Le Vieux de la montagne (Gautier)/I

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Armand Collin et Cie (p. 1-29).


LE VIEUX
DE LA MONTAGNE




I


On faisait silence autour du roi, qui s’était assoupi. Mais un brouhaha de rires et de cris, de chocs singuliers montait, par intermittences, jusqu’à la terrasse, qu’abritait un velum de soie.

Les dames, appuyées au rebord de pierre, se penchaient pour mieux voir, et, auprès d’elles, avec un sourire un peu dédaigneux, les chevaliers regardaient aussi.

Par-dessus le rempart de Jérusalem, dans un méplat du terrain qui dégringole presque à pic jusqu’à la vallée de Josaphat, on pouvait suivre des yeux les évolutions d’un groupe d’écuyers et de damoiseaux jouant à la quintaine.

À cet endroit, la muraille, dominée par le palais royal et le massif du Temple, formait un angle rentrant et projetait une ombre très allongée, dans laquelle, à l’abri du soleil, on avait établi le jeu. Le mannequin, couvert d’armes sarrasines, était solidement attaché à des pieux et faisait face au jouteur, qui, la lance en arrêt, piquait son cheval et tâchait de pourfendre l’adversaire inanimé. Les rudes chocs bosselaient la cuirasse immobile, ou bien l’arme se brisait, ne laissant qu’un tronçon dans les mains de l’assaillant. Quelquefois un élan maladroit désarçonnait le cavalier, qui s’abattait sur le sol avec un grand bruit de métal froissé. Alors, sur la terrasse royale, les belles curieuses se rejetaient en arrière, étouffaient un rire et disaient à demi-voix :

— En voici un qui, de longtemps, ne sera pas digne de chausser les éperons !

Il y avait là trois très nobles dames : la princesse Sybille, fille du roi, blonde et fière ; Estiennette de Naplouse, veuve d’Homphroy du Toron et remariée à Milon de Plancy, cousin du souverain ; rieuse, très jeune encore : trente-deux ans à peine, elle a, de son premier mariage cependant, un fils déjà chevalier ; Eschive de Galilée, orgueilleusement belle, riche et fastueuse, mère honorée d’une lignée nombreuse. Auprès d’elle, son nouveau mari, le comte Raymond de Tripoli, lui chuchote à l’oreille des aveux d’une tendresse un peu brutale, dont elle se défend par de brusques mouvements d’épaules, tout en riant en dessous.

Raymond III, comte de Tripoli, est d’assez petite taille, maigre, avec des épaules carrées ; il a la face basanée, le regard aigu, la lippe pendante, les cheveux plats et châtains. C’est un homme terrible au combat, tellement que les infidèles l’ont surnommé le « Satan des Francs » ; mais il ne sait pas grand’chose, hors du métier des armes, malgré les efforts qu’il a faits pour s’instruire, pendant une captivité de huit années chez les Sarrasins.

C’est en apparence seulement que la princesse Sybille s’intéresse au tournoi des écuyers. Ses regards glissent de côté et s’arrêtent avec insistance sur un chevalier qui se tient à l’écart, absorbé dans une rêverie, l’air grave et le front baissé. Il est très jeune, mais d’aspect austère, large d’épaules, mince de taille, de haute stature, avec des yeux clairs et des cheveux blonds ; le type parfait de la mâle beauté, à ce que proclament toutes les femmes de la cour. Mais pourquoi est-il si froid et si réservé, si peu semblable aux autres chevaliers, dont les folies et les désordres vont souvent jusqu’au scandale ?

Sybille a, tout à coup, l’idée, qu’il nourrit peut-être le projet de prononcer des vœux, et cette supposition l’encolère à tel point qu’un flot de sang empourpre ses joues et que, résolument, elle marche vers le jeune homme pour le questionner. Arrivée près de lui, cependant, elle se calme, et ne dit pas ce qu’elle voulait dire.

— Que regardez-vous donc avec tant d’intérêt, messire Hugues de Césarée ? Ce n’est certes pas la quintaine que l’on joue au pied des murs.

