Le Vieillard des tombeaux/40

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 375-380).




CHAPITRE XL.

le départ.


… Il se nommait Aumerle ; mais il a perdu ce nom pour avoir été l’ami de Richard ; et il faut à présent, madame, l’appeler Rutland.
Shakspeare, Richard II.


Mistress Wilson, pour entendre le récit qu’Henri allait lui faire, le fit passer au plus vite de la petite cuisine dans sa propre chambre, la même qu’elle occupait lorsqu’elle était femme de charge, en lui disant : « Il y vient beaucoup moins de vent que dans la salle du bas, qui est mauvaise pour mes rhumatismes, et j’y suis plus à mon aise que dans l’appartement de mon vieux maître, le pauvre homme ! qui me donne des idées tristes. Quant au grand salon à boiseries de chêne, qui, suivant l’usage invariable de la famille, ne servait que dans les grandes solennités, on ne l’ouvre que pour lui donner de l’air, le laver et l’épousseter. » Ils s’assirent donc dans la chambre tapissée de la ci-devant femme de charge, au milieu des fruits secs et des confitures de tout genre, que par habitude elle continuait de faire, car ni elle, ni personne ne touchait jamais à ces provisions.

Morton, adaptant son récit à l’intelligence de son auditeur, lui conta en peu de mots le naufrage du vaisseau qu’il montait. Tout l’équipage avait été englouti, à l’exception de trois matelots qui avaient mis à temps la chaloupe en mer, et qui s’éloignaient déjà lorsque lui-même s’y élança de dessus le pont. Ils gagnèrent Flessingue, où il eut le bonheur de rencontrer un vieil officier qui avait servi avec son père. D’après son avis, il ne se rendit pas immédiatement à La Haye, mais il se borna à envoyer ses lettres de recommandation au stathouder.

« Notre prince, disait ce vieux soldat, doit conserver la paix avec son beau-père et votre roi Charles ; vous présenter à lui comme un Écossais mécontent, ce serait l’exposer à commettre une imprudence s’il vous accordait quelque faveur. Attendez ses ordres, sans le forcer à s’occuper de vous. De la circonspection ! point d’éclat ! Changez de nom pour le moment ; évitez la compagnie des Écossais exilés, et, croyez-moi, vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir été prudent. »

L’ancien ami de Silas Morton raisonnait juste. Long-temps après, le prince d’Orange, traversa les Provinces-Unies, s’arrêta dans la ville où Morton, bien qu’ennuyé de son inaction et de l’incognito qu’il lui fallait garder, se résignait cependant à attendre. Dans une audience particulière qu’il lui accorda, le prince témoigna à Morton qu’il était fort satisfait de son intelligence, de sa prudence, et de la manière libérale dont il semblait envisager les plaintes et les projets des factions de son pays.

« Ce serait avec plaisir, dit Guillaume, que je vous attacherais à ma personne, mais cela pourrait déplaire à la cour d’Angleterre. Toutefois, je ferai pour vous tout ce que méritent et les nobles sentiments qui vous animent, et les recommandations que vous m’avez envoyées. Voici une lettre de service dans un régiment suisse qui est maintenant en garnison dans une province éloignée, où vous ne rencontrerez que peu ou point de vos compatriotes. Soyez toujours le capitaine Melville, et laissez de côté le nom de Morton jusqu’à un moment plus favorable. »

