Le Vieux Cordelier (n°7)

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VIVRE LIBRE (N°. 7.) OU MOURIR.


LE VIEUX
CORDELIER ;



JOURNAL
Rédigé par Camille DESMOULINS,
Député à la Convention, et Doyen des Jacobins.




Quintidi Pluviose, 2e. Décade, l’an II de la Rép. une et indiv.


LE POUR ET LE CONTRE,
ou
CONVERSATION DE DEUX VIEUX CORDELIERS.


« Qui aut tempus quod postulat non videt, aut plura loquitur, aut se ostentat, aut eorum quibuscum est, rationem non habet, is ineptus esse dicitur. Cato, optimo animo ateus, nocet interdum Reipublica, dicit enim tanquam in Platonis politéiâ non tanquam in Romuli ferre sententiam. »
CAMILLE DESMOULINS.

« Si tu ne vois pas, dit Ciceron, ce que les temps exigent ; si su parles inconsidérément ; si tu te mets en évidence ; si tu ne fais aucune attention à ceux qui t’environnent, je te refuse le nom de sage. L’ame vertueuse de Caton répugnoit à cette maxime. Aussi en poussant le jansénisme de républicain plus loin que les temps ne le permettoient, ne contribua-t-il pas peu à accélérer le renversement de la liberté ; comme lorsqu’en réprimant les exactions des chevaliers, il tourna les espérances de leur cupidité du côté de César. Mais Caton avoit la manie d’épier plutôt en stoïcien dans la République de Platon, qu’en sénateur qui avoit affaire aux plus fripons des enfans de Romulus. »

Que de réflexions présente cette épigraphe ! C’est Ciceron qui, en composant avec les vices de son siècle, croit retarder la chûte de la république, et c’est l’austérité de Caton qui hâte le retour de la monarchie. Solon avoit dit, en d’autres termes, la même chose « Le législateur qui travaille sur une matière rebelle, doit donner à son pays, non pas les meilleures lois en théorie, mais les meilleures dont il puisse supporter l’exécution. » Et J. J. Rousseau a dit après : « Je ne viens point traiter des maladies incurables ». On a beau dire que mon numéro 6 manque d’intérêt, parce qu’il manque de personnalités ; que ceux qui ne chercheroient dans ce journal qu’à repaître de satire leur malignité et leur pessimisme de vérités intempestives, retirent leurs abonnemens. Je crois avoir bien mérité de la patrie, en tirant la plume contre les ultra-révolutionnaires, dans le Vieux Cordelier, malgré ses erreurs.

Quelque ivraie d’erreurs n’étouffe point une moisson de vérités. Mais je reconnois que mes numéros auroient été plus utiles, si je n’avois pas mêlé aux choses les noms des personnes. Dès que mon vœu, le vœu de Coligny, le vœu de Mézerai est enfin accompli, et que la France est devenue une République, il faut s’attendre à des partis, ou plutôt à des coteries et à des intrigues sans cesse renaissantes. La liberté ne va point sans cette suite de cabales, sur-tout dans notre pays, où le génie national et le caractère indigène a été, de toute antiquité, factieux et turbulent, puisque J. César dit, en propres termes, dans ses commentaires : « Dans les Gaules, on ne trouve que des factions et des cabales, non seulement dans tous les départemens, districts et cantons, mais même dans les vies ou villages[1]. Il faut donc s’attendre à des partis, ou, pour mieux dire, à des compérages qui haïront plutôt la fortune que les principes de ceux qui sont dans la cotterie ou le parti contraire, et qui ne manqueront pas d’appeler amour de la liberté et patriotisme, l’ambition et les intérêts personnels qui les animent les uns contre les autres. Mais tous ces partis, tous ces petits cercles seront toujours contenus dans le grand cercle des bons citoyens, qui ne souffriront jamais le retour de la tyrannie ; et comme c’est dans ce grand rond seul que je veux entrer ; comme je pense, avec Gordon, qu’il n’y eut jamais de secte, de société, d’église, de club, de loge, d’assemblée quelconque, de parti en un mot tout composé de gens d’une exacte probité, ou entièrement mauvais ; je crois qu’il faut user d’indulgence pour les ultrà comme pour les citrà, tant qu’ils ne dérangent pas les intrà et le grand rond des amis de la république une et indivisible. Robespierre dit, dans un fort bon discours sur les principes du gouvernement révolutionnaire : « Si on admet que des patriotes de bonne foi ont tombé dans le modérantisme, sans le savoir, pourquoi n’y auroit-il pas des patriotes également de bonne foi, qu’un sentiment louable a emportés quelquefois ultra ?  » C’est ainsi que parle la raison ; et voilà pourquoi j’ai enrayé ma plume, qui se précipite sur la pente de la satire. Etranger à tous les partis, je n’en veux servir aucun, mais seulement la république, qu’on ne sert jamais mieux que par des sacrifices d’amour-propre : mon journal sera beaucoup plus utile, si, dans chaque numéro, par exemple, je me borne à traiter en général, et abstraction faite des personnes, quelque question, quelque article de ma profession de foi et de mon testament politique. Parlons aujourd’hui du gouvernement anglais, le grand ordre du ordre du jour.

Un vieux Cordelier[2].

Qu’est-ce que tout ce verbiage ? Depuis 1789 jusqu’à ce moment ; depuis Mounier jusqu’à Brissot, de quoi a-t-il été question, sinon d’établir en France les deux chambres et le gouvernement anglais ? Tout ce que nous avons dit ; tout ce que toi, en particulier, tu as écrit depuis cinq ans, qu’est-ce autre chose que la critique de la constitution aristocratique de la Grande-Bretagne ? Enfin, la journée du 10 août a terminé ces débats et la plaidoirie, et la démocratie a été proclamée le 21 septembre. Maintenant la démocratie en France, l’aristocratie en Angleterre, fixent en Europe tous les regards tournés vers la politique. Ce ne sont plus des discours, ce sont les faits qui décideront devant le juré de l’univers pensant, quelle est la meilleure de ces deux constitutions. Maintenant la plus forte, la seule satire à faire du gouvernement anglais, c’est le bonheur du peuple ; c’est la gloire, c’est la fortune de la République française. N’allons pas, ridicules athlètes, au lieu de nous exercer et de nous frotter d’huile, panser les plaies de notre antagoniste. C’est nous-mêmes qu’il faut guérir ; et pour cela, il faut connoître nos maux ; il faut avoir le courage de les dire. Sais-tu que tout ce préambule de ton numéro 7, ces circonlocutions, ces précautions oratoires, tout cela est fort peu Jacobin. À quoi reconnoît-on le vrai républicain, je te prie, le véritable Cordelier ? C’est à sa vertueuse indignation contre les traîtres et les coquins, c’est à l’âpreté de sa censure. Ce qui caractérise le républicain, ce n’est point le siècle, le gouvernement dans lequel il vit, c’est la franchise du langage. Montausier étoit un républicain, dans l’œil de bœuf. Molière, dans le Misantrope, a peint en traits sublimes les caractères du républicain et du royaliste. Alceste est un Jacobin, Philinte, un Feuillant achevé. Ce qui m’indigne, c’est que, dans la République, je ne vois presque pas de républicain. Est-ce donc le nom qu’on donne au gouvernement qui en constitue la nature ? En ce cas, la Hollande, Venise sont aussi des républiques ; l’Angleterre fut aussi une république, pendant tout le protectorat de Cromwel, qui régissoit sa république aussi despotiquement que Henri VIII son royaume. Rome fut aussi une république, sous Auguste, Tibère et Claude, qui l’appeloient dans leur consulat, comme Ciceron dans le sien de la république romaine. Pourquoi cependant ne se souvient-on de cet âge du monde, que comme celui de l’époque de l’extrême servitude de l’espèce humaine ? C’est parce que la franchise étoit bannie de la société et du commerce de la vie ; c’est parce que, comme dit Tacite, on n’osoit parler, on n’osoit même entendre. Omisso Omni non solum loquendi, imo audiendi commercio.

Qu’est-ce qui distingue la république de la monarchie ? Une seule chose ; la liberté de parler et d’écrire. Ayez la liberté de la presse à Moscou, et demain Moscou sera une république. C’est ainsi que, malgré lui, Louis XVI, et les deux côtés droits, et le gouvernement tout entier, conspirateur et royaliste, la liberté de la presse seule nous a menés, comme par la main, jusqu’au 10 août, et a renversé une monarchie de quinze siècles, presque sans effusion de sang.

Quel est le meilleur retranchement des peuples libres contre les invasions du despotisme ? C’est la liberté de la presse. Et ensuite, le meilleur ? C’est la liberté de la presse. Et après, le meilleur ? C’est encore la liberté de la presse.

