu à un petit mouvement de ses yeux qu’il comprenait bien ce que je disais… Son chagrin vient du mariage de miss Édith, et je n’ai de ma vie vu un homme plus véritablement amoureux… Je pourrais dire aucune femme ni aucun homme… si ce n’était que je me rappelle quelle fut la douleur de miss Édith quand elle entendit dire que vous et lui, méchant sujet, vous marchiez contre Tillietudlem avec les rebelles. Mais que faites-vous donc là ? — Ce que je fais ? » répondit Cuddie qui remettait à la hâte quelques parties de son vêtement qu’il avait déjà ôtées, « je vais à l’instant voir mon maître. — Non, vous n’irez pas, » répondit Jenny d’un air froid et déterminé. — « Cette femme a le diable au corps ! reprit Cuddie : croyez-vous que je serai l’homme de John Tamson, et que je me laisserai jusqu’à mon dernier jour mener par des femmes ? — Et de qui donc êtes-vous le mari ? et par qui donc vous laisserez-vous conduire, si ce n’est par moi, Cuddie ? Écoutez-moi, mon ami ; personne, excepté nous, ne sait que M. Morton est encore vivant ; je juge, au soin qu’il prend de se déguiser, qu’il se propose, s’il trouvait Édith mariée, ou sur le point de l’être, de se retirer sans rien dire, afin de ne point l’affliger ; mais si miss Édith le savait en vie, fût-elle devant le ministre avec lord Evandale quand on viendrait le lui apprendre, je suis sûre qu’elle dirait non quand il faudrait dire oui. — Eh bien ! répliqua Cuddie, que m’importe tout cela ? Si miss Édith aime plus son amant d’autrefois que son amant d’aujourd’hui, pourquoi ne serait-elle pas libre de changer, comme les autres femmes ? Par exemple, Jenny, vous savez bien que vous aviez promis à Tom Holliday de l’épouser : il le dit partout. — Tom Holliday est un menteur, et vous n’êtes qu’un imbécile de l’écouter, Cuddie… Quant au choix de miss Édith… Ah, mon Dieu !… vous pouvez être sûr que tout l’or de M. Morton est dans la broderie de son habit : comment pourrait-il soutenir lady Marguerite et la jeune miss ? — N’y a-t-il pas Milnwood ? dit Cuddie. Le vieux laird, sans aucun doute, l’a laissé à sa gouvernante, sa vie durant, parce qu’il n’entendait plus parler de son neveu. Mais il n’y a qu’à dire un mot à la vieille femme, et ils vivront tous ensemble à leur aise avec lady Marguerite. — Bah, bah ! répliqua Jenny, comment pouvez-vous penser que des dames de leur rang voudraient partager la maison de la vieille Ailie Wilson, quand elles sont trop fières pour accepter les bienfaits de lord Evandale lui-même ? Non, non. Il faudra qu’elles suivent M. Morton à l’armée, si miss Édith l’épouse. — Cela conviendrait bien mal à la vieille lady, à coup sûr, répondit Cuddie ; elle pourrait à peine voyager une journée avec les bagages. — Et puis, que de disputes sur les whigs et les torys ! continua Jenny. — Il est certain, reprit Cuddie, que la vieille dame n’est pas endurante sur ces points. — Et puis, Cuddie, » continua sa femme qui avait réservé pour la fin son plus fort argument, « si le mariage avec lord Evandale est rompu, que devient notre petite métairie, et le potager, et l’enclos pour la vache ? Je vois que, nous et nos pauvres enfants, il nous faudra chercher notre pain à travers le monde. »

Ici Jenny se mit à pleurer. Cuddie s’agitait plein d’irrésolution. Enfin il rompit le silence : « Eh bien ! femme, dit-il, au lieu de nous étourdir de tout cela, ne pourriez-vous pas nous dire ce que nous devons faire ? — Absolument rien, dit Jenny. Ne dites jamais rien qui concerne ce gentilhomme, et, sur votre vie, ne soufflez jamais mot sur sa venue ici ou à la maison. Si je l’avais connu, je lui aurais cédé mon propre lit, et j’aurais passé la nuit ailleurs, ou bien il aurait poursuivi sa route ; mais maintenant il n’y a plus de remède. Ce que nous avons à faire, c’est de le faire partir demain matin de bonne heure : et je présume qu’il ne se pressera pas de revenir. — Mon pauvre maître ! dit Cuddie, je ne lui parlerai donc pas ? — Non, sur votre vie, répliqua Jenny. Vous n’êtes pas obligé de le reconnaître. Je ne vous aurais pas dit qui il était, si je n’eusse craint que vous ne le devinassiez sans moi demain matin. — Fort bien, » dit Cuddie en soupirant profondément ; « j’irai demain dans les champs labourer, car j’aime autant ne pas le voir, si je ne dois pas lui parler. — Très-bien pensé, mon cher ami, répliqua Jenny. Personne n’a plus de sens que vous quand vous raisonnez de vos affaires. Mais vous ne devriez jamais agir d’après votre tête. — On pourrait penser que cela est vrai, » dit Cuddie tout en continuant de se déshabiller et en se mettant au lit ; « car j’ai toujours eu quelque femme pour me faire faire sa volonté au lieu de la mienne. D’abord, pour commencer, ma mère… puis lady Marguerite, et encore se querellaient-elles sans cesse à mon sujet : celle-ci me poussait d’un côté, celle-là d’un autre ; vous auriez dit le boulanger entre le diable et Polichinelle, qui le tiraillent, l’un à droite, l’autre à gauche… et maintenant que j’ai une femme, » continua-t-il à demi-voix en se roulant dans les couvertures, « il paraît qu’elle doit aussi me mener à sa guise. — Et jamais, de toute votre vie, vous n’avez eu un si bon guide, » dit Jenny en se mettant au lit et en éteignant la chandelle. Là se termina la conversation.