Dans un sursaut, il se retourne, puis sourit à la princesse et lui répond respectueusement. Ce qu’il regarde, c’est un convoi de pèlerins, qui arrivent d’Europe, et entrent à Jérusalem par la porte de Josaphat. Ils vont en procession, avec croix et bannières, les uns nu-pieds, les cheveux couverts de cendres, d’autres se traînant sur les genoux, quelques-uns enveloppés d’un linceul qui, après avoir touché le Saint-Tombeau, sera conservé comme une relique et, lors de leur mort, les ensevelira. On voit la longue file s’engager, une fois la porte franchie, dans une petite rue montueuse, puis disparaître sous des voûtes, dans la direction du Saint-Sépulcre.

— Des pèlerins !

Sybille fronce le sourcil. L’appréhension du monastère lui revient, et elle demande d’une voix altérée :

— Est-il vrai que vous voulez prendre les ordres ?

— Qui dit cela ?

— Personne ne le dit, si ce n’est la pureté de vos mœurs et votre grande vertu.

Hugues répond en riant :

— Je n’ai pas plus de vertu que beaucoup d’autres ; mais, si je voulais me consacrer au Seigneur, je chercherais le désert, plutôt que de me retirer dans un de ces monastères, fondés par des saints, et qui sont devenus, aujourd’hui, de véritables lieux de perdition.

— Il est vrai qu’il y a de grands pécheurs !…

La princesse se tait, trouvant la causerie mal engagée, un peu trop grave. Hugues, cependant, promène un regard irrité sur la cité sacrée ; il désigne, de son bras tendu, un groupe d’édifices, dominé par une coupole qui flamboie au soleil.

— Voyez, dit-il, avec quel insolent orgueil les Frères Hospitaliers ont élevé ces somptueux monuments, cette basilique, dont le dôme si haut se dresse aux portes mêmes du Sépulcre, qui en est tout écrasé. Et quelle vie mènent-ils derrière ces murs, qui abritent des prostituées ? C’est honte d’en parler seulement ! Ils sont en révolte contre le clergé, auquel ils refusent de payer la dîme, et, d’ailleurs, il n’y a plus rien sous le ciel qui leur inspire du respect, pas même le vénérable sang du Sauveur.

Sybille se récria.

— Ne savez-vous pas, reprit Hugues, ce qu’ils viennent d’imaginer pour troubler le Patriarche de Jérusalem quand il officie au Saint-Sépulcre ?

— Quoi donc ? messire.

— Aussitôt que le bon prêtre commence à prêcher aux fidèles, les chevaliers de l’Hôpital se mettent à sonner leurs grosses cloches à toute volée et sans relâche. Le Patriarche a beau hausser le ton, crier, hurler même : il ne parvient pas à se faire entendre.

— C’est grand’pitié, vraiment, dit Sybille, qui ne put s’empêcher de rire. Mais elle se mordit les lèvres et reprit :

— Le Patriarche s’est plaint, j’imagine ?

— Il s’est plaint, oui ; les Hospitaliers ont répondu qu’ils feraient pire encore. Ils l’ont fait. Ce matin, pendant la messe, ivres de fureur, ils sont entrés, en armes, dans le très saint sanctuaire, comme si c’était une caverne de larrons, et ont osé lancer des flèches.

— Un autre que vous me rapporterait cela que je ne le voudrais croire, s’écria la princesse.

— Vous pouvez voir ces flèches, comme je les ai vues moi-même. On les a réunies en faisceau, et suspendues devant le calvaire, pour témoigner de cette offense.

— Lancer des flèches dans le sépulcre du Sauveur ! dit Sybille en baissant la tête. Et ce sont les soldats du Christ qui font de telles choses ! Ah ! le désordre est grand dans la cité sainte !… Et notre sexe non plus n’est pas exempt de blâme. Ne voit-on pas, chaque jour, les nonnes du couvent de Sainte-Anne se rendre aux bains publics, où leurs amants les attendent ?… Mais il faut avouer aussi que ce climat est bien terrible. Il exalte l’esprit, brûle le sang, obscurcit l’âme : on n’est coupable qu’à moitié. Et puis toutes ces richesses qui, affluent, toutes ces tentations… Comment résister ?… Il y a des âmes fortes cependant : la vôtre, chevalier, car vous êtes insensible aux plus grandes séductions.

Hugues se détourna, le cœur oppressé, les yeux troubles, et il dit, d’une voix à peine distincte :

— Qui peut savoir ce qui se cache dans une âme ?

