Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 6

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 84-97).
1re partie


VI

JANE EDGERTON AND C°


Skagway, comme tous ces lieux de halte perdus au milieu d’une région où les routes manquent, où les moyens de transport font défaut, ne fut d’abord qu’un campement de chercheurs d’or. Puis, à ce pêle-mêle de huttes succéda un ensemble de cabanes plus régulièrement bâties, puis des maisons s’élevèrent sur ces terrains dont le prix montait sans cesse. Mais qui sait si, dans l’avenir, ces villes créées pour les besoins du jour ne seront pas abandonnées, si la région ne redeviendra pas déserte, lorsque les gisements d’or auront été épuisés ?

On ne peut, en effet, comparer ces territoires à ceux de l’Australie, de la Californie et du Transvaal. Là, les villages auraient pu devenir des villes, même si les placers n’avaient pas existé. Là, le sol était productif, la contrée habitable, les affaires commerciales ou industrielles étaient susceptibles de prendre une réelle importance. Après avoir livré ses trésors métalliques, la terre suffisait encore à rémunérer le travail.

Mais ici, dans cette partie du Dominion, sur la frontière de l’Alaska, presque à la limite du cercle polaire, sous ce climat glacial, il n’en est pas ainsi. Lorsque les dernières pépites auront été extraites, pourquoi vivrait-on dans une contrée sans ressource, à demi épuisée déjà par les trafiquants de fourrures ?

Il est donc fort possible que les villes si rapidement fondées dans ces régions, villes où ne manquent actuellement ni l’animation des affaires, ni le mouvement des voyageurs, disparaissent peu à peu, lorsque les mines du Klondike seront vides, et, cela, malgré les sociétés financières qui se forment pour établir des communications plus faciles, malgré même le chemin de fer qu’il est question de construire de Wrangel à Dawson City.

Au moment où y arrivait le Foot Ball, Skagway regorgeait d’émigrants, les uns amenés par les paquebots de l’océan Pacifique, les autres par les railways canadiens ou les railroads des États-Unis, tous à destination des territoires du Klondike.

Quelques voyageurs se faisaient transporter jusqu’à Dyea, bourgade située à l’extrémité du canal, non par des steamers, pour lesquels la profondeur du canal eût été insuffisante, mais sur des bateaux plats construits de manière à pouvoir franchir la distance séparant les deux cités, ce qui abrégeait d’autant la pénible route de terre.

De toutes manières, c’est à Skagway, d’ailleurs, que commence la partie pénible du voyage, après ce transport relativement facile à bord des paquebots qui font le service du littoral.

Les deux cousins avaient fait le choix d’un hôtel, car Skagway en possédait déjà plusieurs. Ils y occupaient la même chambre, pour un prix qui dépassait encore ceux de Vancouver. Aussi mettraient-ils tous leurs soins à la quitter le plus promptement possible.

Les voyageurs pullulaient dans cet hôtel, en attendant leur départ pour le Klondike. Toutes les nationalités se coudoyaient dans le dining-saloon, où, seule, la nourriture était malheureusement alaskienne. Mais avaient-ils le droit de se montrer difficiles, tous ces émigrants à qui pendant plusieurs mois tant de privations seraient imposées ?

Summy Skim et Ben Raddle ne devaient pas avoir, durant leur séjour à Skagway, l’occasion de rencontrer ces deux Texiens, avec l’un desquels Summy avait si rudement pris contact au moment de quitter le Foot Ball. Dès leur arrivée, Hunter et Malone étaient repartis pour le Klondike. Comme ils retournaient là d’où ils étaient venus six mois auparavant, leurs moyens de transport étaient assurés d’avance, et ils n’avaient eu qu’à se mettre en route, sans s’embarrasser d’un matériel qui se trouvait déjà sur leur exploitation du Forty Miles Creek.

« Ma foi, dit Summy Skim, c’est une chance de ne plus avoir ces butors pour compagnons de voyage ! et je plains ceux qui feront route avec eux… à moins qu’ils ne se valent, ce qui est fort probable dans ce joli monde des chercheurs d’or.

— Sans doute, répondit Ben Raddle, mais lesdits butors sont mieux partagés que nous. Ils ne sont pas retardés à Skagway, tandis qu’il nous faudra quelques jours…

— Eh ! nous arriverons, Ben, nous arriverons ! s’écria Summy Skim, et nous retrouverons ces deux coquins sur le claim 131. Charmant voisinage ! Délicieuse mitoyenneté ! Agréable perspective, en vérité !.. Voilà, j’espère, qui va nous exciter à vendre notre carré de cailloux au meilleur prix et à reprendre vivement le chemin du retour ! »

Si Summy Skim n’avait plus à s’inquiéter de Hunter et de Malone, il retrouva bientôt, par contre, les jeunes passagères, dont il avait si vaillamment pris la défense. Descendues au même hôtel que les deux cousins, elles croisèrent ceux-ci plusieurs fois. Au passage, on échangeait quelques paroles dont la brièveté n’excluait pas la cordialité, puis chacun retournait à ses affaires.