Laissons ces deux époux reposer tranquillement à côté l’un de l’autre.

Le lendemain, de bon matin, deux dames à cheval, accompagnées de leurs domestiques, arrivèrent à Fairy-Knowe. Jenny, à sa grande confusion, reconnut à l’instant miss Bellenden et lady Émilie Hamilton, sœur de lord Evandale.

« Ne serait-il pas à propos que j’allasse mettre tout en ordre à la maison ? » leur dit Jenny toute troublée de leur apparition inattendue. — Nous n’avons besoin que du passe-partout, répondit miss Bellenden ; Gudyill ouvrira les fenêtres du petit parloir. — Le petit parloir est fermé à clef, et la serrure en est dérangée, » dit Jenny qui se rappelait qu’il existait une communication entre cet appartement et la chambre dans laquelle avait couché son hôte. — « Alors, nous irons dans la chambre rouge, » dit miss Bellenden ; et elle se dirigea vers la maison, mais par un chemin différent de celui par lequel Morton y avait été conduit. — Tout va se découvrir, pensa Jenny, à moins que je ne parvienne à le faire sortir secrètement.

En parlant ainsi, elle faisait le tour de la maison, en proie à l’inquiétude et à l’irrésolution la plus pénible.

« J’aurais mieux fait, pensa-t-elle encore, de leur dire qu’il y avait un étranger dans la maison. Mais elles l’auraient peut-être invité à déjeuner ! Que le ciel nous protège ! que faire ? Ne voilà-t-il pas aussi Gudyill qui se promène dans le jardin ? » se dit-elle tout bas en approchant de la porte. « Je n’ose entrer dans le petit sentier qui passe là derrière, avant qu’il en soit sorti… Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? »

Dans cet état de perplexité, elle s’approcha du ci-devant sommelier, dans l’intention de l’attirer hors du jardin. Mais John Gudyill, en perdant son ancien emploi et en avançant en âge, n’avait pas changé de caractère. Comme beaucoup de gens d’une humeur chagrine, il semblait avoir un don particulier pour deviner ce qui pouvait contrarier ceux avec qui il s’entretenait. Dans cette occasion, tous les efforts de Jenny pour l’éloigner du jardin servirent seulement à lui faire prendre racine parmi les plantes qui l’ornaient. Par malheur encore, depuis sa résidence à Fairy-Knowe, il était devenu amateur du jardinage ; et laissant tous les autres soins domestiques aux gens de lady Hamilton, sa seule occupation était de cultiver les fleurs qu’il avait prises sous sa protection spéciale. En ce moment il arrosait, bêchait, mettait des tuteurs, faisant des dissertations sur le mérite de chacune d’elles, tandis que la pauvre Jenny se tenait à côté de lui, tremblante et mourant d’inquiétude, de peur et d’impatience.

Le destin, dans cette fatale matinée, avait résolu de la persécuter. Les dames, à peine entrées dans la maison, remarquèrent que la porte du petit parloir, que Jenny aurait voulu leur interdire parce qu’il était contigu à la chambre où se trouvait Morton, non seulement n’était pas fermée à clef, mais même qu’elle était à demi ouverte. Miss Bellenden était trop occupée de ses réflexions personnelles pour remarquer cette circonstance ; mais ayant donné l’ordre au domestique d’ouvrir les volets, elle entra dans cette pièce avec son amie.

« Il n’est pas encore arrivé, dit-elle. Quelle peut être l’intention de votre frère ?… pourquoi a-t-il désiré si vivement que nous vinssions jusqu’ici à sa rencontre, au lieu de venir nous trouver à Castle-Dinnan, comme il se le proposait ? J’avoue, ma chère Émilie, que malgré nos engagements mutuels, malgré votre présence, je ne suis pas très-disposée à lui pardonner tout cela. — Evandale n’a jamais été capricieux, répondit la sœur du jeune lord. Je suis certaine qu’il nous donnera de bonnes raisons ; sinon, je me joindrai à vous pour le gronder. — Ma principale crainte, dit Édith, c’est qu’il ne se soit engagé dans quelques-uns des complots si fréquents en ces malheureux temps de troubles. Je sais qu’au fond du cœur il est pour Claverhouse et son armée ; je crois qu’il se serait déjà réuni à eux, si la mort de mon oncle ne lui eût inspiré de vives sollicitudes sur notre sort. Chose singulière ! qu’un homme si sensé, et qui connaît si bien les fautes de la famille exilée, soit prêt à tout risquer pour la rétablir sur le trône ! — Que vous dirai-je ? répliqua lady Émilie. C’est un point d’honneur chez Evandale. Notre famille a toujours été attachée à celle des Stuarts… Il a servi long-temps dans les gardes… le comte Dundee a été son colonel et son ami fort long-temps… Plusieurs de ses parents voient de mauvais œil son inaction, qu’ils attribuent à un défaut d’énergie. Vous ne devez pas ignorer, ma chère Édith, que nos relations de famille, nos attachements d’enfance, ont plus d’influence sur nos actions que des raisonnements abstraits. Néanmoins, je compte qu’Evandale demeurera tranquille : mais, à vous dire vrai, vous êtes la seule personne qui puisse le décider à se tenir en repos. — Et comment cela dépend-il de moi ? — Vous pouvez lui donner, pour ne pas se joindre à l’ennemi, ce prétexte tiré de l’Écriture sainte : Il a pris une femme, et par conséquent il ne peut venir. — J’ai promis, » dit Édith d’une voix faible ; « mais j’espère qu’on ne me pressera pas trop vivement d’accomplir ma promesse. — Non, reprit lady Émilie. Mais je laisse lord Evandale plaider lui-même sa cause, car le voilà. — Restez, pour l’amour de Dieu, restez, » s’écria miss Édith en s’efforçant de la retenir — « Non, non, » dit la jeune dame en s’échappant ; « un tiers est toujours déplacé en de telles occasions. Quand le déjeuner sera prêt, on viendra m’avertir dans l’allée des saules, au bord de la rivière. »

Comme elle sortait de la chambre, lord Evandale entra. « Bonjour, mon frère, et adieu jusqu’à l’heure du déjeuner, » lui dit la légère lady Émilie ; « j’espère que vous donnerez de bonnes raisons à miss Bellenden pour l’avoir obligée de se lever de si grand matin. » Et en parlant ainsi, elle les laissa ensemble, sans attendre sa réponse.