« Ainsi commença ma fortune, continua Morton, et mes services ont plus d’une fois fixé l’attention de Son Altesse Royale, jusqu’au jour où ce prince est devenu le libérateur et le souverain de l’Angleterre. Ses ordres doivent excuser mon silence auprès du petit nombre d’amis qui me restent en Écosse. Quant au bruit de ma mort, le naufrage du vaisseau sur lequel je m’étais embarqué l’explique assez ; et comme je n’ai jamais eu l’occasion de faire usage ni des lettres de change ni des lettres de recommandation dont ils m’avaient muni, tout devait contribuer à faire croire que j’avais péri. — Mais, cher enfant, demanda mistress Wilson, n’avez-vous donc trouvé au service du prince d’Orange aucun Écossais de votre connaissance ? J’avais toujours pensé que Morton de Milnwood était connu dans tout le pays. — J’étais confiné dans une province éloignée, répondit Morton ; et au bout de ce temps il eût été bien difficile à des personnes qui n’ont pas pour moi le même attachement que vous, Ailie, de reconnaître le petit Morton dans le major-général Melville. — Melville ! c’était le nom de votre mère ; mais Morton sonne bien mieux à mes oreilles. En reprenant vos domaines, il faudra reprendre aussi le vieux nom de la famille. — Je ne veux faire ni l’un ni l’autre de sitôt, Ailie ; car j’ai des raisons pour cacher en ce moment à toute autre personne qu’à vous que je suis encore vivant. Quant aux domaines de Milnwood, ils sont en aussi bonnes mains… — En aussi bonnes mains, mon enfant ! répéta Ailie ; j’espère que vous ne voulez pas parler des miennes. C’est un fardeau pour moi que les rentes et les terres. Je suis trop vieille pour prendre un aide, bien que Wylie Mactriket, l’écrivain, ait fait l’empressé et me parle fort civilement, mais j’ai fait la sourde oreille à tous ses beaux discours : on ne m’en conte plus aujourd’hui ; à d’autres ! Et puis, j’ai toujours pensé que je vous reverrais, que j’aurais encore mon plat de salé et ma soupe au lait, enfin que je dirigerais la maison comme du temps de votre pauvre oncle ; et puis quel plaisir pour moi de vous voir faire bon usage de votre argent… vous avez sans doute appris cela en Hollande, car on est économe dans ce pays-là, à ce que j’ai entendu dire… Pourtant il faudra tenir meilleure maison que le pauvre défunt ; et, par exemple, je vous conseillerai de manger de la viande de boucherie trois fois par semaine… cela chasse les vents de l’estomac. — Nous parlerons de cela un autre jour, » dit Morton étonné d’une munificence si contraire au caractère d’Ailie, non moins que du singulier contraste qu’offraient son désintéressement et sa manie d’épargner. « Vous saurez, ajouta-t-il, que je ne suis venu passer que quelques jours dans ce pays pour une affaire importante dont m’a chargé le gouvernement : ainsi donc, Ailie, pas un mot de ma visite. Plus tard je vous ferai connaître mes motifs et mes projets. — Ne craignez rien, mon enfant, répliqua Ailie ; je sais garder un secret tout comme mes voisins ; et le vieux Milnwood le savait bien, car il m’a dit où il cachait son argent, et c’est ce que chacun garde pour soi autant que possible. Mais venez avec moi, mon enfant, que je vous montre comme le salon boisé en chêne est bien tenu ! c’est tout comme si on vous eût attendu d’un jour à l’autre… Personne, excepté moi, n’y mettait la main, c’était pour moi une espèce d’amusement ; et cependant bien des fois je me suis dit, les larmes aux yeux : Qu’ai-je besoin de nettoyer encore les chenets, les tapis, les coussins et les chandeliers de cuivre massif ? celui qui devrait posséder tout cela ne reviendra jamais. »

Tout en parlant ainsi, elle l’entraîna vers ce sanctum sanctorum, dont le soin et la propreté faisaient son occupation journalière, dont l’entretien et le bon ordre étaient l’orgueil de son cœur. Morton, en la suivant dans la salle, fut grondé pour ne pas s’être essuyé les pieds, car Ailie n’avait pas perdu son habitude d’autorité. Il ne put s’empêcher, en entrant, de se rappeler la crainte et le respect qu’il éprouvait quand, tout jeune encore, mais seulement dans les grandes occasions, on lui permettait de venir dans cet appartement, qu’il supposait alors n’avoir son égal que dans les palais des princes. On croira aisément que les chaises en tapisseries, avec leurs pieds très-bas et leurs dossiers très-élevés, firent beaucoup moins d’impression sur son esprit que les grands chenets de cuivre lui parurent moins brillants ; que la tapisserie de haute lice ne lui sembla plus un chef-d’œuvre, et qu’enfin il trouva le salon noir et triste. Cependant deux objets qu’il revit, les portraits de deux frères, aussi différents que ceux que décrit Hamlet, excitèrent dans son esprit une foule d’émotions diverses. L’un, en pied, représentait son père, armé de toutes pièces ; ses traits indiquaient son caractère mâle et résolu : l’autre était celui de son oncle, en habit de velours brodé, et paraissant comme honteux de son élégance, quoiqu’il n’en fût redevable qu’à la libéralité du peintre.