Nous savions tout cela, dès le 14 juillet : c’est l’alphabet de l’enfance des républiques ; et Bailly lui-même, tout aristocrate qu’il fût, étoit sur ce point plus républicain que nous. On a retenu sa maxime : La publicité est la sauve-garde dus peuple. Cette comparaison devroit nous faire honte. Qui ne voit que la liberté d’écrire est la plus grande terreur des fripons, des ambitieux et des despotes, mais qu’elle n’entraîne avec soi aucun inconvénient pour le salut du peuple. Dire que cette liberté est dangereuse à la République, cela est aussi stupide que si on disoit que la beauté peut craindre de se mettre devant une glace. On a tort ou on a raison : on est juste, vertueux, patriote, en un mot, ou on ne l’est pas. Si on a des torts, il faut les redresser ; et pour cela, il est nécessaire qu’un journal vous les montre : mais si vous êtes vertueux, que craignez-vous de numéros contre l’injustice, les vices et la tyrannie. Ce n’est point là votre miroir.

Avant Bailly, Montesquieu, un président à mortier avoit professé le même principe, qu’il ne peut y avoir de république, sans la liberté de parler et d’écrire ». Dès que les décemvirs, dit-il, dans les lois qu’ils avoient apportées de la Grèce, en eurent glissé une contre la calomnie et les auteurs, leur projet d’anéantir la liberté et de se perpétuer dans le décemvirat, fut à découvert. » De même le jour qu’Octave, quatre cents ans après, fit revivre cette loi des décemvirs contre les écrits et les paroles, et en fit un article additionnel à la loi Julia sur les crimes de lèze-majesté, qu’on peut dire que la liberté romaine rendit le dernier soupir. En un mot, l’ame des républiques, leur pouls, leur respiration, si l’on peut parler ainsi, le souffle auquel on reconnoît que la liberté vit encore, c’est la franchise du discours. Vois, à Rome, quelle écluse d’invectives Ciceron lâche pour noyer dans leur infamie Verrès, Catilina, Clodius, Pison et Antoine ! Quelle cataracte d’injures tombe sur ces scélérats du haut de la tribune !

Aujourd’hui, en Angleterre même, où la liberté est décrépite, et gissante in extremis, son agonie, et lorsqu’il ne lui reste plus qu’un la souffle, vois comme elle s’exprime sur guerre, et sur les ministres et sur la nation française.

« En France, dit Stanhope, dans la chambre haute, les ministres parlent, écrivent, agissent toujours en présence de la guillotine. Il seroit à souhaiter que nos ministres eussent cette crainte salutaire, ils ne nous tromperoient pas si grossièrement.

„ On nous dit, que les troupes françaises sont sans habits, et ce sont les mieux habillées de l’Europe.

„ On nous dit, que le manque de numéraire empêchera nos ennemis de soutenir la guerre, et on peut hasarder qu’il y a en France plus d’or, d’argent et de billon, provenant des sacristies et de l’emprunt forcé, que dans toutes les contrées d’Europe ensemble…

„ À l’égard des assignats, ils ont gagné, depuis six mois, plus de 70 pour cent, et gagneront sans doute encore plus dans six autres mois.

„ On nous disoit, que les troupes françaises ne pourroient tenir devant les troupes autrichiennes, prussiennes et anglaises, les mieux disciplinées de l’Europe ; le contraire est assez prouvé par un grand nombre de combats. Des généraux autrichiens ont avoué que les Français, par leur discipline et leur bravoure au milieu du carnage, étoient devenus la terreur des alliés.

„ Enfin, on nous disoit, que les Français devoient manquer de blé. C’étoit déjà une idée bien horrible, que celle de vingt-cinq millions d’hommes, dont la presque universalité ne nous avoit jamais offensés, éprouvant les horreurs de la famine, parce que la forme de leur gouvernement déplaisoit à quelques despotes. Mais ce plan infernal n’a servi qu’à produire chez ce peuple un enthousiasme, qui a surpassé tout ce qu’on rapporte des anciennes républiques. „

Stanhope justifie ensuite le peuple français du reproche d’athéïsme. Il distingue sa constitution des excès inséparables d’une révolution ; il ajoute que la nation a renoncé, par des décrets solemnels, à se mêler du gouvernement des autres états ; il défie tous les philosophes de ne pas sanctionner notre déclaration des droits, et finit par présenter, comme la base et la pierre angulaire de notre République, cette maxime sublime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse.

L’opposition, dans la chambre des communes, n’y parle pas de nous avec moins de respect et d’éloges. “ Nous sommes vaincus par-tout, dit M. Courtenai, tandis que les Français déployent une énergie et un courage digne des Grecs et des Romains. À la bouche du canon, ils chantent leurs hymnes républicains. L’empereur et le roi de Prusse, avec tous leurs fameux généraux, et leurs troupes bien aguerries, n’ont pu battre le général Hoche, de qui n’étoit pourtant qu’un simple sergent, peu temps avant d’avoir pris le commandement. „

Si la louange qui plaît le plus est celle d’un ennemi, ces discours ont de quoi flatter nos oreilles. C’est ainsi que des hommes, que quelques républicains d’outremer, font en plein parlement, la satire de leur nation, et l’éloge de ceux qui lui font la guerre ; et nous au fort de la liberté et de la démocratie, nous n’osons censurer dans un numéro ce qui manque à la perfection de notre gouvernement. Nous n’osons louer chez les Anglais ce qu’il y a de moins mauvais, comme la liberté des opinions, l’habeas corpus, et l e proposer pour exemple à nos concitoyens, de peur qu’ils ne deviennent pires.

Nous nous moquons de la liberté de parler de l’Angleterre, et cependant, dans le procès de Bennet, convaincu d’avoir dit publiquement qu’il souhaitoit un plein succès à la République française, et la destruction du gouvernement d’Angleterre, après une longue délibération, leur juré vient de prononcer, il y a quinze jours, que Bennet n’étoit point coupable, et que les opinions étoient libres.

Nous nous moquons de la liberté d’écrire des Anglais ; cependant il faut convenir que le parti ministériel n’y demande point la tête de Shéridan ou de Fox, pour avoir parlé des généraux, de Brunswick, de Wurmser, Hoode, Moyra, et même du duc d’Yorck, avec autant d’irrévérence au moins que Philippeaux et Bourdon de l’Oise ont parlé des généraux Ronsin et Rossignol.

Étrange bizarrerie ! En Angleterre, c’est tout ce qu’il y a d’aristocrates, de gens corrompus, d’esclaves, d’ames vénales ; c’est Pitt, en un mot, qui demande à grands cris la continuation de la guerre ; et c’est tout ce qu’il y a de patriotes, de républicains et de révolutionnaires, qui votent pour la paix, qui n’espèrent que de la paix un changement dans leur constitution. En France, tout au rebours. Ici ce sont les patriotes et les révolutionnaires qui veulent la guerre, et il n’y a que les modérantins, les feuillans, si l’on en croit Barrère ; il n’y a que les contre-révolutionnaires et les amis de Pitt qui osent parler de paix. C’est ainsi que les amis de la liberté, dont les intérêts semblent pourtant devoir être communs, veulent la paix à Londres, et la guerre à Paris, et que le même homme se trouve patriote en deçà de la Manche, et aristocrate au-delà, montagnard dans la Convention, et ministériel dans le parlement. Mais au moins, dans le parlement d’Angleterre, on n’a jamais fait l’incroyable motion, que celui qui ne se décideroit pas d’abord pour la guerre, par assis et levé, fût réputé suspect, pour son opinion, dans une question de cette importance et si délicate, qu’on ne pouvoit être de l’avis de Barrère, sans être en même temps de l’avis de Pitt.

Il faut avouer au moins que la tribune de la Convention ne jouit pas de l’inviolabilité d’opinion de la tribune anglaise, et qu’il ne seroit pas sûr de parler de nos échecs comme Shéridan parle de leur défaite de Noirmoutier, de Dunkerque, de Toulon. Combien nous sommes plus loin encore de cette âpreté de critique, de cette rudesse sauvage des harangues et des mœurs, qui existe encore moins il est vrai, en Angleterre, et qui ne convient point aux très-humbles et fidelles sujets de Georges, mais à laquelle on reconnoît une ame républicaine dans J. J. Rousseau, comme dans le paysan du Danube ; dans un Scythe, comme dans Marat ! On trouvera parmi nous cette effroyable haine d’Alceste,

Ces haines vigoureuses.
Que doit donner le vice aux ames vertueuses.


Hébert dénonce Legendre, dans sa feuille, comme un mauvais citoyen, et un mandataire infidelle ; Legendre dénonce Hébert aux Jacobins, comme un calomniateur à gages ; Hébert est terrassé, et ne sait que répondre. Allons, dit Momoro, qui vient au secours de son embarras, embrassez-vous tous deux, et touchez là. Est-ce là le langage d’un Romain, ou celui de Mascarille dans la comédie :

C’est un fripon, nimporte ;
On tire un grand parti des gens de cette sorte.