« Maintenant, milord, dit Édith, puis-je connaître le motif, extraordinaire sans doute, qui vous porte à me demander un rendez-vous en cet endroit et de si bonne heure ? »

Elle allait ajouter qu’elle se trouvait à peine excusable d’être venue à ce rendez-vous ; mais, en levant les yeux sur celui à qui elle parlait, elle remarqua sur son visage une expression si singulière et une telle agitation, qu’elle s’interrompit tout à coup, et s’écria : « Mon Dieu ! milord, qu’avez-vous donc ? — Les fidèles sujets de Sa Majesté[1] ont remporté une grande victoire, une victoire décisive près de Blair-d’Athole ; mais hélas ! mon noble ami, le lord Dundee… — Est mort… » dit Édith achevant elle-même la phrase.

« Il est vrai… il n’est que trop vrai !… il est mort dans les bras de la victoire ; et pas un homme de talent et de crédit ne reste pour le remplacer au service du roi Jacques. Ce n’est pas en ce moment, Édith, qu’il faut composer avec son devoir : j’ai donné ordre de mettre mes vassaux sous les armes, et je dois prendre congé de vous ce soir. — Ne pensez point à cela, milord, répondit Édith : votre vie est nécessaire à vos amis, ne la risquez pas dans une entreprise si hasardeuse. Que peut votre seul bras, aidé d’un petit nombre de vassaux, contre toutes les forces de l’Écosse, les clans des Highlanders exceptés ? — Écoutez-moi, Édith, reprit lord Evandale : je ne suis pas aussi téméraire que vous le supposez, et dans une démarche si importante, je ne suis pas uniquement dirigé par les opinions ou par les vœux de ma famille. Le régiment des gardes, dans lequel j’ai si long-temps servi, quoique réorganisé et commandé par de nouveaux officiers depuis l’usurpation du prince d’Orange, conserve une secrète prédilection pour la cause de notre souverain légitime, et… (ici il baissa la voix, comme s’il eût craint que les murs de l’appartement ne pussent l’entendre) quand on apprendra que j’ai mis le pied dans l’étrier, deux régiments de cavalerie ont juré de quitter le service de l’usurpateur et de se ranger sous mes ordres. Ils n’attendaient que l’arrivée de Dundee dans les basses terres ; mais, puisqu’il n’existe plus, quel officier, parmi ceux qui lui ont survécu, osera faire ce pas décisif, s’il n’y est encouragé par le soulèvement des troupes ? Si je retarde, le zèle des soldats se refroidira. Je dois les presser de se déclarer sur-le-champ, maintenant que leur cœur est échauffé par la récente victoire de leur ancien chef, et qu’ils brûlent de venger sa mort prématurée. — Et vous voulez, sur la foi d’hommes dont vous avez vous-même éprouvé l’inconstance, dit Édith, vous engager dans une affaire si dangereuse ? — Je le veux, répondit lord Evandale, et je le dois : mon honneur et ma loyauté y sont engagés. — Et tout cela, continua miss Bellenden, pour un prince dont la conduite, tant qu’il fut sur le trône, n’eut pas de plus sévère censeur que lord Evandale ! — Il est vrai, répondit lord Evandale : lorsqu’il était tout-puissant, je blâmais, en citoyen libre, ses innovations dans l’Église et dans l’État ; maintenant qu’il est dans l’adversité, sujet loyal, je combattrai pour ses droits légitimes. Que les courtisans et les hypocrites flattent la puissance et délaissent l’infortune ; moi, je ne ferai ni l’un ni l’autre. — Et si vous êtes déterminé à une démarche que mon faible jugement condamne comme téméraire, pourquoi, dans un moment si peu opportun, avez-vous pris la peine de me demander ce rendez-vous ? — J’ai souhaité, dit lord Evandale, avant de m’aventurer dans les combats, dire adieu à ma fiancée. Assurément, me demander les motifs d’une action si naturelle, c’est me supposer une grande indifférence et en montrer non moins de votre côté. — Mais pourquoi avoir choisi cet endroit, milord ? dit Édith, et pourquoi tant de mystère ? — Parce que, » répliqua-t-il en lui présentant une lettre, « j’ai encore à vous adresser une autre demande que je n’ose expliquer, même lorsqu’elle aura été appuyée près de vous par cette recommandation. »

Édith, saisie d’effroi, se hâta de jeter les yeux sur ce papier ; elle reconnut la main de son aïeule, et y lut ce qui suit :