— Attention ! dit Sybille, en se retournant, le roi s’éveille.

En effet, sur son lit de repos, repoussant les carreaux soyeux, qui roulèrent jusqu’à la mosaïque du sol, Amaury s’étirait les bras et bâillait.

À cause de la chaleur extrême, il n’était vêtu que d’une robe blanche, bordée de pourpre, à larges manches et négligemment nouée à la taille. Ses cheveux, blond clair, longs et ondulés, s’étaient mis en désordre, froissés par l’oreiller, et le roi, un peu essoufflé et hagard, cherchait nonchalamment de sa main, à les rajuster.

La princesse s’élança vers lui :

— Eh bien, père, cette petite fièvre ?

— C’est passé ! Cette courte sieste m’a guéri, bien que mon sommeil ait été peuplé de rêves.

— De mauvais rêves, sire ? demanda Guillaume, archidiacre de Tyr, grand-chancelier du royaume, qui, assis auprès du roi, avait replié le manuscrit qu’il lisait, en voyant le souverain s’éveiller.

— Voudrais-tu expliquer les songes, comme le fit Joseph dans sa prison, au pays d’Égypte ? demanda Amaury, qui zézayait un peu en parlant. En ce cas, je t’avertis qu’il en est, parmi les miens, de fort aimables que je n’oserai guère exposer à un saint homme tel que toi.

Et le roi se laissa aller à un rire désordonné, qui secoua du haut en bas ses chairs opulentes et molles.

Amaury avait alors trente-six ans et régnait depuis dix années sur le royaume chrétien de Jérusalem. Il était beau et agile, en dépit de l’ampleur de son corps. Sa vaste poitrine, aux mamelles charnues, ses bras ronds, ses puissantes épaules, lui donnaient un aspect herculéen, et, malgré la carnation rose et blanche de son visage, où frisait une abondante barbe blonde, son expression était énergique et majestueuse, grâce à la forme aquiline du nez et à l’éclat du regard.

Tous s’étaient réunis et groupés autour du roi. Tiennette de Naplouse l’éventait avec une feuille de palmier, et la belle Eschive lui offrait à boire.

— Non, non, comtesse, dit-il, en repoussant le gobelet, mon médecin me recommande la sobriété à cause que je suis trop gros.

— Un peu de neige parfumée de roses ! Voilà quelque chose de substantiel ! s’écria Sybille.

— Cela ne romprait même pas le jeûne, dit Eschive.

— Vous croyez ?… Qu’en pense Guillaume ?

— Je viens d’en boire, sire, répondit l’évêque ; hâtez-vous, car la neige mollit déjà.

Le roi but le sorbet lentement.

— La chaleur, la fièvre, l’attente, cela altère, dit-il, en rendant le gobelet.

Et il ajouta, en voyant que le soleil était encore haut dans le ciel :

— Cette journée ne finira pas !

Sybille s’agenouilla sur les coussins, près de son père.

— Qu’attend donc le roi ? demanda-t-elle.

— Un ambassadeur, ma fille.

En même temps, Amaury échangea un regard avec l’évêque et, par la gravité de son visage, fit comprendre qu’il n’en voulait pas dire davantage.

Il interpella Hugues de Césarée.

— Assieds-toi sur ces carrés, Hugues, et, pour plus promptement égrener les heures, conte-nous quelque histoire.

Tiennette fit là moue et dit tout bas à Raymond de Tripoli :

— Hélas ! voilà le roi qui cède encore à sa manie ! Nous allons entendre une histoire déjà vingt fois contée.

— Il est trop avare pour payer un jongleur qui nous dirait du nouveau.

Mais Eschive le poussait du coude pour le faire taire. Le roi insistait :

— Allons ! Hugues, toi qui parles un si beau langage.

— C’est par trop grande indulgence que vous dites ainsi.

— Ah ! je t’envie ce don du ciel, mon beau chevalier, moi qui bredouille si maladroitement. Mon frère, le roi Baudouin — que Dieu ait son âme ! — était cependant plus éloquent qu’aucun ; mais je n’ai pas hérité de cette qualité en lui succédant.

— Vos pensées, sire, dit Guillaume, sont hautes, et sages, mais si abondantes en votre esprit qu’elles se pressent en tumulte quand elles veulent passer par vos lèvres.