J’aime mieux encore qu’on dénonce à tort et à travers, j’ai presque dit, qu’on calomnie même comme, le Père Duchesne, mais avec cette énergie qui caractérise les ames fortes et d’une trempe républicaine, que de voir que nous avons retenu cette politesse bourgeoise, cette civilité puérile et honnête, ces ménagemens pusillanimes de la Monarchie, cette circonspection, ce visage de caméléon et de l’anti-chambre, ce b........e, en un mot, pour les plus forts hommes en crédit ou en place, ministres ou généraux, représentans du peuple ou membres influens des Jacobins, tandis qu’on fond, avec lourde roideur, sur le patriotisme en défaveur et disgracié. Ce caractère presque général sautoit aux yeux, et Robespierre en fit lui-même l’objet du dernier scrutin épuratoire de la société.

Au dire de chacun » étoient de petits saints.

Mieux vaudroit l’intempérance de langue de la démocratie, le pessimisme de ces détracteurs éternels du présent, dont la bile s’épanche sur tout ce qui les environne, que ce froid poison de la crainte, qui fige la pensée jusqu’au fond de l’ame, et l’empêche de jaillir à la tribune, ou dans des écrits ! Mieux vaudroit la misantropie de Timon, qui ne trouve rien de beau à Athènes, que cette terreur générale, et comme des montagnes de glace, qui, d’un bout de la France à l’autre, couvrent la mer de l’opinion, et en obstaclent le flux et reflux ! La devise des républiques, ce sont les vents qui soufflent sur les flots de la mer, avec cette légende : Tollant sed attollunt. Ils les agitent, mais ils les élèvent. Autrement, je ne vois plus dans la République que le calme plat du despotisme, et la surface unie des eaux croupissantes d’un marais ; je n’y vois qu’une égalité de peur, le nivellement des courages, et les ames les plus généreuses aussi basses que les plus vulgaires. Toi-même, par exemple, je dirai seulement, pour ne pas te flatter, toi qui as eu, en ne te donnant qu’un mérite de calcul, toi qui as eu le tact et le bon esprit d’être aussi incorruptible, de ne pas plus varier, pas plus déménager que Robespierre ; toi qui, dans la révolution, as eu le bonheur que toutes ses phases n’en ont amené aucune dans ta condition et ta fortune ; le bonheur heur de n’avoir été ni ministre, ni membre du comité de gouvernement, ni commissaire dans la Belgique, de n’avoir pas étalé aux yeux de la jalousie, sœur de la calomnie, ni le panache, ni le ruban tricolore, allant de l’épaule au côté, ni les épaulettes à étoiles, ni aucun de ces signes de pouvoir, qui, par le temps qui court, sur-tout semblent vous donner des ailes, comme à la fourmi, pour vous perdre, et vous jettent dans l’envie même des Dieux ; mais qui, député honoraire, et resté journaliste, comme en 1789, prie tous les jours le ciel de laisser le simple manteau de la philosophie sur tes épaules dégagées de responsablité, non pas, il est vrai le manteau sale et déchiré de Diogène, mais le manteau de Platon, vergeté et de drap d’écarlate ; toi qui n’es ni à Paul, ni à Céphas, mais à la déclaration des droits, et étranger à tous les partis, les a tous combattus tour à tour ; toi qu’on sait bien n’être pas exempt d’erreurs, mais dont il n’est pas un homme de bonne foi parmi ceux qui t’ont suivi, qui ne soit persuadé que toutes les pensées n’ont jamais eu pour objet, comme tu l’as répété jusqu’au dégoût, que la liberté politique et individuelle des citoyens, une constitution utopienne, la République, une et indivisible, la splendeur et la prospérité de la patrie, et non une égalité impossible de biens, mais une égalité de droits et de bonheur ; toi qui, muni de tous ces certificats authentiques, ayant reçu plaies et bosses pour la cause du peuple, et par toutes ces considérations, au-dessus d’un rapport malévole, et des propos de table de Barrère, devrois montrer moins de poltronerie et avoir le droit de dire librement ta pensée, sauf meilleur avis, oserois-tu tourner en ridicule les bévues politiques de tel ou tel membre du comité de salut public, comme l’opposition lâche, toute dégénérée et nulle qu’elle est, persiffle les rapports de Pitt, de Greenville et de Dundas ?

Camille  Desmoulins.

Si j’osois !… et pourquoi non, si ce sont des faits ? Comment peux-tu dire que la Convention défend la vérité, quand tout-à-l’heure, par un décret notable rendu sur la motion de Danton, elle vient de permettre du moins de tolérer le mensonge et le calomniateur. La liberté de la presse n’est restreinte par le gouvernement révolutionnaire, qu’au royaliste et à l’aristocrate ; elle est entière pour le patriote prononcé. Apprends que Barrère lui-même, en partisan si déclaré de la liberté d’écrire, qu’il la veut indéfinie constitutionnellement pour tout le monde, révolutionnairement pour les citoyens dont on ne peut suspecter le patriotisme et les intentions. Depuis que Barrère m’a fait cette profession de foi, je m’en veux presque de la légère égratignure de mon numéro 5 ; car il est impossible, à mon sens, qu’un homme d’esprit veuille la liberté de la presse, qu’il la veuille illimitée, même contre lui, et qu’il ne soit pas un excellent républicain. Tout à l’heure, la déclamation finie, j’aurai la parole à mon tour, et je démontrerai la sagesse et la nécessité de sa distinction révolutionnaire, sur le maximum de la liberté de la presse pour les patriotes, et le minimum pour les aristocrates. Comme je pardonne à ta colère, en faveur de ce que son principe a de vertueux et de républicain, comme elle te suffoqueroit, si un torrent de paroles, et comme la fumée de ce feu ne s’exhaloit au dehors dans la Convention ; comme tu n’es point à la tribune des Cordeliers, ni en présence de David ou la Vicomterie, mais en présence de mes Pénates tolérans, et qui ne refusent pas à un vieux patriote la liberté qu’on donnoit aux voleurs dans les Saturnales, donnes de l’air, mon ami, à ton cœur étouffé, ouvres un passage à cette fumée dont tu es suffoqué au dedans, et qui te noircit au dehors, faute d’une cheminée ; parles, dissipes cette vapeur mélancolique : en passant, voici ma réponse provisoire, et en un mot, à tous les griefs. La révolution est si belle en masse, que je dirai toujours d’elle comme Bolingbrocke dit un jour de Malborough, c’étoit un si grand homme, que j’ai oublié ses vices. Maintenant poursuis ta tirade.

Le  vieux  Cordelier.

Et moi, je te pardonne ton amour aveugle et paternel pour la révolution et la République. Tu as eu tant de part à sa naissance ! Mais je ne gronde point ton enfant ; je ne suis point en colère ; je lui demande seulement la permission, à la République naissante, s’il n’est pas permis de lui faire les très-humbles remontrances que souffroit quelquefois la monarchie. Tu prétends que Barrère aime la liberté de la presse, on ne lui en demande pas tant ; qu’il aime seulement la liberté des opinions dans l’assemblé nationale. Mais oserois-tu dire cette vérité qui est pourtant incontestable, que Barrère, par son fameux rapport sur la destruction de Londres, a véritablement fait le miracle de ressusciter Pitt que tout le monde jugeoit mort depuis la prise de Toulon, et qu’il devoit arriver immanquablement, qu’à son arrivée à Londres, ce beau rapport feroit remonter le ministre aux nues, et lui ouvriroit toutes les bourses des Carthaginois. Que Xavier Audouin et quelques patriotes à vue courte, aient déclamé aux Jacobins le Delenda Cartago, cela étoit sans conséquence, et pouvoit passer pour l’effet de l’indignation du patriotisme dans ses foyers, tel fier qui ne tue pas, mais qu’à la tribune de la Convention, un membre du comité de Salut public ait dit qu’il falloit aller détruire le gouvernement anglais, et raser Carthage ; qu’il ait dit publiquement qu’il falloit exterminer le peuple anglais de l’Europe, à moins qu’il ne se démocratisât ; en vérité, voilà ce qui est inconcevable. Quoi ! dans le même temps que Shéridan s’écrioit dans la chambre des Communes : La conduite des Français manifeste qu’ils n’avoient point à cœur la guerre avec le peuple anglais ; ils ont détruit le parti de Brissot qui avoit voulu cette guerre : je pense qu’ils seroient disposés à conclure avec nous la paix, dans des termes honorables, et avantageux à la République. J’appuie mon raisonnement sur la foi des décrets de la Convention, qui déclarent que la République a renoncé à la pensée de répandre ses districts au dehors, et que son seul but est d’établir un gouvernement intérieur, tel qu’il a été adopté par le peuple français. Quoi ! c’est dans le même temps que Stanhope s’écrioit dans la chambre haute : Nulle puissance n’a le droit de s’ingérer dans le gouvernement intérieur d’un État indépendant d’elle ; le peuple français a proclamé ce principe, d’après le vœu de sa constitution, art 118 et 119, et ne veut point s’ingérer dans le gouvernement de notre nation. Quoi ! c’est dans le même temps que Barrère, sans s’en apercevoir, se charge de l’apostolat de Cloots de municipaliser la grande Bretagne, et d’un rôle de Brissot de nationaliser la guerre avec le peuple anglais ? car enfin, tout peuple, en ce cas, et sur-tout une nation fière c omme les Anglais, veut être le maître chez soi. Et quels que soient les vices de sa constitution, si c’est un peuple rival, qui prétend les redresser et les démocratiser, de gré ou de force, il dit comme la femme de Sganarelle à M. Robert : « De quoi vous mêlez-vous ? et moi je veux être battue ». Pitt a dû bien rire, en voyant Barrère, qui l’appelle, lui Pitt, un imbécille, faire lui-même cette lourde école, d’enraciner Pitt plus que jamais dans le ministère ; en voyant Barrère le dispenser de réfuter le parti de l’opposition, et donner ainsi un pied de nez à Shéridan et à Stanhope, avec leurs beaux discours sur la neutralité constitutionnelle de la République, à l’égard du gouvernement des autres peuples. Qui ne voit que la réception de ce fameux discours de Barrère a dû charmer Pitt plus que la nouvelle de Pondichéri, et que les Anglais n’eurent pas manqué de se dire : puisque Londres est Carthage, ayons le courage des Carthaginois, faisons plutôt comme eux des cordages et des arcs avec nos cheveux, et donnons à Pitt jusqu’au dernier schelling, et levons-nous aussi en masse. Mais oserois-tu dire ces vérités à Barrère ? Oserois-tu dire que cet Hébert, par exemple, ce Momoro…

Camille   Desmoulins.