« Ma chère enfant, je n’ai jamais été plus contrariée du rhumatisme qui m’empêche de monter à cheval, qu’au moment où je vous écris ; car j’éprouve le plus vif désir d’être où sera bientôt cette lettre, c’est-à-dire à Fairy-Knowe, auprès de l’unique enfant de mon pauvre et cher Willie. Mais c’est la volonté de Dieu que je sois retenue loin de vous : je n’en puis douter, à la douleur que me cause mon rhumatisme, qui n’a cédé ni aux cataplasmes de camomille ni aux décoctions de moutarde à l’aide desquels j’ai tant de fois guéri les rhumatismes des autres. Je suis donc réduite à vous dire par écrit, et non de vive voix, que le jeune lord Evandale étant appelé par honneur et loyauté à faire la campagne qui va s’ouvrir, m’a vivement pressée de consentir, avant son départ, à vous unir tous deux par les liens du mariage, comme vous en avez formé récemment l’engagement mutuel. Ne voyant à cette demande aucune objection raisonnable, j’ai la confiance que vous, qui avez toujours été une fille obéissante et respectueuse, vous n’élèverez point de difficultés qui ne le soient pas. Il est vrai que jusqu’à présent, dans notre famille, les mariages ont été célébrés d’une façon plus convenable à notre rang, c’est-à-dire avec solennité et non devant peu de témoins, et comme un acte qu’on doive tenir secret. Mais telle est la volonté du ciel, comme celle des hommes qui gouvernent ce pays a été de nous enlever notre fortune, et au roi sa couronne. Cependant j’espère que Dieu rétablira l’héritier légitime sur le trône, et convertira son cœur à la véritable religion protestante et épiscopale ; et cela, j’espère d’autant plus le voir de mes yeux, que déjà une fois j’ai vu la famille royale triompher de rebelles et d’usurpateurs aussi puissants que ceux d’aujourd’hui, à l’époque où Sa très-sacrée Majesté Charles II, d’heureuse mémoire, honora notre pauvre maison de Tillietudlem en y prenant son déjeuner… »

Nous ne voulons pas abuser de la patience du lecteur en prolongeant cette citation de la très-longue épître de lady Marguerite. Qu’il suffise de dire que la bonne dame terminait en ordonnant à sa petite-fille de consentir sans délai à la célébration de son mariage avec lord Evandale.

« Je n’aurais jamais cru jusqu’à ce jour, » dit Édith en laissant tomber la lettre de sa main, « que lord Evandale eût été capable d’un procédé peu généreux. — Peu généreux, Édith ! répliqua son amant ; pouvez-vous qualifier ainsi le désir auquel je cède, le désir de vous appeler mon épouse avant de vous quitter peut-être pour toujours ? — Lord Evandale aurait dû se rappeler, dit Édith, que lorsque sa persévérance, et je dois ajouter mon estime pour son mérite et ma reconnaissance pour les services qu’il nous a rendus, me forcèrent à dire que je me rendrais un jour à ses vœux, j’y mis pour condition que je ne serais pas pressée d’accomplir ma promesse ; et maintenant il se prévaut de son influence sur la seule parente qui me reste, pour me poursuivre par de pressantes et peu délicates importunités. Il y a, milord, plus d’égoïsme que de générosité dans une telle conduite. »

Lord Evandale, évidemment fort piqué, fit deux ou trois tours dans l’appartement avant de répondre à cette accusation ; enfin il prit la parole : « J’aurais évité ces pénibles reproches, si j’avais expliqué à miss Bellenden le principal motif qui m’a porté à lui faire cette demande. Ce motif aura sans doute peu de poids sur son esprit en ce qui la concerne personnellement ; mais elle en tiendra compte en ce qui touche lady Marguerite. Il est possible que je sois tué dans une bataille, et alors ma fortune passera à mes héritiers par voie de substitution ; ou bien encore je puis être déclaré coupable de haute trahison par le gouvernement de l’usurpateur, et elle passerait au prince d’Orange, ou à quelque favori hollandais. Dans l’un comme dans l’autre cas, ma vénérable amie et ma jeune fiancée resteraient sans protecteur et dans la pauvreté. Au contraire, investie des droits et du douaire de lady Evandale, Édith, en soutenant la vieillesse de son aïeule, pourra se consoler d’avoir consenti à partager les titres et la fortune d’un homme qui n’ose se croire digne d’elle. »

À cet argument inattendu, Édith resta interdite et sans réponse. Elle fut forcée de reconnaître que la conduite de lord Evandale était aussi délicate que respectueuse.

« Et cependant, dit-elle, telle est la bizarrerie de mon cœur toujours entraîné malgré lui vers le passé, que je ne puis, sans un sinistre pressentiment, penser à remplir ma promesse dans un si court délai ; » et en parlant ainsi elle fondait en larmes. — Nous nous sommes beaucoup occupés de ce pénible sujet, reprit lord Evandale, et vos recherches, ma chère Édith, aussi bien que les miennes, vous ont, j’espère, entièrement convaincue que ces regrets sont inutiles. — Inutiles en effet, dit Édith avec un profond soupir.

Elle entendit ce soupir se répéter dans l’appartement voisin. À ce bruit elle tressaillit, et ne se remit qu’à peine lorsque Evandale lui eut plusieurs fois répété que le bruit qu’elle avait entendu n’était que l’écho de sa propre voix.

Lord Evandale s’efforça de calmer ses alarmes, et de lui faire prendre une résolution, précipitée sans doute, mais la seule qui pût lui assurer une existence convenable à son rang. Il se prévalait de la promesse qu’elle lui avait faite, du désir que lui avait manifesté son aïeule, désir qui était presque un ordre pour elle, de la nécessité d’assurer sa fortune et son indépendance ; et il glissa légèrement sur le si long et si constant attachement qu’il lui avait prouvé partant de services de toute espèce. Ce dernier argument était d’autant plus puissant sur Édith, que lord Evandale le faisait moins valoir : enfin, comme elle n’avait à opposer à ses ardentes sollicitations qu’une répugnance sans motifs, et dont elle était honteuse elle-même après cette nouvelle preuve de la noblesse et de la générosité des sentiments du jeune lord, elle fut réduite à se rejeter sur l’impossibilité d’accomplir la cérémonie dans un tel lieu et dans un si court délai. Mais lord Evandale avait tout prévu ; il s’empressa de lui répondre que l’ancien chapelain de son régiment attendait à la loge, avec un domestique fidèle, autrefois sous-officier dans le même corps ; que sa sœur était aussi dans le secret, et que Headrigg et sa femme pourraient être ajoutés à la liste des témoins, s’il plaisait à miss Bellenden. Quant au lieu, ce n’était pas sans intention qu’il avait choisi Fairy-Knowe : ce mariage devait demeurer secret, et lord Evandale était résolu à partir incognito immédiatement après la célébration. Or, s’il en était autrement, ce départ soudain attirerait sur lui l’attention du gouvernement ; car comment supposer que lord Evandale quittât si précipitamment sa nouvelle épouse s’il ne se trouvait engagé dans quelque dangereuse entreprise ? Ayant ainsi expliqué à la hâte ses motifs et les mesures qu’il avait prises, il courut, sans attendre de réponse, chercher sa sœur pour qu’elle tînt compagnie à sa fiancée pendant que lui-même allait réunir les personnes dont la présence était nécessaire.