« C’est une idée bizarre, dit Alison, que d’avoir été mettre à ce pauvre cher homme un riche accoutrement comme il n’en a jamais porté de sa vie, au lieu de sa camisole de raploch gris et de sa ceinture à courte frange. »

Morton fut intérieurement de son avis ; car un costume élégant convenait aussi peu à la tournure gauche du défunt, qu’un air de franchise et de générosité eût été mal assorti avec ses traits dénués de noblesse et de grâce. Il se débarrassa un moment d’Ailie pour aller visiter quelques objets de sa connaissance dans le bois voisin, tandis que la femme de charge fit une addition au dîner qu’elle préparait : incident peu remarquable s’il n’eût coûté la vie à une poule qui, sans un événement d’aussi grande importance que le retour de Henri Morton, aurait chanté jusqu’à la vieillesse la plus reculée. Le repas fut assaisonné des souvenirs du vieux temps et des projets qu’Ailie avait déjà formés pour l’avenir : son jeune maître prenait toutes les bonnes habitudes de son vieil oncle, tandis qu’elle remplissait, toujours avec le même zèle et la même adresse, ses fonctions de femme de charge. Morton laissa la bonne vieille s’abandonner à son imagination, et remit à un autre moment pour lui annoncer sa résolution de retourner sur le continent et d’y terminer ses jours.

Son premier soin fut de quitter son uniforme, pensant qu’il lui serait plus difficile, sous ce costume, de rencontrer Burley ; il l’échangea contre un pourpoint et un manteau gris qu’il portait d’ordinaire à Milnwood, et que mistress Wilson tira d’un coffre en noyer où elle avait eu soin de les serrer, sans oublier toutefois de les mettre à l’air et de les brosser de temps en temps. Morton garda son épée et ses pistolets, précaution sans laquelle on se mettait rarement en route dans ces temps de trouble. Quand il reparut sous son nouveau costume devant mistress Wilson, elle s’écria avec ravissement qu’il lui allait encore fort bien, et que, quoiqu’il n’eût pas engraissé, il avait l’air plus mâle que lorsqu’il avait quitté Milnwood. Puis elle s’étendit sur les avantages qu’on trouvait à garder les vieux habits pour en faire des neufs ; elle était fort avancée dans l’histoire d’un manteau de velours appartenant au dernier Milnwood, qui était d’abord devenu un pourpoint, puis une paire de culottes, paraissant à chaque fois aussi bon que si c’eût été du neuf, quand Morton l’interrompit dans le récit de ces métamorphoses, pour la prier de lui souhaiter un bon voyage.

Ce fut pour mistress Wilson un coup affreux.

« Et où allez-vous ?… et qu’avez-vous à faire ?… et pourquoi ne pas vous tenir tranquillement dans votre propre maison, après en avoir été absent pendant tant d’années ? — Je voudrais ne point vous quitter. Ailie, mais j’y suis forcé. C’est pour cette raison que je voulais ne pas me faire reconnaître de vous : je me doutais bien que vous ne me laisseriez pas aller si facilement. — Mais, encore une fois, où allez-vous ? dit Ailie ; cela ne s’est jamais vu ! arriver, et repartir à l’instant avec la rapidité de l’éclair ! — Il faut que j’aille à l’auberge de Niel Blane, le joueur de cornemuse ; il me donnera un lit, je pense ? — Un lit ?… oui certainement, et il saura aussi vous en demander le prix. Il faut, mon enfant, que vous ayez perdu votre bon sens en pays étranger, pour aller ainsi payer un souper et un lit, quand vous pouvez avoir l’un et l’autre pour rien, et encore nous faire grand plaisir. — Je vous assure, Ailie, que c’est une affaire très-importante, dans laquelle j’ai beaucoup à gagner ou beaucoup à perdre. — Je ne vois pas trop bien cela, si vous commencez par dépenser peut-être deux shillings d’Écosse pour votre souper. Mais les jeunes gens n’ont pas de prévoyance, ils ne songent qu’à dépenser leur argent. Mon pauvre vieux maître en agissait bien mieux : avec lui, l’argent une fois entré ne sortait jamais. »

Persistant dans sa première résolution, Morton prit congé d’Ailie après lui avoir fait promettre solennellement qu’elle ne parlerait pas de son retour avant qu’elle l’eût revu, ou du moins qu’elle eût reçu de ses nouvelles. Après quoi il monta à cheval et se dirigea vers la petite ville où il voulait se rendre.

« Certainement je ne suis point prodigue, » pensait-il en s’éloignant au petit trot ; « mais s’il fallait qu’Ailie et moi nous fissions ménage ensemble, comme elle le désire, je crois que ma prodigalité aurait bientôt fendu le cœur à cette bonne femme. »