Le Vigneron dans sa vigne/L’Enfant gras et l’enfant maigre

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L’ENFANT GRAS ET L’ENFANT MAIGRE


Dans la même allée d’un parc où les pigeons et les merles se croisent familiers, deux dames sont assises côte à côte. Elles ne se connaissent pas, mais elles ont chacune un enfant. La-Dame-en-Rose a l’enfant gras et la Dame-en-Noir l’enfant maigre.

D’abord elles s’observent, sans parler, puis, indirectement, elles se font de menues avances.

— Bébé, prends garde de bousculer le bébé.

— Bébé, prête ta pelle au bébé, comme un grand garçon.

Soudain la Dame-en-Noir n’y tient plus et dit à la Dame-en-Rose :

— Quel bel enfant vous avez, madame !

— Merci, madame. On me le dit souvent et je ne me lasse pas de l’entendre dire, car je crains de voir mon enfant trop beau quand je le regarde avec mes yeux maternels.

— Soyez en fière, madame. Vous le pouvez ! il rayonne ; il réjouit. On mangerait cru sa chair ferme. Il a des fossettes partout et des membres qui donnent la peur. Il doit vivre un siècle. Ah ! par exemple, ces folles boucles me mettent en défiance. Je vous soupçonne de les friser. Avouez-le, madame.

— Madame, je vous jure sur la tête de mon enfant, que jamais un fer sacrilège ne profane ses cheveux. D’ailleurs il est venu au monde avec.

— Je vous crois, heureuse mère, et je vous envie du fond de mon cœur.

Les deux dames se sont rapprochées, et tandis que l’enfant maigre, qui souffle à peine, reste par terre, la Dame-en-noir prend l’enfant gras, le pèse, le câline, l’admire et répète, émerveillée : Qu’il est lourd ! mon Dieu ! qu’il est donc lourd !

— Vous le flattez, dit la Dame-en-Rose, mais comme le vôtre paraît sage !

La Dame-en-Noir, déçue, sourit avec tristesse, pour prix de son enthousiasme elle attendait mieux. Elle eût préféré au banal compliment sincère quelque délicat mensonge, et quoique résignée, elle semble implorer encore.

La Dame-en-Rose devine. Honteuse d’avoir manqué de tact, et bonne au fond, elle attire sur ses genoux l’enfant maigre, le baise du bout des lèvres et d’une voix grave :

— Chère madame, je ne dis point cela parce que vous êtes sa mère, mais savez-vous que je le trouve très bien aussi, le vôtre, dans son genre !