Oui, si l’on sauvoit la République. Mais quel bien lui reviendroit-il quand j’aurois voué à l’infamie tous ces noms obscurs ? La clémence de tous ces amour-propres blessés parviendroit peut-être à me mettre hors d’état de remédier aux maux de la patrie. Aussi trouve-t-on que je jette en son, sans pitié, ces six grandes pages de mes causticités. La satire est extrêmement piquante ; elle me vengeroit, elle feroit courir tout Paris chez Desenne, moins encore par la vérité des choses que par la témérité de les dire ; car un ouvrage qui expose son auteur a toujours bien plus de vogue. Mais en méditant sur la naissance, les progrès et la chûte de la République, je me suis convaincu que les animosités, l’amour-propre et l’intempérance de langue, leur avoient plus nui que le mulet chargé d’or de Philippe. Ciceron blâme Caton d’écouter sa vertu intempestive, qui nuit, dit-il, à la liberté, et lui-même lui nuit cent fois davantage, en écoutant trop son amour-propre, et en publiant la seconde Philippique qui rend M. Antoine irréconciliable. Cicéron oublie ce qu’il avoit dit lui-même, qu’il y a des coquins, tels que Sylla, dont un patriote doit taire le mal, et respecter jusqu’à la mémoire, après leur mort, de peur que si on venoit à casser leurs actes, l’État ne soit boulversé. Le républicain qui ne sait pas sacrifier sa vanité, ses ressentimens, et même la vérité à l’amour du bien public, est aussi coupable que celui qui ne sait pas lui faire le sacrifice de son intérêt personnel. L’avarice n’a point fait plus de mal à la patrie que d’autres passions dont le nom est moins odieux. Par exemple, la jalousie du pouvoir et la rivalité, l’amour de la popularité et des applaudissemens. Le patriote incorruptible est celui qui ne considère que le bien de la patrie, et dont l’oreille est aussi fermée et inaccessible aux applaudissemens des tribunes ou aux éloges de ses souscripteurs, que ces moyens le sont aux guinées de Pitt.

Le vieux Cordelier.

Je réponds, en un mot : dans les temps de Sylla et de Marc-Antoine dont tu parles, si toute vérité n’étoit plus bonne a dire, c’est que déjà il n’y avoit plus de république. Les ménagemens, les détours, la politesse, la circonspection, tout cela est de la monarchie. Le caractère de la république, c’est de ne rien dissimuler, de marcher droit au but, à découvert, et d’appeler les hommes et les choses par leurs noms. La monarchie fait tout dans le cabinet, dans des comités et par le seul secret ; la république, tout a la tribune, en présence du peuple et par la publicité, par ce que Marat appeloit faire un grand scandale. Dans les monarchies, le bon du gouvernement est le mensonge, tromper est tout le secret de l’Etat ; la politique des républiques, c’est la vérité. Tu prétends, dans ton journal, faire la guerre aux vices, sans noter les personnes : dès-lors tu n’es plus un républicain à la tribune des Jacobins, mais un prédicateur et un Jésuite dans la chaire de Versailles, qui parle à des oreilles royales, de manière qu’elles ne puissent s’effaroucher, et qu’il soit bien évident que ces patriotes sont de fantaisie, et ne ressemblent à personne. Au lieu de supprimer chrétiennement dans ton journal ces six grandes pages de faits, si tu en publiois seulement une ou deux en véritable républicain, c’est alors que le public retireroit quelque fruit de la lecture du Vieux Cordelier. Après lui avoir mis sous les yeux deux ou trois exemples, tu lui dirois : Peuple, fais ton profit de la leçon ; je ne veux point faire le procès à tant de monde, je veux ouvrir une porte au repentir, je veux ménager les patriotes, et même ceux qui en font le malheur, mais apprends par-là, que tous ces grands tapageurs des sociétés populaires, qui, comme ceux que je viens de nommer, n’ont à la bouche que le mot de guillotine, qui t’appellent chaque jour à leur aide, font de toi l’instrument de leurs passions, et pour venger leur amour-propre de la plus légère piqûre, crient sans cesse, que le peuple soit debout de même que les Dominicains, quand ils font brûler en Espagne un malheureux hérétique, ne manquent jamais de chanter l’Exurgat Deus, que Dieu le père soit debout ; prends-y garde, et tu verras que tous ces tartuffes de patriotisme, tous ces Pharisiens, tous ces crucifuges, tous ces gens qui disent, il n’y a que nous de purs, nous ne resterions pas vingt montagnards à la Convention, si on les passoit de même en revue, et qu’on les épurât, non pas dans le club, mais dans mon journal véridique, parmi ces républicains si fervens ; il ne s’en trouveroit pas un seul qui ne fût un novice du 10 août, pas un qui n’eût été naguères, ou brissotin, ou feuillantin, ou même un royaliste mieux prononcé.

Mais conviens que tu n’oserois citer un seul de ces exemples : crois-moi, conserves en main ta réputation de franchise ; avoue que tu n’as pas assez de courage, ou plutôt ce ne seroit point avouer ta poltronnerie. Le courage n’est point la démence, et il y auroit de la démence à ne point suivre le conseil de Pollion : je n’écris point contre qui peut proscrire. Ce seroit avouer que nous ne sommes pas républicains, et tu ne peux te résoudre à faire cet aveu.

Comment se faire illusion à ce point ? Pour moi, je ne conçois pas comment on peut reconnoître une république là où la liberté de la presse n’existe point. Sais-tu ce que c’est qu’un peuple républicain, un peuple démocrate ? Je n’en connois qu’un parmi les anciens. Ce n’étoit point les Romains ; à Rome, le peuple ne parloit guères avec liberté, que par insurrection, dans la chaleur des factions, au milieu des coups de poings, de chaises et de bâtons, qui tomboient comme grêle autour des tribunes. Mais de véritables républicains, des démocrates permanens, par principes et par instinct, c’étoient les Athéniens.

Non-seulement le peuple d’Athênes permettoit de parler et d’écrire, mais je vois, par ce qui nous reste de son théâtre, qu’il n’avoit pas de plus grand divertissement que de voir jouer sur la scène ses généraux, ses ministres, ses philosophes, ses comités ; et ce qui est bien plus fort, de s’y voir jouer lui-même. Lis Aristophane, qui faisoit des comédies, il y a trois mille ans, et tu seras étonné de l’étrange ressemblance d’Athênes et de la France démocrate. Tu y trouveras un Père Duchesne, comme à Paris, les bonnets rouges, les ci-devant, les orateurs, les magistrats, les motions et les séances absolument comme les nôtres ; tu y trouveras les principaux personnages du jour ; en un mot, une antiquité de mille ans dont nous sommes contemporains. La seule ressemblance qui manque, c’est que, quand ses poëtes le représentoient ainsi à son opéra, et à sa barbe, tantôt sous le costume d’un vieillard, et tantôt sous celui d’un jeune homme, dont l’auteur ne prenoit pas même la peine de déguiser le nom, et qu’il appeloit le peuple ; le peuple d’Athênes, loin de se fâcher, proclamoit Aristophane le vainqueur des jeux, et encourageoit par tant de bravos et de couronnes à faire rire à ses dépens, que l’histoire atteste, qu’a l’approche des Bacchanales, les juges des pièces de théâtre et le jury des arts étoient plus occupés que tout le sénat et l’aréopage ensemble, à cause du grand nombre de comédies qui étoient envoyées au Concours. Notez que ces comédies étoient si caustiques, contre les ultra-révolutionnaires, et les tenans de la tribune de ce temps-là, qu’il en est telle jouée sous l’archonte Strétocles, quatre cent trente ans avant J. Ch., que si on traduisoit aujourd’hui Leque, Hébert soutiendroit aux Cordeliers, que la pièce ne peut être que d’hier, de l’invention de Fabre d’Églantines, contre lui et Ronsin, et que c’est le traducteur qui est la cause de la disette des subsistances [3] ; et il jugeroit de le poursuivre jusqu’à la guillotine. Les Athéniens étoient plus indulgens et non moins chansonniers que les Français ; loin d’envoyer à Sainte-Pélagie, encore moins à la place de la révolution, l’auteur qui, d’un bout de la pièce à l’autre, décochoit les traits les plus sanglans contre Périclès, Cléon, Lamor…, Alcibiade, contre les comités et présidens de sections, et contre les sections en masse, les sans-culottes applaudissoient à tout rompre, et il n’y avoit personne de morts que ceux des spectateurs qui crevoient à force de rire d’eux-mêmes.