Il n’était pas difficile de deviner celles qui pouvaient préoccuper les deux jeunes filles, à la recherche, sans aucun doute, du moyen le plus pratique de gagner Dawson City. Mais, ce moyen, il ne semblait pas qu’elles dussent le trouver aisément. Quarante-huit heures après l’arrivée à Skagway, rien n’indiquait qu’elles eussent fait, dans cette voie, le moindre progrès, à en juger, du moins par le visage de Jane Edgerton, où, en dépit des efforts de la jeune fille pour ne rien trahir de ses impressions, se lisait un commencement d’inquiétude.

Ben Raddle et Summy Skim, dont l’intérêt pour les jeunes voyageuses croissait de jour en jour, ne pouvaient songer sans émotion, sans pitié, aux dangers et aux fatigues auxquels elles allaient être exposées. Quel appui, quel secours pourraient-elles jamais trouver, le cas échéant, au milieu de cette cohue d’émigrants, chez qui l’envie, la cupidité, la passion de l’or éteignaient tout sentiment de justice et d’honneur ?

Le soir du 23 avril, Summy Skim, n’y tenant plus, se risqua à aborder la cousine blonde, qui, à tort ou à raison, lui paraissait moins impressionnante.

« Eh bien, mademoiselle Edith, demanda-t-il, rien de neuf, depuis l’arrivée à Skagway ?

— Rien, monsieur, répondit la jeune fille.

Summy fit à ce moment la remarque soudaine que c’était en somme la première fois qu’il entendait cette voix au timbre musical.

— Sans doute, votre cousine et vous, reprit-il, étudiez les moyens de transport jusqu’à Dawson ?

— En effet, monsieur.

— Et vous n’avez rien décidé encore ?

— Non, monsieur, rien encore. »

Aimable, certes, mais peu encourageante, cette Edith Edgerton. Les intentions secourables que Summy agitait confusément en furent paralysées, et la conversation en resta là pour l’instant.

Toutefois, Summy avait son idée, et la conversation interrompue fut reprise le lendemain. Les deux jeunes filles étaient alors en pourparlers pour se joindre à une caravane dont les préparatifs de départ seraient achevés dans quelques jours. Cette caravane ne comprenait guère que des gens misérables, incultes et grossiers. Quelle compagnie pour ces voyageuses d’allures si fines, d’éducation si parfaite !

Dès qu’il les aperçut, Summy revint à la charge, encouragé, cette fois, par la présence de Ben Raddle et de Jane Edgerton.

« Eh bien, mademoiselle Edith, répéta comme la veille le brave Summy, qui n’était pas autrement inventif, rien de neuf ?

— Rien, monsieur, déclara de nouveau Edith.

— Cela peut durer longtemps comme cela, mademoiselle.

Edith fit un geste évasif. Summy reprit :

« Serait-il indiscret de vous demander quels sont vos projets pour continuer votre voyage jusqu’à Dawson ?

— Nullement, répondit Edith. Nous cherchons à former une petite caravane avec les personnes qui nous parlaient tout à l’heure.

— Bonne idée, en principe, approuva Summy. Mais, mademoiselle — pardonnez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas — avez-vous mûrement réfléchi avant d’adopter ce parti ? Ces gens avec lesquels vous avez l’intention de vous associer paraissent peu recommandables, et, permettez-moi de vous le dire…

— On prend ce qu’on peut, interrompit Jane Edgerton en riant. L’état de notre fortune nous interdit les relations princières.

— Il n’est pas besoin d’être prince pour être supérieur à vos futurs compagnons. Vous serez forcées de les quitter à la première étape, j’en suis certain.

— S’il en est ainsi, nous continuerons seules notre route, répondit Jane nettement.

Summy leva les bras au ciel.

— Seules, mesdemoiselles !.. Y pensez-vous ?.. Vous périrez en route !

— Pourquoi aurions-nous à redouter plus de dangers que vous-mêmes ? objecta Jane, en reprenant son attitude autoritaire. Ce que vous pouvez faire, nous le pouvons aussi.

Décidément, elle ne désarmait pas, cette enragée féministe.