Quand lady Émilie arriva, elle trouva son amie fondant en larmes, sans en deviner d’abord la cause. Semblable à beaucoup de ses jeunes compagnes, elle ne trouvait rien de bien effrayant ni de bien extraordinaire dans le mariage, et de plus elle pensait qu’il y avait encore moins sujet de s’alarmer, quand le futur époux était lord Evandale. Dominée par ces sentiments, elle employa, pour rappeler le courage d’Édith, tous les arguments obligés ; elle n’omit aucune des protestations de sympathie et de commisération d’usage en pareilles circonstances. Mais quand lady Émilie vit sa future belle-sœur insensible à toutes ses consolations… quand elle vit ses pleurs couler avec abondance et sans interruption… quand elle sentit que la main qu’elle pressait, pour donner plus de force à ses raisonnements, demeurait froide dans la sienne, insensible comme celle d’un cadavre et ne répondant à aucune caresse, le tendre intérêt que lady Émilie s’efforçait de peindre fit place au dépit et à un amer mécontentement.

« Je dois avouer, dit-elle, que j’ai quelque peine, miss Bellenden, à comprendre votre conduite. Il y a plusieurs mois que vous avez promis d’épouser mon frère, et vous différez toujours d’accomplir votre promesse, comme si vous vouliez vous soustraire à une union déshonorante, ou du moins fort désagréable. Je crois pouvoir répondre pour mon frère Evandale qu’il ne voudra jamais obtenir la main d’une femme contre sa volonté ; et, quoique je sois sa sœur, je puis dire aussi, et avec assurance, qu’il ne saurait se voir dans la nécessité de faire violence à l’inclination d’aucune personne de notre sexe. Vous me pardonnerez, miss Bellenden, mais votre affliction présente est d’un fâcheux augure pour le bonheur futur de mon frère ; je dois ajouter qu’il ne mérite pas ces expressions de répugnance et de douleur, et que c’est là une étrange récompense de l’attachement qu’il vous a montré depuis si long-temps et de tant de manières. — Vous avez raison, lady Émilie, » répondit Édith en essuyant ses yeux, et en s’efforçant de reprendre sa tranquillité habituelle : mais le tremblement de sa voix et la pâleur de son visage trahissaient son émotion intérieure. « Vous avez raison… lord Evandale ne mérite d’être ainsi traité par personne, encore moins par celle qu’il a honorée de ses attentions. Et si, tout à l’heure, je me suis laissée entraîner à l’irrésistible et soudaine impétuosité de mes sentiments, ma consolation, lady Émilie, c’est que votre frère en connaît la cause, que je ne lui ai rien caché, et que, malgré cela, il ne craint pas de trouver dans Édith Bellenden une femme indigne de son affection. Mais je n’en mérite pas moins vos reproches, pour m’être un moment abandonnée à des regrets inutiles, à des souvenirs affligeants. C’en est donc fait, mon sort est d’être unie à lord Evandale ; c’est avec lui que je passerai ma vie. Rien à l’avenir ne pourra l’affliger ou mécontenter les personnes dé sa famille. Je chasserai de ma mémoire les vaines illusions qui me rappellent des temps qui ne sont plus, afin de me livrer sans distraction à l’accomplissement de mes devoirs. »

En parlant ainsi, elle leva doucement les yeux, qu’elle avait jusque là tenus cachés avec sa main, vers la fenêtre de l’appartement, qui était à demi ouverte, et, poussant un grand cri, elle s’évanouit. Lady Émilie jeta les yeux dans la même direction, mais elle ne vit que l’ombre d’un homme qui semblait s’éloigner de la fenêtre. Plus effrayée de l’état d’Édith que de cette apparition, elle appela du secours à grands cris. Son frère ne tarda pas à arriver avec le chapelain et Jenny Dennison ; mais il fallut employer les moyens les plus actifs pour faire revenir Édith à elle-même : les premières paroles qu’elle prononça étaient entrecoupées et sans suite.

« Ne me pressez pas davantage, dit-elle à lord Evandale, cela est impossible… Le ciel et la terre… les vivants et les morts se sont ligués contre cette fatale union… Acceptez tout ce que je puis vous accorder… l’affection d’une sœur… la plus vive amitié… mais ne me parlez jamais plus de mariage. »

L’étonnement de lord Evandale est plus facile à concevoir qu’à décrire.

« Émilie, dit-il à sa sœur, c’est à vous que je dois ce subit changement. Malédiction sur moi de vous avoir appelée auprès d’elle ! Vous lui aurez tourné la tête par quelqu’une de vos extravagances. — Sur ma parole, mon frère, vous êtes bien capable de rendre folles toutes les femmes d’Écosse ! répondit lady Émilie. Parce que votre maîtresse paraît disposée à s’amuser à vos dépens, vous querellez votre sœur, au moment où elle plaide votre cause, et qu’elle était parvenue à se faire écouter, lorsque tout à coup parut à la fenêtre un homme que sa sensibilité exaltée a pris pour vous ou pour quelque autre : telle est la cause de l’excellente scène tragique qu’elle vient de nous donner. — Quel homme ? quelle fenêtre ? » demanda lord Evandale avec impatience. « Miss Bellenden est incapable de vouloir me jouer, et cependant qui peut avoir causé ?… — Paix ! paix ! » dit Jenny particulièrement intéressée à empêcher toute enquête ultérieure. « Pour l’amour du ciel ! milord, parlez bas ; milady commence à reprendre connaissance. »

Édith ne fut pas plus tôt revenue à elle que, d’une voix faible, elle demanda qu’on la laissât seule avec lord Evandale. Tout le monde se retira, Jenny avec son air de simplicité officieuse, Émilie et le chapelain animés par une vive curiosité. Alors Édith pria lord Evandale de s’asseoir sur le canapé à côté d’elle ; et son premier mouvement fut de saisir sa main et de la porter à ses lèvres, malgré l’étonnement et la résistance du jeune lord ; puis elle se leva brusquement et tomba à ses genoux.