— Admettons que c’est pour cela, dit Amaury en souriant. Allons, Hugues, j’attends. Si je parle mal, en revanche, j’excelle à écouter et j’aime par-dessus tout les histoires.

— Mais, seigneur, je ne sais laquelle dire.

— Eh bien, redis-nous ton entrevue avec le calife d’Égypte, quand tu fus envoyé par nous en ambassade pour confirmer le traité de paix.

— J’obéis, sire, dit le jeune homme en saluant le roi.

Il se recueillit un instant, tandis que tous s’installaient à l’aise pour l’écouter, ou penser à autre chose.

Il commença, avec un peu d’emphase, sans élever la voix :

— « Nous étions au Caire, dans la salle du trône, tout emplie de gens d’armes et de princes païens, lesquels murmuraient, sourdement, scandalisés qu’ils étaient de notre présence et de la volonté que nous avions de voir le calife en personne. Cela à peine est permis aux plus nobles d’entre eux. Mais nous étions très fermes dans notre vouloir, et le calife allait céder. En face de nous, un rideau magnifique, tout couvert d’or et de perles, cachait le fond de la salle. Il se replia tout à coup, et, assis sur un trône d’or, le souverain parut devant nos yeux. Tous se prosternèrent comme au pied du trône de Dieu ; seuls, nous, les Francs, après un salut courtois, nous restâmes debout, regardant en face le calife El-Adhed-ledin-Illah. C’était un adolescent, beau de visage, brun de peau, aux cheveux noirs, à la barbe naissante. Il semblait très curieux de nous voir et ne put retenir un sourire de sympathie en s’apercevant, peut-être, que j’étais d’âge à peu près égal au sien. Avec grande humilité, son vizir, Schaour, vint lui baiser les pieds, puis lui expliqua, en peu de mots, le but de notre ambassade, et le contenu des pactes et alliances accordés en son nom et qu’il devait confirmer. À cela le calife répondit, très gracieusement et avec beaucoup de calme, qu’il était prêt à accomplir de point en point ce qui avait été convenu par ses ambassadeurs entre lui et son cher ami le roi de Jérusalem. Mais nous, nous exigions qu’il répétât lui-même le serment de foi inviolable, en me donnant sa main en signe de fidélité. Cette prétention souleva un grand tumulte, parmi les Égyptiens, car elle était contre leurs usages et offensait la majesté royale. Après de longues délibérations, le vizir déclara que son maître consentait à nous donner sa main, mais couverte d’un voile. Alors, au grand ébahissement de l’assistance, qui ne pouvait comprendre tant d’audace, devant la majesté royale, je dis, d’une voix haute et tranquille : « Seigneur, la foi vraiment loyale ne cherche pas les cachotteries. Celle par laquelle les princes ont coutume de s’engager ne peut s’affirmer que par des choses nues et ouvertes. Tout ce qui, par l’entremise de la foi, est inséré dans les pactes doit être lié et délié avec sincérité, sans qu’il y ait ni fard ni déguisement d’aucune sorte. C’est pourquoi ou vous donnerez la main nue ou nous serons contraints de penser que, de votre part, il y a quelque feinte et que votre foi n’est pas aussi pure et entière qu’il convient qu’elle soit. » En entendant cela, le calife, vivement, rejeta le voile et mit sa main droite, nue, dans la mienne, en souriant encore, ce qui sembla mécontenter les Égyptiens, et, serrant ma main d’une étreinte loyale, il répéta le serment après moi, me suivant de mot en mot et de syllabe on syllabe. Cela fait, nous nous retirâmes, et, presque aussitôt, le calife nous envoya des présents nombreux et magnifiques. » Voilà, seigneur le récit que vous désiriez entendre.

— Oui, dit Amaury en soupirant, et cette alliance n’a pas donné tout le bien que nous espérions. Que de rudes combats ! Que de luttes à l’issue incertaine ! Que de fatigues ! Que de tourments ! Et, aujourd’hui, le jeune calife n’est plus ; la race des Fathimites s’est éteinte en lui, et Saladin a usurpé le pouvoir au nom du calife Abasside résidant à Bagdad. Cependant l’on pourrait encore conquérir l’Égypte ; mais je n’ai pas les forces qu’il faudrait, et mon oncle, l’empereur Manuel Comnène, tarde bien à m’envoyer le secours qu’il m’a promis.