Qu’on ne dise pas que cette liberté de la presse et du théâtre coûta la vie à un grand homme, et que Socrate but la ciguë. Il n’y a rien de commun entre les nuées d’Aristophane et la mort de Socrate qui arriva vingt-trois ans après la première représentation et plus de vingt ans après la dernière. Les poëtes et les philosophes étoient depuis long-temps en guerre ; Aristophane mit Socrate sur la scène, comme Socrate l’avoit mis dans ses sermons : le théâtre le vengea de l’école. C’est ainsi que Saint-Just et Barrère te mettent dans leurs rapports du comité de salut public, parce que tu les as mis dans ton journal ; mais ce qui a fait périr Socrate, ce ne sont point les plaisanteries d’Aristophane qui ne tuoient personne, ce sont les calomnies d’Anitus et Mélitus, qui soutenoient que Socrate étoit l’auteur de la disette, parce qu’ayant parlé des Dieux avec irrévérence dans ses dialogues, Minerve et Cerès ne faisoient plus venir de beurre et d’œufs au marché. N’imputons donc pas le crime de deux prêtres, de deux hypocrites, et de deux faux témoins à la liberté de la presse, qui ne peut jamais nuire et qui est bonne à tout. Charmante démocratie que celle d’Athènes ! Solon n’y passa point pour un muscadin ; il n’en fut pas moins regardé comme le modèle des législateurs, et proclamé par l’oracle le premier des sept sages, quoiqu’il ne fît aucune difficulté de confesser son penchant pour le vin, les femmes et la musique ; et il a une possession de sagesse si bien établie, qu’aujourd’hui encore on ne prononce son nom dans la Convention et aux Jacobins, que comme celui du plus grand législateur. Combien cependant ont parmi nous une réputation d’aristocrates et de sardanapales, qui n’ont pas publié une semblable profession de foi !

Et ce divin Socrate, un jour rencontrant Alcibiade sombre et rêveur, apparemment parce qu’il étoit piqué d’une lettre d’Aspasie : Qu’avez-vous, lui dit le plus grave des Mentor ? auriez-vous perdu votre bouclier à la bataille ? avez-vous été vaincu dans le camp à la course, ou à la salle d’armes ? quelqu’un a-t-il mieux chanté ou mieux joué de la lyre que vous à la table du général ? Ce trait peint les mœurs. Quels républicains aimables !

Pour ne parler que de leur liberté de la presse, la grande renommée des écoles d’Athènes ne vient que de leur liberté de parler et d’écrire, de l’indépendance du lycée et de la juridiction de la police. On lit dans l’histoire, que le démagogue Sophocle, ayant voulu soumettre les Jardins ou les Écoles de Philosophie à l’inspection du sénat, les professeurs fermèrent la classe ; il n’y eut plus de maîtres ni d’écoliers, et les Athéniens condamnèrent l’orateur Sophocle à une amende de 24000 dragmes, pour sa motion inconsidérée. On ignoroit dans les écoles, jusqu’au nom de police. C’est cette indépendance qui valut à l’école d’Athènes sa supériorité sur celle de Rhodes, de Millet, de Marseille, de Pergame et d’Alexandrie. Ô temps de la démocratie ! ô mœurs républicaines ! où êtes-vous ?

Toi-même, aujourd’hui que tu as pourtant l’honneur d’être représentant du peuple, et un peu plus qu’un honorable membre du parlement d’Angleterre ; encore qu’il soit évident que jamais ni toi ni personne n’eût accepté les fonctions de député, à la charge d’être infaillible et de ne jamais te tromper dans tes opinions, t’est-il permis de te tromper, même dans une seule expression ; et si un mot vient à t’échapper pour un autre, le mot de clémence pour celui de justice, quoiqu’au fond tu n’aies démandé autre chose que Saint-Just, la guerre pour les patriotes détenus, q ue la Convention vient de décréter, ne voilà-t-il pas qu’aussitôt d’un coup de baguette, Hébert transforme ce mot de clémence en l’oriflame d’une nouvelle faction, plus puissante, plus dangereuse, et dont tu es le porte-étendart ?

Et comment oserois-tu écrire et être auteur, quand la plupart n’osent être lecteurs, que les trois quarts de tes abonnés, à la nouvelle fausse que tu étois rayé des Jacobins, et au moindre bruit courent, comme des lièvres et éperdus, chez Desenne effacer leurs noms, de peur d’être suspects d’avoir lu ?

Aujourd’hui que tu es membre de la Convention nationale ; sois de bonne foi : oserois-tu apostropher aujourd’hui tel adjoint du ministre de la guerre, le grand personnage Vincent, par exemple, aussi courageusement que tu faisois, il y a quatre ans, Necker et Bailly, Mirabeau, les Lameth et Lafayette, quand tu n’étois que simple citoyen ?

Passe encore que, suivant le conseil de Pollion, tu n’écrives point contre qui peut proscrire ; mais oserois-tu seulement parler de quiconque est en crédit aux Cordeliers ? et pour n’en prendre qu’un exemple.

Oserois-tu dire que ce Momoro qui se donne pour un patriote sans tache, et avant le déluge ; ce hardi président, qui par-tout où il occupa le fauteuil, au club et à sa section, jette d’une main téméraire un voile sur les droits de l’homme, et met les citoyens debout pour jeter par terre la Convention et la République ; comme quoi ce même Momoro le libraire, en 1789, à qui tu t’es adressé pour ta France Libre, retarda tant qu’il put l’émission de cet écrit, qu’il avoit sans doute communiqué à la police, ayant bien prévu la prodigieuse influence qu’il alloit avoir ; comme quoi Momoro qui s’intitule Premier Imprimeur de la Liberté, s’obstinoit à retenir prisonnier dans sa boutique, comme suspect, cet écrit révolutionnaire, dont l’impression étoit achevée dès le mois d’août ; comme quoi, la bastille prise, Momoro refusoit encore de la publier ; comme quoi le 14 juillet, à onze heures du soir, tu fus obligé de faire charivari à la porte de ce grand patriote, et de le menacer de la lanterne le lendemain, s’il ne te rendoit ton ouvrage, que la police avoit consigné chez lui ; comme quoi, Momoro brava ta grande dénonciation, à l’ouverture des districts et des sociétés, et que pour ravoir ton ouvrage, il te fallut un laissez-passer par écrit de Lafayette, qui venoit d’être nommé commendant-général, et dont cet ordre fut un des premiers actes de son autorité ? Cet enfouisseur d’écrits patriotiques est aujourd’hui un des plus ultrà patriotes, et l’arbitre de nos destinées aux Cordeliers, d’où il te fait chasser, toi et Dufourny aux acclamations.

Encore si la loi étoit commune et égale pour tout le monde ; si la liberté de la presse avoit les mêmes bornes pour tous les citoyens. Toi, quand tu as dit qu’Hébert avoit reçu 120 mille livres de Bouchotte, tu as produit ses quittances. Mais à Hébert, non-seulement il est permis de dire, que tu es vendu à Pitt et à Cobourg ; que tu es d’intelligence avec la disette, et que c’est toi qui es la cause qu’il ne vient point de bœufs de la Vendée, mais il lui est même permis, à lui, à Vincent, à Momoro, de demander ouvertement et à la tribune une insurrection, et de crier aux armes contre la Convention. Certes, si Philippeaux, Bourdon de l’Oise, ou toi aviez demandé une insurrection contre Bouchotte ou Vincent, vous eussiez été guillotinés, dans les vingt-quatre heures. Où est donc ce niveau de la loi qui, dans une république, se promène également sur toutes les têtes.

Camille Desmoulins.