— Évidemment, évidemment, accorda Summy conciliant. Mais il y a ceci, que, ni mon cousin, ni moi, nous n’avons l’intention d’entreprendre avec nos seules forces le voyage de Dawson. Nous aurons un guide, un guide excellent, qui nous donnera le concours de son expérience et nous fournira tout le matériel voulu.

QUELLE COMPAGNIE POUR CES VOYAGEUSES ! (Page 87.)

Summy fit une pause, puis ajouta d’une voix insinuante :

« Pourquoi ne profiteriez-vous pas de ces avantages ?

— À quel titre ?..

— À titres d’invitées, bien entendu, dit Summy avec chaleur.

Jane lui tendit franchement la main.

— Ma cousine et moi, monsieur Skim, nous vous sommes bien reconnaissantes de votre offre généreuse, mais nous ne pouvons l’accepter. Nos ressources, bien que modestes, sont suffisantes, et nous sommes résolues à ne rien devoir qu’à nous-mêmes, à moins d’absolue nécessité.

Au ton tranquille de cette déclaration, on comprenait qu’elle était sans appel. Si Jane Edgerton pensait aux graves difficultés qu’elle allait affronter, ce n’était pas pour en être effrayée, mais, au contraire, pour se redresser dans l’orgueil de son effort personnel, comme un ressort bien trempé.

Elle ajouta, s’adressant à Ben Raddle :

« N’ai-je pas raison, monsieur ?

— Tout à fait, miss Jane, » déclara Ben, sans faire la moindre attention aux signes désespérés de son cousin.

Dès son arrivée à Skagway, Ben Raddle s’était, en effet, occupé d’assurer son transport jusqu’à la capitale du Klondike. Suivant les indications qui lui avaient été données à Montréal, il s’était enquis d’un certain Bill Stell dont on lui répondait, et avec lequel on lui avait conseillé de se mettre en relation.

Bill Stell était un ancien coureur des prairies, d’origine canadienne. Pendant plusieurs années, à l’entière satisfaction de ses chefs, il avait rempli la fonction de Scout ou d’éclaireur dans les troupes du Dominion et pris part aux longues luttes qu’elles eurent à soutenir contre les Indiens. On le tenait pour un homme de grand courage, de grand sang-froid et de grande énergie.

Le Scout faisait actuellement le métier de convoyeur pour les émigrants, que le retour de la belle saison appelait ou rappelait au Klondike. Ce n’était pas seulement un guide. Il était aussi chef d’un véritable personnel et propriétaire du matériel propre à ces difficiles voyages : bateaux et leurs équipages pour la traversée des lacs, traîneaux et chiens pour le traînage à la surface des plaines glacées qui s’étendent au delà des passes du Chilkoot. En même temps, il assurait à forfait la nourriture de la caravane organisée par ses soins. C’était précisément parce qu’il comptait utiliser les services de Bill Stell, que Ben Raddle, en quittant Montréal, ne s’était pas embarrassé de bagages encombrants. Il savait que le Scout lui fournirait tout ce qui serait nécessaire pour atteindre le Klondike, et il ne doutait point de s’entendre avec lui pour l’aller et le retour.

Lorsque Ben Raddle, le lendemain de son arrivée à Skagway, se rendit à la maison de Bill Stell, il lui fut répondu que celui-ci était absent. Il avait été conduire une caravane par la White Pass jusqu’à l’extrémité du lac Bennet. Mais son départ remontait à une dizaine de jours déjà. S’il n’avait pas éprouvé de retards, ou s’il n’avait pas été requis en route par d’autres voyageurs, il ne devait pas tarder à revenir.

Il en fut ainsi, en effet, et, dès la matinée du 25 avril, Ben Raddle et Summy Skim purent se mettre en rapport avec Bill Stell.

De taille moyenne, barbe grisonnante, cheveux ras, rudes et gros, regard ferme et pénétrant, le Scout était un homme de cinquante ans et paraissait avoir un corps de fer. Une parfaite honnêteté se lisait sur sa physionomie sympathique. Au cours de ses longs services dans l’armée canadienne, il avait acquis les plus rares qualités de circonspection, de vigilance, de prudence. Réfléchi, méthodique, plein de ressources, il n’eût pas été facile à tromper. En même temps, philosophe à sa manière, il prenait la vie par ses bons côtés, et, très satisfait de son sort, l’ambition ne lui était jamais venue d’imiter ceux qu’il conduisait aux territoires aurifères. L’expérience de tous les jours ne lui prouvait-elle pas, d’ailleurs, que la plupart succombaient à la peine, ou revenaient de ces dures campagnes plus misérables qu’auparavant ?