« Pardonnez-moi, milord, s’écria-t-elle. Je suis forcée de vous manquer de parole et de rompre un engagement solennel. Vous avez mon amitié, mon estime la plus sincère, ma reconnaissance la plus vive ; vous avez plus encore, vous avez ma parole et ma foi… Mais, oh ! pardonnez moi, car je ne suis pas coupable… vous n’avez pas mon amour, et je ne puis vous épouser sans manquer à mon devoir. — Vous êtes abusée par un rêve, ma chère Édith, » répondit lord Evandale en proie à la plus violente inquiétude… « Vous vous laissez tromper par votre imagination : ce n’est que l’illusion d’un cœur trop sensible ; celui que vous me préférez est depuis long-temps dans un monde meilleur où vos inutiles regrets ne peuvent le suivre, et où ils ne pourraient d’ailleurs que diminuer sa félicité. — Vous vous trompez, lord Evandale, » répondit Édith d’un ton solennel. « Je ne suis ni somnambule ni folle. Non… je n’aurais jamais cru ce que j’ai vu, si quelqu’un me l’avait dit… Mais, comme je l’ai vu, lui, j’en dois croire mes yeux. — Vu lui ! qui donc ? » demanda lord Evandale dans une grande anxiété. — Henri Morton ! » répliqua Édith ; et elle articula ces deux mots comme s’ils eussent été les derniers qu’elle dût prononcer ; puis peu s’en fallut qu’elle ne s’évanouît. — Miss Bellenden, dit lord Evandale, vous me traitez comme un enfant ou comme un insensé. Si vous vous repentez de votre engagement envers moi, » continua-t-il d’un ton piqué, « je ne suis pas homme à faire violence à votre inclination ; mais parlez-moi comme à un homme raisonnable, et laissez là ces plaisanteries. »

Il allait sortir ; mais à l’égarement des yeux d’Édith, à la pâleur de son visage, il vit bien qu’elle ne pensait à rien moins qu’à lui en imposer, et que son imagination, de quelque manière qu’elle eût été frappée, était troublée par la frayeur et la crainte. Changeant de ton aussitôt, il employa toute son éloquence pour la calmer, et lui faire avouer la cause de son effroi.

« J’ai vu ! répéta-t-elle, j’ai vu Henri Morton debout à cette fenêtre, regardant dans l’appartement au moment où j’allais renoncer à lui pour toujours. Sa figure était plus triste, plus sombre et plus pâle qu’à l’ordinaire ; il portait un grand manteau, et un chapeau galonné retombait sur ses yeux ; son visage avait la même expression que dans cette matinée fatale où il fut interrogé par Claverhouse à Tillietudlem. Demandez à votre sœur, demandez à lady Émilie si elle ne l’a pas vu aussi bien que je l’ai vu moi-même… Je sais ce qui l’a fait revenir en ce monde… Il venait me reprocher, quand mon cœur est uni au sien par un lien indissoluble, de me disposer à donner ma main à un autre. Milord, tout est fini entre vous et moi… en arrivera ce qu’il pourra : elle ne peut se marier, celle dont le mariage trouble le repos des morts[2] ! — Grand Dieu ! » dit lord Evandale en se promenant à grands pas dans la chambre, troublé lui-même par la surprise et le chagrin, « cet esprit si supérieur est à jamais égaré, et cela par l’effort qu’elle a fait pour consentir à ma proposition, bien intentionnée sans doute, mais trop prématurée ! Sa raison est perdue à jamais, si des soins et du repos ne suffisent pour la lui rendre. »

À cet instant la porte s’ouvrit, et Holliday, devenu le principal domestique de lord Evandale depuis qu’ils avaient quitté le régiment des gardes, à l’époque de la révolution, se précipita dans la chambre : jamais homme saisi d’épouvante n’eut un visage plus pâle et plus défait.

« Qu’y a-t-il, Holliday ? » lui cria son maître. « A-t-on découvert la… ? »

Il eut assez de présence d’esprit pour ne pas achever cette question délicate.

« Non, monsieur, ce n’est pas cela… ce n’est rien de pareil ; mais j’ai vu un esprit. — Un esprit ! idiot incorrigible, » s’écria lord Evandale, perdant toute patience. « Tout le monde s’est-il donné le mot pour me faire perdre la tête ?… Et quel esprit avez-vous vu, imbécile que vous êtes ! — L’esprit de Henri Morton, répliqua Holliday, le capitaine whig du pont de Bothwell ; il a passé près de moi comme un feu follet pendant que j’étais dans le jardin. — C’est une fièvre au cerveau occasionnée par la grande chaleur, dit lord Evandale, où il y a là-dessous quelque complot. Jenny, accompagnez votre maîtresse dans sa chambre pendant que je tâcherai de découvrir ce mystère. »

Mais les recherches de lord Evandale furent vaines. Jenny qui, si elle l’eût voulu, aurait donné l’explication la plus satisfaisante, avait intérêt à ne pas dissiper l’obscurité qui enveloppait cette affaire ; et l’intérêt était le sentiment le plus fort chez elle, depuis que, possédant un mari actif et affectionné, elle avait renoncé à la coquetterie. Elle avait profité de son mieux des premiers moments de confusion pour faire disparaître tout ce qui eût pu indiquer qu’un homme avait couché dans la chambre contiguë au parloir, sans oublier même d’effacer l’empreinte des pas dessous la fenêtre par laquelle elle conjecturait que Morton avait été aperçu au moment où, avant de quitter le jardin, il avait voulu jeter un regard sur celle qu’il avait aimée si long-temps, et qu’il allait perdre pour toujours. Il était clair qu’il avait passé à côté d’Holliday dans le jardin ; et elle sut de son fils aîné, par qui elle avait fait seller le cheval de l’étranger, qu’il s’était élancé brusquement dans l’étable, avait jeté à l’enfant une pièce d’or, s’était mis en selle, et était parti avec une effrayante rapidité du côté de la Clyde. Le secret était donc renfermé dans sa propre famille, et Jenny avait résolu qu’il n’en sortirait pas.