— J’ai reçu son serment, sire, dit Guillaume ; il le tiendra ; la flotte qu’il vous destine appareille peut-être.

— Le ciel t’entende ! s’écria le roi. L’Égypte, c’est là mon souci, mon cuisant désir !

La princesse Sybille, assise sur des coussins, ses belles nattes dorées pendantes sur sa poitrine et jusqu’à terre, avait écouté Hugues avec un extrême plaisir et semblait l’écouter encore après qu’il s’était tu.

— Vous ne m’avez jamais conté, seigneur, dit-elle, pour le faire parler de nouveau, vos aventures quand vous fûtes fait prisonnier.

— Il ne le peut, dit le roi, car il serait forcé de se louer lui-même. Il lui faudrait rapporter avec quelle furie magnifique, il se rua, suivi seulement de quelques-uns, sur la compagnie que commandait Saladin et comment, resté seul vivant, accablé par la multitude, il fut désarmé et pris, après une lutte terrible.

Sybille joignit les mains et leva les yeux au ciel, tandis que le jeune homme, modestement, courbait la tête.

— Est-il vrai, seigneur de Césarée, demanda Eschive, que, tandis qu’il vous tenait captif, Saladin vous ait contraint à l’armer chevalier ?

— Il ne m’y a pas contraint, dame, mais il m’en a très courtoisement prié.

— Et vous le fîtes ?

— Certes. Je lui ai chaussé l’éperon d’or et enseigné toutes les règles de notre chevalerie, dont il fut fort émerveillé.

— Un infidèle !

— S’il n’eût pas été vide de baptême, c’eût été là un vaillant chevalier et bien digne de l’être.

— Et que vous arriva-t-il après cela, messire ? demanda Sybille.

— Saladin me tint quitte de ma rançon et me donna la liberté. Je revins au camp de Sa Majesté notre roi…

Hugues se tut. Invinciblement, il s’enfonça dans une songerie, oublieux de ceux qui l’entouraient. Il revit les contrées charmantes, que l’armée avait traversées, alors, pour regagner les terres chrétiennes, ces peuples singuliers, avides de voir les soldats du Christ, ces troupes de femmes voilées, dont les longs yeux noirs les dévisageaient, et qui, à la moindre alerte, s’enfuyaient en poussant des cris aigus. Il se souvint de l’ardente curiosité qui le tenait, lui aussi, et de la promesse qu’il s’était faite de ne pas quitter le pays musulman sans avoir aperçu, de gré ou de force, le visage d’une païenne. Et cette résidence d’été, d’un prince dont il ne savait pas le nom, auprès de laquelle on campa à la dernière étape, avant les frontières chrétiennes ! C’est là que sans cesse sa pensée retourne. Les murailles étaient hautes, infranchissables, et pourtant elles l’attiraient, et, sans relâche, il rôdait autour d’elles. Un jour, une voix délicieuse s’envola d’entre les arbres, franchit la muraille, vint caresser l’oreille de l’indiscret chevalier. Elle chantait, cette voix, un chant fier et ardent que le rebab accompagnait, et Hugues crut entendre un appel impérieux, irrésistible. Sans se rendre compte de ce qu’il osait faire, s’aidant des lierres et des lichens, risquant, sa vie de plusieurs façons, il avait escaladé le mur, il était descendu dans ce jardin mystérieux. Mais la voix avait cessé de chanter. Au hasard, alors, il avait erré sous les épaisses frondaisons, tapi dans les buissons, se retenant de respirer, Puis, tout à coup, de l’autre côté d’un ruisseau, qui courait sur des fleurs, dans un kiosque de marbre et d’or, dont l’eau caressait les marches, il avait vu la chanteuse, pour son malheur éternel !

Certes, c’était Satan qui l’avait incité à cette action perverse, pour le détourner de Dieu et perdre son âme. Maintenant, elle le hantait nuit et jour cette vision, le torturait sans relâche, et ce n’était pas naturel, une pareille frénésie d’amour, brûlant son sang brusquement, comme le venin d’une flèche empoisonnée. Il reconnaissait bien là l’œuvre du diable et s’était imposé de rudes pénitences pour échapper à la damnation ; mais c’était en vain, et il se mourait lentement à l’idée qu’Elle ne saurait même pas qu’il existait, qu’il ignorait tout d’Elle, jusqu’à son nom, et qu’il ne la reverrait jamais.