Ben Raddle fit connaître à Bill Stell son projet de partir pour Dawson City dans le plus court délai.

« Bien, monsieur, répondit le Scout. Tout à votre service. C’est mon métier de guider les voyageurs, et je suis outillé en conséquence.

— Je le sais, Scout, dit Ben Raddle, et je sais aussi que l’on peut s’en rapporter à vous.

— Vous ne comptez rester que quelques semaines à Dawson City ? demanda Bill Stell.

— C’est probable.

— Il ne s’agit pas alors d’exploiter un claim ?

— Je l’ignore. Pour le moment il n’est question que de chercher à vendre celui que nous possédons, mon cousin et moi, et qui nous est venu par héritage. Une proposition d’achat nous a déjà été faite ; mais, avant de l’accepter, nous avons voulu nous rendre compte de la valeur de notre propriété.

— C’est prudent, mon sieur Raddle. Dans ces sortes d’affaires, il n’est de ruses qu’on n’emploie pour tromper le monde. Il faut se défier…

— C’est ce qui nous a décidés à entreprendre ce voyage.

— Et, lorsque vous aurez vendu votre claim, vous reviendrez à Montréal ?

— C’est notre intention. Après nous avoir conduits à l’aller, Scout, vous aurez, sans doute, à nous conduire au retour.

— Nous pourrons nous entendre à ce sujet, répondit Bill Stell. Comme je n’ai pas l’habitude de surfaire, voici dans quelles conditions je traiterai avec vous, monsieur Raddle.

Il s’agissait, en somme, d’un voyage dont la durée serait de trente à trente-cinq jours, et pour lequel le Scout aurait à fournir chevaux ou mules, attelages de chiens, traîneaux, bateaux et tentes de campement. Il devait, en outre, pourvoir à l’entretien de sa caravane, et l’on pouvait se fier à lui pour cela, car, mieux que personne, il connaissait les exigences de ce long cheminement à travers un pays désolé.

Les deux cousins n’ayant pas de matériel de mine à transporter, le prix du voyage fut, tout compte fait, fixé à la somme de dix-huit cents francs de Skagway à Dawson City, et à une somme égale pour le retour.

Il eût été malséant de discuter les conditions avec un homme aussi consciencieux, aussi honnête que le Scout. Du reste, à cette époque, les prix de transport, rien que pour franchir les passes jusqu’à la région des lacs, étaient assez élevés, en raison des difficultés des deux routes existantes : quatre à cinq cents par livre de bagage pour traverser l’une, six à sept pour l’autre. Les prix demandés par Bill Stell étaient donc fort acceptables, et Ben Raddle les accepta sans marchander.

— C’est convenu, dit-il, et n’oubliez pas que nous désirons partir dans le plus bref délai.

— Quarante-huit heures, c’est tout ce qu’il me faut, répondit le Scout.

— Est-il nécessaire que nous allions à Dyea par bateau ? demanda Ben Raddle.

— C’est inutile. Puisque vous ne traînez pas un matériel à votre suite, il me paraît préférable de partir de Skagway.

Il restait à décider quel chemin suivrait la caravane à travers cette partie montagneuse qui précède la région des lacs, et dans laquelle s’accumulent les plus grandes difficultés. Aux questions que lui posa Ben Raddle à cet égard, Bill Stell répondit :

« Il existe deux routes, ou plutôt deux « traces », la White Pass et la passe du Chilkoot. Qu’elles prennent l’une ou l’autre, les caravanes n’ont plus ensuite qu’à descendre vers le lac Bennet ou le lac Lindeman.

— Laquelle de ces deux routes suivrons-nous, Scout ?

— Celle du Chilkoot. De là, nous atteindrons directement la pointe du lac Lindeman, après avoir fait halte au Sheep Camp. On peut se loger et se ravitailler à cette station. Nous trouverons mon matériel au lac Lindeman où je l’ai laissé, ce qui m’évite de le ramener à Skagway par-dessus la montagne.

— Nous nous en rapportons à votre expérience, et ce que vous ferez sera bien fait, conclut Ben Raddle. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à partir dès que vous donnerez le signal.

— Dans deux jours, vous ai-je dit, répliqua Bill Stell. Il me faut ce temps-là pour mes préparatifs, monsieur Raddle. Nous nous mettrons en route de grand matin, et, le soir venu, nous ne serons pas loin du sommet du Chilkoot.

— À quelle hauteur est ce sommet ?

— À trois mille pieds environ, répondit le Scout. Ce n’est pas énorme. Mais la passe est étroite, sinueuse, et ce qui rend le passage difficile, c’est qu’il est encombré à cette époque par la foule des mineurs, des véhicules, des attelages, sans parler des neiges qui l’obstruent parfois.