« À coup sûr, se dit-elle, parce que ma maîtresse et Tom Holliday ont reconnu M. Morton en plein jour, ce n’est pas une raison pour que, moi, je l’aie reconnu le soir à la chandelle, d’autant mieux qu’il se cachait de Cuddie et de moi. »

Elle se tint donc résolument sur la négative quand lord Evandale l’interrogea. Pour Holliday, il ne put dire rien autre chose, sinon qu’au moment où il entrait par la porte du jardin il avait rencontré l’esprit, marchant d’un pas rapide, et portant sur sa figure les traces de la colère et du chagrin.

« Je l’ai fort bien reconnu, ajouta-t-il, ayant été à plusieurs reprises chargé de le garder, et ayant, en cas qu’il vînt à s’échapper, dressé son signalement. D’ailleurs il y a fort peu d’hommes aussi bien faits que M. Morton. Mais pourquoi revient-il dans un pays où il n’a été ni pendu, ni fusillé ? C’est ce que moi Tom Holliday, je n’ai pas la prétention de comprendre. »

Lady Émilie avoua qu’elle avait vu la figure d’un homme à la fenêtre ; mais c’était tout ce qu’elle pouvait dire. John Gudyill déclara que nil novit in causa[3], car il venait de quitter le jardin au moment même où le fantôme avait apparu ; Cuddie était aux champs ; le domestique de lady Émilie attendait dans la cuisine les ordres de sa maîtresse, et, eux exceptés, il n’y avait pas un seul être vivant à un quart de mille à la ronde.

Lord Evandale était extrêmement inquiet et affligé… Il voyait subitement renversé, sans motif raisonnable, plausible même, au moment où il allait l’accomplir, un plan qui lui avait paru également propre à assurer le sort d’Édith, en des circonstances pénibles, et à faire son propre bonheur. Le caractère d’Édith lui était trop bien connu pour qu’il pût la soupçonner d’attribuer à une apparition son changement de résolution. Sans le témoignage d’Holliday, il l’aurait attribué à son imagination, troublée en ce moment par une soudaine agitation ; mais Holliday n’avait aucune raison de penser à Henri Morton plutôt qu’à toute autre personne, et quand il était venu dire ce qu’il avait vu, il ne connaissait pas la vision qu’avait eue miss Bellenden. D’un autre côté, il lui paraissait absolument invraisemblable que Henri Morton, qu’on avait si long-temps et si inutilement fait chercher, et qu’on supposait avec tant de raison avoir péri quand le Vryheid de Rotterdam s’était perdu corps et biens, fût encore vivant, et qu’il errât dans le pays, où il pouvait, sans aucune crainte, se montrer ouvertement, puisque le gouvernement actuel favorisait le parti pour lequel il avait autrefois combattu. Quand lord Evandale se détermina, non sans répugnance, à communiquer ses doutes au chapelain afin d’avoir son opinion, il n’en put tirer qu’une longue dissertation sur la démonologie. Après avoir cité Delrio, Burthoog et De l’Ancre sur les apparitions, et plusieurs jurisconsultes et praticiens sur la nature des preuves, le savant docteur conclut que, tout bien considéré, son opinion définitive était ou qu’il y avait eu une véritable apparition de l’esprit de feu Henri Morton, sur la possibilité de laquelle, comme théologien et comme philosophe, il n’était disposé à dire ni oui, ni non ; ou que ledit Henri Morton, étant encore in rerum naturâ, était apparu ce matin en personne ; enfin que quelque étrange deceptio visûs, ou ressemblance frappante de visage, avait trompé les yeux de miss Bellenden et de Thomas Holliday. Le docteur ne voulut se prononcer sur aucune de ces trois hypothèses ; mais il affirmait sur sa vie que l’une de ces trois causes était la véritable.

Lord Evandale eut bientôt un nouveau sujet d’inquiétude. On vint lui dire que miss Bellenden était dangereusement malade.

« Je ne partirai point d’ici, s’écria-t-il, avant d’être certain qu’elle est hors de danger. Je ne le puis, ni ne le dois ; car quelle qu’ait été la cause immédiate de sa maladie, c’est moi qui l’ai fait naître par mes malheureuses sollicitations. »

Il resta donc en qualité d’hôte dans la famille. La présence de sa sœur et de lady Marguerite Bellenden, qui, quoique atteinte de la goutte, avait voulu qu’on la transportât à Fairy-Knowe aussitôt qu’elle avait su la maladie de sa petite-fille, rendait le séjour de lord Evandale aussi naturel que convenable. Ainsi il attendait avec inquiétude qu’Édith pût, sans danger pour sa santé, avoir avec lui une dernière explication avant son départ.