Comme malgré lui, il murmura :

— Jamais ! jamais !

Et cette certitude lui causa une telle douleur que des larmes roulèrent dans ses yeux.

— Doux Sauveur ! Qu’avez-vous ? s’écria Sybille, qui vit ces larmes. Quelles désolantes pensées navrent votre esprit ?

Hugues se mordit les lèvres pour retenir un sanglot. Il chercha une réponse évasive.

— Je songeais, dit-il, à mes compagnons d’armes, morts auprès de moi, dans ce combat dont nous parlions, et que je ne reverrai plus.

— Ils combattaient pour le Christ et sont dans le paradis, tout environnés de gloire. Vous les reverrez un jour.

— Si l’on était bien sûr de cela, il serait plus aisé de se consoler, dit le roi ; mais qui peut savoir ?…

— Sire ! sire ! s’écria Guillaume, voici une pensée impie et sacrilège.

— Que veux-tu, Guillaume ? les pensées vous viennent on ne sait comment et sans demander permission.

Une fanfare joyeuse qui éclata au sommet de la tour de David arrêta la réponse sur les lèvres du chancelier.

Le roi se leva vivement, marcha jusqu’au rebord de la terrasse, les regards tournés vers le sommet de la forteresse qui dominait toute la ville. Une seconde fanfare retentit et, à un angle du donjon, un étendard se déploya.

— Mon ambassadeur est signalé, s’écria Amaury avec une expression de contentement. Il vient, c’est certain maintenant, et, vraiment, j’en suis aise.

— Réjouissons-nous donc avec le roi, dit Sybille d’un air boudeur, tout en ignorant la cause de sa joie.

— La curiosité est un péché, ma fille, dit Amaury en riant ; mais je te pardonne à cause de ta grande jeunesse.

— Le vrai pardon, ce serait de satisfaire la curiosité, ce qui, du même coup, supprimerait le péché.

— Vraiment ?… Eh bien, j’y consens. Je peux parler à présent ; tout à l’heure je n’étais sûr de rien… Ah ! voici le connétable Homphroy du Toron qui, selon mon ordre, va recevoir le nouveau venu, hors des murs, ajouta-t-il, en voyant un petit groupe de cavaliers courir vers les remparts et franchir la poterne des Tanneurs.

— Oh ! mon fils ! combien gracieusement vous chevauchez ! s’écria Tiennette de Naplouse, en envoyant des baisers au jeune Homphroy, que l’on distinguait mal, cependant, au milieu de la poussière soulevée par les chevaux.

— Père ! père ! tu as promis, dit Sybille, qui saisit la main du roi pour le tirer vers le lit de repos.

— Encore ! gémit Tiennette. La princesse est bien fille de son père !

— L’histoire est neuve au moins, cette fois, dit Raymond.

Amaury alla se rasseoir, et les trois femmes, auprès de lui, reprirent leurs places.

— Il me faut vous prévenir, mes belles écouteuses, que mon histoire ressemble beaucoup à un conte d’enchanteur. Si je la dis mal, pardonnez-le-moi.

— Un conte d’enchanteur ! s’écria Eschive, qui, lorsque son mari tournait la tête, échangeait d’ardents regards avec le roi.

— Écoutez donc : C’était la semaine passée ; je me promenais dans le jardin du palais pour goûter la fraîcheur du matin et je lisais, tout en marchant, un curieux manuscrit qui traitait de la navigation chez les Vénitiens. Tout à coup, voici quelque chose, tombant d’en haut, qui heurte ma tête et rebondit à mes pieds. C’était moins lourd qu’un fruit, moins léger qu’une fleur. D’ailleurs, je passais, à ce moment, dans un endroit découvert et il n’y avait que le ciel au-dessus de moi. Je ramassai cet objet qui me venait de façon si merveilleuse, pensant que, peut-être, quelque saint du paradis faisait un miracle en ma faveur. Je vis un morceau de parchemin roulé et qui semblait imbibé d’un parfum étrangement suave. J’étais si surpris que j’hésitai à le dérouler. M’y décidant à la fin, je vis, en caractères d’or, cette phrase écrite en notre langue : « Le prochain lundi, au coucher du soleil, un ambassadeur du Prince des Montagnes entrera à Jérusalem. »

— C’est le diable ! s’écria Eschive en se signant.