Je conviens que ceux qui crient si haut contre la clémence doivent se trouver fort heureux que, dans cette occasion, la Convention ait usé de clémence à leur égard. Beaucoup sont morts entre les Tuileries et les Champs-Élisées, qui n’avoient pas parlé si audacieusement que certaines personnes, à cette dernière séance des Cordeliers, qui fera époque dans les annales de l’anarchie. Y a-t-il rien de criminel et d’attentatoire à la liberté, comme ce drap mortuaire que Momoro, dans sa présidence à la section et aux Cordeliers, fait jeter sur la déclaration des droits, ce voile noir, le drapeau rouge du club contre la Convention, et le signal du tocsin ? Ou plutôt, quand c’est sur les dénonciations extravagantes d’Hébert, que Paré est un second Roland ; que moi, je suis vendu à Pitt et à Cobourg ; que Robespierre est un homme égaré, ou que Philippeaux est cause qu’il ne vient point de poulardes du Mans ; quand c’est sur un pareil rapport que ce voile noir est descendu religieusement sur la statue de la liberté par les mains pures des Momoro, des Hébert, des Ronsin, des Brochet, Brichet, Ducroquet, ces vestales en révolution. Y a-t-il rien de si ridicule, et les médecins sont-ils aussi comiques avec leurs seringues dans la scène de Molière, que les Cordeliers avec leurs crêpes, dans la dernière séance ? Mais pour nous renfermer dans la question de la liberté de la presse, sans doute elle doit être illimitée ; sans doute les républiques ont pour base et fondement, la liberté de la presse, non pas cette autre base que leur a donnée Montesquieu. Je penserai toujours, et je ne me lasse point de répéter, comme Loustalot, que si la liberté de la presse existoit dans un pays où le despotisme le plus absolu auroit mis dans la même main tous les pouvoirs, elle seule suffiroit pour faire contre-poids ; je suis même persuadé, que chez un peuple lecteur, la liberté illimitée d’écrire, dans aucun cas, même en temps de révolution, ne pourroit être funeste par cette seule sentinelle la République seroit suffisamment gardée contre tous les vices, toutes les friponneries, toutes les intrigues, toutes les ambitions ; en un mot, je suis si fort de ton sentiment sur les bienfaits de cette liberté, que j’adopte tous tes principes en cette matière, comme la suite de ma profession de foi.

Mais le peuple français en masse, n’est pas encore assez grand lecteur de journaux, surtout assez éclairé et instruit par les écoles primaires, qui ne sont encore décrétées qu’en principe, pour discerner juste au premier coup d’œil entre brissot et Robespierre. Ensuite, je ne sais si la nature humaine comporte cette perfection que supposeroit la liberté indéfinie de parler et d’écrire. Je doute qu’en aucun pays, dans les républiques, aussi bien que dans les monarchies, ceux qui gouvernent aient jamais pu supporter cette liberté indéfinie. Aristophane a mis sur la scène Cléon et Alcibiade, mais je soupçonne que c’est dans le temps qu’Alcibiade étoit dépopularisé, et qu’il y avoit mis un 31 mai contre Cléon, et cela ne prouve pas plus la supériorité de la démocratie grecque, et la liberté indéfinie du théâtre d’Athènes, que celle de notre théâtre seroit prouvée aujourd’hui, par une comédie entre les constituans ou contre la municipalité de Bailly. Les archontes d’Athènes étoient pétris de la même pâte que nos magistrats et nos administrateurs de police, et n’étoient pas plus d’humeur à souffrir la comédie d’Aristophane, qu’aujourd’hui celle de Fabre d’Églantines. La loi d’Antimachus à Athènes, contre les personnalités, de même que la loi des décemvirs contre les écrits, prouve que ceux qui ont eu l’autorité à Rome ou à Athènes, n’étoient pas plus endurans que le Père Duchesne et Ronsin, et qu’on n’entend pas plus raillerie dans les monarchies que dans la république. Je sais que les commentateurs ont dit qu’Aristophane, dans la guerre du Péloponèse, joua un principal rôle dans la république, par ses comédies, qu’il étoit moins regardé comme un auteur propre à amuser la nation, que comme le censeur du gouvernement ; et le citoyen Dacier l’appelle l’arbitre de la patrie. Mais ce beau temps des auteurs dura peu. L’écrivailleur Antimachus aux dépens de qui Aristophane avoit fait rire toute la ville d’Athènes, profitant de la peur qu’avoient les trente tyrans d’une c ensure si libre et si mordante, réussit enfin à faire passer sous eux la loi contre les plaisanteries, à laquelle Périclès s’étoit constamment opposé, quoique Aristophane ne l’eût pas épargné lui-même. Il parvint même à donner à sa loi un effet rétroactif, et notre vieux et goutteux auteur fut très-heureux d’en être quitte pour une amende. Les triumvirs eussent pu permettre à Ciceron sexagénaire, de composer des traités de philosophie à Tusculum, et comme quelques sénateurs, amis de la république, plutôt que républicains, et qui n’avoient pas le courage de se percer de leur épée, comme Caton et Brutus, de regretter la liberté, et de chercher des ossemens des vieux Romains, et de faire graver sur son cachet un chien sur la proue d’un vaisseau, cherchant son maître ; mais encore Antoine ne put lui pardonner sa fameuse philippique et son numéro 2 du Vieux Cordelier. Tant ils étoient rares, même à Rome et à Athènes, les hommes qui, comme Périclès, assailli d’injures, au sortir de la section, et reconduit chez lui par un Père Duchesne, qui ne cessoit de lui crier, que c’étoit un viédâse, un homme vendu aux Lacédémoniens, soient assez maîtres d’eux-mêmes et assez tranquilles pour dire froidement à ses domestiques : prenez un flambeau, et reconduisez le citoyen jusques chez lui.

Quand la liberté indéfinie de la presse ne trouveroit pas des bornes presque insurmontables dans la vanité des gens en place ou en crédit, la saine politique seule commanderoit au bon citoyen, qui veut non satisfaire ses ressentimens, mais sauver la patrie, de se limiter à lui-même cette liberté d’écrire, et de ne point faire de trop larges piqûres à l’amour-propre, ce ballon gonflé de vent, dit Voltaire, dont sont sorties la plupart des tempêtes qui ont boulversé les empires, et changé la forme des gouvernemens. Ciceron, qui reproche à Caton d’avoir fait tant de mal à la république par sa probité intempestive, lui en fit bien davantage, par son éloquence encore plus à contre-temps, et par sa divine philippique. On voit, par les historiens, que, dans la corruption générale et dans le deuil de Rome, qui avoit perdu dans les guerres civiles, presque tout ce qui lui étoit resté d’hommes vertueux, si l’on eût ménagé Marc-Antoine » plutôt altéré de volupté que de puissance, la république pouvoit prolonger quelques années son existence, et traîner encore bien loin la maladie de sa décrépitude. Antoine avoit aboli le nom de dictateur, après la mort de César ; il avoit fait la paix avec les tyrannicides. Tandis que le lâche Octave, qui s’étoit caché derrière les charrois pendant tout le temps de la bataille, vainqueur par le courage sublime d’Antoine, insultoit lâchement au cadavre de Brutus qui s’étoit percé de son épée, Antoine répondoit de l’armée sur le dernier des Romains, et le couvroit de son armure : aussi les prisonniers, en abordant Antoine, le saluoient du nom d’imperator, au lieu qu’ils n’avoient que des injures et du mépris pour ce lâche et cruel Octave. Mais le vieillard Ciceron avoit fait d’Antoine, par sa harangue, un ennemi irréconciliable de la république et d’un gouvernement qui, par sa nature, étoit une si vive peinture de ses vices, et de cette liberté illimitée d’écrire. Ciceron soutient bien qu’il avoit aliéné Antoine sans retour, et comme tous les hommes, excepté les Caton, si rares dans l’espèce humaine, qu’il avoit sacrifié tout sans politique à son salut, plutôt qu’à celui de la patrie, qu’il se vit obligé de caresser Octave, pour l’opposer à Antoine, et de se faire ainsi un bouclier pire que l’épée. La popularité et l’éloquence de Ciceron furent le pont sur lequel Octave passa au commandement des armées, et y étant arrivé, il rompit le pont. C’est ainsi que l’intempérance de langue de Ciceron, et la liberté de la presse ruina les affaires de la république autant que la vertu de Caton. À la vérité mon Vieux Cordelier, et pour finir par un mot qui nous réconcilie un peu ensemble, et qui te prouve que si tu es un pessimiste, je ne suis pas un optimiste, j’avoue que quand la vertu et la liberté de la presse deviennent intempestives, funestes à la liberté, la république gardée par des vices, est comme une jeune fille dont l’honneur n’est défendu que par l’ambition et par l’intrigue, et on a bientôt corrompu la sentinelle.