Tout était en règle avec Bill Stell. Ben Raddle cependant ne s’en allait pas.

— Un dernier mot, Scout, demanda-t-il au guide. Pourriez-vous me dire quelle serait l’augmentation de prix, si nous étions par hasard accompagnés de deux voyageuses ?

— Cela dépend, monsieur, répondit le Scout. Beaucoup de bagages ?

— Non. Très peu.

— Dans ce cas, monsieur Raddle, il faudrait compter de cinq à sept cents francs selon la nature et le poids des colis à transporter, nourriture des voyageuses comprise.

— Merci, Scout, nous verrons, dit Ben Raddle en prenant congé.

Tandis qu’ils faisaient route pour rentrer à l’hôtel, Summy fit part à son cousin de l’étonnement que lui avait causé la dernière question posée au guide. À qui pouvait penser Ben, si ce n’est à Edith et à Jane Edgerton ?

— En effet, reconnut Ben.

— Mais tu sais bien, objecta Summy, qu’elles ont déjà carrément refusé, et même avec ton approbation.

— Il est vrai.

— Et le refus a été formulé d’un ton tel qu’il n’y a certainement pas à y revenir.

— C’est que tu n’as pas su t’y prendre, cousin, répondit Ben sans se troubler. Laisse-moi faire, et tu verras que je m’y entends mieux que toi. »

Aussitôt de retour à l’hôtel, Ben, suivi de Summy très intrigué, se mit en quête des deux jeunes filles. Les ayant découvertes dans le reading-room, il aborda Jane délibérément :

« Mademoiselle, dit-il ex abrupto, j’ai une affaire à vous proposer.

— Laquelle ? demanda Jane sans paraître surprise de cette entrée en matière.

— La voici, expliqua Ben tranquillement. Mon cousin vous a offert l’autre jour de vous joindre à nous pour gagner Dawson. Je l’ai blâmé, car votre présence et celle de votre cousine nous occasionneraient une dépense de sept cents francs environ, et un homme d’affaires comme moi pense forcément que chaque dollar doit en rapporter un ou plusieurs autres. Fort heureusement vous avez décliné cette offre.

— En effet, dit Jane. Ensuite ?

— Vous ne pouvez cependant méconnaître, mademoiselle, que vous allez courir de sérieux dangers et que l’offre de mon cousin était de nature à faciliter votre voyage.

— Je suis loin de le contester, reconnut Jane. Mais je ne vois pas…

— M’y voici, reprit Ben sans s’occuper de l’interruption. Je répète que notre concours constituerait pour vous un immense avantage. Il vous éviterait les retards qu’il vous faudra autrement subir et vous permettrait d’arriver à bonne époque sur les placers. Si vous acceptez, vos chances de succès seront notablement augmentées, et il est juste, par conséquent, que je sois intéressé dans une entreprise que j’aurai ainsi facilitée. Je vous propose donc de prendre votre transport à ma charge jusqu’à Dawson, moyennant une participation de dix pour cent dans vos bénéfices ultérieurs.

Jane ne semblait pas le moins du monde étonnée de cette singulière proposition. Quoi de plus naturel qu’une affaire ? Si elle tardait à donner sa réponse, c’est uniquement qu’elle examinait celle qui lui était proposée. Dix pour cent, c’est beaucoup ! Mais elle est bien longue et bien dure aussi, la route jusqu’à la capitale du Klondike ! Et l’audace n’exclut pas le bon sens.

— J’accepte, dit-elle, après avoir réfléchi. Si vous voulez, nous allons signer un contrat.

— J’allais vous le proposer, dit sérieusement Ben en s’asseyant à une table.

Et, surveillé du coin de l’œil par sa nouvelle associée, il écrivit gravement :

« Entre les soussignés :

» 1o Mademoiselle Jane Edgerton, prospectrice, demeurant…

— À propos, demanda-t-il en s’interrompant, votre domicile ?

— Mettez : Dawson City’s hospital.

Ben Raddle se remit à écrire :

» … Dawson City’s hospital ............ d’une part ;

» 2o Et monsieur Ben Raddle, ingénieur, demeurant à Montréal, 29, rue Jacques-Cartier ................. d’autre part ;

» Ont été arrêtées les conventions suivantes :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Par-dessus la table, Edith et Summy échangèrent un regard. Regard joyeux pour le rayonnant Summy. Regard mouillé d’une douce émotion pour Edith qui, elle, au moins, n’était pas dupe du généreux subterfuge.