— N’est-ce pas celui-là que nous appelons le Vieux de la Montagne ? demanda Sybille.

— C’est celui-là.

— Le prédécesseur de cet homme exécrable est cause que je suis orphelin, dit le comte Raymond ; j’avais douze ans quand il fit poignarder mon père dans sa ville même de Tripoli, sur les marches de l’église.

— Nul n’échappe à la vengeance du grand-maître des Assassins, dit le roi ; mieux vaut-il aussi être son ami que son adversaire.

— Ah ! père, dis-nous ce que tu sais de lui. J’en ai entendu parler quelquefois ; mais ceux qui le nommaient tremblaient de peur, jetant des regards furtifs autour d’eux, et ils se taisaient dès qu’on les interrogeait, comme s’ils avaient craint d’être entendus de lui.

— C’est qu’en effet il passe pour tout voir et tout entendre. Ce qu’est ce personnage, c’est assez difficile de l’expliquer. Il est très puissant et très terrible et, bien qu’il ne règne que sur une soixantaine de mille âmes, il semble l’égal des plus grands souverains, qui même tremblent devant lui. Pour qui l’offense ou lui déplaît la mort est inévitable. C’est un prophète, un roi, un dieu pour ses sectaires ; un magicien certainement.

— Il fait des miracles ?

— Saladin en a vu quelque chose lorsqu’il voulut faire la guerre au Vieux de la Montagne. Il avait mis le siège devant le château de Macyâf, la résidence habituelle de ce puissant homme, et, un jour, il crut surprendre son ennemi. Saladin le vit, avec deux écuyers pour toute escorte, au sommet d’une montagne isolée. Se croyant bien certain de le tenir, il fit cerner la montagne et envoya soixante nobles cavaliers pour se saisir de l’adversaire et l’amener prisonnier. Le prophète s’était assis sur un rocher et les regardait venir.

« Il est pris ! Il est pris ! » criaient les soldats de Saladin. En effet, les cavaliers n’étaient plus séparés du rocher que de la longueur d’une lance. Mais alors ils s’arrêtèrent comme devant un obstacle infranchissable ; ils avaient beau éperonner furieusement leurs montures : ils n’obtenaient pas d’elles un pas de plus. Quelques-uns mirent pied à terre et voulurent s’élancer ; mais, comme frappés de paralysie, ils tombèrent à genoux, sans pouvoir se relever. En les narguant, le Vieux de la Montagne leur disait : « — Eh bien ! pourquoi ne venez-vous pas nous saisir, comme vous l’a ordonné celui qui vous envoie ?

— C’est que Dieu te protège contre nous », répondirent les émirs tout tremblants. Très penauds, ils s’en retournèrent vers leur maître. Saladin dut lever le siège et, poursuivi par l’ennemi, abandonner, tout son équipage de guerre. Maintenant, il recherche l’alliance du Prince des Montagnes ; mais il ne l’a pas obtenue jusqu’à présent. Et qui sait ce que me veut cet ambassadeur ?

— Comment, sire, il songerait à devenir votre allié ? dit Hugues de Césarée.

Et Sybille s’écria, toute scandalisée :

— Un magicien !

— Dieu l’éclairera peut-être d’un rayon de la vraie foi, dit l’archidiacre : on m’a rapporté qu’il s’est fait instruire dans notre sainte religion.

— Il se ferait chrétien ?

— Je n’en crois rien, dit le roi. Le Prince des Montagnes est sans doute, comme toi Guillaume, empressé de s’instruire sur toutes choses : il a voulu connaître notre doctrine. Songe donc qu’il est, lui-même, dieu et que c’est là un état qu’on ne doit pas vouloir changer.

— Ce n’est donc pas un sectateur de Mahom ? demanda Tiennette.

— Ah ! sur cela, interrogez le chancelier. C’est tellement confus et embrouillé que je ne suis pas capable de l’expliquer clairement. Dis ce que tu sais, Guillaume.