Non, mon vieux profès, je n’ai point changé de principes, je pense encore comme je l’écrivois dans un de mes premiers numéros : le grand remède de la licence de la presse est dans la liberté de la presse ; c’est cette lance d’Achille qui guérit les plaies qu’elle a faites. La liberté politique n’a point de meilleur arsenal que la presse : Il y a cette différence à l’avantage de cette espèce d’artillerie, que les mortiers de Dalton vomissent la mort aussi bien que ceux de Vandermersch. Il n’en est pas de même dans la guerre de l’écriture ; il n’y a que l’artillerie de la bonne cause qui renverse tout ce qui se présente devant elle. Soudoyez chèrement tous les meilleurs artilleurs pour soutenir la mauvaise cause ; promettez l’hermine et la fourrure de sénateur à Mounier, à Lally, Bergasse ; donnez huit cent fermes à J. F. Maury ; faites Rivarol capitaine des gardes ; opposez-leur le plus mince écrivain, avec le bon droit, l’homme de bien en fera plus que le plus grand vaurien. On a inondé la France de brochures contre tous ceux qui la soutenoient, le marquis de Favres colportant dans les casernes les pamphlets royalistes : qu’est-ce que tout cela a produit ? Au contraire, Marat se vante d’avoir fait marcher les Parisiens à Versailles, et je crois bien qu’il a eu grande part à cette célèbre journée. Ne nous lassons point de le répéter, à l’honneur de l’imprimerie, ce ne sont point les meilleurs généraux, mais la meilleure cause qui triomphe dans les batailles qu’on livre aux ennemis de la liberté et de la patrie. Mais quelque incontestables que soient ces principes, la liberté de parler et d’écrire n’est pas un article de la déclaration des droits plus sacré que les autres, qui tous sont subordonnés à la plus impérieuse, la première des lois : le salut du peuple, la liberté d’aller et de venir est aussi un des articles de cette déclaration des droits ; dira-t-on que les émigrés ont le droit d’aller et de venir, de sortir de la République et d’y rentrer ? La déclaration des droits dit aussi que tous les hommes naissent et meurent égaux ; en conclura-t-on que la République ne doit point reconnoître de ci-devant, et ne les pas traiter de suspects, que tous les citoyens sont égaux devant les comités de sûreté générale ; cela seroit absurde, il le seroit également si le gouvernement révolutionnaire n’étoit pas le droit de restreindre la liberté des biens, de l’opinion et de la presse, la liberté de crier vive le roi ou aux armes, et l’insurrection contre la Convention et la République. J’ai sur-tout douté de la théorie de mon numero 4 sur la liberté indéfinie de la presse, même dans un temps de révolution, quand j’ai vu Platon, cette tête si bien-organisée, si pleine de politique, de législation, et de connoissances des mesures, exiger pour première condition (en son traité des lois, liv.  4) que, dans la ville pour laquelle il se propose de faire des lois, il y ait un tyran (ce qui est bien autre chose qu’un comité de salut public et de sûreté générale), et qu’il faut aux Citoyens un gouvernement préliminaire pour parvenir à les rendre heureux et libres.

Mais quand même le gouvernement révolutionnaire, par sa nature, circonscriroit aux citoyens la liberté de la presse, la saine politique suffiroit pour déterminer un patriote à se limiter à lui-même cette liberté. Je n’avois pas besoin de chercher si loin l’exemple de Ciceron, que je citois, il n’y a qu’un moment. Quelle preuve plus forte de la nécessité de s’interdire quelquefois la vérité et d’ajourner la liberté de la presse, que celle qu’offre en ce moment notre situation politique.

Il y a tantôt trois mois que Robespierre a dit, qu’il y avoit des hommes patriotiquement contre-révolutionnaires, de même tous nos vétérans Jacobins, vénérables par leurs médaillons et leurs cicatrices, tous les meilleurs citoyens, Boucher, Sauveur, Raffron, Rhul, Julien de la Drôme, Jeanbon St.-André, R. Lindet, Charlier, Bréard, Danton, le Gendre, Thuriot, Guffroy, Duquesnoy, Milhaut, Bourdon de l’Oise, Fréron, Drouet, Dubois-Crancé, Simond, le Cointre de Versailles, Merlin de Thionville, Ysabeau, Tallien, Poultier, Rovere, Perrin, Calès, Musset, les deux Lacroix, et même Billaud Varennes, Barrère, Jay de Sainte-Foix, St.-Just, C. Duval, Collot d’Herbois, quoique ceux-ci aient été les derniers à en convenir ; j’aurois à nommer presque toute la sainte montagne, si je voulois faire un appel général : tous, et cela me seroit facile à montrer, les journaux à la main, tous ont dit, soit aux Jacobins, soit à la Convention, la même chose en d’autres termes que Maure, il y a trois mois, qu’il s’étoit élu des sociétés populaires de patriotes crus comme des champignons, dont le système ultra-révolutionnaire étoit très-propre à faire reculer la révolution.

Charmé de voir tant de mes collègues recommandables, rencontrer l’idée qui s’étoit fourrée dans ma tête, depuis plus d’un an, que si l’espoir de la contre-révolution n’étoit pas une chimère et une manie, ce ne seroit que par l’exagération que Pitt et Cobourg pourroient faire ce qu’ils avoient si vainement tenté depuis quatre ans par le modérantisme, à la première levée de boucliers, il y a trois mois. En voyant quelques-uns de mes collègues, que j’estime le plus, des patriotes illustres se remettre en bataille contre l’armée royale du dedans, et aller au-devant de sa seconde ligue des ultrà, qui venoit au secours de la première ligne des feuillans ou des modérés, comme j’avois toujours été sur le même plan, et de toutes les parties, je voulus être encore d’une si belle expédition.

Je voyois que cette contre-révolution que Pitt n’avoit pu faire depuis quatre ans, avec tant de gens d’esprit, il l’entreprenoit aujourd’hui, par l’ignorance, avec les Bouchotte, les Vincent et les Hébert.

Je voyois un système suivi de diffamation contre tous les vieux patriotes, tous les républicains les plus éprouvés, pas un commissaire de la Convention, presque pas un montagnard, qui ne fut calomnié dans les feuilles du Père Duchesne. L’imagination des nouveaux conspirateurs ne s’étoit pas mise en frais pour inventer un plan de contre-révolution, au premier jour ; Ronsin seroit venu à la Convention, comme Cromwel au parlement, à la tête d’une poignée de ses fiers rouges, et répétant les propos du Père Duchesne, nous auroit débité absolument le même discours que le Protecteur : « Vous êtes des j…..f….., des viédâses, des gourgandines, des sardanapales, des fripons, qui buvez le sang du pauvre peuple, qui avez des gens à gages, pendant que le pauvre peuple est affamé, etc. etc. »

Je voyois que les hébertistes étoient évidemment en coalition au moins indirecte avec Pitt, puisque Pitt tiroit sa principale force des feuilles du journal d’Hébert, et n’avoit besoin que de faire faire certaines motions insensées, et de réimprimer les feuilles du Père Duchesne, pour terrasser le parti de l’Opposition, et former le peuple à tous ceux qui, dans les trois royaumes, faisoient des vœux pour une révolution, en montrant le délire de ces feuilles, en répétant ce discours aux Anglais : Seriez-vous maintenant jaloux de cette liberté des Français ; aimeriez-vous cette déesse altérée de sang, dont le grand prêtre Hébert, Momoro et leurs pareils, osent demander que le temple se construise comme celui du Mexique, des ossemens de trois millions de citoyens, et disent sans cesse aux Jacobins, à la commune, aux Cordeliers, ce que disoient les prêtres espagnols à Montézume ? Les Dieux ont soifs….




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DE LA LETTRE ÉCRITE
PAR
CAMILLE DESMOULINS,
À SA FEMME,
Datée de la Prison du Luxembourg[4].




Duodi, Germinal, 5 heures du matin.