« Elle ne doit pas craindre, » dit ce malheureux jeune homme, « que j’abuse de son engagement envers moi pour l’obliger à conclure un mariage dont l’idée seule paraît porter le désordre dans son esprit. »



  1. C’est du roi déchu Jacques II que parle lord Evandale. a. m.
  2. Cet incident est tiré d’une aventure rapportée dans l’Histoire des Apparitions, par Daniel de Foë, sous le nom supposé de Morton, Pour abréger la narration, il nous faut omettre beaucoup de ces détails circonstanciés qui donnent aux fictions de cet ingénieux auteur un air si frappant de vérité.
    « Un gentilhomme épousa une demoiselle riche et bien née ; il en eut un fils. La jeune dame mourut, et il se remaria en secondes noces. Sa nouvelle femme traita si durement l’enfant du premier lit, que, mécontent de son sort, il abandonna la maison paternelle et entreprit de longs voyages. Son père reçut de ses nouvelles de temps à autre ; et le jeune homme, pendant quelques années, fit toucher régulièrement certaines rentes constituées sur sa tête. Enfin, à l’instigation de la belle-mère, une de ses lettres de change ne fut point acquittée, et lui fut renvoyée protestée.
    « Après cet affront, le jeune homme ne tira plus de lettre de change, n’écrivit plus, ne fit point connaître à son père dans quelle partie du monde il était. La belle-mère en profita pour dire que le jeune homme était mort, et presser son mari de faire passer le bien de celui-ci sur la tête de ses propres enfants : il en avait eu plusieurs de cette femme. Longtemps le père refusa de déshériter son fils, convaincu que ce fils vivait toujours.
    « Enfin, cédant aux importunités de sa femme, il promit de faire les arrangements qu’elle souhaitait, si son fils n’était pas de retour dans un an.
    « Durant cet intervalle, il y eut entre la femme et le mari plus d’une violente dispute au sujet des affaires de famille. Au plus fort d’une de ces altercations, la femme fut saisie d’effroi à l’apparition d’une main placée contre l’un des carreaux de la fenêtre. Comme, selon l’ancienne mode, elle était fermée en dedans par des crochets de fer, la main sembla essayer de faire sauter ces crochets ; et, n’y pouvant pas réussir, elle se retira immédiatement. La dame, oubliant son débat avec son mari, s’écria qu’il y avait quelqu’un dans le jardin. Le mari sortit aussitôt, mais il n’aperçut personne, quoique, vu la hauteur des murs du jardin, il était impossible qu’on se fût, échappé. Il prétendit donc que sa femme avait imaginé ce qu’elle croyait avoir vu. Celle-ci soutint qu’elle ne s’était pas trompée : le mari répliqua que c’était peut-être le diable, qui vient quelquefois rendre visite à ceux qui ont une mauvaise conscience. Cette remarque désobligeante ramena la conversation sur le sujet primitif. « Ce n’était pas le diable, dit la femme, mais l’esprit de votre fils, venu pour vous dire qu’il est mort, et que vous pouvez donner votre fortune à vos bâtards, puisque, vous ne voulez point l’assurer à vos enfants légitimes. — C’est mon fils, répliqua le mari ; mon fils revenu pour me dire qu’il est en vie, et vous demander comment vous pouvez être assez méchante pour vouloir le déshériter. » En parlant de la sorte il se leva brusquement, et s’écria : « Alexandre ! Alexandre ! si vous êtes vivant, montrez-vous et ne souffrez pas qu’on m’insulte chaque jour en me soutenant que vous êtes mort ! »
    « À ces mots, la fenêtre où l’on avait vu la main s’ouvrit d’elle-même, et son fils regarda dans la chambre avec un visage bien reconnaissable ; puis, fixant les yeux sur sa belle-mère avec un air irrité, il s’écria : Me voilà ! et il disparut au même instant.
    « La femme, quoique fort épouvantée de cette apparition, eut assez de présence d’esprit pour la faire servir à ses projets ; car, comme le spectre avait paru à la voix de son mari, elle affirma sous serment qu’il avait un esprit familier qui paraissait toutes les fois qu’il l’appelait. Pour échapper à cette accusation flétrissante, le pauvre mari fit une nouvelle disposition de sa fortune, conformément à ce que demandait sa déraisonnable épouse.
    « À cet effet, on réunit les amis de la famille, et le nouvel acte fut dressé. La femme allait annuler le précédent, en en arrachant le sceau, quand tout à coup ils entendirent un grand bruit dans le parloir où ils étaient assis, comme si quelqu’un fût entré par la porte qui donnait dans la salle, et se fût dirigé à travers le parloir, du côté du jardin, dont la porte était ouverte. Ils furent tout surpris, car le bruit était parfaitement distinct, mais ils n’avaient rien vu.
    «  Cet incident suspendit l’affaire dont on était occupé ; mais la femme, qui ne perdait pas de vue ses projets, voulut qu’on achevât. « Je ne suis pas effrayé », dit-elle, non, je ne le suis pas. Venez, » continua-t-elle en s’adressant à son mari d’un ton résolu ; « j’annulerai l’ancien acte quand même quarante diables seraient dans la chambre. » En parlant ainsi, elle s’empara du papier, et allait le mettre en pièces : mais le double Ganger ou Eidolon (image ou représentation) d’Alexandre était aussi opiniâtre à défendre ses droits que sa marâtre à les envahir.
    « Au moment même où elle allait anéantir le papier, la fenêtre s’ouvrit quoiqu’elle fût fermée en dedans, comme elle l’avait été auparavant, et l’on vit dans le jardin l’ombre d’un homme se tenant debout, le visage tourné vers la chambre, et regardant fixement la fenêtre d’un air sombre et irrité. Après cette deuxième interruption le nouvel acte fut scellé, du consentement de toutes les personnes présentes ; et Alexandre, environ trois ou quatre mois après, arriva des Indes orientales, pour lesquelles il s’était embarqué, quatre années auparavant, à Londres, sur un navire portugais. Il ne put donner aucune explication de ce qui était arrivé, sinon qu’il avait rêvé que son père lui avait écrit une lettre très sévère, où il le menaçait de le déshériter. » (Histoire et Réalité des Apparitions, chap. viii).
  3. Il ne savait rien sur l’affaire. a. m.