— Sire, tout cela est fort mystérieux, et je n’affirmerai rien. Ceux que les Sarrasins, aussi bien que les nôtres, sans que nous sachions d’où ils ont tiré ce nom, appellent les « Assassins », forment une secte qui fut d’abord réputée la plus dévote aux lois de Mahomet, et, pendant quatre cents ans, ils passèrent pour les seuls vrais observateurs de ladite loi.

En ces derniers temps, la bonne fortune voulut qu’un homme savant, éloquent et d’un esprit merveilleusement vif et subtil, fût élu pour leur grand-maître et seigneur. Celui-ci eut l’idée de s’adonner à la lecture des saints et sacrés évangiles et des épîtres de saint Paul et autres apôtres. Il apprit si bien les commandements de Jésus-Christ et la doctrine apostolique que, comparant cette douce et honnête loi de Jésus avec celle que le misérable séducteur Mahomet avait donnée à ses complices, il commença à prendre en mépris et à détester l’immondice et la vilenie du susdit séducteur. Alors, il jeta à terre les oratoires desquels il avait usé jusque-là, dispensa son peuple de l’observance des superstitions mahométanes, défendit le jeûne et permit à tous de boire du vin et de manger de la chair de porc.

— Et tu crois, Guillaume, qu’il a fait tout cela par amour pour Jésus-Christ ? dit le roi en haussant les épaules.

— Je l’espère, sire.

— Lorsque j’étais dans la ville du Caire, dit Hugues de Césarée, j’ai entendu dire que les califes Fathimites avaient été longtemps les chefs de cette secte et qu’ils la pratiquaient encore secrètement. On appelle aussi les Assassins « Ismailiens », et j’ai cru comprendre que le véritable Grand Maître de l’ordre ne résidait pas en Syrie, mais en Perse, dans un lieu nommé, je crois, Alamout. Les maîtres de Syrie ne seraient que des lieutenants de celui-là ; mais le dernier élu a rompu le joug, s’est fait indépendant et passe pour le plus puissant de tous.

— Ce que tu nous contes là est fort curieux, dit le roi, et j’imagine que c’est aussi nouveau pour le savant chancelier que pour moi-même.

— En effet, dit Guillaume, je n’avais rien entendu de pareil.

— Je connais le grand secret des Assassins, qui est cause qu’on les appelle ainsi, dit Raymond de Tripoli : un philtre magique que le chef sait composer et qui donne d’enivrantes extases.

— Ah ! j’aimerais à en goûter, dit Eschive, ne pourrait-on s’en procurer ?

— Vraiment, êtes-vous folle, ma femme ? Voulez-vous donc vous damner ?

— Le sortilège de votre beauté ne met déjà que trop les âmes en péril, dit le roi. Vous n’avez que faire d’un philtre.

— Mais ce serait pour le boire moi-même, répliqua Eschive, qui riait de tout son cœur.

De nouvelles fanfares, annonçant l’entrée dans la ville de l’ambassadeur du Prince des Montagnes, ramenèrent la noble compagnie au bord des créneaux.

— L’envoyé n’a qu’une très petite escorte, fit remarquer Amaury : il se confie à notre loyauté.

Bientôt Homphroy du Toron parut sur la terrasse. Il venait rendre compte au roi de sa mission. Mais, en voyant la princesse Sybille tout auprès d’Hugues de Césarée, il s’arrêta, le visage altéré, et les enveloppa d’un regard noir.

Le connétable avait dix-huit ans à peine, et il était un peu grêle encore, mais plein d’une grâce très singulière qui semblait tenir plus à l’Orient qu’à l’Europe. De très discrètes rumeurs donnaient à entendre, il est vrai, que le jeune chevalier ressemblait beaucoup à un émir de Noured-din ; mais on chuchotait cela tout bas, et Tiennette, qui seule savait le vrai, adorait son fils, sans laisser voir aucun remords.

Homphroy fit son rapport au souverain d’une voix maussade. On avait conduit l’ambassadeur et sa suite dans l’hôtel préparé pour lui, et, selon les ordres, on le traiterait royalement.

— Demain, après la messe, nous le recevrons, dit Amaury.

Et il ajouta, en humant une brise fraîche qui se levait :

— La chaleur est tombée un peu ; allons travailler, messire chancelier.