Le sommeil bienfaisant a suspendu mes maux : on est libre, quand on dort ; on n’a point le sentiment de la captivité : le ciel a eu pitié de moi. Il n’y a qu’un moment, je te voyois en songe, je vous embrassois tour à tour, toi, Horace et Duroupe, qui étoit à la maison ; mais notre petit avait perdu un œil, par une humeur qui venoit de se jeter dessus ; et la douleur de cet accident m’a réveillé. Je me suis retrouvé dans mon cachot ; il faisoit un peu de jour, ne pouvant plus te voir et entendre tes réponses, car toi et ta mère vous me parliez, je me suis levé au moins pour te parler et t’écrire. Mais ouvrant mes fenêtres, la pensée de ma solitude, les affreux barreaux, les verroux qui me séparent de toi, ont vaincu toute ma fermeté d’ame ; j’ai fondu en larmes, ou plutôt j’ai sangloté, en criant dans mon tombeau : Lucile ! Lucile ! ô ma chère Lucile ! où es-tu ? (Ici on remarque la trace d’une larme.) Hier au soir, j’ai eu un pareil moment, et mon cœur s’est également fendu, quand j’ai aperçu, dans le jardin, ta mère : un mouvement machinal m’a jeté à genoux contre les barreaux ; j’ai joint les mains, comme implorant sa pitié ; elle qui gémit, j’en suis bien sûr, dans ton sein. J’ai vu hier sa douleur (Ici encore une trace de larmes.), à son mouchoir et à son voile, qu’elle a baissé, ne pouvant tenir à ce spectacle. Quand vous viendrez, qu’elle s’assoye un peu plus près, avec toi, afin que je vous voie mieux ; il n’y a pas de danger, à ce qu’il me semble. Ma lunette n’est pas bien bonne ; je voudrois que tu m’achetasses de ces lunettes comme j’en avois une paire il y a six mois, non pas d’argent, mais d’acier, qui ont deux branches qui s’attachent à la tête : tu demanderois du n°. 15 ; le marchand sait ce que cela veut dire ; mais sur-tout, je t’en conjure, Lolotte, par mes amours éternelles, envoie-moi ton portrait ; que ton peintre ait compassion de moi, qui ne souffres que pour avoir eu trop compassion des autres ; qu’il te donne deux séances par jour. Dans l’horreur de ma prison, ce sera pour moi une fête, un jour d’ivresse et de ravissement, celui où je recevrai ce portrait ; en attendant, envoie-moi de tes cheveux, que je les mette contre mon cœur. Ma chère Lucile ! me voilà revenu au temps de nos premiers amours, où quelqu’un m’intéressoit, par cela seul qu’il sortoit de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t’a porté ma lettre fut revenu : eh bien ! vous l’avez vu, lui dis-je ? comme je le disois autrefois à cet abbé Laudreville, et je me surprenois à le regarder comme s’il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne, quelque chose de ta présence, quelque chose de toi. C’est une ame charitable, puisqu’il t’a remis ma lettre sans retard. Je le verrai, à ce qu’il me paroît, deux fois par jour, le matin et le soir ; ce messager de nos douleurs me devient aussi cher que l’auroit été autrefois le messager de nos plaisirs. J’ai découvert une fente dans mon appartement, j’ai appliqué mon oreille, j’ai entendu gémir, j’ai hasardé quelques paroles, j’ai entendu la voix d’un malade qui souffroit ; il m’a demandé mon nom, je le lui ai dit : ô mon dieu ! s’est-il écrié, à ce nom, en retombant sur son lit, d’où il s’étoit levé, et j’ai reconnu distinctement la voix de Fabre d’Eglantines : oui, je suis Fabre, m’a-t-il dit ; mais toi ici ! la contre-révolution est donc faite ? Nous n’osons cependant nous parler, de peur que la haine ne nous envie cette foible consolation, et que si on venoit à nous entendre, nous ne fussions séparés et resserrés plus étroitement ; car il a une chambre à feu, et la mienne serait assez belle, si un cachot pouvoit l’être. Mais, chère amie ! tu n’imagines pas ce que c’est que d’être au secret, sans savoir pour quelle raison, sans avoir été interrogé, sans recevoir un seul journal ! C’est vivre et être mort tout ensemble ! c’est n’exister que pour sentir qu’on est dans un cercueil ! On dit que l’innocence est calme, courageuse ; ah ! ma chère Lucile ! ma bien aimée ! bien souvent mon innocence est foible comme celle d’un mari, celle d’un père, celle d’un fils ! Si c’était Pitt ou Cobourg qui me traitassent si durement : mais mes collègues ; mais Robespierre, qui a signé l’ordre de mon cachot ; mais la République, après tout ce que j’ai fait pour elle ! C’est là le prix que je reçois de tant de vertus et de sacrifices ! En entrant ici, j’ai vu Hérault-Séchelle, Simond, Ferroux, Chaumette, Antonnelle ; ils sont moins malheureux, aucun n’est au secret ; c’est moi, qui me suis dévoué depuis cinq ans à tant de haine et de périls pour la république ; moi qui ai conservé ma pureté au milieu de la révolution ; moi qui n’ai de pardon à demander qu’à toi seule au monde, ma chère Lolotte, et à qui tu l’as accordé, parce que tu sais que mon cœur, malgré ses foiblesses, n’est pas indigne de toi ; c’est moi, que des hommes, qui se disoient mes amis, qui se disent républicains, jettent dans un cachot, au secret, comme un conspirateur ! Socrate but la ciguë, mais au moins, il voyoit, dans sa prison, ses amis et sa femme. Combien il est plus dur d’être séparé de toi ! Le plus grand criminel seroit trop puni, s’il était arraché à une Lucile, autrement que par la mort, qui ne fait sentir au moins qu’un moment la douleur d’une telle séparation ! Mais un coupable n’auroit point été ton époux, et tu ne m’as aimé que parce que je ne respirois que pour le bonheur de mes concitoyens… On m’appelle…… Dans ce moment, les commissaires du tribunal révolutionnaire viennent de m’interroger ; il ne me fut fait que cette question : si j’avois conspiré contre la République. Quelle dérision ! et peut-on insulter ainsi au républicanisme le plus pur ! Je vois le sort qui m’attend. Adieu ; ma Lucile, ma chère Lolotte, mon bon loup ; dis adieu à mon père ! tu vois en moi un exemple de la barbarie et de l’ingratitude des hommes ; mes derniers momens ne te déshonoreront pas ; tu vois que ma crainte étoit fondée, que nos pressentimens furent toujours vrais ! J’ai épousé une femme céleste par ses vertus ; j’ai été bon mari, bon fils, j’aurois été bon père : j’emporte l’estime et les regrets de tous les vrais républicains, de tous les hommes, la vertu et la liberté ! Je meurs à 34 ans ; mais c’est un phénomène que j’aie passé, depuis cinq ans, tant de précipices de la révolution, sans y tomber, et que j’existe encore, et j’appuie encore ma tête avec calme sur l’oreiller de mes écrits trop nombreux, mais qui respirent tous la même philantropie, le même désir de rendre mes concitoyens heureux et libres, et que la hache des tyrans ne frappera pas ! Je vois bien que la puissance énivre presque tous les hommes ; que tous disent comme Denys de Syracuse : la tyrannie est une belle épitaphe. Mais, console-toi, veuve désolée ! l’épitaphe de ton pauvre Camille est plus glorieuse : c’est celle des Brutus et des Caton, les tyrannicides. Ô ma chère Lucile ! j’étois né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer avec ta mère et mon père, et quelques personnes selon nôtre cœur, un Otaïti ! J’avois rêvé une république, que tout le monde eût adorée ! Je n’ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes ! Comment penser que quelques plaisanteries, dans mes écrits contre des collègues qui m’avoient provoqué, effaceroient le souvenir de mes services ! Je ne me dissimule point que je meurs victime de ma plaisanterie et de mon amitié pour Danton. Je remercie mes assassins de me faire mourir avec lui et Philippeaux ; et puisque nos collègues sont assez lâches pour nous abandonner et pour prêter l’oreille à des calomnies que je ne connois pas, mais à coup-sûr les plus grossières, je vois que nous mourrons victime de notre courage à dénoncer des traîtres, de notre amour pour la vérité ! Nous pouvons bien emporter avec nous ce témoignage, que nous périssons les derniers des républicains ! Pardon, chère amie ! ma véritable vie, que j’ai perdue du moment qu’on nous a séparés, je m’occupe de ma mémoire ! je devrois bien plutôt m’occuper de te la faire oublier, ma Lucile ! mon bon loulou ! ma poule ! je t’en conjure, ne reste point sur la branche ! ne m’appelle point par tes cris ! ils me déchireroient, au fond du tombeau ! Vis pour mon Horace ; parle-lui de moi ! Tu lui diras ce qu’il ne peut point entendre ! que je l’aurois bien aimé ! Malgré mon supplice, je crois qu’il y a un dieu ! mon sang effacera mes fautes ; les foiblesses de l’humanité, et ce que j’ai eu de bon ; mes vertus, mon amour de la liberté ; et dieu le récompensera ! Je te reverrai un jour, ô Lucile ! ô Annette, sensible comme je l’étois ! La mort, qui me délivre de la vue de tant de crimes, est-elle un si grand malheur ? Adieu loulou, adieu ma vie, mon ame, ma divinité sur la terre ! Je te laisse de bons amis ; tout ce qu’il y a d’hommes vertueux et sensibles ! Adieu Lucile ! ma chère Lucile ! adieu Horace, Annette ; adieu mon père ! Je sens fuir devant moi le rivage de la vie ! je vois encore Lucile ! je la vois ! mes bras croisés te serrent ! mes mains liées t’embrassent ! et ma tête séparée repose sur toi ! Je vais mourir !


De l’Imprimerie DESENNE, rue des Moulins, près la rue des Petits-Champs, N°. 546.
  1. In Gallia factiones sunt, non solum in omnibus civitatibus, atque pagis, partibusque sed in vicis, etc.
  2. Vieux reitre de l’ancien district des Cordeliers, qui entre chez moi, et vient voir si je fais parler dignement le chapitre dans mon numéro 7, et si je ne fais pas reculer la bannière.
  3. À une des séances des Cordeliers, Hébert ne vient-il pas de dire que Philippeaux, d’Églantines et moi, nous étions d’intelligence avec la disette, et la cause qu’il ne venoit point de beurre au marché ?
  4. Elle ne fut point envoyée du Luxembourg ; Camille ayant été transféré à la Conciergerie, la remit au citoyen Groslé Beauregard, alors détenu dans cette prison, que Camille connoissoit pour s'être trouvé à dîner avec lui, chez le citoyen Paré, ministre de l'intérieur. La femme de Camille ayant été sacrifiée, Beauregard, échappé au tribunal révolutionnaire, remit cette lettre au citoyen Paré, qui en est possesseur.